Attributions du garde des sceaux (Deuxième lecture)

M. le président.  - L'ordre du jour appelle l'examen en deuxième lecture du projet de loi, adopté avec modifications par l'Assemblée nationale en deuxième lecture, relatif aux attributions du garde des sceaux et des magistrats du ministère public en matière de politique pénale et de mise en oeuvre de l'action publique.

Discussion générale

Mme Christiane Taubira, garde des sceaux, ministre de la justice .  - Il y a deux semaines, nous débattions de ce projet de loi en même temps que du projet de loi constitutionnelle réformant le Conseil supérieur de la magistrature (CSM). Le but de ces deux textes est identique : assurer l'indépendance et l'impartialité de la justice.

La disposition essentielle de celui-ci est la suppression des instructions individuelles, que le Sénat a voulu rétablir. Elles relèvent de l'article 30 du code de procédure pénale, modifié par la loi du 5 mars 2004. Vous savez que les deux lois de 1993 ont précisé que ces instructions doivent être écrites et versées au dossier, qu'elles doivent être positives ; pour le dire clairement : autant le garde des sceaux ne peut pas donner instruction de ne pas poursuivre, autant il peut demander le non-lieu, la relaxe, ou quelque autre manière de ne pas condamner. D'où le déclin de la confiance dans notre justice.

Si nous supprimons les instructions individuelles, l'exécutif continuera d'assurer la conduite de la politique pénale comme le veut l'article 20 de la Constitution. Cela apparaîtra clairement dans la réécriture de l'article 30.

Nous réorganisons donc les pouvoirs du garde des sceaux, étant affirmé que seul le parquet peut engager l'action publique. Clarifions ce mystère.

Nous avons entendu les arguments qui militent en faveur du maintien des instructions individuelles. Comment l'État fera-t-il si un procureur décide de ne pas diligenter l'action publique face à un événement grave - on pense ici au terrorisme ou aux intérêts fondamentaux de la Nation ? L'étude d'impact recense les instructions individuelles données ces dix dernières années ; vous aurez observé qu'aucune n'a concerné ce type de contentieux, parce que la section antiterroriste de Paris fonctionne bien, parce que les autres parquets se dessaisissent sans difficulté dans ces cas et parce que le texte de 2006 a été actualisé. De même pour les intérêts fondamentaux de la Nation. Aucun garde des sceaux n'a dû contraindre un procureur à enclencher un contentieux sur ces fondements.

Autre argument que l'on nous oppose, autre situation : une infraction provoquant un émoi important dans le pays qui laisserait le procureur de marbre. Mais parmi les exemples invoqués à l'Assemblée nationale, pas un seul ne pouvait pas faire l'objet d'une circulaire générale. Le garde des sceaux n'est pas désarmé, la nouvelle rédaction de l'article 30 du code de procédure pénale prévoit qu'il peut donner des consignes par voie de circulaires, générales et impersonnelles. En outre, nous ne touchons pas à l'ordonnance de 1958, notamment son article 5, qui dessine l'architecture des relations entre le garde des sceaux, le parquet général et les parquets. En vertu de l'article 36 du code de procédure pénale, le procureur général peut donner des instructions, écrites et versées au dossier, à un procureur de la République qui resterait sourd à l'émoi de la société et n'obéirait par à une circulaire générale. Et le garde des sceaux fait partie des corps constitués qui peuvent saisir le procureur de la République au titre de l'article 40. Un procureur qui agirait ainsi tomberait sous le coup de la procédure disciplinaire.

Il n'y a donc pas de raison de maintenir les instructions individuelles. Ne pas les supprimer, en revanche, aurait des effets pervers. Antichambre au moins supposée des instructions orales, elles alimentent la défiance des citoyens vis-à-vis de l'institution judiciaire.

Je ne reviens pas sur la différence entre la conception conventionnelle et la conception constitutionnelle du parquet, mais je répète que le ministère public à la française appartient à l'autorité judiciaire, que s'il n'est pas une autorité de jugement il est partie au procès, en charge de l'intérêt général et de la défense de la société. C'est pourquoi le Gouvernement doit répondre, sur l'ensemble du territoire, de la prise en compte des intérêts de la société. Sous le ministère Jospin, qui avait proscrit les instructions individuelles, aucune difficulté n'est apparue et le garde des sceaux n'a jamais été confronté à l'attitude irresponsable d'un procureur.

La réorganisation que nous proposons est claire et cohérente. Elle dégage le ministère public des suspicions qui pèsent sur lui. Je ne reviens pas sur la réforme du CSM, qui a fait l'unanimité, en son temps - respect de l'avis conforme, alignement des régimes disciplinaires.

J'espère que vous voterez ce texte tel qu'il ressort des travaux de l'Assemblée nationale, pour un ministère public qui échappe à toute suspicion et pour le bien d'une institution judiciaire neutre, impartiale et à la portée de tous. (Applaudissements sur les bancs socialistes)

M. Jean-Pierre Michel, rapporteur de la commission des lois .  - Ce texte, qui clarifie les compétences, restitue au ministre de la justice la responsabilité de la politique pénale et conforte l'indépendance fonctionnelle du parquet dans l'exercice de l'action publique. Après son passage à l'Assemblée nationale, il constitue un compromis, qui nous agrée.

Une publicité systématique des instructions générales aurait présenté des risques, notamment d'encourager le recours à des instructions plus informelles : l'Assemblée nationale y est revenue. Le rapport public annuel du garde des sceaux listera toutes les instructions générales, qui seront connues, donc, en temps utiles et selon des modalités appropriées. Et rien n'interdit au garde des sceaux de publier telle ou telle instruction.

L'Assemblée nationale a rétabli l'interdiction des instructions individuelles, notre commission l'approuve. Mais le garde des sceaux n'est pas pour autant privé de moyens d'action. La plupart des cas jusqu'à présent réglés par instruction individuelle pourront l'être par instruction générale. Et le garde des sceaux conservera le moyen de la voie disciplinaire, ainsi que le recours à l'article 40 du code de procédure pénale. Il conserve, enfin, la possibilité de demander un pourvoi ou une révision dans l'intérêt de la loi.

Nous approuvons le rétablissement de la référence à l'impartialité du parquet, terme qui a donné lieu à de longs débats. Leur position procédurale ne fait pas des magistrats du parquet des juges partiaux ; le ministère public ne se limite pas aux poursuites, il joue aussi un rôle de prévention de la délinquance et prend les mesures alternatives aux poursuites.

L'Assemblée nationale a rétabli l'obligation d'information des magistrats, aux articles 2 et 3 : nous l'approuvons, car elle répond à nos objections en première lecture, sur le caractère réglementaire de ces dispositions, puisque c'est le principe seul qui est désormais posé. Je vous invite à adopter ce texte conforme. (Applaudissements sur les bancs socialistes et sur le banc de la commission)

Mme Cécile Cukierman .  - Je regrette le rejet, il y a quinze jours, de la réforme du CSM, qui laisse la gestion des carrières des parquetiers dans les mains de l'exécutif. Ce rejet ne doit pas pour autant entraîner celui du texte qui nous occupe aujourd'hui.

Celui-ci nous revient heureusement modifié par l'Assemblée nationale, après que le Sénat l'avait vidé de son contenu. L'interdiction des instructions individuelles doit figurer dans la loi, car nul ne peut préjuger de l'avenir. Pour les tenants des instructions individuelles, le Gouvernement serait légitime à corriger l'action du parquet, à lui enjoindre de procéder à tel ou tel acte. Faux quand la l'acte de poursuivre, aussi grave que celui de juger, place les magistrats du parquet aux avant-postes de la défense des libertés individuelles. Faux aussi parce que les procureurs sont des magistrats responsables ; même si, dans la conduite de l'action publique, il y a un risque d'inertie, ce risque est contenu par une nomination indépendante de magistrats compétents.

La réforme, nécessaire, devra être autrement ambitieuse. La situation hiérarchique du parquet à la française est dénoncé par la Cour européenne des droits de l'homme. Au nom du principe de séparation des pouvoirs, menons cette réforme à son terme. C'est la défiance de certains à l'encontre des magistrats qui a mis un frein à toute évolution, celle du gouvernement Sarkozy, et celle qui s'est, il y a peu, manifestée sur les bancs de droite, du centre et un peu au-delà...

Votre texte sur le CSM, madame la ministre, assurait l'indépendance et l'impartialité du parquet. Souhaitant une réforme ambitieuse, nous aurions déposé des amendements pour améliorer le texte, convaincus que l'indépendance de la justice, exigence démocratique, demande de toujours remettre l'ouvrage sur le métier. Nous aurions ainsi soutenu ce texte attendu par les magistrats, qui établisse une distance nécessaire, indispensable entre le juge et le politique, clé de la légitimité d'un pouvoir judiciaire au service de tous. Quand on exerce hors de toute pression, c'est une garantie pour la liberté des citoyens.

Je salue, madame la ministre, votre ténacité pour aller vers cet idéal que nous partageons. Le texte qui nous revient de l'Assemblée nationale n'est peut-être qu'un début. Nous le voterons en attendant la suite à l'automne. (Applaudissements sur les bancs CRC et socialistes ; M. Jean-Pierre Sueur, président de la commission des lois, applaudit aussi)

M. Michel Mercier .  - Vous l'avez dit, il manque à ce texte important l'essentiel : la réforme du statut du parquet. Le Sénat a voté dans la loi constitutionnelle une disposition qui la permet. Au président de la République de décider. J'espère qu'il le fera, car la réforme est nécessaire et attendue par tous ceux qui sont attachés au parquet à la française. Il faut soustraire notre parquet aux critiques, externes et internes. Faut-il rappeler que 60 % des affaires pénales sont réglées par les parquetiers sans autre intervention ? Oui, les parquetiers sont des magistrats.

Vous proposez trois choses : la suppression des instructions individuelles d'abord. Il ne faut pas en avoir peur. Pas besoin d'instructions individuelles, les membres du parquet appliquent loyalement la loi. Ils ne sont pas laxistes, je l'ai toujours dit.

Deuxième point : le droit d'adaptation des instructions générales du ministre. Ils pourraient les appliquer bouche fermée, mais ce n'est pas la tradition française. L'adaptation du droit de poursuivre est un principe de notre droit. Dans ce texte, il y a bien une reprise en main du parquet, le pouvoir des procureurs généraux et le caractère hiérarchisé du parquet sont réaffirmés. C'est une bonne chose.

Troisième point : l'officialisation de l'obligation de rendre compte. Elle ne doit pas entraîner la subordination au ministère de l'exercice de l'action civile par le parquet. Mais le ministre, responsable devant le Parlement de la mise en oeuvre de la politique pénale, doit être informé.

Pour toutes ces raisons, le groupe UDI-UC votera ce texte à l'unanimité, ce qui est un événement en soi.

M. Jean-Pierre Sueur, président de la commission des lois.  - Surtout par les temps qui courent...

M. Michel Mercier.  - Il y a des hauts et des bas... (Applaudissements à gauche et au centre)

Mme Esther Benbassa .  - L'examen de ce texte intervient dans un contexte particulier puisque la réforme du CSM a échoué. Nous regrettons que l'indépendance de la justice, élément vital de la démocratie, n'ait pas suscité un consensus, y compris dans certains groupes de la majorité.

L'objectif du texte est d'assurer l'indépendance des magistrats dans la procédure et de clarifier les compétences respectives du garde des sceaux et du parquet. Les débats houleux, à l'instar de ceux sur le CSM, ont fragilisé le texte au Sénat. La Haute assemblée est notamment revenue sur l'interdiction des instructions individuelles ; nous nous réjouissons que les députés y soient revenus, comme du rétablissement de l'article premier. Nous nous félicitons également que le texte prévoie la publication annuelle d'un rapport du garde des sceaux. Il est, de même, important d'avoir institué une information annuelle des magistrats sur les conditions de mise en oeuvre de la politique pénale.

C'est un projet de loi de compromis qui nous est soumis. Espérons qu'une majorité d'entre nous l'approuve. Il rejoint les convictions des écologistes. Espérons, aussi, que l'on parvienne, enfin, à une vraie réforme du CSM, seule garantie de l'indépendance de la justice. Soyez assurée, madame la ministre, de notre soutien en cette affaire. (Applaudissements sur les bancs socialistes)

M. Jean-Michel Baylet .  - En guise de prélude, permettez-moi d'expliquer le vote du RDSE sur le projet de loi constitutionnelle relatif au CSM. Notre rejet n'a été guidé ni par je ne sais quel corporatisme parlementaire, ni par de sombres calculs politiques, mais par la conception que nous nous faisons de la justice et de l'équilibre des pouvoirs.

Vous annoncez, madame la ministre, un texte pour la rentrée. Je vous engage à prendre le temps de la concertation, car sur un tel sujet, le consensus doit être recherché, pour des raisons arithmétiques mais aussi politiques...

Le Sénat s'offre le luxe d'une deuxième lecture sur un texte relatif à l'organisation de nos institutions... Le ministère public à la française est en mutation, dans son statut comme dans ses missions. La Cour européenne des droits de l'homme elle-même nous enjoint à l'action. La question se pose bien en termes d'équilibre et de séparation des pouvoirs - voir l'article 16 de la Déclaration des droits de l'homme. Pour prévenir les abus, il faut que le pouvoir arrête le pouvoir, nous enseigne Montesquieu.

M. Jacques Mézard.  - Très bien !

M. Jean-Michel Baylet.  - En France, le système qui a donné corps à ce principe est certes perfectible, mais il doit être préservé. Renforcer les moyens et l'indépendance de la justice, l'idée est séduisante, à condition qu'indépendance ne signifie pas irresponsabilité. Les radicaux, qui sont des républicains, s'opposerons toujours au gouvernement des juges.

M. Henri de Raincourt.  - Très bien !

M. Jean-Michel Baylet.  - Il faut concilier indépendance des juges et conduite par le Gouvernement de la politique pénale. Sans instructions individuelles, comment nous prémunir contre d'éventuelles dérives ? Ces instructions sont au nombre d'une dizaine par an et, depuis 1993, écrites et versées au dossier. Malheureusement, les députés ont réintroduit leur interdiction. Comme ils sont revenus sur la publicité des instructions générales.

Pour nous, la définition de la politique générale ne peut et ne doit relever que du garde des sceaux. Vous avez fait un autre choix. Et ce texte retravaillé ne lève pas toutes nos inquiétudes. Qu'en sera-t-il de l'égalité devant la loi pénale sur tout le territoire ? Autant de procureurs, autant de politiques... Nous verrons le sort qui sera réservé à nos deux amendements. En tout état de cause, nous radicaux et républicains ne pouvons souscrire à un tel texte. (Applaudissements sur les bancs du RDSE)

M. Jean-Pierre Vial .  - Nous voici de nouveau saisis de ce texte sur lequel, madame la ministre, vous n'aviez pas même obtenu ici un succès d'estime... Car le diable est dans les détails. On commence dans l'allégresse des principes, on poursuit dans la confusion et on termine dans le mélange des pouvoirs. C'est la séparation des pouvoirs de Platon et d'Aristote qui fondera dans l'Histoire celle de Sieyès.

C'est par la séparation des pouvoirs que l'on obtiendra l'indépendance de la justice, dites-vous. Mais souvenons-nous que l'autorité judiciaire - et non le pouvoir judiciaire - est consubstantielle au pouvoir exécutif. Que veut-on éviter en proscrivant l'action des juges à l'application de la loi, si ce n'est le gouvernement des juges - qui ne sont pas responsables devant les citoyens ? En supprimant les instructions individuelles, on empêche le garde des sceaux d'exercer sa fonction exécutive qui est de rappeler à l'ordre le parquet lorsque des poursuites qui doivent à l'évidence engagées ne le sont pas. Ces instructions sont rares, comme le montre l'étude d'impact. Quand la sécurité ou les intérêts de l'État seront en jeu, le garde des sceaux ne pourra pas agir convenablement. Sans compter qu'interdire les instructions individuelles, c'est favoriser les instructions orales et secrètes. Curieux retour en arrière, alors que l'exigence d'instructions écrites assure la transparence de la justice...

Ce qu'il faut prendre en compte, c'est l'autonomie dont doit pouvoir bénéficier l'ordre judiciaire dans l'application impartiale de la justice ; impartiale, et non politique. Les magistrats ne doivent pas faire de la politique. La lamentable affaire d'un mur dont le sommet était bien bas n'a pas conforté l'image de l'autorité judiciaire... N'oublions pas qu'aux termes de l'article 20 de notre Constitution, le Gouvernement détermine et conduit la politique de la Nation. Le garde des sceaux est au sommet de la hiérarchie du ministère public ; à ce titre, il doit favoriser l'équité, la cohérence et l'efficacité de l'action de celui-ci.

Nous sommes attachés aux droits des victimes, à la transparence de la procédure pénale et à l'action régalienne de l'État. Vous nous soumettez aujourd'hui une question isolée ; demain le CSM et après-demain, glissade après glissade, il faudra revoir le statut du parquet que vous aurez remis en cause. Le groupe UMP ne peut souscrire à ce texte. (Applaudissements à droite)

M. Thani Mohamed Soilihi .  - Ce projet de loi a connu un parcours un peu chaotique. Il allait de pair avec le texte sur le CSM, dont on sait le sort qu'il a connu. Le projet de loi constitutionnelle, faute de majorité qualifiée, ne sera pas soumis au Congrès. Alors que les affaires politico-judiciaires se multiplient et que la France est régulièrement condamnée par la CEDH, le projet de loi constitutionnelle avait le mérite de poser le problème de l'indépendance de la justice avec l'objectif de rendre aux citoyens confiance dans leur système judiciaire. Je me réjouis donc que ce texte essentiel n'ait pas été abandonné, puisque vous nous annoncez un texte à l'automne. Vous pouvez compter sur le groupe socialiste pour vous appuyer. J'espère que d'ici là, l'opposition se sera ressaisie...

J'en reviens au présent texte, dont les députés ont rétabli le coeur : l'interdiction des instructions individuelles, disposition plus que jamais nécessaire. Le garde des sceaux n'en conserve pas moins la responsabilité de la politique pénale. La réintroduction de la référence à l'impartialité du parquet est bienvenue.

Le groupe socialiste votera ce texte dans la rédaction qui nous revient de l'Assemblée nationale : c'est un pas vers plus d'indépendance de la justice. (Applaudissements sur les bancs socialistes, CRC et écologistes)

Mme Christiane Taubira, garde des sceaux .  - Merci à Mmes Cukierman et Benbassa de leur soutien ; elles ont eu raison de souligner le lien consubstantiel entre ce texte et la réforme du CSM. D'ailleurs, il n'en avait pas été autrement en 1998-1999. La réforme avait échoué parce que le Parlement n'avait pas été convoqué à Versailles.

J'ai noté l'intérêt de M. Mercier. Il faut en en effet rappeler l'article 5 de l'ordonnance de 1958. Cette suspicion à l'égard du parquet n'a pas lieu d'être. Enfin, le texte est très clair : le redire, le garde des sceaux assume la responsabilité de la politique pénale.

Le parquet n'est pas lâché en pleine nature, monsieur Baylet. Le 19 septembre 2012 a été publiée une circulaire générale sur la politique pénale. L'exécutif ne se dessaisit pas de ses pouvoirs, relisez l'article 30 du code de procédure pénale.

Le Premier ministre a reçu tous les groupes politiques, j'ai proposé aux groupes parlementaires d'être auditionnée par eux et j'ai reçu le RDSE à la Chancellerie. Cela dit, j'entends votre demande de concertation.

M. Vial s'inquiète que les procureurs généraux ne deviennent des espèces de gardes des sceaux territoriaux. M. Mercier lui a bien répondu : la circulaire générale de politique pénale fixe le cadre d'une adaptation intelligente aux territoires. J'ai, au reste, déjà pris une instruction territoriale pour la Corse et une pour l'agglomération marseillaise ; deux autres sont en cours de finalisation pour l'outre-mer. Des adaptations se justifient par la spécificité d'un territoire ou d'un type de délit : les actes antisémites et racistes à Lille, le trafic d'armes à Marseille.

Les instructions individuelles écrites une fois interdites, deviendraient, orales ? Je n'ai nulle connaissance de cette pratique et je rappelle à M. Vial que M. Mercier n'en a publié aucune, pas plus que moi depuis un an. En quoi les instructions individuelles empêcheraient-elles le gouvernement des juges ? Notre démocratie est assez forte pour ne pas s'alimenter à ces peurs.

Les instructions individuelles, au nombre d'une dizaine par an, n'ont jamais concerné des faits de terrorisme ou porté atteinte aux intérêts fondamentaux de la Nation.

La discussion générale est close.

Discussion des articles

M. le président.  - En application de l'article 48-5, la discussion en deuxième lecture portent sur les seuls articles restant en discussion. Les amendements portant articles additionnels sont déclarés irrecevables.

ARTICLE PREMIER

M. le président.  - Amendement n°1, présenté par M. Hyest et les membres du groupe UMP.

Rédiger ainsi cet article :

L'article 30 du code de procédure pénale est ainsi rédigé :

« Art. 30. - Le ministre de la justice définit les orientations générales de la politique pénale. Il les adresse aux magistrats du ministère public pour application et aux magistrats du siège pour information. Il rend publiques ces orientations générales.

« Le ministre de la justice peut dénoncer aux procureurs généraux près les cours d'appel les infractions visées aux titres Ier et II du livre IV du code pénal dont il a connaissance et leur enjoindre, par des instructions écrites qui sont versées au dossier, d'engager ou de faire engager des poursuites ou de saisir la juridiction compétente des réquisitions écrites qu'il juge opportunes. Les instructions du ministre sont motivées, sous réserve des exigences propres au secret de la défense nationale, des affaires étrangères et de la sûreté intérieure ou extérieure de l'État.

« Sous réserve des dispositions de l'alinéa précédent, il ne peut donner aucune instruction dans les affaires individuelles.

« Il informe chaque année le Parlement, par une déclaration pouvant être suivie d'un débat, des conditions de mise en oeuvre de ces orientations générales. »

M. Jean-Jacques Hyest.  - Il n'est pas interdit de persévérer. Nous sommes constants...

Mme Christiane Taubira, garde des sceaux.  - Pas sur le CSM !

M. Jean-Jacques Hyest.  - Faux ! En 1999, nous étions déjà contre la composition que vous proposiez pour le CSM et pour le maintien des instructions individuelles dans certains cas. Je n'ai pas non plus changé depuis que j'ai été rapporteur en 2008.

M. Michel Mercier.  - Tout à fait !

M. Jean-Pierre Michel, rapporteur.  - La commission ne veut pas revenir au texte de 1999.

M. le président.  - Amendement n°2, présenté par M. Hyest et les membres du groupe UMP.

Alinéa 4

Rédiger ainsi cet alinéa :

« Il peut dénoncer au procureur général les infractions à la loi pénale dont il a connaissance et lui enjoindre, par instructions écrites et versées au dossier de la procédure, d'engager ou de faire engager des poursuites ou de saisir la juridiction compétente de telles réquisitions écrites que le ministre juge opportunes.

M. Jean-Jacques Hyest.  - Défendu. Je mets au défi Mme la ministre de dénicher des contradictions dans ma vie de parlementaire.

M. le président.  - Amendement n°3, présenté par M. Hyest et les membres du groupe UMP.

Après l'alinéa 4

Insérer un alinéa ainsi rédigé :

« Cependant, il peut signaler au procureur général les manquements aux instructions générales dont il a connaissance et lui enjoindre, par instructions écrites et versées au dossier de la procédure, d'engager ou de faire engager des poursuites ou de saisir la juridiction compétente de réquisitions conformes aux instructions générales.

M. Jean-Jacques Hyest.  - Défendu.

M. Jean-Pierre Michel, rapporteur.  - L'avis est défavorable aux trois amendements nos1, 2 et 3.

Mme Christiane Taubira, garde des sceaux.  - Le garde des sceaux peut toujours actionner l'article 40 du code de procédure pénale ; nous pouvons supprimer les instructions individuelles. Je regrette de vous avoir heurté, monsieur Hyest.

M. Jean-Jacques Hyest.  - Mais non, vous ne m'avez jamais vu en colère !

Mme Christiane Taubira, garde des sceaux.  - Certains périls ont leur attrait, mais je ne m'y risquerai pas cet après-midi. Je vous donne acte de la constance de votre position.

M. Michel Mercier.  - Ce débat est intéressant mais disons les choses clairement : le Sénat a adopté la réforme du CSM. À charge pour le président de la République de convoquer le Sénat en Congrès.

On joue un peu : pas d'instructions individuelles mais les instructions autorisées par l'article 40...

Mme Christiane Taubira, garde des sceaux.  - Votre objection me surprend : les instructions à l'article 40 ne connaissent pas le même traitement. Il s'agit d'un outil disciplinaire dans une large panoplie.

L'amendement n°1 n'est pas adopté.

M. Michel Mercier.  - Parfait, madame la garde des sceaux. Relisez le rapport à la page 13. N'est-ce pas parole d'évangile ?

L'amendement n°2 n'est pas adopté, non plus que l'amendement n°3.

L'article premier est adopté.

L'article premier bis est adopté.

ARTICLE 2

M. le président.  - Amendement n°4, présenté par MM. Mézard, Alfonsi, Barbier, Baylet, Bertrand, C. Bourquin, Chevènement, Collin, Collombat, Fortassin et Hue, Mme Laborde et MM. Mazars, Plancade, Requier, Tropeano, Vall et Vendasi.

Alinéa 2, deuxième phrase

Supprimer cette phrase.

M. Jacques Mézard.  - Quatre instructions individuelles par an, cela ne change ni le cours des choses ni la position de la Cour européenne sur le parquet.

Mme la garde des sceaux veut une justice indépendante ; je ne lui ferai pas l'injure de penser qu'elle ne l'est pas depuis un an...

L'article 16 de la Déclaration des droits de l'homme fixe le principe de la séparation des pouvoirs. Confier un pouvoir d'adaptation des instructions générales aux procureurs généraux, c'est y contrevenir. Entre parenthèses, nous sommes contre la publicité systématique de ces instructions. La justice est humaine ; ce pouvoir d'adaptation conduira à des dérives, je devais le dire.

M. Jean-Pierre Michel, rapporteur.  - Rejet. Le fait est que l'on n'applique pas les instructions générales de la même manière outre-mer, à Marseille et à Lille. De là à dire que cela rompt avec le principe d'égalité devant la justice sur le territoire... Les amendements de M. Mézard ne changent fondamentalement rien à la situation présente. N'en faisons pas une affaire d'État et rejetons ces amendements pour mettre fin à la navette.

Mme Christiane Taubira, garde des sceaux.  - Aucune ambiguïté n'est possible : l'adaptation, un terme bien connu dans notre droit, n'autorise pas à dépasser le cadre d'une instruction générale, laquelle, de toute façon, définira des priorités. S'il le faut, nous publierons des instructions territoriales. Quoi qu'il en soit, nous avons besoin de l'adaptation pour améliorer l'efficacité de la justice. Je signale qu'il existe déjà des outils d'adaptation, les GLTD, qui rassemblent la police, la justice et l'éducation nationale.

J'entends vos inquiétudes mais elles n'ont pas lieu d'être.

M. Jacques Mézard.  - La question est de fond : la loi pénale est d'interprétation stricte. Un délit, qu'il soit commis à Marseille ou à Guéret, reste un délit, l'application de la loi ne doit donc pas varier. Laisser aux parquets la capacité d'appliquer différemment les instructions générales de la Chancellerie dans leur ressort est contraire à notre conception de la République.

M. Jean-Pierre Vial.  - Bien sûr !

M. Jacques Mézard.  - Et cela ne changera rien à la position de la CEDH.

M. Jean-Pierre Vial.  - Exact !

Mme Christiane Taubira, garde des sceaux.  - Ce n'est pas le but de ce texte...

M. Jacques Mézard.  - Pas de différence d'application de la loi dans notre République, nous en faisons une question de principe.

L'amendement n°4 n'est pas adopté.

L'article 2 est adopté.

ARTICLE 3

M. le président.  - Amendement n°5, présenté par MM. Mézard, Barbier, Baylet, Bertrand, C. Bourquin, Chevènement, Collin, Collombat, Fortassin et Hue, Mme Laborde et MM. Mazars, Plancade, Requier, Tropeano, Vall et Vendasi.

Alinéa 2

Rédiger ainsi cet alinéa :

« Art. 39-1. - Le procureur de la République met en oeuvre la politique pénale définie par les instructions générales du ministre de la justice.

M. Jacques Mézard.  - Même cause, mêmes effets. Se rend-on vraiment compte de ce qu'on nous propose ? Un procureur de la République, dans chaque TGI, pourra appliquer différemment la loi. Avec deux ou trois procureurs de la République dans le même département, on dépasse les limites. On ne s'étonnera pas de vous voir revenir dans deux ans en nous demandant de reprendre ce texte parce qu'il a entraîné des difficultés.

M. Jean-Pierre Michel, rapporteur.  - Rejet.

Mme Christiane Taubira, garde des sceaux.  - Il ne s'agit pas d'adapter la loi pénale, comme vous l'avez dit. La loi s'impose à tous. L'instruction générale concerne la politique pénale. On sait, par exemple, que la comparution immédiate a pénalisé les victimes. Clarifions le débat : dans les zones de sécurité prioritaires, on ne modifie ni les procédures ni les lois. L'avis est défavorable.

M. Jean-Pierre Michel, rapporteur.  - Pour la clarté des débats, il est écrit dans le texte que le procureur « précise et adapte » l'instruction générale. Cela devrait rassurer M. Mézard.

M. Stéphane Mazars.  - C'est encore pire. Sans répéter ce qu'a dit le président Mézard, on ne comprendra plus rien. On le voit déjà avec la notion d'ordre public. L'usage du cannabis est considéré comme un trouble à l'ordre public à Rodez, mais pas à Toulouse ou à Paris.

M. Michel Mercier.  - Je comprends la position de M. Mézard : il se réfère à l'idéal qui est celui de la Révolution française. Mais qui n'a pas vécu plus de deux ans. Très vite, on a abandonné le système de référé législatif. Je vous recommande de lire les deux volumes de l'ouvrage d'un éminent professeur toulousain, Jacques Krynen sur l'histoire des magistrats.

Contrairement à ce que nous croyons, nous ne vivons pas dans un État de droit ; nous sommes dans un État de justice. L'idéal révolutionnaire de la justice qu'a exposé M. Mézard n'a jamais existé, c'était une abstraction. La réalité est celle que décrit Mme la garde des sceaux. Mieux vaut mettre la loi en accord avec les faits et faire confiance aux magistrats.

M. Jacques Mézard.  - Notre groupe s'inscrit dans l'idéal révolutionnaire et l'héritage de la Déclaration des droits de l'homme. Cette référence ne me choque pas. En revanche, quand bien même vous avez été garde des sceaux, ne parlez pas d'abstraction à quelqu'un qui a fréquenté les tribunaux durant 38 ans. J'ai décrit les risques que comporte ce pouvoir d'adaptation de la politique pénale aux procureurs.

M. Jean-Jacques Mirassou.  - L'on voit bien ce qu'il en est dans les zones de sécurité prioritaire, l'adaptation est gage d'efficacité. Au bout du bout, les auteurs de ces amendements pèchent par extrapolation : la République, une et indivisible, n'est pas en danger.

M. Jean-Pierre Michel, rapporteur.  - Je comprends le raisonnement de M. Mézard, mais les juges interprètent la loi et le revendiquent, ainsi que l'a fait le Premier président de la Cour de cassation l'a revendiqué lors de la dernière rentrée de la Cour. Il en résulte que deux tribunaux ne rendent pas des jugements identiques pour des faits similaires. Les justiciables s'en étonnent d'ailleurs. Nous sommes là pour faire la loi et y mettre des barrières.

L'amendement n°5 n'est pas adopté.

L'article 3 est adopté.

Intervention sur l'ensemble

M. Jean-Pierre Vial .  - Beaucoup de choses ont été dites. Mme la garde des sceaux a admis qu'il existait une opposition de fond sur les quelques articles de ce projet de loi restant en discussion. Et, puisque le rapporteur a évoqué la position des magistrats, madame la garde des sceaux, avez-vous demandé aux parquetiers ce qu'ils pensent de ce texte ? Nous touchons à des questions fondamentales, d'où notre refus.

À la demande du groupe UMP, l'ensemble du projet de loi est mis aux voix par scrutin public.

M. le président.  - Voici les résultats du scrutin :

Nombre de votants 347
Nombre de suffrages exprimés 346
Pour l'adoption 192
Contre 154

Le Sénat a adopté.

M. le président.  - Et ce vote vaut adoption définitive du texte. (Applaudissements sur les bancs socialistes, CRC et écologistes)