III. CONTRIBUTIONS DES MEMBRES DU COMITÉ D'EXPERTS EMPÊCHÉS D'ASSISTER À LA RENCONTRE-DÉBAT

A. « LA RÉFORME DE LA FISCALITÉ LOCALE : ÉLÉMENTS MÉTHODOLOGIQUES »

par M. Michel Bouvier, Professeur de Finances publiques et fiscalité
à l'Université Paris I Sorbonne

Il existe un hiatus entre l'ampleur des enjeux concernant la réforme de la fiscalité locale et l'approche technicienne, réductrice qui en est faite. Il manque une réflexion véritablement politique et sociale sur le pouvoir fiscal local. On peut s'en étonner car les enjeux contemporains de la réforme de la fiscalité locale portent prioritairement et fondamentalement sur celle du pouvoir fiscal et sont étroitement liés aux transformations à venir de nos sociétés.

A notre sens, l'approche de la fiscalité, et a fortiori de la réforme fiscale, ne peut s'enraciner sur le seul terrain économique dans lequel elle est trop souvent envisagée. Ce ne sont pas uniquement les conséquences économiques de la création, de la modification, ou de la suppression de tel ou tel impôt qui doivent retenir l'attention lorsque l'on se pose le problème d'une réforme fiscale. Dès lors que la réforme d'un impôt quel qu'il soit, entraîne outre des transformations de l'équilibre antérieur du système fiscal lui-même, mais aussi, inévitablement, des transformations de l'ensemble du système financier et institutionnel, l'approche doit être politique au sens large. Si l'on considère en effet que les systèmes fiscaux ne sont pas isolés de leur environnement, les modifier provoque immanquablement des modifications de l'ordre général auquel ils participent.

Ce dernier élément ne se comprend que si l'on garde à l'esprit que la fiscalité ne peut être considérée d'un point de vue purement instrumental. Elle est un fait social et politique dans la mesure où elle participe d'une manière d'organiser la vie en société non pas en fonction de règles scientifiques qui, mises en action, produiraient des effets mécaniques, mais plutôt selon des cohérences le plus souvent « aventureuses » visant toutes cependant à instituer une solidarité entre les individus, un lien social.

Instrument de ce lien social, la fiscalité est un phénomène que l'on peut qualifier de « phénomène citoyen ». Érigée en bonne place dans la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 au sein de laquelle elle occupe deux longs articles, elle témoigne d'une approche éminemment politique et juridique de la fiscalité dont la problématique est toujours très actuelle. Il en est ainsi notamment avec cette préoccupation des rédacteurs de la DDHC de ne pas considérer l'impôt comme une simple technique, mais plus fondamentalement de la voir comme l'expression d'un pouvoir essentiel à la création et à l'affirmation du pouvoir politique, c'est-à-dire le pouvoir fiscal. Un pouvoir à travers lequel s'est enraciné, historiquement, le pouvoir politique, avec comme conséquence que toute limitation apportée au premier de ces deux pouvoirs a toujours engendré, nécessairement, la limitation du second.

Il en résulte que chaque fois que se pose la question de la réforme fiscale, c'est bien d'abord dans la perspective du pouvoir fiscal qu'elle doit être analysée. On observera que l'approche d'un impôt qui ne se replacerait pas dans cette perspective et qui se voudrait seulement technique ne le serait qu'en apparence. D'une part parce que les questions politiques de base n'y seraient pas mises en évidence, d'autre part parce que ne seraient pas explicités dans ce cas les postulats idéologiques sur lesquels reposent les analyses alors que l'idéologisation de la fiscalité est devenue chose banale.

Pour tous les éléments rappelés brièvement ci-dessus, c'est donc sous l'angle de la logique du pouvoir fiscal et non sur la seule analyse de tel ou tel impôt qu'une réflexion sur la réforme des impôts locaux devrait être menée, ce qui permettrait tout à la fois d'intégrer recherche de l'efficacité , de la justice et processus démocratique de prise de décision.

Faut-il le préciser ? Il ne s'agit pas de substituer ou privilégier une légitimité politique et sociale à une légitimité économique mais de considérer que l'organisation des sociétés doit prioritairement reposer sur la qualité de la tradition démocratique. Cette logique politique qui confère la première place au citoyen devrait à notre sens constituer le référent de la logique économique et gestionnaire et non l'inverse.

Ce rappel nous semble d'autant plus important qu'on assiste dans la période contemporaine à la remise en cause de tout un ensemble de valeurs, et avec elles de tout un corps de références, qui permettaient d'interpréter et de justifier les choix et les prises de décision en matière fiscale. L'élément le plus notable dans cette évolution d'ensemble est que les concepts se brouillent, se font confus, en particulier du fait des confrontations et mouvements de va-et-vient qui se produisent aujourd'hui entre diverses conceptions des finances publiques et de la fiscalité.

Il convient ainsi d'intégrer dans une perspective locale les enjeux fiscaux dont il est ou a été débattu dans le cadre de discussions concernant les impôts d'Etat. Il s'agit par exemple des différentes manières de concevoir la justice fiscale et de la concrétiser (progressivité, proportionnalité, taxation de la dépense, des revenus etc...) ou de se représenter la fiscalité (expression d'un prix ou de la solidarité sociale ). Il doit être question également de l'étendue du pouvoir fiscal que l'on entend conférer aux élus locaux et par conséquent d'un éventuel partage du consentement de l'impôt.

Conjointement à un partage du pouvoir fiscal, ou indépendamment de celui-ci, il devrait être procédé à un nouveau partage des impôts entre l'Etat et les collectivités locales. A cet effet il pourrait être constitué trois catégories d'espaces fiscaux locaux : des espaces économiques, des espaces de solidarité, des espaces citoyens.

Il convient aussi de repenser le processus de décision financier . En effet, une observation attentive des réformes menées en matière de fiscalité locale met en évidence que celles-ci ne cherchent pas, face à la complexification du milieu local, à instituer un réseau diversifié de lieux et de procédures de contrôle ; ces réformes vont au contraire dans le sens d'une régulation par le haut, d'un contrôle central par le biais d'une disparition progressive des impôts locaux. Ce mouvement aboutit à limiter l'autonomie fiscale des collectivités décentralisées et à renforcer la capacité de régulation de l'Etat, qui redevient de la sorte l'organe supérieur de contrôle qu'il était autrefois. Tout se passe comme si l'on estimait qu'une trop grande autonomie des collectivités locales était susceptible de rendre aléatoire le processus de décision.

Une telle logique va à rebours de la Décentralisation qui suppose une diversification des moyens associée à une responsabilisation des acteurs. Elle n'aboutit qu'à une simplification du système financier. Or, toute restriction de la variété des ressources autonomes de financement d'une collectivité la rend nécessairement dépendante des stratégies de son principal bailleur de fonds.

Une autre approche est cependant envisageable qui consiste, à l'opposé de la précédente, à laisser se développer librement le processus de Décentralisation en se fondant sur le principe qu'il est plus efficace de construire un Etat intégrant des diversités locales relativement autonomes. Dans un tel cadre, la complexité sociale est prise en compte et acceptée comme une forme positive de développement.

Bien entendu se pose alors la question du pilotage et de la cohérence d'un tel ensemble et par conséquent celle de la réorganisation du processus de décision. Cette dernière peut sans doute s'envisager à travers des organes paritaires de régulation de la fiscalité nationale et locale ainsi que des dépenses publiques, en veillant à ce que ces organes ne constituent des freins au développement de l'autonomie financière des institutions locales.

B. « LA PÉRÉQUATION FINANCIÈRE » PAR M. MICHEL BOUVIER,

Professeur de finances publiques et fiscalité
à l'Université Paris I Sorbonne

Résumé : La constitutionnalisation de la péréquation se justifie pleinement dès lors qu'il convient de tirer les conséquences de la reconnaissance d'une autonomie financière locale ancrée dans l'autonomie fiscale. Cependant la définition donnée par la loi nécessite dès à présent un travail d'interprétation. Une conception contemporaine de la péréquation financière ne peut se construire en dehors de l'évolution générale de la gestion financière publique dont l'un des principes essentiels est celui de responsabilité. Or la péréquation entendue strictement comme le moyen de compenser des inégalités ne favorise en rien la responsabilisation des acteurs qui en bénéficient. Elle est plutôt source de dépendance et donc en contradiction avec le principe de l'autonomie de gestion, voire même de décision, qui est reconnu par ailleurs. Pour éviter cet écueil, la péréquation doit s'inscrire dans une culture financière qui se caractérise aujourd'hui par la substitution d'une logique de résultat à l'ancienne logique de moyens. C'est au regard de la question de la bonne gouvernance d'un système financier public local et national complexe que doit être pensée la péréquation.

Il faut bien le constater, nombre de concepts des finances publiques sont aujourd'hui plus ou moins brouillés, plus ou moins flous, en raison des transformations qui se sont produites dans ce champ depuis environ un quart de siècle. Ainsi, des termes qui allaient de soi ne veulent plus dire la même chose pour tous. C'est le cas notamment de la notion de péréquation financière locale qui ne fait pas l'objet d'une définition unanime alors même qu'elle tient une place essentielle dans les débats relatifs à la libre administration des collectivités territoriales et qu' elle fait l'objet d'une inscription dans la Constitution depuis mars 2003.

L'objectif le plus couramment affiché de toute forme de péréquation financière au niveau local est, on le sait, de favoriser une harmonisation de l'espace, une redistribution des richesses et par là même une réduction des inégalités. Il s'agit de rapprocher les situations en termes de capacité de dépenser, en tenant compte des différences de ressources mais également de charges, et de faire concorder le niveau de services rendus avec l'effort fiscal demandé aux contribuables.

Il n'est pas inutile de rappeler qu'au-delà de la réduction des inégalités entre collectivités locales, c'est bien la satisfaction des besoins des citoyens qui est recherchée, de même que pour les collectivités les plus défavorisées il s'agit de compenser les différences de niveau de revenus, d'offre d'emplois ou de logement, et plus récemment de lutter contre les nuisances (« incivilités », actes de violence...) qui affectent plus particulièrement les zones urbaines.

Par ailleurs, la péréquation des ressources fiscales constitue d'une certaine manière un contrepoids à la compétitivité entre collectivités. Autrement dit il s'agit de satisfaire à un impératif de rééquilibrage, ou encore d'équité entre collectivités territoriales dont la raison fondamentale d'exister est le mieux être des citoyens ainsi que l'organisation d'une certaine solidarité entre eux.

C'est bien cette conception que le législateur semble avoir consacrée à travers la révision constitutionnelle du 28 mars 2003. Désormais en effet, selon l'alinéa 5 de l'article 72-2 de la Constitution « la loi prévoit des dispositifs de péréquation destinés à favoriser l'égalité entre les collectivités ».

La nécessité d'un tel dispositif se justifie pleinement d'un premier point de vue en raison des nouvelles compétences transférées aux collectivités locales, mais aussi parce que se trouve affirmée par le même texte l'autonomie financière de ces collectivités. Il est patent en effet que l'accentuation de l'autonomie locale ne peut que provoquer la compétition, une accentuation des différences, des inégalités de situations des unes par rapport aux autres.

Plus encore, la constitutionnalisation de la péréquation se justifie pleinement d'un deuxième point de vue dès lors qu'il convient de tirer les conséquences de la reconnaissance d'une autonomie financière locale ancrée dans l'autonomie fiscale. Cependant, et à notre sens, la définition donnée par la loi nécessite un travail d'interprétation. Car on peut se demander si la notion de péréquation telle qu'elle est généralement comprise et à laquelle on se trouve implicitement renvoyé par le texte constitutionnel - c'est à dire une compensation non pas absolue mais quasi arithmétique des inégalités - est encore pertinente. En effet, elle a trop souvent conduit jusqu'ici à la construction de véritables « usines à gaz » qui, on le sait se sont révélées très insatisfaisantes, voire inaptes à atteindre les buts leur étant fixés et ont eu pour conséquence de compliquer toujours plus une sorte de « machinerie » dont les effets finissent par devenir immaîtrisables.

Il est certes indispensable de prendre en compte les inégalités qui existent entre territoires, comme il est légitime de vouloir égaliser les situations. Toutefois s'en tenir là est insuffisant car c'est se borner à penser la péréquation à travers une conception strictement comptable des finances publiques, celle qui lui a été attribuée dès le 15 e siècle (du latin juridique « péroequatio », du verbe « paroequarer », c'est-à-dire « égaliser »).

Bien entendu on ne veut pas dire que cette conception est totalement erronée, mais elle n'est pas non plus absolument exacte car elle ne tient pas compte de la nécessité de situer les questions financières dans la dynamique qui est la leur aujourd'hui. Elle correspond à vrai dire à une conception statique de la société et ignore que la péréquation est un facteur de régulation, d'harmonisation, du système local ainsi qu'un outil qui permet la réorientation des circuits de financement et la restructuration du réseau financier local . Elle laisse également de côté le fait que la péréquation devrait s'inscrire dans une logique de responsabilisation inhérente à tout processus de Décentralisation et tout particulièrement à l'acte II au sein duquel l'autonomie financière tient une place centrale.

Or, une conception contemporaine de la péréquation financière ne peut se construire en dehors de l'évolution générale de la gestion financière publique dont l'un des principes essentiels est celui de responsabilité. La péréquation entendue strictement comme le moyen de compenser des inégalités ne favorise en rien la responsabilisation des acteurs qui en bénéficient. Elle est plutôt source de dépendance et donc en contradiction avec le principe d'une autonomie de gestion, voire même de décision, qui est reconnu par ailleurs. Elle ne s'inscrit pas davantage dans la culture financière qui se développe aujourd'hui dans la plupart des pays du monde, en France depuis 2006 avec l'application de la loi organique relative aux lois de finances du 1 er août 2001 ; une culture qui se caractérise là encore par la substitution d'une logique de résultat à l'ancienne logique de moyens.

En d'autres termes et à notre sens, le couple autonomie/péréquation tel qu'il figure dans le texte n'apparaît pas en cohérence avec son environnement nouveau dans la mesure où la notion de péréquation ne semble pas avoir été repensée dans le contexte financier auquel répond parfaitement le premier terme, l'autonomie, mais seulement en partie le second, la péréquation.

Il convient de considérer pour le moins que la péréquation doit permettre aux collectivités les plus défavorisées non pas de s'installer dans l'assistanat mais d'avoir la capacité à terme d'offrir des services à leurs administrés par leurs propres moyens et d'agir par elles-mêmes sur les origines des inégalités. Or, les dispositifs existants, horizontaux (redistribution par des collectivités de même niveau) ou verticaux (redistribution par l'Etat), ne sont pas conçus en fonction de cet objectif. Qu'il s'agisse également de péréquation extensive (dotation allouée à toutes les collectivités d'une même strate) ou intensive (dotation versée en fonction de critères de ressources ou de charges) le résultat est le même : les procédures mises en oeuvre agissent sur les symptômes sans prendre en considération les causes et surtout sans faire en sorte que les collectivités concernées soient en situation de se prendre en charge.

On observera encore que la bonne régulation du système local nécessite une harmonisation des situations qui ne peut se produire sans un développement économique susceptible de générer de nouvelles sources de richesses. Si l'institution de péréquations financières est certes indispensable, elle ne peut se concevoir qu'associée à des mesures favorisant le développement économique, et par conséquent l'investissement, à peine de voir s'instaurer une sorte de nivellement par le bas qui trouverait vite ses limites et qui deviendrait insupportable pour les financeurs, c'est-à-dire d'un côté les collectivités territoriales les plus riches et de l'autre l'Etat.

Il est bien admis aujourd'hui qu'il est crucial que l'Etat maîtrise ses dépenses ; à notre sens le même état d'esprit doit présider à toute réflexion impliquant les finances locales. En effet, même si d'une manière globale leur situation apparaît satisfaisante, l'incertitude qui préside au fonctionnement de nos sociétés ne peut en aucun cas laisser présumer qu'il en sera toujours ainsi ; par ailleurs, et dans la mesure où la gestion des finances locales n'est pas indépendante de celle de l'Etat, c'est nécessairement dans un contexte de rationalisation et de réforme des finances publiques qu'il convient de repenser la péréquation financière . Autrement dit c'est à travers un point de vue gestionnaire, celui de la nouvelle gestion publique, qu'elle doit être refondée . Non seulement son coût doit demeurer constant sans que les collectivités locales ne voient leur situation se dégrader, mais le cadre dans lequel il convient de l'inscrire doit être empreint d'une logique d'évaluation des résultats et non plus d'une « logique de guichet ». On veut dire qu'il est indispensable d'intégrer la question de la péréquation dans le nouveau processus de Décentralisation qui participe quant à lui d'une réforme financière de l'Etat. Il est ainsi indispensable de comprendre qu'il convient de placer un principe de responsabilité et d'évaluation de l'action au centre de toute réflexion. C'est à travers la question de la responsabilisation du système politique et administratif que se pose celle de la péréquation.

En définitive , c'est au regard de la question de la bonne gouvernance d'un système financier public local et national complexe que doit être pensée la péréquation. C'est dans un cadre financier public général en pleine évolution qu'il convient de la situer. Mais le problème de fond n'est pas directement financier, il consiste principalement à organiser et assumer la régulation d'un système local/national complexe à multiples acteurs et d'éviter un développement incontrôlé de celui-ci. C'est pourquoi, du point de vue du pilotage des finances publiques, il apparaît indispensable d'instituer des organes paritaires Etat/Collectivités locales ayant pour fonction de réguler, dans le temps et dans l'espace, et par la concertation d'une part les évolutions des ressources et des dépenses publiques, d'autre part les péréquations à instituer et ce aux différents niveaux de collectivités (régions, départements, groupements). Ces structures devraient non seulement avoir pour tâche de coordonner, d'harmoniser, par la négociation et de manière pluriannuelle, les décisions financières envisagées par les uns et par les autres, mais aussi de juger des performances c'est-à-dire d'évaluer la bonne ou la mauvaise réalisation des projets financés en vue d'assurer à telle ou telle collectivité défavorisée une plus grande capacité à se développer.

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