Actes du colloque Vive la Loi


Le désir de loi

Mme Julia KRISTEVA, Professeur, Université Paris VII-Denis Diderot

Le précédent exposé tendrait à laisser penser que la loi pourrait être une consécration du désir de certains individus ou groupes (désir de se marier, pour les homosexuels, par exemple). S'il s'agit là sans nul doute d'une fonction importante de la loi, une approche psychanalytique de la loi permet cependant de mettre à jour une autre fonction : celle d'une loi comme parole permettant de favoriser la créativité de l'individu. Dans notre civilisation, la liberté est l'aboutissement de l'individu et des droits de l'Homme - pour autant qu'elle ne gêne pas celle d'autrui. La loi comme favorisant la créativité de l'homme se conjugue ainsi à la notion hautement philosophique de la liberté humaine en rapport avec la liberté collective. J'étudierai cette problématique dans le cadre de la psychanalyse.

Loin d'être une expérience thérapeutique qui libère le désir, la psychanalyse démontre, depuis Freud, la co-présence du désir et de la loi. Dans le contexte de la cure psychanalytique, la loi n'a ni le sens d'un jugement, ni celui d'un code moral. Dans L'interprétation des rêves , Freud dit ainsi : « L'inconscient ne pense, ni ne calcule. D'une certaine façon, il ne juge pas. Il se contente de transformer ». C'est dans le terme « transformer » que vient se loger la notion de créativité, c'est-à-dire la capacité de l'individu à être changé, en étant plus libre. A l'écoute de ce désir inconscient, le psychanalyste lui-même ne juge, ni ne calcule. Il ne dit pas que celui-ci est hors-la-loi et que celui-là ne l'est pas et ne considère pas a priori qu'un tel doit être placé ou non sous le régime de la loi. Si l'analyste pense, sans juger et sans calculer, c'est dans le sens fondamental de ce que penser veut dire, c'est-à-dire dans le fait de moduler, de faire renaître la carte psychique de l'individu, afin de lui permettre d'être plus créateur. C'est ce que des théoriciens plus contemporains, de Lacan à Winnicott, nous ont appris.

Dans ce processus de transformation de l'individu - transformation de ses inhibitions, de ses symptômes, de ses angoisses -, la loi occupe la place d'un interdit, d'une limite, mais si et seulement si cet interdit, cette frontière donne un sens juste à la pulsion de vie ou à la pulsion de mort. Il convient ici d'opérer un glissement entre « loi consécration » et « loi justice » (ou justesse) et d'analyser comment cette séparation peut être éprouvée par l'individu comme juste. Dans le cadre de la cure analytique, la loi comme limite sépare la mère de l'enfant, dit non à la compulsion répétitive du désir de l'enfant qui ne pense qu'à s'amuser et à celui de la mère qui ne veut qu'embrasser son petit, au lieu de le pousser à grandir ou, au contraire, veut le pousser vers l'école sans tenir compte de ses désirs intimes. La loi est utile aussi pour révéler le sens d'un rêve angoissant.

Autrement dit, elle agit comme une loi symbolique qui canalise le désir sans le refouler, le nier ou le détruire. Elle cadre le désir de l'enfant, de l'adolescent ou de l'adulte qui s'adresse à l'analyste, dans le but d'acquérir des capacités d'expression de vie plus variées, et donc, plus complexes. Cela n'est toutefois réalisable que si cette loi dit la vérité du désir, c'est-à-dire qu'elle est juste et énoncée de manière claire, afin que l'individu puisse la comprendre, se l'approprier et, à partir de là, renaître.

Dans notre civilisation, c'est au Père que l'on suppose à la fois la proximité et la distance nécessaires vis-à-vis des émotions primaires, pour permettre de réaliser la loi dans la dyade mère-enfant. Bien entendu, toute interprétation analytique, qu'elle soit proférée par un homme ou par une femme, possède cette valeur symbolique de la loi et s'apparente à la fonction paternelle. Une psychanalyse femme, énonçant une interprétation que l'analysant entend comme juste, ou une mère dans sa relation à l'enfant peuvent occuper sa place symbolique et donc la fonction paternelle.

La psychanalyse peut par ailleurs apprendre au juriste ou au législateur les variantes du rapport à la loi qui caractérisent les différentes structures psychiques. Elle aide en effet à comprendre pourquoi certains individus veulent de la loi, tandis que d'autres n'en veulent pas, en identifiant la jouissance ou l'angoisse que la loi peut produire chez les différentes structures. L'hystérique se plait ainsi à séduire la loi et même à se révolter contre les interdits paternels pour mieux se faire accepter par l'autorité en narguant la loi. L'obsessionnel, quant à lui, va s'appliquer à se conformer à la loi. Certains s'y conforment tellement, qu'ils ne parviennent plus à penser par eux-mêmes, leur capacité de pensée étant annihilée. A l'inverse, le pervers préfère harceler la loi, non pas pour l'abolir mais pour se mettre à la place du pouvoir et l'exercer mieux, de manière mortifère. Enfin, la place la plus difficile est celle du psychotique, qui ignore la loi - qui la « forclos », dit Lacan. N'ayant pas de structure de la loi, celle-ci lui est inaudible.

Sur base de ce fondement théorique du rapport des individus à la loi, nous pouvons nous demander dans quelles conditions la loi est reçue comme juste et devient donc acceptable, fait autorité. Pour répondre à cette question, je me fonderai sur l'exemple d'une patiente qui pensait que sa première analyse avec un précédent thérapeute avait échoué par sa faute. Or il s'est avéré que la raison de l'échec se situait plutôt dans la position de l'analyste, qui se montrait trop complaisant envers les désirs de sa patiente, en essayant systématiquement de la consoler de ses malheurs. La jeune femme affirmait ainsi qu'en se levant du divan, elle voyait devant elle un homme « insignifiant », devant lequel elle n'avait pas envie de pleurer, comme elle n'avait pas envie de s'épancher devant sa mère, qui était une femme « faible ». La consolation offerte par l'analyste ne répondait au désir de l'analysante, qui était d'entendre la vérité sur ses angoisses pour lui permettre de s'en libérer, y compris par la révolte. Cet exemple illustre le fait que la position de l'analyste, pour être juste, se doit d'être à la fois en empathie avec le désir du sujet et son mal-être et parfois dans une interprétation dure, qui permet à l'analysant de sentir la confiance de l'analyste en sa créativité, c'est-à-dire en sa capacité à être responsable et à se sortir de ses angoisses.

Le lien entre cet exemple et la notion de loi juste peut être illustré par une autre expérience personnelle. Je collabore actuellement au chantier ouvert par le Président de la République sur la condition des handicapés. Cette loi, qui est actuellement en navette entre le Sénat et l'Assemblée nationale, ne pourra être considérée comme juste que si elle s'accompagne d'un travail complémentaire à celui du législateur, visant non pas à sa consécration mais à sa compréhension. Ce travail d'information et d'éducation doit permettre aux citoyens de comprendre que s'ils ont peur des personnes handicapées, c'est que cette vision les renvoie à leurs angoisses de mort, physique et psychique. Une loi ne peut seule se confronter à cet aspect de la réalité. Pour que cette loi puisse véritablement être consacrée, c'est-à-dire appliquée, et donne aux personnes handicapées un statut de citoyens à part entière, sans discrimination, un effort de sensibilisation des Français et de formation des accompagnateurs de la vie des handicapés doit être mené parallèlement.

Le travail du psychanalyste, de l'enseignant ou de l'éducateur est complémentaire de celui de la loi. Sans cet accompagnement, la société ne saurait parvenir à un véritable exercice de la loi.

Nous pouvons par ailleurs nous interroger sur les raisons pour lesquelles des sujets censés exercer la loi s'adonnent à des transgressions abjectes, telles que l'actualité l'a récemment mis en lumière dans les prisons irakiennes. Dans l'exemple des sévices infligés à des prisonniers irakiens, on a évoqué aussi bien la présence de quelques brebis galeuses dans les contingents de l'armée américaine, que la mise en oeuvre de procédures légales qui prévoyaient ces transgressions et l'apprentissage de la brutalité aux soldats, dont les plus hauts dignitaires de l'armée connaissaient la réalité. Il s'agit toutefois de se demander si un sujet (un soldat, un général de l'armée, un responsable du Pentagone) peut individuellement refuser de se livrer aux pratiques perverses que lui intiment de mettre en oeuvre la loi, en plaçant son refus sous le sceau de sa conscience. Le point de vue du psychanalyste peut apporter des éléments de réponse à la question des conditions dans lesquelles la loi peut induire sa propre transgression. Certaines dérives de notre société du spectacle, qui déculpabilise les individus de la transgression, risquent en effet d'accroître fortement le nombre de ces « brebis galeuses » dont on nous dit, pour le moment, qu'elles sont très exceptionnelles.

Je ne connais pas le résultat des analyses psychologiques des coupables d'Abu Ghraib, mais à entendre leurs parents, on peut penser qu'ils ne se distinguent pas réellement de l'Américain moyen ou de l'habitant moyen de la planète globalisée. Ces jeunes gens sont apparemment des sujets banals, soumis à un entraînement technique, voire puritain par certains côtés, qui leur permet de gravir les échelons professionnels, mais qui sont également soumis aux images télévisées de la permissivité moderne. Or nous sommes tous menacés par ces individus, que j'appellerai « humanoïdes », qui sont des êtres clivés entre une extrême rigidité de la loi (au sens symbolique du terme) de l'apprentissage et de la contrainte et une incitation à la transgression par l'image, qui déculpabilise et annule toute capacité de réagir selon sa conscience.

Face à cette situation, la réponse ne réside pas dans le retour aux anciennes valeurs, que représentent les différents intégrismes à la religion pure et dure. Il convient de mener un long travail d'éducation et de débat, avant que toute autre loi s'engage, pour que nous puissions joindre les deux bouts de la loi et du désir et faire que la loi ne soit pas une consécration du désir, mais une mise en ordre du chaos religieux et du chaos pulsionnel.

M. Jean-Paul DELEVOYE

Je me rappelle avoir entendu récemment des adolescents ayant violé une jeune fille considérer leur acte comme banal, au point même de s'en vanter. La banalisation de l'interdit pose ainsi la question de la lecture que chaque personne a de cet interdit. Il en découle aujourd'hui une forme de désacralisation de la justice, qui conduit des individus, n'ayant pas obtenu gain de cause, à contester l'institution. Cette déstabilisation des institutions reflète un recul préoccupant de la socialisation et du vivre ensemble. Les outils traditionnels de la socialisation ayant disparu, il est donc à craindre que la loi ne soit pas en mesure de pallier seule ce manque.

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