M. Maurice Vincent, rapporteur spécial

II. LA « MISE EN SOMMEIL » DE L'OBJECTIF DE CONTRIBUTION DU COMPTE AU DÉSENDETTEMENT, UNE DÉCISION LOGIQUE

A. LA DÉCISION D'AFFECTER LE PRODUIT DES CESSIONS AU DÉSENDETTEMENT DOIT REPOSER SUR UN ARBITRAGE FINANCIER

1. Le niveau atteint par la dette publique peut sembler justifier l'affectation du produit des cessions au désendettement

Comme cela a été rappelé précédemment, le compte spécial peut financer des prises de participation mais aussi contribuer au désendettement de l'État par le versement de dotations à la Caisse de la dette publique. Sur le plan budgétaire, ces contributions sont imputées sur le programme 732 « Désendettement de l'État et d'établissements publics de l'État ».

Le niveau atteint par la dette publique peut sembler, en première analyse, justifier l'affectation d'une partie du produit des cessions au désendettement.

Trajectoire de la dette des administrations publiques

(en points de PIB)

2015

2016

2017

2018

2019

2020

Dette publique

96,2

96,1

96

95,1

92,9

90,1

Dette publique
(hors soutien financier à la zone euro)

93,1

93,1

93,1

92,2

90,2

90,1

Source : commission des finances du Sénat (à partir des documents budgétaires)

À cet égard, l'exécution 2014 a été marquée par la première contribution du compte spécial au désendettement depuis 2007 , avec un versement de 1,5 milliard d'euros à la Caisse de la dette publique. Cette évolution a été confirmée en 2015, avec un nouveau versement de 800 millions d'euros.

À moins d'un an des élections présidentielle et législatives, certains proposent d'amplifier ce mouvement en recommandant la mise en oeuvre d'un véritable « programme de privatisations [...] dont les recettes seront affectées à la réduction de la dette publique française » 48 ( * ) , à l'image ce qui a été réalisé sur la période 2006-2007 49 ( * ) .

Contribution du compte spécial au désendettement
sur la période 2006-2007

(en milliards d'euros)

2006

2007

Total

Recettes hors versements du budget général

17,2

7,7

24,9

Contribution au désendettement

16,3

3,5

19,8

Source : commission des finances du Sénat (d'après les documents budgétaires)

D'un point de vue économique, l'arbitrage entre désendettement et réinvestissement doit néanmoins reposer sur une analyse des bénéfices que l'État peut tirer de la détention à long terme d'actifs financiers .

2. L'arbitrage entre désendettement et réinvestissement doit néanmoins reposer sur une analyse des bénéfices que l'État peut tirer de la détention à long terme d'actifs financiers

À titre liminaire, il doit être rappelé qu'un plan de privatisations n'aurait aucun impact sur le déficit public au sens de Maastricht , dans la mesure où les cessions, qui constituent des opérations financières en comptabilité nationale, ne modifient pas le besoin de financement des administrations publiques.

En revanche, l'affectation du produit des cessions à la Caisse de la dette publique permet de réduire le niveau d'endettement au sens de Maastricht , dans la mesure où il s'agit d'un ratio exprimé en dette brute.

En privatisant, l'État renonce toutefois aux revenus futurs qu'il aurait pu tirer de la participation cédée, si bien que la dette nette ne s'en trouve pas améliorée . De ce fait, comme le relevait la Cour des comptes en 2007 dans son analyse du programme de privatisations, « l'emprise de l'objectif de réduction du ratio de dette brute au sens de Maastricht sur les décisions de cessions d'actifs, qui n'améliorent en rien la dette nette, peut ainsi conduire à des choix sous-optimaux en termes économiques et financiers » 50 ( * ) .

En effet, « au strict plan financier, une cession n'a de réelle justification que si le marché valorise l'actif concerné, au moment où il est cédé, à un prix supérieur aux flux nets de revenus que l'État peut espérer tirer de sa conservation » 51 ( * ) . À cet égard, la théorie financière distingue traditionnellement la valeur de marché d'un actif, c'est-à-dire sa « valeur négociable et constatée sur un marché à l'instant considéré », de sa valeur intrinsèque , qui correspond au niveau de prix « économiquement correct » 52 ( * ) . Ce dernier est calculé à partir d'une estimation de la valeur actualisée des revenus futurs que l'on peut espérer tirer de l'actif, ce qui nécessite notamment d'établir des projections concernant les revenus futurs et le taux d'actualisation 53 ( * ) .

Ainsi, une cession n'a de sens sur le plan financier que si l'État actionnaire estime que sa participation est surévaluée par les marchés financiers - autrement dit, si la valeur de marché de l'actif est supérieure à l'estimation par l'État de sa valeur intrinsèque. S'agissant des sociétés concessionnaires d'autoroutes, la Cour des comptes regrettait ainsi que « le produit financier immédiat attendu des privatisations a[it] primé sur toute autre considération » 54 ( * ) .

Une fois le débat de l'opportunité de la cession tranché, encore faut-il résoudre la question de l'affectation de son produit , ce qui suppose un arbitrage entre réinvestissement et contribution au désendettement.

Sur le plan financier, cet arbitrage doit principalement reposer pour l'État sur une comparaison entre les bénéfices qu'il peut espérer tirer à long terme de la détention d'actifs financiers et son coût de refinancement attendu sur les marchés financiers.

À cet égard, il peut être noté que la rentabilité historique des placements en actions en France s'élève à 6,6 % , après prise en compte des dividendes réinvestis et de l'inflation 55 ( * ) . Cette rentabilité est conforme aux niveaux observés aux États-Unis sur longue période, qui sont remarquablement stables depuis 1802.

Évolution de la rentabilité réelle annuelle moyenne du marché actions américains depuis 1802

(en %)

1802-1870

1871-1945

1946-2011

1802-2011

Rentabilité réelle annuelle moyenne

7,0 %

6,39 %

6,44 %

6,70 %

Source : Jeremy Siegel, « Long-term stocks returns unshaken by Bear Markets », Rethinking the equity risk premium , CFA Institute, 2011, p. 145-146

Aussi, même lorsque le coût de refinancement de l'État s'élevait à 4,5 %, la Cour des comptes estimait logiquement que « l'affectation d'une partie du produit des cessions d'actifs au Fonds de réserve des retraites plutôt qu'au désendettement, à des fins de réinvestissement dans un portefeuille de titres diversifiés, peut constituer un arbitrage financièrement pertinent » 56 ( * ) .

Au regard de cette grille d'analyse, privatiser pour réduire la dette maastrichtienne constituerait dans le contexte actuel un choix contraire à l'intérêt patrimonial de l'État.

B. DANS UN ENVIRONNEMENT DE TAUX BAS PROLONGÉ, PRIVATISER POUR RÉDUIRE LA DETTE MAASTRICHTIENNE CONSTITUE UN CHOIX SOUS-OPTIMAL

1. Compte tenu du coût de refinancement de l'État, l'affectation du produit des cessions au désendettement apparaît sous-optimal

Tout d'abord, il peut sembler inopportun d'engager un plan de privatisations de grande ampleur dans le contexte de marché actuel.

En effet, il est généralement admis que lorsque les marchés financiers entrent dans une phase de correction, les actifs ont tendance à être sous-évalués , compte tenu notamment de la difficulté pour les investisseurs de discriminer les risques pendant une période de turbulence. Les cours des entreprises sont alors exposés à des mouvements de sur-réaction et de mimétisme de la part des marchés financiers. À titre d'exemple, plusieurs études ont mis en évidence que les prix des actions étaient fortement sous-évalués par rapport aux fondamentaux après l'éclatement de la crise en 2008 57 ( * ) .

Aussi, un contexte de marché baissier est souvent jugé peu propice à la mise en place d'un plan de cessions de grande ampleur .

S'agissant du compte spécial, la crise de 2008 a d'ailleurs logiquement provoqué un effondrement des cessions réalisées par l'État actionnaire, suivi d'un rebond à partir de 2013 à la suite du net redressement des marchés actions observé à compter de 2012.

Évolution du produit des cessions depuis 2007

(en millions d'euros)

Source : commission des finances du Sénat (d'après les documents budgétaires)

Alors que la rentabilité du portefeuille de l'État actionnaire devrait pour la deuxième année consécutive se situer en territoire négatif, en raison de la correction générale observée sur les marchés actions européens depuis avril 2015 mais aussi de la déstabilisation des valeurs énergétiques françaises, le contexte actuel semble peu propice à la mise en oeuvre d'un plan de cessions d'une ampleur comparable à celui intervenu au cours de la période 2006-2007 .

Les gérants d'actifs anticipent d'ailleurs une progression de seulement 3 % du CAC 40 et de l'EuroStoxx 50 au cours des six prochains mois, ce qui laisserait les deux indices loin des niveaux d'avril 2015.

Évolution des indices CAC 40 et EuroStoxx 50

(en points, en %)

CAC 40

EuroStoxx 50

Niveau au 15 avril 2015

5 254

3 803

Niveau au 30 septembre 2016

4 448

3 002

Prévision moyenne des gérants à six mois

4 583

3 102

Écart entre le niveau au 15 avril 2015 et la prévision à six mois

- 12,8 %

- 18,4 %

Source : commission des finances du Sénat (d'après le panel actions de l'Agefi et Yahoo ! Finance)

En tout état de cause, quand bien même le Gouvernement estimerait opportun sur le plan financier de mettre en oeuvre un tel plan, l'environnement de taux bas prolongé plaiderait clairement pour réinvestir le produit des cessions plutôt que de l'affecter au désendettement.

En effet, compte tenu notamment de l'orientation de la politique monétaire de la Banque centrale européenne, le coût de refinancement de l'État est aujourd'hui proche de zéro (voire même négatif pour l'endettement à court terme) et devrait rester durablement bas 58 ( * ) .

Pour l'État, affecter le produit des cessions au désendettement reviendrait ainsi sur le strict plan financier à abandonner une rentabilité réelle annuelle moyenne de 6,6 % pour s'épargner le versement, chaque année, d'un taux d'intérêt nominal proche de zéro.

2. La « pause » annoncée dans la contribution du compte au désendettement devra être prolongée aussi longtemps que le coût de refinancement restera proche des niveaux actuels

Dès l'examen du projet de loi de règlement pour 2015, votre rapporteur spécial plaidait ainsi pour une « pause » dans la contribution du compte spécial au désendettement, en écho aux propos tenus par le ministre de l'économie, de l'industrie et du numérique devant votre commission des finances le 25 mai dernier : « ce serait se tirer une balle dans le pied que d'utiliser le capital du compte d'affectation spéciale pour se désendetter » 59 ( * ) .

La programmation traditionnelle du compte spécial - 4 milliards d'euros consacrés au désendettement contre 1 milliard d'euros seulement pour le réinvestissement - avait été revue dès le projet de loi de finances pour 2016, qui prévoyait pour le désendettement et le réinvestissement respectivement 2 milliards d'euros et 3 milliards d'euros.

Un pas supplémentaire a été franchi avec le présent projet de loi de finances, qui ne prévoit plus aucune contribution du compte spécial au désendettement en 2016 et en 2017.

Il faut se féliciter de cette « pause » dans la contribution au désendettement, conforme à l'intérêt patrimonial de l'État et qui devra être prolongée aussi longtemps que son coût de refinancement restera proche des niveaux actuels.


* 48 Les Échos, « Nicolas Sarkozy : "Il faut un contre-choc fiscal de 25 milliards" », 3 février 2016.

* 49 Cette période a notamment été marquée par la privatisation de trois sociétés autoroutières, la revente de la participation dans Alstom au groupe Bouygues, la cession de 5 % du capital de France Télécom et la cession de 2,5 % du capital d'EDF.

* 50 Cour des comptes, Rapport sur la situation et les perspectives des finances publiques, juin 2007, p. 74.

* 51 Ibid.

* 52 Laurent Batsch, « La théorie de la valeur de l'entreprise », Institut national de la statistique et des études économiques collecte (Insee), 2006.

* 53 Ibid.

* 54 Cour des comptes, Rapport sur la situation et les perspectives des finances publiques, juin 2007, p. 74.

* 55 Autorité des marchés financiers (AMF), « La rentabilité historique des placements en France », La lettre de l'observatoire de l'épargne de l'AMF, numéro 6, décembre 2013.

* 56 Cour des comptes, Rapport sur la situation et les perspectives des finances publiques, juin 2007, p. 74.

* 57 Cf. pour un exemple : Taisei Kaizoji et Michiko Miyano, « Stock Market Market Crash of 2008: an empirical study of the deviation of share prices from company fundamentals », Cornell University, 12 juillet 2016.

* 58 À titre de rappel, la Banque centrale européenne a amplifié en mars dernier son programme d'achats d'actifs décidé en janvier 2015. La mise en oeuvre de ce programme, qui devait initialement prendre fin en septembre 2016, a par ailleurs été prolongée jusqu'en mars 2017 ou « au-delà si nécessaire ». Le Gouvernement prévoit ainsi un redressement des taux à moyen et long terme au rythme de 75 points de base par an.

* 59 Compte rendu de l'audition le 25 mai 2016 d'Emmanuel Macron, ministre de l'économie, de l'industrie et du numérique, devant la commission des finances du Sénat.