II. TEXTE ADOPTÉ PAR L'ASSEMBLÉE NATIONALE EN PREMIÈRE LECTURE

Article 57 bis (nouveau)

I. - L'article 80 du même code est complété par un alinéa ainsi rédigé :

« Sont également imposées comme des traitements et salaires les indemnités, au-delà d'un million d'euros, perçues au titre du préjudice moral fixées par décision de justice. »

II. - Le I est applicable à compter de l'imposition des revenus de l'année 2011.

III. RAPPORT SÉNAT N° 111 TOME III (2010-2011)

Commentaire : le présent article, introduit à l'Assemblée nationale à l'initiative de notre collègue député Charles de Courson, vise à imposer comme des traitements et des salaires les indemnités perçues au titre du préjudice moral sur décision de justice au-delà de un million d'euros.

I. LE DISPOSITIF INTRODUIT PAR L'ASSEMBLÉE NATIONALE

Le présent article, adopté par l'Assemblée nationale à l'initiative de notre collègue député, Charles de Courson, sur un avis favorable de la commission des finances et un avis de sagesse du Gouvernement, vise à assujettir à l'impôt sur le revenu, au titre des traitements et salaires, les indemnités, jusqu'à présent non imposables, perçues au titre du préjudice moral prononcé par une décision de justice procède du même objet qu'un amendement similaire, du même auteur, insérant un article 2 bis au projet de loi de finances pour 2009 .

Il s'agissait alors d'étendre le champ d'application de l'impôt sur le revenu pour prendre en compte la qualification en préjudice moral d'une indemnité de 45 millions d'euros prononcée par une juridiction arbitrale , devenue décision de justice, en faveur de Bernard Tapie 1 ( * ) .

Aujourd'hui, le dispositif proposé se distingue toutefois par deux différences notables :

- le seuil d'imposition est fixé à un million d'euros , au lieu de 200 000 euros, afin de ne porter que sur des indemnités pour préjudice moral dont le montant est exceptionnel 2 ( * ) ;

- contrairement au dispositif examiné à la fin de l'année 2008, qui prévoyait une application rétroactive, il est ici proposé de fiscaliser ces indemnités à partir de l'imposition des revenus de l'année 2011 .

Ce choix écarte ainsi le soupçon d'avoir à se prononcer sur une législation ad hominem .

Toutefois, l'imposition des indemnités perçues au titre du préjudice moral sur décision de justice demeure avant tout un débat de principe qui ne saurait se réduire à une discussion sur la détermination d'un seuil d'imposition, même si celui-ci est très élevé.

II. LA POSITION DE VOTRE COMMISSION DES FINANCES

Il résulte d'une jurisprudence constante du Conseil d'Etat, en matière fiscale, et de la doctrine du droit de la responsabilité civile, que les indemnités versées au titre de dommages et intérêts pour un préjudice non économique n'entrent pas dans le champ d'application de l'impôt sur le revenu 3 ( * ) : « par principe, sont hors d'atteinte de l'impôt sur le revenu les indemnités qui sont versées en réparation d'un préjudice moral, corporel ou matériel. La solution est pleinement justifiée dans la mesure où ces préjudices concernent des domaines ne générant pas de revenus imputables » 4 ( * ) .

Cet article vient donc profondément modifier le régime fiscal de « non-imposition » des dommages et intérêts du préjudice moral. De plus, la fixation d'un seuil d'imposition du préjudice moral pourrait influencer les juges dans leur décision. Or, un principe cardinal du droit de la responsabilité civile est celui de la réparation intégrale du dommage 5 ( * ) .

En tout état de cause, l'adoption de l'article 57 bis constituerait une nouvelle base d'imposition sur la réparation du préjudice moral subi, alors que cette réparation, de nature extrapatrimoniale, a toujours été considérée comme non imposable pour une personne physique. Il convient de souligner que la non imposition du préjudice moral est un principe constant de notre droit.

Le Gouvernement , en donnant son avis sur l'amendement présenté à l'Assemblée nationale, s'est d'ailleurs placé sur le plan des principes :

M. François Baroin, ministre. C'est clairement Tapie qui est à l'origine de cet amendement, ceux qui l'ont signé voulant lancer la réflexion sur les modalités, la définition et la qualification juridique du préjudice moral. Comment ? Sous quelle forme ? Vous avez votre avis, j'ai le mien, mais, au fond, c'est à la justice de décider du montant et de définir les conditions d'affectation.

Vous connaissez la position constante du Gouvernement et ses arguments sur la fiscalisation des indemnités au titre du préjudice moral : seuls les produits qui se renouvellent ou sont susceptibles de se renouveler constituent un revenu et sont à ce titre imposables à l'impôt sur le revenu, et l'on ne peut pas assimiler cette indemnité à des traitements et des salaires dans la mesure où ce n'est pas la même catégorie de revenus . http://www.assemblee-nationale.fr/tribun/fiches_id/1991.asp

M. François Loncle . C'est laborieux !

M. François Baroin, ministre . Par ailleurs, il est de ma responsabilité de vous alerter sur le risque que vous prenez au regard du Conseil constitutionnel par rapport à l'égalité devant l'impôt. http://www.assemblee-nationale.fr/tribun/fiches_id/2744.asp

M. Jean-Pierre Soisson . Aucun risque !

M. François Baroin, ministre . Ce n'est pas un argument, monsieur Soisson. C'est un vrai sujet. Si la représentation nationale fiscalise les indemnités pour préjudice moral, c'est tout de même un acte fort .

Cela dit, le Gouvernement n'est pas sourd aux arguments qui ont été développés et s'en remet à la sagesse de l'Assemblée.

Le rapporteur général de l'Assemblée nationale a justifié son avis favorable à l'amendement par des considérations d'équité :

« Les juges professionnels ont eu à accorder des indemnités pour préjudice moral. À une personne ayant passé quinze ans en prison alors qu'elle était innocente, on a accordé 200 000 euros. Lorsque, de la faute d'un automobiliste ou pour une autre raison, on perd son conjoint ou un enfant, le montant maximal est de 30 000 euros. Comment comprendre, dans ces conditions, que non pas des juges professionnels mais un tribunal arbitral ait pu accorder une indemnité pour préjudice moral de 45 millions d'euros, alors que le préjudice était exclusivement économique en réalité, au seul motif que, dès lors, cette indemnité n'était plus assujettie à l'impôt ?

« Il est du devoir du législateur de mettre de l'ordre. (Applaudissements sur les bancs du groupe NC et sur les bancs du groupe SRC .) Cela ne concerne pas la justice, je tiens à insister sur ce point, car, comme l'a souligné Charles de Courson, les juges professionnels ont toujours fait leur devoir et il n'y a absolument rien à dire. Ce sont les décisions arbitrales qui, parfois, ne sont pas très compréhensibles. »

Le Président de la Commission des finances de l'Assemblée nationale a fait une présentation plus politique de la mesure :

« Je compare, hélas, ce qui est comparable puisqu'il s'agit dans les deux cas d'un préjudice moral. Vous êtes libre de penser que les époux Tapie ont souffert quarante-cinq fois plus que Patrick Dils, je ne fais pas partie de ceux qui pensent la même chose.

« La commission des finances a fait son travail. Des auditions ont eu lieu sous l'autorité de Didier Migaud, et nous avons tenté d'y voir clair. Maintenant que les documents ultimes qui nous manquaient sont en notre possession, nos travaux seront publiés. Je ne parle pas des courriers de François Baroin, qui, à deux reprises, a répondu dans des délais très brefs et de façon parfaitement circonstanciée et complète aux questions que le rapporteur général et moi-même pouvions lui poser car ils sont couverts par le secret fiscal. Nous publions en revanche la réponse de Christine Lagarde, qui est en fait une non réponse. Il est en effet indiqué que Mme Lagarde refuse de donner une précision que, pourtant, je trouve légitime de donner au Parlement, c'est-à-dire le niveau d'enrichissement supplémentaire de Bernard Tapie une fois que tout a été réglé. Nous publierons la réponse de Bernard Tapie aux propos qui ont pu être tenus. Si on lit sa lettre attentivement, on s'aperçoit que l'estimation proposée par Charles de Courson selon une certaine méthode et celle à laquelle je suis parvenu avec une autre méthode sont de fait corroborées. La Cour des comptes, à travers le contrôle de l'EPFR et donc du CDR, a eu à examiner cette affaire, et un rapport devrait me parvenir assez vite ainsi qu'à Jean Arthuis, le président de la commission des finances du Sénat. Il va de soi qu'il n'est couvert par aucune confidentialité de quelque nature que ce soit et que, avec l'autorisation de la Cour des comptes, ses éléments intéressants seront également publiés afin que chacun puisse trouver les renseignements qu'il souhaite. »

Bien que le dispositif proposé ne soit pas rétroactif, il n'en reste pas moins fondé sur l'analyse d'une situation particulière dont on peut se demander, quelle que soit l'appréciation que l'on porte sur son déroulement et son issue, si elle justifie une entorse à un principe constant. En outre, on pourrait craindre que cette fiscalisation ait pour conséquence la fixation d'indemnités encore plus élevées de manière à ne pas modifier le montant « net » perçu par le bénéficiaire.

Lors de la discussion au Sénat du projet de loi de finances pour 2009, le 21 novembre 2008, votre rapporteur général avait considéré que « nous ne pouvons donc être que les gardiens d'un principe du droit : un préjudice moral ne doit pas faire l'objet d'une imposition au titre de l'impôt sur le revenu ». Sa position n'a pas changé.

Décision de la commission : votre commission des finances propose de supprimer cet article.


* 1 Par sentence du 7 juillet 2008, le tribunal arbitral, constitué pour statuer sur les litiges opposant M. Bernard Tapie aux sociétés CDR créances et consortium de réalisation, a condamné solidairement ces dernières à payer la somme de 45 millions d'euros en réparation du préjudice moral causé par les agissements du Crédit Lyonnais.

* 2 Ainsi, même s'il n'existe pas de barème et que la détermination du montant du préjudice moral relève du pouvoir du juge, les montants accordés atteignent 30 000 euros pour la perte d'un conjoint ou d'un enfant causée par un accident de la circulation, 200 000 euros pour certaines personnes qui ont enduré quinze années de détention avant d'être acquittées, voire un million d'euros dans le cas de Patrick Dils.

* 3 Conseil d'Etat, 18 juin 1990, requête n° 74 742, Le Roux c/Ministre de l'économie, des finances et de l'industrie.

* 4 « Les méandres de la logique fiscale ou comment jongler avec la fiscalité des indemnités », Maurice Cozian dans la Revue de droit fiscal (2001.705).

* 5 Cass. civ 3 juin 1996, Bull. civ. I, n° 296.