Rapport de groupe interparlementaire d'amitié n° 109 de M. Michel BILLOUT , - 19 juillet 2013


Groupe interparlementaire d'amitié

France - Hongrie


Budapest à la croisée des chemins :
quel destin pour la Hongrie ?

L'évolution constitutionnelle, économique
et sociale en Hongrie

Actes du colloque du 30 mai 2013
À l'initiative du groupe interparlementaire d'amitié France-Hongrie (1)
M. Michel BILLOUT, Président

Palais du Luxembourg - Salle Gaston Monnerville

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(1) Membres du groupe d'amitié France-Hongrie : M. Michel BILLOUT, président ; Mme Leila AÏCHI, M. Bertrand AUBAN, M. Christophe BÉCHU, M.
Michel BERSON, M. Pierre-Yves COLLOMBAT, Mme Cécile CUKIERMAN, Mme Annie DAVID, M. Patrice GÉLARD, Mme Brigitte GONTHIER-MAURIN, M. Joël GUERRIAU, M. Gérard LE CAM, M. Jean-Yves LECONTE, M. Michel LE SCOUARNEC, M. Pierre MARTIN, M. Rémy POINTEREAU, M. Dominique WATRIN.

N° GA 109 - Juillet 2013

M. Michel BILLOUT, Président du groupe d'amitié France-Hongrie

M. Simon SUTOUR, Président de la commission des affaires européennes

OUVERTURE

M. Simon SUTOUR , Président de la commission des Affaires européennes du Sénat

Mesdames et Messieurs, Chers amis,

A l'heure d'ouvrir ce colloque, je tenais au préalable à saluer la démarche de Michel Billout et du groupe interparlementaire d'amitié France-Hongrie qui l'organisent. La Hongrie est devenue ces deux dernières années un sujet de préoccupation pour nombre de ses partenaires européens. Les changements constitutionnels intervenus depuis le retour au pouvoir de Viktor Orbán ont suscité beaucoup d'interrogations. Je me réjouis donc que nous puissions échanger aujourd'hui de façon dépassionnée sur le sujet, en entendant tous les points de vue, sans exclusive.

La Hongrie a longtemps fait figure de modèle après la chute du mur de Berlin. La modernisation de ses structures politiques et économiques a servi de référence pour ses voisins. Son intégration au sein de l'Union européenne s'imposait. Un des artisans de cette transition réussie vers la démocratie, l'économie de marché et l'Europe, fut d'ailleurs l'actuel Premier ministre.

La crise économique, mais aussi politique, qu'a traversée le pays à la fin des années 2000 semble avoir compromis cette évolution.

La commission des affaires européennes du Sénat s'est saisie deux fois de cette question ces derniers mois, notre collègue M. Bernard Piras étant rapporteur. Nous avons toujours eu un intérêt particulier pour la Hongrie. Derrière cet intérêt se cache bien évidemment une inquiétude : celle d'un écart préoccupant entre la pratique politique mise en oeuvre depuis 2011 et ce que nous pourrions appeler les « valeurs fondamentales » de l'Union européenne.

Je ne dis pas qu'il y a une mise en cause de la démocratie, au sens où l'alternance serait désormais impossible en Hongrie. J'observe simplement que si l'alternance intervient, la nouvelle majorité sera ligotée par une Constitution intégrant des dispositions qui devraient plutôt relever de la loi ordinaire.

Je constate également que nombre des dispositions contestées par la Commission européenne, mais aussi par la commission compétente du Conseil de l'Europe (la Commission de Venise) ont été finalement intégrées dans la Loi fondamentale hongroise. Et cela alors même que le gouvernement hongrois se déclarait prêt à coopérer avec les institutions européennes en vue d'amender ces dispositifs.

Le colloque organisé aujourd'hui incarne pleinement la nécessité de maintenir un dialogue entre la Hongrie et ses partenaires européens.

La difficulté tient sans doute à ce que l'Union européenne ne dispose pas d'une procédure lui permettant de faire passer fermement et rapidement ses messages et d'établir ainsi un dialogue franc et constructif. La lenteur des procédures de recours compromet leur crédibilité. Il existe bien l'article 7 du Traité sur l'Union européenne qui, au terme d'une procédure complexe, doit permettre la suspension des pouvoirs d'un pays qui ne respecterait pas les valeurs démocratiques fondamentales. Je pense cependant que cette « arme atomique », délicate à mettre en oeuvre, ne répond qu'imparfaitement à la situation hongroise.

Car la Hongrie a bien sûr toute sa place au sein de l'Union européenne. Elle doit renouer avec la dynamique qui était la sienne dans les années 90 et retrouver son rôle moteur en Europe centrale. Je pense que la table ronde d'aujourd'hui consacrée à la situation économique et sociale démontrera combien la Hongrie a besoin de l'Union européenne pour l'aider à moderniser ses structures. Mais l'Union européenne, de son côté, n'aurait rien à gagner, et sans doute beaucoup à perdre, à un isolement progressif de la Hongrie.

J'espère, en tout état de cause, mon cher collègue Président de la commission des affaires européennes du Parlement hongrois et Monsieur l' Ambassadeur de Hongrie en France, que vous pourrez, à l'issue de cette journée, mieux connaître nos préoccupations. Vous n'avez pas ici des censeurs, mais des amis de la Hongrie qui regrettent de la voir s'éloigner des standards européens.

Je vous remercie.

M. Richárd HÖRCSIK, Président de la Commission des Affaires européennes du Parlement hongrois

Monsieur le Président,

Monsieur l'Ambassadeur,

Chers invités,

Avant toute chose, permettez-moi d'exprimer ma reconnaissance à MM. Simon Sutour, László Trócsányi, Michel Billout et au groupe d'amitié France-Hongrie du Sénat pour l'organisation de cette journée.

Le dialogue constitue à mon sens le meilleur moyen de résoudre les difficultés lorsque celles-ci se posent. Depuis trois ans, la Hongrie et le Parlement hongrois ont été ouverts au dialogue, prêts à discuter des questions sensibles et à réévaluer toute mesure jugée non conforme au droit européen. Je pourrais d'ailleurs citer d'innombrables exemples de discussions intervenues entre le gouvernement hongrois et la Commission européenne. Je sais que le Sénat et le Parlement français consacrent une attention toute particulière à l'actualité hongroise, qu'il s'agisse de droit constitutionnel ou de politique économique. Nous sommes honorés de cette attention.

Nos deux pays sont membres de la même union. Il est naturel et même nécessaire qu'ils se préoccupent mutuellement l'un de l'autre. Néanmoins, nous regrettons que le législateur français n'ait pas une image plus nuancée de la situation en Hongrie. À travers les trois thèmes que nous aborderons aujourd'hui, l'intégration européenne, la situation économique et les questions constitutionnelles et de droit public, j'espère que nous dresserons un bilan de la situation plus conforme à la réalité. Les intervenants hongrois et français qui se succéderont à cette tribune sont tous des personnalités reconnues, dotées des compétences théoriques et pratiques nécessaires à une bonne compréhension de notre situation.

Permettez-moi à présent de vous faire part de quelques réflexions personnelles sur les thèmes de ce colloque.

En premier lieu, les changements en cours en Hongrie ne peuvent être compris que dans le cadre de l'observation complète des changements majeurs intervenus depuis deux décennies.

Sur l'aspect économique, comme vous le savez, depuis le changement de gouvernement intervenu il y a trois ans, la politique économique hongroise est marquée par la volonté de maintenir le déficit public sous la barre des 3 %. Les dépenses budgétaires et la dette de l'État diminuent. La réduction de la dette, problématique inconnue auparavant, est désormais inscrite dans la Constitution. En février dernier, un cadre financier décisif pour les sept années à venir a été adopté. Il a, par miracle, fait l'objet d'un consensus au Parlement.

Concernant l'état de droit, la Hongrie est souvent accusée d'aller à l'encontre du droit européen, s'agissant par exemple de l'indépendance de la Banque centrale, ou encore de la nomination et de l'âge de départ à la retraite des juges. Le Parlement hongrois travaille sur ces questions et saura répondre à ces critiques. De mon côté, je préconise de ne pas se contenter de lire la presse, mais d'examiner les faits en toute objectivité. La Commission européenne a ouvert plusieurs procédures d'infraction au droit contre la Hongrie. La Hongrie y fera face. La Commission européenne et le Parlement européen examinent la quatrième modification constitutionnelle intervenue en mars dernier. Le gouvernement hongrois a demandé que soit constatée l'invalidité de cette procédure. J'annonce que la commission compétente a confirmé la semaine dernière son caractère infondé. Une première étape est close.

Monsieur János Martonyi, ministre des Affaires étrangères, a demandé à ses homologues européens de formuler un avis sur les amendements constitutionnels. Nous estimons que les modifications apportées, en particulier dans le cadre du quatrième amendement, peuvent être rendues compatibles avec les normes européennes. Nous espérons que celles-ci recueilleront un avis favorable et que la Cour européenne de justice révisera son jugement.

L'Union européenne fait elle-même l'objet de nombreux débats. Sous l'effet de la crise, elle a beaucoup évolué et un nouveau système d'union économique et financière est né. Il en est de même pour la zone euro. Si la Hongrie n'en est pas membre, toutes les mesures budgétaires qu'elle prend doivent être mises en conformité avec la zone euro et réciproquement. La Hongrie est ainsi largement impactée par toutes les décisions qui sont prises dans la zone. C'est pourquoi, il est primordial que les conditions soient égales entre les États membres de la zone euro et les États non-membres et que l'ensemble des États membres de l'Union européenne soient unis. Le principe de solidarité doit rester au coeur de l'Union européenne.

La Hongrie est un pays fier de ses traditions, de son histoire et de sa culture. Celles-ci doivent être respectées. L'union économique et monétaire doit dresser des principes communs pour garantir le respect mutuel des identités et des traditions des États, indissociables de leurs institutions politiques. Les 27 États membres disposent de régimes politiques et économiques spécifiques, qu'ils soient inscrits dans une constitution écrite ou non. Il me semble impossible de les comparer ou d'y poser un jugement de valeur tant ces régimes diffèrent. Dans ma circonscription, la région viticole de Tokaj, nous avons ainsi coutume de dire qu'il ne faut pas mélanger un vin à un autre.

Par ailleurs, toutes les compétences des États membres doivent être respectées. Le principe de subsidiarité est fondamental dans l'Union européenne actuelle. Les Parlements nationaux et les procédures réglementées dans le Traité de Lisbonne doivent être respectés. Je me félicite d'ailleurs que ce traité reconnaisse aux Parlements un rôle important.

Au sein des Parlements nationaux, il faut assurer la légitimation démocratique de l'exécution de toutes les mesures associées à l'Europe, notamment les mesures économiques. L'union économique et financière doit quant à elle endosser un rôle de cadre de vérification, en toute transparence.

Enfin, il est fondamental de ne pas creuser les lignes de fracture au sein de l'Union européenne, entre les pays membres de la zone euro et les autres, entre les pays du Nord et les pays du Sud, entre les anciens États membres et les nouveaux.

Mesdames et Messieurs, voilà les quelques idées que je souhaitais partager en ouverture de ce débat et qui, je l'espère, nous aideront à maintenir le dialogue. Je suis persuadé qu'au terme de cette journée, nos deux pays se connaîtront et se comprendront mieux.

TABLE RONDE 1 : - LA PLACE DE LA HONGRIE DANS L'EUROPE ACTUELLE ET L'IMPORTANCE DES VALEURS COMMUNAUTAIRES

Table ronde animée par M. Georges KÁROLYI, Président de la fondation Joseph Károlyi

INTERVENANTS

M. René ROUDAUT, ancien ambassadeur de France en Hongrie ;

M. Michel PRIGENT, historien, professeur à l'Institut des langues orientales ;

M. Paul GRADVOHL, historien, directeur du Centre de civilisation française et d'études francophones de l'Université de Varsovie ;

M. György GRANASZTÓI, historien, ancien ambassadeur auprès de l'OTAN et de l'Union européenne.

M. Georges KÁROLYI, président de la fondation Joseph Károlyi

Messieurs les Présidents,

Messieurs les Ambassadeurs,

Mesdames et Messieurs les Sénateurs,

Mesdames et Messieurs,

C'est un grand honneur pour moi de modérer cette première table ronde. Responsable en Hongrie d'une fondation dont le but est l'ouverture de la Hongrie sur l'Europe, je me sens particulièrement honoré d'être parmi vous aujourd'hui. Français d'origine hongroise ou Hongrois ayant passé toute sa vie en France, j'assume fièrement ces deux déclinaisons de mon identité.

Cette première table ronde, centrée sur le positionnement de la Hongrie dans l'Europe, peut être considérée comme le chapeau de l'ensemble de ce débat. Pour entrer dès à présent dans le vif du sujet, je mettrai à contribution deux mots qui figurent dans le programme de ce colloque : le débat et l'amitié.

La Hongrie fait débat. Ce débat revêt à mes yeux trois caractères.

En premier lieu, nous assistons à un débat d'idées, entre des systèmes de valeurs dites « conservatrices » et des systèmes de valeurs dites « libérales », ou encore entre la droite et la gauche, bien que ces deux termes ne semblent pas appropriés tant les problèmes caractéristiques de notre époque sont complexes. Ce débat représente l'essence même de la politique. Il est parfaitement légitime dans toute société démocratique.

En second lieu, nous sommes face à un débat économique, relatif à la gestion de la crise. Le terme de « crise » me semble également inapproprié, car il suppose une situation transitoire, alors que cet état semble permanent. Ce débat, touchant tous les pays et tous les continents, doit être exempt de toute considération politique. Il relève avant tout de la globalisation.

Enfin, un troisième débat porte sur la conformité de la législation hongroise à la réglementation de l'Union européenne. Il s'agit là d'un débat de juristes. J'évite ici d'employer le terme de « valeur », car une valeur n'a de sens que si elle est codifiée. Si débat sur les valeurs il y a, celui-ci renvoie à un débat sur le droit positif.

J'ai tenu à distinguer ces trois types de débats car j'estime que l'on a tendance à les confondre, abordant l'un avec les arguments de l'autre et vice et versa . Je serais heureux que le colloque d'aujourd'hui contribue à éclairer notre approche.

Le mot « amitié » a été évoqué par le Président Sutour. Il est clair que la France et la Hongrie sont deux pays amis. Il ne saurait d'ailleurs en être autrement au XXI ème siècle dans les relations entre deux États membres de l'Union européenne. L'amitié définit un rapport mutuel d'empathie, n'admettant ni maître, ni élève. Si les pays de l'Union sont de dimensions différentes et admettent des niveaux de vie différents, un principe fondamental demeure : ils sont égaux en droits. C'est ce qu'affirme la Déclaration universelle des droits de l'Homme et du citoyen ; et ce qui préside la devise de la République française. Cette devise, « Liberté, Egalité, Fraternité », doit servir de fil conducteur à notre débat.

Permettez-moi à présent d'introduire brièvement nos quatre intervenants. M. René Roudaut, ancien Ambassadeur, interviendra en premier. Au cours de sa mission de cinq ans en Hongrie, il a, je le pense, appris à aimer ce pays. Il a connu à la fois la majorité socialiste précédente et la majorité conservatrice actuelle. Le second intervenant, M. Michel Prigent, est également un fin connaisseur de la Hongrie. Historien et professeur, il enseigne à l'Institut national des langues et des civilisations orientales (INALCO). Nous entendrons ensuite M. Paul Gradvohl, historien spécialiste de l'Europe centrale contemporaine, qui s'intéresse plus particulièrement à la Pologne et à la Hongrie. Enfin, interviendra M. György Granasztói, professeur émérite à l'Université de Budapest, ancien Ambassadeur de la Hongrie en Belgique, au Luxembourg, ainsi qu'auprès de l'OTAN. Il a également été représentant de la Hongrie auprès de la Communauté européenne avant son adhésion à l'Union européenne.

M. René ROUDAUT, ancien Ambassadeur de France en Hongrie

Messieurs les Présidents,

Mesdames et Messieurs,

Malgré tout mon amour pour la langue hongroise, permettez-moi de m'exprimer en français.

Je suis heureux que le Sénat et l'Ambassade de Hongrie nous donnent l'occasion de débattre d'un sujet qui nous tient à coeur : la place de la Hongrie dans l'Europe actuelle et l'importance des valeurs communautaires. Un premier constat a été posé : la Hongrie est « sous observation » de la communauté internationale, de l'Union européenne, du Conseil de l'Europe, d'autres États membres, mais plus particulièrement des médias et de l'opinion publique. Tout se passe comme s'il existait une spécificité hongroise dans le concert européen. Peut-on parler d'un problème spécifiquement hongrois ? Il est vrai que depuis les élections de 2010 qui ont porté le parti Fidesz 1 ( * ) au pouvoir avec la majorité des deux tiers au Parlement, plusieurs éléments ont attiré l'attention de la communauté internationale.

En premier lieu, les changements incessants intervenus aux plans constitutionnel, législatif, administratif et fiscal, ont donné le sentiment d'une règle du jeu en perpétuel bouleversement, déstabilisant les observateurs, mais également les acteurs de la vie politique hongroise. Les élections de 2010 ont par ailleurs vu apparaître une extrême droite très forte, rassemblant 17 % des voix, dans un contexte déjà marqué par des problèmes particuliers avec la minorité Rom et par un antisémitisme dont la catharsis n'a pas été réalisée. Ainsi, le paysage hongrois donnait le sentiment d'un pays sur le point de basculer.

La politique économique menée, non orthodoxe, renforçait les préoccupations internationales. Je citerai les surtaxes qui ont frappé certaines entreprises, ou encore l'affaire Suez Environnement à Pecs, avec la décision unilatérale, justifiée par la Cour constitutionnelle, de municipaliser le service de l'eau. Je suis d'ailleurs heureux de savoir qu'une solution a été trouvée pour régler cette difficulté particulière.

J'ajouterai un problème de style : une rhétorique générale forcée, très nationale, mettant l'accent sur ce qui fait le fondement de la Hongrie. Le 15 mars 2011, au moment où la Hongrie assumait la présidence de l'Union européenne, le discours du Premier ministre avait choqué la communauté internationale, en dressant un parallèle entre l'époque Habsbourg, où le pouvoir était confisqué par Vienne, la période soviétique où le pouvoir était confisqué par Moscou et la période européenne.

Cette avalanche d'éléments a généré un climat d'inquiétude à l'égard de la Hongrie.

D'autres États européens connaissent une progression de l'extrême droite, ainsi que des problèmes liés aux minorités, à l'état des prisons, à la gouvernance, à l'évasion fiscale et à la justice sociale. Le Président François Hollande en France a pu tenir, lui aussi, des propos durs à l'égard de l'Europe. Néanmoins, ces considérations ne doivent pas conduire à relativiser la situation en Hongrie. Il existe bien une spécificité hongroise.

Celle-ci est liée au poids de l'histoire, faite d'invasions, de confiscations du pouvoir et d'un sentiment doloriste d'isolement et d'incompréhension. L'épisode du traité de Trianon ne constitue qu'une illustration de ce sentiment général, bien antérieur à 1920. Le traumatisme causé par ce Traité subsiste encore aujourd'hui. Parmi les quatorze points de Wilson, le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes fut appliqué dans l'ensemble des pays d'Europe centrale, sauf en Hongrie.

La spécificité hongroise s'explique également par ce que j'appelle « l'effet de rattrapage ». En 1990, la Hongrie semblait être sur le point de basculer dans la démocratie pluraliste et l'économie de marché. Or l'économie de marché ne peut se créer d'elle-même et la démocratie ne peut naître sans transition après plus de quarante ans d'un régime autoritaire. Cette avance que semblait avoir prise la Hongrie dans les années 90 par rapport aux autres pays du bloc soviétique s'est retournée contre elle. La Hongrie a en effet fait l'économie de réformes profondes que d'autres pays d'Europe centrale, la Slovaquie par exemple, ont mises en oeuvre. La prise de conscience de ce retard en Hongrie, en 2008, lorsque la Slovaquie voisine a rejoint la zone euro, a généré le sentiment d'une « révolution confisquée » : l'enthousiasme de 1990 ne s'était traduit ni dans la vie politique, ni dans la vie économique. C'est probablement avec cet état d'esprit que le gouvernement élu en 2010, vingt ans après le changement de régime, a souhaité ancrer une nouvelle règle du jeu.

Les lignes rouges ont-elles été franchies ? À mon sens, elles l'ont été. Mais plutôt que de parler de « lignes rouges », j'évoquerais une « zone grise » et une politique du « fil du rasoir ». Les décisions ne sont jamais clairement contraires aux valeurs de l'Europe, mais visent à rendre l'alternance politique plus difficile. Si je préfère laisser aux instances compétentes le soin de traiter le sujet, j'estime que sur certains aspects, l'extrême droite en particulier, le gouvernement hongrois doit clairement prendre ses distances, ce qui n'est pas le cas actuellement en raison des porosités importantes entre le Fidesz et l'extrême droite dans les municipalités de province. Les expressions inacceptables d'antisémitisme et de xénophobie n'ont pas été suffisamment condamnées par le gouvernement. Ceci génère un malaise à l'échelle internationale.

Enfin, j'évoquerai une communication déplorable du gouvernement, qui ancre et alimente le sentiment d'esseulement et d'incompréhension qui existe dans l'opinion hongroise.

Dans le débat sur la Hongrie, il n'est pas question de tolérer les dérapages, mais il n'est pas question non plus de formuler des procès d'intention.

La Hongrie a évidemment sa place dans l'Europe. Les superbes panneaux d'Aba-Novák Vilmos à la bibliothèque de Székesfehérvár, représentant l'histoire de la Hongrie depuis sa fondation, nous rappellent l'ancrage profondément européen du pays. Qu'il s'agisse du printemps des peuples en 1848, de l'insurrection de Budapest en 1956 marquant la prise de conscience en Europe du totalitarisme soviétique, ou encore de l'ouverture du rideau de fer par Gyula Horn et Alois Mock à la frontière austro-hongroise en 1989, la Hongrie a été déterminante dans l'histoire de l'Europe.

Les valeurs communautaires reposent sur les socles immuables de la démocratie pluraliste, de la séparation des pouvoirs et des droits de l'Homme. Mais elles sont également l'objet de diverses interprétations, en particulier sur les sujets sociétaux. Il me semble qu'un mauvais procès a été fait à l'encontre de la Hongrie, lorsqu'au moment du changement de Constitution, l'opinion internationale a mis en cause la mention des racines chrétiennes et de la famille. Cessons humblement de nous autoproclamer gardiens des valeurs communautaires. Laissons à chaque pays sa manière, aussi maladroite soit-elle, d'exprimer son adhésion à l'Europe.

Comme dans un procès pénal, l'accusé n'est pas défini par son délit. Ayons suffisamment d'empathie et de bienveillance pour considérer l'évolution de la Hongrie dans sa profondeur historique plutôt que de poser des jugements abrupts qui diabolisent et qui excluent.

M. Georges KÁROLYI

Merci Monsieur l'Ambassadeur. Je retiendrai de votre allocution qu'il est difficile de comprendre les mesures prises par le gouvernement hongrois sans en considérer l'arrière-plan historique et psychologique, en particulier les circonstances de la transition démocratique de 1990.

M. Michel PRIGENT, historien, professeur à l'Institut des langues orientales

Mesdames et Messieurs,

Avant toute chose, permettez-moi d'avoir une pensée particulière pour Péter Kende, qui devait intervenir aujourd'hui.

On ne peut comprendre les problèmes que la Hongrie connaît depuis 1990 sans se placer dans une perspective de temps long. La Hongrie a connu de nombreuses tragédies au cours du XX ème siècle, la première étant de se trouver, à l'issue de la Première Guerre mondiale, dans le camp des vaincus, tandis que l'entrée en guerre était en grande partie due à l'initiative de François Joseph. Elle se trouve à nouveau dans le camp des vaincus à l'issue de la Deuxième Guerre mondiale, après avoir déclaré la guerre à l'Union soviétique. L'année 1956 marque une autre tragédie.

Je ne peux évoquer la révolution hongroise de 1956 sans mentionner l'ouvrage prophétique de Miklós Molnár, « Victoire d'une défaite ». Il faudra attendre 1989-1990 pour que la victoire de 1956 survienne.

À l'issue des deux guerres mondiales, la Hongrie a connu deux régimes politiques singuliers. Le régime Horthy, suite à la Première Guerre mondiale, se caractérise par son ciment révisionniste, refusant les frontières établies par le Traité de Trianon. Il est également marqué par un nationalisme nostalgique d'une Hongrie millénaire, unitaire et chrétienne, fondée sur la permanence de l'hégémonie politique, sociale et culturelle de la noblesse. Ses priorités révisionnistes ont conduit les gouvernements successifs de l'entre-deux-guerres à s'aligner sur les régimes fasciste et nazi. Gyula Gömbös fut ainsi le premier chef de gouvernement à rendre visite au chancelier Hitler. La Deuxième Guerre mondiale a quant à elle débouché sur un gouvernement de coalition, au sein duquel les communistes occupaient des sièges clé. La « politique du salami » et la décision concertée, dans tous les pays de la région, d'une mainmise totale sur le pouvoir par les communistes ont conduit à briser cette coalition, sinon démocratique, du moins pluraliste.

Le lourd bilan de la politique antisémite développée sous le régime Horthy, l'extermination des juifs de Hongrie, ont été en partie occultés par le régime communiste qui n'a pas pris en compte tous les relais qui ont existé dans la nation hongroise. Ainsi, dès lors que le régime Horthy a été diabolisé par le régime communiste, de la chute du régime communiste après 1989, il en est résulté une dédiabolisation du régime précédent. La Hongrie n'est pas allée au bout de l'analyse de ses passés successifs. J'ai à l'esprit la formule que l'historien français Henry Rousso appliquait au régime de Vichy, « ce passé qui ne passe pas ». La Hongrie ne peut faire l'économie d'un examen posé, rigoureux, douloureux de tous les aspects de son passé, sous peine de s'exposer à un « retour du refoulé » et à une banalisation des mots et des maux. Peut-être revient-il à la communauté des historiens de réfléchir à ces questions ?

Sans être spécialiste des changements constitutionnels, j'ai été choqué par la suppression de l'appellation « République de Hongrie », alors que la disparition de la République populaire de Hongrie au profit de cette République de Hongrie avait généré un tel bonheur en octobre 1989. Cette nouvelle dénomination renouait les liens avec la Révolution hongroise, découpant un rond dans le drapeau de la République populaire comme l'avaient fait les insurgés de 1956.

M. Georges KÁROLYI

Le thème de la diabolisation mutuelle est en effet récurrent en Hongrie. Il est évident que la Hongrie fait face à un passé douloureux, qu'il est nécessaire de dépasser aujourd'hui. En empruntant le registre de l'humour, je dirai que ce qui différencie l'Angleterre de la Hongrie est que la première n'a perdu aucune guerre et que la seconde n'en a gagné aucune.

Les deux guerres mondiales ont eu des conséquences tragiques en Hongrie, plus qu'ailleurs. Alors que les troupes ont quitté la France en quelques mois, lui permettant d'entamer sa gestion de l'après-guerre, ce processus en Hongrie a duré quarante-cinq ans.

M. Paul GRADVOHL, historien, Directeur du Centre de civilisation française et d'études francophones de l'Université de Varsovie

Mesdames, Messieurs,

Je parle ici en tant qu'universitaire qui a le grand privilège de défendre son intérêt pour la Hongrie dans le cadre de l'Université de Varsovie. J'y enseigne, en hongrois, dans la chaire de hongrois de l'Université de Varsovie, la plus grande hors Hongrie. Mon engagement envers la Hongrie, en tant que Français, est durable et affirmé. L'amitié comporte une exigence de vérité. Vous constaterez que je prends cette exigence très au sérieux.

Le premier point marquant, à l'étude de la communication du gouvernement hongrois, est l'utilisation récurrente, à usage davantage externe qu'interne, de l'expression « la majorité des deux tiers ». Comme vous le savez, cette majorité des deux tiers correspond aujourd'hui à 34 % du corps électoral. L'emploi de cette expression dans ce contexte est révélateur d'une crise de légitimité d'une partie des pouvoirs politiques, qui dépasse les frontières de la Hongrie. Malgré les discours entendus, la majorité dont dispose l'actuel gouvernement au Parlement ne correspond pas aux deux tiers de la société hongroise. L'analyse des sondages successifs permet par ailleurs de mesurer, en Hongrie, un manque singulier d'optimisme.

Comment penser la place de la Hongrie dans l'Europe actuelle ? Je diviserai mon propos en trois points.

Le premier point concerne la dimension historique du préambule de la Constitution. Lors d'un débat public, József Szájer, l'un des auteurs de la Constitution hongroise, m'a lui-même avoué que l'ensemble du préambule relevait de la mythologie la plus pure. Ce préambule, dont je vous conseille l'édition illustrée, stipule ainsi que les Hongrois auraient inventé la démocratie dès le Moyen-Age, sous la forme de la liberté de la noblesse. Par ailleurs, l'ensemble du discours historique figurant au préambule revient à placer la Hongrie en victime de l'histoire. Cette idée récurrente est très présente lors des cérémonies officielles. En outre, le préambule présente un tropisme antisoviétique extrêmement marqué, qui est d'ailleurs régulièrement répété, comme j'ai pu le constater récemment lors de la visite du Premier ministre hongrois à l'Université de Varsovie. La matrice de la lecture historique officielle de la Hongrie est bien celle des manuels scolaires de l'entre-deux-guerres. Le passéisme très présent entraîne une double logique dans les discours officiels en hongrois, qui n'ont d'ailleurs pas la même teneur que les discours destinés à un public étranger : la protection systématique face aux envahisseurs successifs et la forte autosatisfaction d'avoir survécu à l'hostilité dont la Hongrie aurait toujours été victime.

Le second point concerne les valeurs communautaires. Elles sont présentées comme étant portées par la Hongrie et la Hongrie porte ses valeurs en tant que valeurs communautaires. La vision historique sous-jacente me semble étonnante. J'étayerai mon propos par plusieurs éléments.

La politique de la langue à mon sens est intéressante, car l'une des raisons qui expliquent la teneur actuelle des débats est l'absence de politique linguistique dans Union européenne. Par exemple, aucun parlementaire en France ne parle une langue de l'Europe centrale. Cette réalité nous renvoie à la faiblesse de la dynamique européenne aujourd'hui en termes de perspective de construction d'un espace culturel, intellectuel et politique commun. L'Europe ne peut être que polyglotte et polyphonique. Pour l'instant, nous en sommes loin.

Je ne m'attarderai pas sur la référence au christianisme dans la Constitution. Je rappellerai simplement que l'utilisation de ce mot en Hongrie constitue souvent un renvoi aux années 30. J'ai entendu les plus vifs propos antisémites en Hongrie sans même que ne soit prononcé le mot « Juif ». Le sens des mots est extrêmement complexe, d'où l'importance de la politique linguistique que j'évoquais plus tôt.

S'agissant enfin des minorités, elles occupent une place centrale dans la vie politique hongroise, car plusieurs centaines de milliers de Hongrois de l'étranger, dont certains n'ont jamais été en Hongrie, pourront participer aux élections législatives, entraînant un changement majeur du corps électoral. La politique hongroise des minorités est complexe. Elle a entraîné, ces vingt dernières années, des résultats contraires aux effets escomptés : une déperdition démographique des Hongrois des pays frontaliers, une hausse de l'immigration en Hongrie et un effet nul sur la crise démographique hongroise. L'Europe est en difficulté sur la question des minorités, qui malheureusement n'est pas un sujet « européen ».

Plus largement, le discours sur les valeurs européennes est flexible du point de vue de la politique hongroise, en ce qu'il s'agit de chercher des alliances avec des pays aux politiques très différentes, essentiellement au sein du Parti populaire européen, en prélevant dans chaque cas, les points qui peuvent servir à la politique officielle hongroise. Il n'en reste pas moins qu'en Hongrie, les personnes qui s'appuient sur les normes européennes pour réfuter certaines dispositions du gouvernement se voient taxées, dans la presse de droite essentiellement, de traîtres à la nation.

Certaines valeurs européennes sont susceptibles de jouer un rôle ambigu. C'est le cas du libéralisme, socle commun de la culture économique dans l'Union européenne. En pratique, s'agissant de la politique universitaire, le libéralisme reviendrait à supprimer tous les enseignements non rentables, en particulier ceux qui produisent la pensée critique. Concernant la liberté d'accès à l'information, certains de mes collègues ont constaté qu'il est de plus en plus difficile d'accéder aux archives. La liberté de la presse semble être remise en cause. Je me réfère à un discours donné, en ma présence, par Viktor Orbán à Varsovie, qui conseillait aux conservateurs polonais gênés par la presse de gauche de s'adjoindre le soutien d'hommes d'affaires fortunés pour contrôler une partie des médias privés, puis de « nettoyer » les médias publics une fois au pouvoir.

Enfin, le troisième point que je développerai concerne l'aspect social. Le gouvernement actuel place au coeur de son discours la création d'une classe moyenne hongroise. Il s'agit là d'une reprise d'une thématique des années 20 et 30. Nous la retrouvons dans la loi sur le service de l'État et le remboursement des études en cas de travail à l'étranger. Comment construire l'Europe lorsque dans l'un de ses pays membres, il est stipulé que l'élite doit être orientée sur une base nationale et élevée dans la fidélité à l'administration ?

En conclusion, j'estime que, comme souvent en Europe centrale, la situation est tragique mais pas nécessairement sérieuse, dans la mesure où les êtres humains résistent bien aux pouvoirs successifs. Le bétonnage de la situation politique me paraît néanmoins impressionnant. Je soulignerai le rôle du Jobbik, très utile à la majorité actuelle pour des raisons électorales : plus l'opposition est divisée, plus il est facile de conserver un contrôle du Parlement.

Permettez-moi enfin de vous faire part de certains points d'inquiétude. Je fréquente la Hongrie depuis 1979. Depuis 1989, je n'avais jamais constaté une telle peur de la part de certaines personnes, en raison de la façon dont elles sont observées dans toutes les administrations. Par ailleurs, je m'inquiète de la corruption grimpante, notamment dans les marchés publics. Je rappelle que la majorité actuelle a été élue justement sur le thème de la lutte contre la corruption. Une partie des évolutions observées aujourd'hui en Hongrie s'appuie sur les contradictions de l'Union européenne. Le jeu sur les valeurs est particulièrement ambigu. Les mêmes mots peuvent revêtir des significations extrêmement différentes. En tout état de cause, l'avenir se jouera à l'échelle européenne, mais également sur le plan culturel. Ainsi, on ne peut pas demander à la Hongrie d'être plus européenne si les Européens s'en désintéressent.

Enfin, je suis frappé par l'absence de perspective et le pessimisme ambiant en Hongrie quant à la situation politique. Ainsi, je constate dans mes échanges avec mon entourage en Hongrie, que même les personnes favorables à l'actuel gouvernement tiennent à peu près le même discours que moi lorsqu'elles ne sont pas sous contrôle. Il s'agit là d'un signe particulièrement intéressant des évolutions en cours en Hongrie. Aux prochaines élections, il est certain que l'opposition sera trop divisée pour présenter une réelle menace. Aujourd'hui, pour l'essentiel, je ne perçois pas de perspective d'évolution favorable en Hongrie s'agissant du rapport à la politique et du rapport à l'Europe. Je reste néanmoins optimiste, car l'humanité a des capacités de rebonds importantes.

M. Georges KÁROLYI

Vous avez évoqué un certain nombre de points sensibles. Je souhaiterais revenir sur la majorité des deux tiers. Il est vrai qu'elle a été acquise sur la base de 34 % des électeurs inscrits. Mais en matière d'élections, l'important est le pourcentage des suffrages exprimés. Je précise que si les élections hongroises avaient eu lieu selon le système électoral français, l'opposition ne représenterait qu'une demi-douzaine de sièges sur les 386 sièges que compte le Parlement hongrois.

M. Paul GRADVOHL

Mon propos concernait l'usage de la rhétorique de la majorité des deux tiers dans la communication du gouvernement.

M. Georges KÁROLYI

Le fait qu'un gouvernement dispose de la majorité des deux tiers au Parlement ne me semble pas problématique. La question concerne davantage la manière de gouverner. S'agissant du contrôle de la presse, quoi qu'ait pu dire le Premier ministre en Pologne, il est courant de dire en Hongrie que les journaux d'opposition se plaignent sur cinq colonnes à la une de ne pas pouvoir paraître, que les radios d'opposition diffusent des messages sur toutes leurs ondes se plaignant de ne pas pouvoir émettre, et que tous les jours, des manifestants protestent dans la rue contre l'abrogation de leur liberté d'expression. J'estime qu'il faut relativiser l'ensemble et considérer que la Hongrie ne fait pas exception par rapport à d'autres pays européens.

M. György GRANASZTÓI, historien, ancien Ambassadeur auprès de l'OTAN et de l'Union européenne

Mesdames et Messieurs,

L'objet de mon intervention n'est pas de proposer une apologie de la situation en Hongrie, ni de m'attarder sur l'actualité politique du pays, déjà largement évoquée ce matin. Mon propos portera sur l'héritage du régime communiste tel qu'il est observé dans la Hongrie actuelle.

Les pays de l'Union européenne peuvent être classés en deux catégories : certains n'ont connu qu'un régime totalitaire au XX ème siècle, d'autres, comme la Hongrie, en ont connu deux. Les régimes totalitaires nazi et communiste en Hongrie ont eu des conséquences considérables sur la naissance du régime démocratique. Si la page du nazisme est aujourd'hui tournée, les conséquences du régime communiste sont encore perceptibles.

Le communisme a tenu une place importante dans les discours sur le modernisme en Europe et dans le monde, en raison du caractère progressiste perçu dans les valeurs communistes. La Deuxième Guerre mondiale, qui a vu l'Union soviétique lutter contre le fascisme et le nazisme, a renforcé cette perception progressiste. Je soulignerai deux points d'importance. En premier lieu, le communisme se définit lui-même comme une formation historique plus développée que les autres formations politiques et idéologiques. En second lieu, en raison de la longue période de coexistence pacifique en Europe et dans le monde du système soviétique avec les autres régimes politiques, et de l'existence d'une frange de la gauche sympathisant avec les valeurs communistes, le communisme a pendant longtemps été perçu comme compréhensible et tolérable, malgré des crises telles que la révolution de 1956. Les relations humaines et politiques tissées lors de la période de coexistence pacifique ont persisté bien après la chute du régime. Elles persistent encore aujourd'hui.

Rétrospectivement, l'une des principales erreurs commises par le régime communiste en Hongrie a été de ne pas permettre de tirer les conclusions des grands traumatismes historiques, en particulier de l'Holocauste. Si l'on compare le nombre de victimes juives hongroises déportées à Auschwitz à la population hongroise totale, la Hongrie a été, en Europe, le pays le plus touché par l'Holocauste. Il est extrêmement grave qu'aucune discussion n'ait émergé sur le sujet en Hongrie pendant les années de communisme : le pays a perdu les repères moraux et culturels relatifs au génocide des Juifs. Les raisons de cette absence de dialogue sont évidentes. Le régime communiste se positionnant comme une formation plus évoluée que les autres régimes, il a fait peser toute la responsabilité historique sur le régime précédent. La supériorité du régime communiste a supplanté le débat sur la responsabilité de la Hongrie, la participation des populations et la souffrance liée à l'Holocauste. Aujourd'hui, l'absence de dialogue sur ce sujet explique que l'on puisse entendre au Parlement, un député d'extrême droite s'enquérir de l'origine juive d'un parlementaire. Une grande partie de la population en a été extrêmement choquée. L'exigence morale se développe peu à peu mais n'est pas encore installée.

L'idéologie de la lutte des classes a également marqué le contexte politique. Dans le régime communiste, la classe moyenne représentait le principal ennemi. Rapidement, la « classe moyenne chrétienne » a été tenue responsable de l'Holocauste. Il s'agit là d'une absurdité de l'histoire, d'une position théoriquement intenable. Néanmoins, celle-ci persiste et se répercute dans la vie publique actuelle. Récemment, j'ai pris position dans un article de journal contre un politologue qui évoquait encore ce « crime originel » de la classe moyenne hongroise.

Outre certaines positions idéologiques, le passé communiste survit en Hongrie en raison de la présence de l'ancienne élite communiste dans la vie publique et dans la presse. La question de la nature du changement intervenu en 1990, rupture totale ou transition, fait débat dans le pays et interroge les relations qu'entretient la Hongrie avec son passé. J'insiste sur la naïveté des cadres du régime post-communiste, qui en 1990 n'ont pas perçu la frustration et l'amertume qu'engendrerait cette absence de lustration, ce maintien dans la vie publique d'anciens membres du régime communiste.

J'évoquerai à présent un point qui me semble fondamental pour comprendre l'héritage communiste de la Hongrie. Il concerne la société civile hongroise. Jusqu'aux dernières années du régime communiste, la société civile ne participait pas à la vie publique. Elle était neutre, laissée hors du champ politique. Ce système a des répercussions encore aujourd'hui. La première concerne l'organisation horizontale de la société civile, qu'il s'agisse des organisations religieuses ou culturelles, par opposition à l'organisation verticale de la société communiste. Les premiers partis d'opposition ont d'ailleurs suivi ce même modèle d'organisation horizontale. La deuxième répercussion résulte directement d'une conception de la société civile comme opposée à la société « officielle » communiste, avec pour effet un rejet de la notion de propriété publique, qui a persisté au sein de la société civile bien après la chute du régime. À ce titre, la nouvelle Constitution présente le mérite de marquer le retour de la notion de bien public, prérequis nécessaire à la définition de la citoyenneté.

M. Georges KÁROLYI

La société hongroise a effectivement été totalement bouleversée par le régime communiste, si bien qu'il est difficile d'y faire émerger une organisation comparable à celle des sociétés occidentales. À ce titre, je partage le point de vue de György Granasztói sur l'importance fondamentale de la classe moyenne qui, dans tous les pays du monde, est à la source de la croissance. Sans émergence d'une classe moyenne, les problèmes économiques et sociaux ne pourront être résolus en Hongrie.

Concernant la prise de conscience des deux catastrophes du siècle dernier qu'ont constitué le nazisme et le communisme, j'ai écouté avec intérêt les propos du Professeur Granasztói, indiquant que même s'agissant du nazisme, l'examen de conscience de la Hongrie n'a pas été suffisamment réalisé, comme en témoigne l'expression de certains représentants de l'extrême droite au Parlement. J'ajouterai que l'examen de conscience du communisme n'a pas été réalisé non plus. J'ai en mémoire un colloque que notre organisation avait organisé en Hongrie il y a quelques années, en ouverture duquel M. René Roudaut, ici présent, avait indiqué que les problèmes de l'Europe centrale et de la Hongrie en particulier étaient peut-être dus au fait que le procès de Nuremberg du communisme n'avait pas été fait. Cette affirmation est, à mon sens, très juste.

M. Jean-Yves LECONTE, sénateur

En vous écoutant, je constate d'importantes similitudes entre la Hongrie et les autres pays d'Europe centrale. Les données similaires concernent principalement les forces politiques agissantes depuis 1989 et la transition des partis communistes qui, finalement, ont été, dans chaque pays, parties prenantes aux négociations d'adhésion à l'Union européenne et ont failli lors de leur deuxième passage au pouvoir. Sur ce point, tous les pays de l'Europe centrale se situent sur la même ligne et ont vu, en outre, les partis socio-démocrates conserver, longtemps après 1989, un contrôle oligarchique d'une partie de l'économie.

Je pointerai cependant un certain nombre de spécificités propres à la situation hongroise : la violence antisémite et les modifications successives de la Constitution. Par ailleurs, j'observe qu'en Hongrie, la question de savoir qui appartenait à quel camp en 1989 continue de faire débat, ce qui n'est plus le cas dans le reste de l'Europe centrale. Contrairement aux autres pays d'Europe centrale, la Hongrie n'a pas réussi à dépasser le clivage de 1989.

M. György GRANASZTÓI

Permettez-moi d'ajouter que parmi les pays d'Europe centrale, qu'il s'agisse de la Pologne, de la Slovaquie, de la République Tchèque ou de l'Allemagne, la Hongrie est le seul pays où les fonctionnaires de très haut niveau dans le système communiste sont toujours présents dans la vie politique, à l'image du commissaire européen M. László Kovács.

M. Paul TAR, ancien Ambassadeur de Hongrie à Washington

Je tiens tout d'abord à remercier l'Ambassadeur Roudaut qui a parlé favorablement du premier gouvernement démocratiquement élu en Hongrie, présidé par M. József Antall, dont j'ai eu l'honneur d'être un proche collaborateur, puis ambassadeur à Washington. Je tiens à préciser que ce gouvernement a été attaqué tout aussi violemment que le gouvernement actuel, aussi bien à l'intérieur de la Hongrie qu'à l'extérieur. J'ajouterai que les gouvernements socialistes n'ont pas été attaqués de la même façon.

M. Michel Prigent a évoqué la diabolisation du communisme. Nous estimons que cette diabolisation n'a pas eu lieu, puisque, comme l'a souligné György Granasztói, les anciens cadres du parti communistes jouent toujours un rôle important dans la vie politique hongroise. Déporté de 1951 à 1953, j'ai gardé un souvenir de ce régime que je ne pourrai jamais partager.

M. Paul Gradvohl a évoqué avec une certaine ironie la question de la majorité des deux tiers. Je rappelle que cette mesure a été introduite en 1989, car les partis d'opposition de l'époque craignaient que le Parti communiste, à l'aide de ses réseaux et de ses finances, remporte les élections futures. Elu chef du gouvernement, József Antall a par la suite conclu un accord avec les libéraux pour réduire le champ d'application de cette loi. Mais ce n'est qu'aujourd'hui, grâce à sa majorité au Parlement, que le gouvernement Orbán a pu modifier la Constitution. À l'époque, j'avais proposé au gouvernement Antall de procéder à un référendum pour modifier la Constitution, tant il était clair que l'on ne pouvait espérer démocratiser le pays avec une Constitution stalinienne, inadaptée dans son ensemble au régime démocratique.

Je tiens à souligner que l'actuel gouvernement jouit d'une popularité extraordinaire dans les sondages et a remporté la quasi-totalité des élections partielles. Il me semble hasardeux de mettre en doute la légitimité d'un gouvernement aussi populaire. D'autres gouvernements en Europe ont perdu, en peu de temps, leur popularité sans que l'on ne remette en cause leur légitimité.

M. Paul GRADVOHL

Mon propos ne remettait nullement en cause le principe de la majorité des deux tiers, comparable à ce que l'on observe ailleurs en Europe, ni l'histoire de la création de cette règle, que vous avez parfaitement restituée. J'insistais uniquement sur l'utilisation de la thématique des deux tiers dans les discours tenus notamment à l'étranger, à l'égard de publics qui ne maîtrisent pas la réalité de la situation intérieure hongroise.

Je souhaite revenir sur la question de la classe moyenne. Les documents des services secrets soviétiques, hongrois et polonais révèlent que les discours sur la classe moyenne et la société civile étaient perçus dans les années 60 et 70 comme une invention des soviétologues américains. Le développement de la société civile évoqué par György Granasztói était d'ailleurs vu, à l'intérieur comme à l'extérieur du bloc soviétique, comme une évolution rendant les sociétés communistes plus difficilement gouvernables que sous Staline.

M. Richárd HÖRCSIK

Permettez-moi tout d'abord de vous faire part de mon estime pour le travail du Professeur Gradvohl. Néanmoins, certains points qu'il a évoqués appellent plusieurs remarques. Résidant en Hongrie, je ne partage pas les constats qu'il pose sur la société hongroise.

S'agissant du discours sur les classes moyennes en premier lieu, je n'y discerne en aucun cas un retour du climat des années 20 et 30. À mon sens, il s'agit au contraire d'un discours tourné vers l'avenir. En Hongrie, la propriété privée a été supprimée sous le régime communiste et une impulsion forte doit être donnée pour la reconstruire. La Hongrie a besoin d'une nouvelle classe moyenne si elle veut espérer connaître un avenir économique tourné sur l'extérieur.

En ce qui concerne la corruption dans les marchés publics, j'admets bien entendu que des difficultés existent. En revanche, j'estime qu'à ce titre, la Hongrie ne fait pas exception. Ces mêmes difficultés sont observées dans d'autres pays européens.

Enfin, sur la problématique du remboursement des études, j'affirme que les jeunes diplômés hongrois ont toute liberté d'aller travailler à l'étranger. Les universités hongroises forment d'ailleurs un grand nombre de médecins travaillant dans des hôpitaux britanniques, allemands et suédois. Mais au vu de sa situation économique actuelle, nous estimons que la Hongrie ne dispose pas de ressources suffisantes pour former les travailleurs, par exemple les informaticiens, des autres pays européens. Cela ne signifie en aucun cas que l'on prive les jeunes diplômés de leur liberté.

M. Michel PRIGENT

Je souhaite à mon tour revenir à la problématique de la classe moyenne. L'analyse de cette réalité implique de prendre en compte l'importance historique des effectifs de la noblesse en Hongrie. Dans son ouvrage « Conversations avec Staline », Milovan Djilas restitue une discussion entre Tito et Staline en 1945, au cours de laquelle ce dernier évoque la nécessité d'un traitement particulier de la Pologne et de la Hongrie en raison de l'importance de la noblesse.

Concernant la diabolisation, je souligne que le maintien d'anciens cadres communistes dans les affaires ou l'administration n'est pas incompatible avec une diabolisation du régime. Enfin, pour répondre au souci qui est le vôtre, je précise que pour avoir fréquenté certains cercles de la dissidence hongroise dans les années 70 et 80, j'ai été considéré persona non grata jusqu'à l'effondrement du régime communiste.

M. Georges KÁROLYI

En guise de conclusion, permettez-moi d'évoquer en quelques mots le thème de l'euroscepticisme. Le journal Le Monde a récemment publié une étude complète sur le sujet, citant la Hongrie comme le seul pays de l'Union européenne doté d'un gouvernement eurosceptique. J'estime qu'il faut nuancer ces propos. L'euroscepticisme en Hongrie est davantage le fait de la population que du gouvernement. Si le Jobbik, parti d'extrême droite, se présente comme un parti fondamentalement hostile à l'Europe, ceci n'est absolument pas le cas du gouvernement, qui contrairement à l'ancien gouvernement tchèque par exemple, n'affiche pas d'hostilité frontale à l'égard de l'Europe. S'il est vrai que le Premier ministre tient parfois des propos impulsifs, la Hongrie est un pays européen, comme elle l'a toujours été.

Déjà, il y a 1 000 ans, le roi Saint Etienne recevait la Sainte Couronne du pape français Sylvestre II et non de l'Empereur byzantin. Cet attachement de la Hongrie à l'Europe occidentale n'a jamais été démenti. Aujourd'hui, le gouvernement se trouve ponctuellement en décalage par rapport au mode de pensée actuellement en vigueur en Europe. Ce phénomène est conjoncturel.

Table ronde n°1

Table ronde n°2

TABLE RONDE 2 : LA DIMENSION ÉCONOMIQUE ET SOCIALE DE LA CRISE TRAVERSÉE PAR LA HONGRIE - LA PLACE DE L'ÉTAT ET SON RÔLE

Table ronde animée par : M. Philippe GODFRAIN, journaliste

INTERVENANTS

M. Zsigmond JÁRAI, économiste, ancien président de la Banque nationale de Hongrie ;

M. Jacques MAIRE, ancien PDG d'Axa Hongrie, directeur au ministère des Affaires étrangères ;

M. László CSABA, économiste, professeur à l'Université d'Europe centrale de Budapest.

M. Philippe GODFRAIN, journaliste

Mesdames et Messieurs,

Cette table ronde vise à traiter de la dimension économique et sociale de la crise traversée par la Hongrie. Pour débattre de ce thème, trois intervenants se succéderont à cette tribune.

M. Zsigmond Járai, ancien ministre des Finances et ancien gouverneur de la Banque centrale hongroise, sera le premier à intervenir. Au long de sa carrière, il a endossé de multiples fonctions, à la Banque de développement de Budapest et à la Bourse de Budapest qu'il a présidée. Il a également été conseiller pour de nombreuses maisons d'investissement.

Nous aurons ensuite le plaisir d'écouter l'intervention de M. László Csaba, professeur d'économie à l'Université d'Europe centrale depuis 2000, également membre de l'Académie des sciences de Hongrie. Il est l'auteur de plusieurs ouvrages portant sur l'économie des pays émergents.

Enfin, nous accueillerons M. Jacques Maire, diplomate économique, spécialiste de la Hongrie. Ancien président-directeur général d'Axa Hongrie, il nous apportera un éclairage d'expert et d'homme de terrain.

Je propose de structurer le propos en deux temps. Il s'agira dans un premier temps de dégager un bilan des principales mesures sociales et économiques mises en oeuvre depuis 2010 en Hongrie. Dans un second temps, nos intervenants échangeront sur les perspectives économiques et sociales qu'ils perçoivent, tant pour la Hongrie que pour ses partenaires européens, la France en particulier.

M. Zsigmond JÁRAI, économiste, ancien président de la Banque nationale de Hongrie

Mesdames et Messieurs,

Je remercie le groupe d'amitié France-Hongrie du Sénat de m'avoir invité à m'exprimer à cette tribune.

Au cours des vingt dernières années, la structure de l'économie hongroise a changé radicalement. Aujourd'hui, l'économie hongroise est une économie moderne et la Hongrie est l'un des pays les plus intégrés à l'Union européenne. En témoignent les échanges extérieurs hongrois, largement tournés vers l'Europe.

Avant la crise financière de 2008, une certaine indiscipline budgétaire a conduit à contracter de nombreux crédits. Depuis son adhésion à l'Union européenne en 2004, la Hongrie est marquée par un déficit excessif. La crise financière a durement frappé le pays, qui a vu son déficit et sa dette publique augmenter et sa compétitivité diminuer. L'aide financière accordée par l'Union européenne a permis d'éviter une situation de faillite.

En 2009, Gordon Bajnai, nouveau Premier ministre socialiste de la Hongrie, a appliqué les mesures économiques préconisées par le Fonds monétaire international (FMI) : restriction budgétaire, baisse des salaires et des pensions de retraite, coupes dans les budgets du secteur de la santé et des services sociaux. En 2010, le nouveau gouvernement de centre droit dirigé par Viktor Orbán, a réorienté la politique économique. Constatant les difficultés rencontrées par les pays ayant mis en oeuvre des politiques d'austérité (la Grèce et le Portugal), le gouvernement a choisi la voie de la relance pour favoriser l'emploi et améliorer la situation des ménages et des PME. La baisse du déficit public reste une priorité fondamentale, tout comme la préservation de la stabilité sociale.

La nouvelle politique économique donne déjà de premiers résultats. La Hongrie est aujourd'hui en mesure de rembourser les crédits étrangers. Le 29 mai 2013, la Commission européenne a recommandé une sortie de la procédure de déficit excessif. L'un des principaux problèmes reste le surendettement des ménages et des PME en devises étrangères, en particulier le franc suisse. Grâce à un programme de travaux publics, la situation de l'emploi montre des signes d'amélioration. L'inflation se maintient sous le seuil de 3 % et le taux de change est stabilisé. Mais avant tout, les mesures économiques ont permis le maintien de la paix sociale dans le pays. La corruption a été réduite, même si elle continue d'exister.

Malgré ces résultats satisfaisants, les marges de manoeuvre restent étroites car la crise internationale perdure. La santé économique de la Hongrie dépend largement de la croissance économique de ses partenaires européens, en particulier de l'Allemagne, deuxième partenaire de la Hongrie. Les faibles taux de croissance enregistrés dans l'Union européenne affectent les exportations hongroises.

L'objectif d'un maintien du déficit sous la barre des 3 % a toujours été considéré comme primordial en Hongrie. Il s'est vite avéré qu'il serait impossible de l'atteindre sans mettre en oeuvre certaines mesures de restriction budgétaire. Des baisses des dépenses publiques ont été engagées, bien que difficilement, en raison des forts besoins des secteurs de l'enseignement, de la santé, de la recherche et développement. Elles ont été accompagnées par la mise en place d'impôts exceptionnels touchant les banques et différents secteurs de l'économie. La politique monétaire de la Banque nationale hongroise vise davantage à relancer l'économie qu'à favoriser les restrictions budgétaires, contrairement à la politique monétaire de l'Union européenne. Depuis trois ans, le gouvernement s'est ainsi toujours montré en faveur de la relance et de la croissance pour maintenir la stabilité financière du pays.

Ce volontarisme dont fait preuve le gouvernement pour la transformation de l'économie hongroise a conduit à l'adoption de nombreuses réformes et à la promulgation de nombreuses lois. Ces changements législatifs ont généré une incertitude majeure pour les entreprises. Le FMI s'est quant à lui montré défavorable à cette politique économique.

Malgré ces difficultés, je reste optimiste quant à la relance de l'économie et j'espère que la Hongrie rattrapera la trajectoire de la France et de l'Allemagne. En 2012, l'investissement étranger en Hongrie a représenté plus de 10 milliards d'euros, principalement dans les secteurs de l'automobile et des télécommunications. L'investissement étranger est la condition d'une relance durable en Hongrie. Les perspectives qui prévalaient au début des années 2000 (une croissance du PIB de 4 % à 5 %) ne pourront vraisemblablement être tenues. Nous espérons aujourd'hui une croissance positive, de 1 % à 2 %. Après les profonds changements structurels de l'économie hongroise, je suis optimiste quant à la période à venir, qui je l'espère, sera celle de la stabilité.

M. Philippe GODFRAIN

Merci de nous avoir fait part de votre vision de la situation hongroise et de son avenir, qui laisse présager, espérons-le, que l'instabilité législative n'effraiera pas les investisseurs étrangers. Peut-être pourrons-nous nous interroger sur ce moment de bascule entre la frénésie législative et l'apaisement attendu par de nombreux investisseurs ?

J'invite à présent M. László Csaba, économiste et observateur privilégié de la situation hongroise, à nous faire part de son regard de spécialiste sur ce qui différencie la Hongrie des autres pays de la zone.

M. László CSABA, économiste, professeur à l'Université d'Europe centrale de Budapest

Mesdames et Messieurs,

Je pense qu'il est toujours utile de comparer la Hongrie avec les autres pays de la région. Une description précise de la situation hongroise impliquerait néanmoins une analyse bien plus approfondie que celle que je pourrais vous livrer aujourd'hui, tant les points de comparaison sont multiples.

Les dimensions économiques et sociales de la crise en Hongrie et ses impacts sur la gouvernance du pays constituent des points importants de préoccupation dans l'Union européenne. J'estime que la « crise » à proprement parler est aujourd'hui derrière nous. Néanmoins, la majorité des observateurs continuent d'employer ce terme.

Tout d'abord, j'observe que la crise en Hongrie n'a pas débuté en 2008 mais en 2005, lorsqu'après une période de croissance rapide de l'activité, celle-ci a connu une chute remarquable. La crise en Hongrie n'est pas en premier lieu une crise financière. Elle revêt plusieurs dimensions : crise de société, crise de croissance, crise de confiance de la part de l'Union européenne.

Si les indices financiers en Hongrie tendent à s'améliorer, l'activité productive reste faible et le marché du travail connaît une crise d'efficacité. La dépendance de la Hongrie aux autres pays européens est considérable, bien plus importante que la Suisse ou les Pays-Bas. Or les taux de croissance des économies européennes sont faibles et les perspectives d'avenir dans les États de l'Union européenne restent incertaines et font débat parmi les économistes.

Si l'ensemble des observateurs s'accorde sur l'existence d'une crise de croissance, j'estime que la crise de l'activité est plus grave encore. Le taux d'activité sur le marché du travail est très faible, s'établissant à 56 % en 2012, soit un niveau d'activité bien moindre que dans certains pays européens (78 % à 80 %).

Le taux d'endettement a diminué depuis l'arrivée au pouvoir du gouvernement, de 82 % à 77 %. Il aurait certes pu diminuer davantage, mais nous pouvons saluer cette évolution. L'objectif de réduction de la dette est prioritaire en Hongrie. Il a d'ailleurs été inscrit dans la Loi fondamentale.

S'agissant de la situation sociale, plusieurs problématiques sont à souligner :

- la Hongrie compte 3,3 millions de retraités pour une population totale de 10 millions de personnes. Le poids électoral des retraités conduit à privilégier, plus qu'ailleurs, le statu quo ;

- la part des jeunes sur le marché du travail est relativement faible ;

- le taux de scolarisation, après la période de scolarité obligatoire est extrêmement bas, nous pouvons d'ailleurs nous interroger sur les raisons de cette situation ;

- des inégalités territoriales importantes sont constatées s'agissant du chômage et de l'activité ;

- le taux d'activité des femmes est faible, n'atteignant pas 35 %.

Malgré ces difficultés, il nous faut rester lucides : la situation de la Hongrie n'est pas comparable à la situation économique de Chypre ou de la Roumanie. Néanmoins, l'une des difficultés majeures reste la faiblesse du taux d'investissement, très inférieur au seuil des 20 % qui permettrait de sécuriser l'économie hongroise. Au vu des éléments actuels et de manière réaliste, nous pouvons entrevoir une reprise de la croissance entre 2015 et 2018.

M. Jacques MAIRE, ancien PDG d'Axa Hongrie, directeur au ministère des Affaires étrangères

Bonjour à tous,

Mon intervention ne sera pas celle du diplomate institutionnel que je suis aujourd'hui, mais celle de l'acteur de terrain que j'ai été en Hongrie. Je vous livrerai ma vision personnelle de la situation, libéré de toute contrainte d'expression. Aussi, mes propos n'engagent pas AXA, mon ancienne organisation. J'espère que le diagnostic que je vous exposerai permettra à nos amis hongrois de comprendre notre façon d'appréhender le sujet.

En 2009, alors que le ministre de l'Économie de l'époque déclarait que la Hongrie, premier pays à entrer dans la crise, serait le premier à en sortir, j'ai été nommé pour y gérer un groupe comprenant des activités de crédit, d'épargne et de gestion d'actifs. Au bout de quelques mois, mon mandat de développement de ces activités est devenu un mandat de restructuration, puis de liquidation, avec pour conséquences le licenciement de centaines de personnes et la foreclosure de milliers de logements. Je ne souhaite pas assimiler mon rapport avec mes clients, amis, fournisseurs et employés hongrois à ma vision plus contrastée de ma collaboration avec le gouvernement.

De manière très factuelle, j'ai été frappé non pas par la mise en place par le gouvernement de mesures de gestion de crise, mais par les choix implicites sous-jacents à ces orientations économiques. Les deux problèmes majeurs auxquels était confronté le gouvernement étaient, d'une part, la vulnérabilité liée à l'endettement extérieur, et d'autre part, la consolidation de la dette interne. Des actions ont été menées sur ces deux axes, dont j'exposerai les implications économiques et sociales.

Face au problème de la dette publique, l'État hongrois a essentiellement mis en oeuvre des mesures d'ordre fiscal, bien davantage que des mesures de restriction budgétaire. La France n'a évidemment aucune leçon à donner en la matière. Mais l'outil fiscal a été, à mon sens, actionné de manière très étonnante. L'introduction d'une « flat tax » de 16 % sur les revenus a créé un effet d'aubaine exceptionnel, favorisant les hauts revenus. La fiscalité du travail a généré une hausse du coût du travail pour les employés peu qualifiés. Le choix de renchérir le coût du travail peu qualifié m'a semblé curieux dans le contexte de l'époque. L'augmentation de la TVA à 27 %, taux considérable, a fait peser une lourde charge sur les consommateurs, bien qu'elle ait préservé la compétitivité de la Hongrie à l'exportation. Dans le même temps, le gouvernement a procédé à la réduction des aides sociales et à la baisse de l'assurance chômage à trois mois. Je dénote une contradiction dans ces mesures, qui ont conduit à réduire le filet social tout en renchérissant le coût du travail interne et en grevant la consommation intérieure.

Les entreprises multinationales ont également pâti des mesures économiques, qui ont, en moyenne, entraîné une baisse de 50 % de leur profit. De nombreuses entreprises, en particulier certains groupes financiers, se sont trouvées en situation d'endettement. La mise en oeuvre de mesures exceptionnelles en cas de crise est compréhensible, mais en l'espèce, la productivité à long terme des entreprises a été mise en cause, générant une baisse considérable de l'attractivité du marché hongrois pour l'investissement ou la recapitalisation, sauf dans certains secteurs particuliers. La baisse de l'activité a, par exemple, été considérable dans le secteur bancaire.

S'agissant des fonds de pension, la Hongrie fait face à un problème de solvabilité des retraites à long terme, mais également à une dette exigible à court terme, avec des niveaux de refinancement très importants. L'opération de récupération des fonds de pension pour les inscrire dans le budget public ne revient qu'à reconvertir des ressources longues vers des emplois courts. La dette de long terme hongroise reste inchangée. Ceci témoigne d'une bonne gestion tactique, mais les dix points de PIB ainsi récupérés n'ont servi que pour moitié à financer la baisse de l'endettement. Le financement des retraites à long terme reste très problématique.

Concernant maintenant la dette extérieure, la vulnérabilité de la Hongrie s'explique par des raisons macroéconomiques, qu'il s'agisse de la dette de l'État, de la dette des entreprises ou de la dette des ménages. Elle résulte de l'insuffisance de l'épargne hongroise, avec des taux d'intérêt élevés en Hongrie, et de l'abondance de l'épargne étrangère à taux d'intérêt plus faibles. Dans l'optique d'une convergence à terme entre le forint et l'euro, suite à l'adhésion à l'Union européenne, le choix de la dette étrangère était rationnel. Mais l'endettement international de la Hongrie ne permet pas d'influencer le taux de change. Le positionnement compétitif de la Hongrie (la dévaluation) a mécaniquement alourdi le poids de la dette étrangère pour les ménages, les entreprises et l'État. Conjoncturellement, si la Hongrie maintient son taux de change actuel et son taux d'intérêt à un niveau acceptable, sa situation peut rester globalement satisfaisante. Mais, comme beaucoup d'États en Europe, elle ne dispose d'aucun levier d'action sur ces deux paramètres, qui restent dépendants des marchés internationaux, d'où une vulnérabilité importante. Les entreprises étrangères du secteur bancaire ont été surprises de la manière dont la problématique a été traitée vis-à-vis des emprunteurs, qui se sont vus proposer que leur dette, libellée en devise étrangère, soit convertie en forint. Ce processus a généré un biais social important : les individus qui ont pu bénéficier de l'effort des banques étaient également les plus solvables.

Au vu de ces éléments, si la situation économique hongroise actuelle n'est pas dramatique, il reste de nombreuses incertitudes quant à l'avenir. Je conseillerais aux autorités hongroises de conserver des relations amicales avec leurs financeurs potentiels, notamment l'Union européenne. Or la rhétorique interne à la Hongrie s'accommode mal avec les relations de confiance nécessaires pour sécuriser son avenir.

M. Philippe GODFRAIN

Merci pour ce diagnostic contrasté. Je vous propose d'aborder le deuxième temps de notre table ronde, consacré aux perspectives. Je me tourne vers nos interlocuteurs pour qu'ils nous éclairent sur deux questions principales : quels sont les secteurs d'avenir en Hongrie et quelle politique monétaire la Hongrie envisage-t-elle à court et moyen termes ?

M. Zsigmond JÁRAI

Fondamentalement, l'avenir de l'économie hongroise dépend de la santé économique européenne, pour laquelle je suis optimiste. L'Union européenne demeure une économie puissante, bien qu'elle doive consentir d'importants efforts pour vaincre les difficultés auxquelles elle fait face actuellement.

Concernant les secteurs économiques d'avenir, j'évoquerai en premier lieu le secteur financier. Les grandes réformes sont aujourd'hui derrière nous et les incertitudes seront réduites dans un futur proche. Il est vrai que depuis 2010, les mesures prises par Viktor Orbán ont porté un message fort à l'égard du FMI et de l'Union européenne, celui d'un pays souhaitant suivre son propre chemin. Mais la Hongrie ne fait pas exception : le Premier ministre des Pays-Bas a récemment pris le même type de position.

Depuis l'arrivée au pouvoir du gouvernement Orbán, les profonds changements intervenus ont pu déstabiliser l'économie hongroise. La composition des industries hongroises a considérablement évolué. Mais plusieurs branches industrielles ont bénéficié d'investissements étrangers, notamment les secteurs de l'automobile et des produits pharmaceutiques. Sur le plan financier, la problématique de l'emprunt suisse est derrière nous, mais les taux d'intérêt élevés limitent l'afflux de capitaux étrangers.

Le gouvernement communique beaucoup sur certains succès, notamment dans l'enseignement et la formation. La Hongrie transforme son système éducatif sur le modèle de la Finlande et espère obtenir de bons résultats d'ici dix ans. La recherche doit quant à elle être développée.

De manière générale, en Hongrie comme dans de nombreux pays européens, une croissance positive, même faible, d'ici deux ou trois ans, constituerait un résultat satisfaisant. La grande vague de réformes est achevée. Ainsi, dans un climat apaisé, je suis confiant quant aux relations futures qu'entretiendra la Hongrie avec les investisseurs, qui trouveront dans ce pays des partenaires sur lesquels ils pourront compter.

M. Philippe GODFRAIN

Vous avez évoqué les secteurs de la finance, de l'automobile et des produits pharmaceutiques. Qu'en est-il du secteur énergétique ?

M. Zsigmond JÁRAI

La priorité du gouvernement est de réaliser des économies d'énergie, par l'isolation des logements et la mise en place de technologies efficientes. Concernant l'offre énergétique, le gouvernement souhaite accroître la part de l'énergie nucléaire dans la production. Dans ce domaine, la France peut jouer un rôle central.

M. László CSABA

Comme nous avons pu le constater dans chacune des interventions de cette table ronde, les économies hongroise et européenne sont presque exclusivement tournées vers la sortie de crise. Ce n'est qu'une fois que l'on considérera cette tâche résolue qu'il sera possible d'envisager une restructuration positive du paysage économique.

Concernant l'énergie, je constate que le gouvernement ne dispose pas de vision à long terme de la gestion macroéconomique du secteur. Les différentes déclarations sur ce thème semblent très contradictoires. Or, les conséquences des décisions prises sont de l'ordre de plusieurs centaines de milliards de forint.

Concernant l'enseignement, j'estime que le système éducatif reste concurrentiel malgré ses faiblesses. Certes, l'amélioration de son attractivité pour des étudiants étrangers, chinois ou indiens notamment, est un sujet de préoccupation, mais impliquerait d'importants investissements dans les infrastructures. La création d'un système d'enseignement supérieur ouvert sur le monde présente un coût élevé. Si nous présentons le système finlandais comme notre modèle, il nous faut investir autant qu'ils le font. Or depuis que j'enseigne à l'université, le nombre d'étudiants a été multiplié par onze, tandis que le budget n'a été multiplié que par deux. Il me semble important que la Hongrie s'inscrive dans les réseaux européens d'échange d'étudiants, car les étudiants étrangers en Hongrie seront les partenaires et investisseurs de demain. Encore une fois, cela représente un coût qu'il faut assumer. Pour cela, il conviendra d'accueillir des investissements du secteur privé, qui font défaut actuellement.

La Hongrie dispose de compétences singulières dans les domaines de la restauration et de l'hôtellerie. Ici aussi, les conditions financières du développement de ces secteurs restent à créer. Dans le domaine de la santé, pour lequel le pays dispose également d'un avantage comparatif, il est nécessaire que les mentalités évoluent et que l'on accepte de prendre des mesures pour rentabiliser le secteur.

En résumé, je considère qu'un objectif de croissance positive à court ou moyen terme impose de procéder aux investissements nécessaires.

M. Jacques MAIRE

Je suis très sensible aux analyses des deux intervenants précédents sur les vulnérabilités et les opportunités qu'ils perçoivent en Hongrie. En tant que représentant du gouvernement français, ma vision porte davantage sur les stocks que sur les flux. Notre priorité est de maintenir la qualité, la rentabilité et la dynamique du stock d'investissements de la France en Hongrie, soit 10 milliards d'euros. Il s'agit avant tout de bâtir l'avenir en consolidant l'existant. Pour cela, des opportunités s'offrent à nous, mais nous faisons également face à des difficultés.

La principale difficulté résulte du fait que la France a investi dans des secteurs régulés, dépendants de l'action gouvernementale : la grande distribution, les médias, l'énergie, l'eau et le secteur financier. Lorsque la politique locale n'évolue pas dans un sens acceptable, ils sont fondamentalement fragilisés. Les trois prochaines années seront cruciales. En effet, de nombreuses entreprises françaises ont, depuis 2010, provisionné certains scénarios extrêmes dans leurs comptes et les décisions de fermeture peuvent intervenir rapidement si le gouvernement refuse de créer un cadre acceptable. L'exemple du secteur des titres restaurant, autrefois dynamique mais aujourd'hui sinistré, illustre bien ce processus.

Des opportunités d'investissement demeurent néanmoins, principalement dans les secteurs destinés à l'exportation. La volonté affichée du gouvernement hongrois est en effet de réserver aux entreprises hongroises le développement du marché intérieur. Les investissements compatibles avec ce discours pourront émaner d'entreprises qui envisagent la Hongrie comme un centre de coûts et non de profits, en d'autres termes, qui profiteront de la plateforme de production qu'est la Hongrie, sans supporter le risque lié au taux de change. Deux acteurs principaux peuvent en profiter : l'Allemagne, pour des raisons historiques évidentes, et la Chine, pour laquelle la Hongrie peut se positionner comme une porte d'entrée de l'Union européenne. J'attire néanmoins votre attention sur le risque que représente la dépendance d'une économie aux investissements chinois.

Pour la France, certains secteurs peuvent encore générer des opportunités : l'agroalimentaire, la santé et la « chimie fine ». Je suis davantage réservé en ce qui concerne l'énergie. Si des opportunités peuvent exister dans ce secteur pour les fournisseurs de solutions technologiques - à condition que les capacités de financement soient en place, le développement d'un partenariat France-Hongrie impliquerait de mieux considérer les opérateurs énergéticiens. Un tel partenariat, sur un secteur aussi stratégique pour la France que l'énergie, modifierait certainement la nature des relations franco-hongroises.

M. Géza GALFI, ingénieur civil des Mines

Je formulerai tout d'abord une remarque en lien avec la première table ronde. Parmi les héritages communistes qu'évoquait Monsieur Granasztói, plusieurs éléments me semblent avoir été omis : la dette héritée du communisme, l'état moral de la population et plus important encore, l'état sanitaire et démographique du pays, absolument désastreux, qui aura des répercussions sur l'avenir économique du pays.

Ma question porte sur les médias, qui n'ont été que peu évoqués ce matin. En tant que citoyen hongrois vivant à Paris, je suis choqué de la manière dont la Hongrie est traitée dans les médias. J'ai à l'esprit certains reportages diffusés sur les chaînes publiques françaises, présentant la Hongrie comme un pays déviant vers l'extrême droite et dénonçant un antisémitisme au coeur du pouvoir. Ce traitement est indigne d'une chaîne publique. Malgré mes protestations, je n'ai jamais obtenu de droit de réponse. Un premier élément permettrait d'expliquer cette position des médias : globalement de gauche, ils constituent la caisse de résonnance naturelle de l'opposition politique en Hongrie. En outre, certains affirment que les médias européens soutiendraient les positions des entreprises étrangères en Hongrie en relayant les campagnes anti-Orbán. Je souhaite connaître l'avis des intervenants sur la possibilité de manipuler les médias pour soutenir les intérêts d'entreprises étrangères en Hongrie.

M. Philippe GODFRAIN

Je crains que nos intervenants, experts économistes, ne puissent répondre à votre interrogation qui porte davantage sur le lobbying.

M. Georges KÁROLYI

Je souhaite revenir sur deux points évoqués par M. Jacques Maire.

Le premier concerne la fragilisation de certains investissements, en particulier les investissements dans le secteur public de l'eau et de l'énergie. J'estime que ce problème n'est pas spécifique à la Hongrie. Il tient avant tout au fait que ces secteurs revêtent de plus en plus un caractère stratégique dans la gouvernance des pays. Partout en Europe, y compris en France, des mesures sont prises pour rendre aux gouvernements la maîtrise de ces services. En Hongrie, au début des années 90, les investisseurs français et allemands ont privilégié ce type d'investissements. L'action du gouvernement actuel, qui tend à revenir sur les contrats conclus alors, donne l'image biaisée d'un pays qui rejette l'investissement étranger. Dans ces secteurs, le rapport risques / profits des investissements est relativement faible. En revanche, le gouvernement hongrois n'a jamais critiqué les investissements à risques qui interviennent dans le secteur marchand.

Le deuxième point concerne la flat tax à 16 %, très critiquée sous prétexte qu'elle favoriserait les hauts revenus. Mathématiquement, ceci est exact. Mais en Hongrie, les hauts revenus ne sont pas ceux que l'on observe en France. Cette mesure profite avant tout à la classe moyenne, dont la reconstruction est une priorité que personne ne saurait mettre en cause. M. Jacques Maire a évoqué un effet d'aubaine. Je le rejoins sur ce point, mais à mon sens, l'aubaine n'est pas celle du contribuable mais celle du pays. Je rappelle que la population hongroise est surendettée et que l'épargne de précaution n'existe plus. L'augmentation du revenu disponible des ménages va conduire à augmenter la consommation et à favoriser le désendettement ou la reconstitution d'une épargne de précaution. Ces trois éléments sont favorables en termes macroéconomiques. Cette mesure ne présente selon moi que des avantages.

M. Zsigmond JÁRAI

Permettez-moi tout d'abord de m'exprimer brièvement sur l'ouverture de la Hongrie vers l'Est. Il est vrai que des investissements provenant de Chine, de Russie et du Kazakhstan affluent vers la Hongrie, présentant de nombreux avantages pour l'économie hongroise. Mais la Hongrie reste fondamentalement intégrée dans l'économie européenne. Les partenaires européens demeurent sa priorité.

Concernant la dette publique, alors qu'elle ne représentait que 51 % du PIB en 1971, elle a atteint 82 % du PIB à la fin des années 80. Aujourd'hui, le gouvernement prend des mesures pour la diminuer. Il s'agit bien d'un héritage du système communiste. L'Ambassadeur Paul Tar se rappelle sûrement que dans les années 90, face au choix de rembourser sa dette ou de demander aux grandes puissances occidentales de l'effacer, la Hongrie a décidé de maintenir sa dette afin de conserver sa crédibilité. Elle est aujourd'hui considérée comme un débiteur fiable et crédible.

Enfin, sur la flat tax , je précise qu'elle a été introduite pour favoriser la croissance et soutenir l'investissement des ménages et des entreprises. Elle n'a malheureusement pas permis de réduire le déficit public. Finalement, la structure de la fiscalité a changé, avec une moindre taxation des ménages et une plus forte taxation des entreprises.

M. Jacques MAIRE

J'apporterai des éléments de réponse aux remarques de M. George Károlyi. Dans une démocratie libérale, les dispositions contractuelles prévalent, dans l'intérêt des deux parties. Lorsqu'une entreprise investit à plusieurs milliers de kilomètres de sa base, dans un réseau défaillant et non entretenu, elle attend effectivement une rémunération de son capital, dont le niveau est fixé dans le contrat. Vingt ans après, alors que l'investissement est réalisé, la volonté du gouvernement peut en effet être celle de récupérer la gestion du réseau et du service. S'ouvre alors généralement un deuxième cycle, lié à l'absence d'entretien du réseau, qui découle plusieurs années après sur des appels à concession. Un tel cycle de la récupération de la rente a eu lieu en Amérique latine, où aujourd'hui, les partenariats public-privé explosent. Je pense que la volonté de récupération de la gestion de ces secteurs relève de l'opportunisme financier. Si cela est compréhensible, l'important reste néanmoins le respect du contrat pour maintenir la confiance et donc l'investissement.

Concernant la flat tax , j'estime qu'il faut prendre un certain recul pour évaluer la mesure dans son contexte. La hausse de la TVA, combinée à une hausse des impôts sur les bas salaires et à une baisse des impôts sur les revenus des classes moyennes supérieures, entrave l'employabilité et la consommation intérieure. Un équilibre a été rompu, ce qui constitue selon moi un inconvénient pour les années qui viennent.

M. Philippe GODFRAIN

Nous arrivons au terme du temps imparti. Je remercie chacun de vous pour vos interventions.

Table ronde n°3

Discours de clôture

TABLE RONDE 3 : LES TRANSFORMATIONS CONSTITUTIONNELLES DEPUIS 2010 ET LEURS CONSÉQUENCES LÉGISLATIVES

Table ronde animée par Pierre DELVOLVÉ, professeur émérite de l'Université de Paris II

INTERVENANTS

M. Patrice GÉLARD, sénateur de la Seine-Maritime, constitutionnaliste ;

M. László TRÓCSÁNYI, ambassadeur de Hongrie, constitutionnaliste ;

M. Bertrand MATTHIEU, président de l'Association française de droit constitutionnel ;

M. Tamás KORHECZ, professeur de droit auprès de l'Université d'Europe centrale.

M. Pierre DELVOLVÉ, Professeur émérite de l'Université Paris II

Mesdames et Messieurs,

Nous reprenons nos travaux, déjà très nourris ce matin avec les différents aspects abordés au cours des tables rondes. Je suis très impressionné par l'équilibre qui a été trouvé entre les tenants de différents points de vue.

Nous prolongeons les débats de ce matin par une séance consacrée aux transformations constitutionnelles depuis 2010 et leurs conséquences législatives.

J'ai l'honneur de présider cette séance, qui réunira des personnalités qui, au-delà de leurs différents titres, sont en réalité toutes des juristes et spécialistes de droit constitutionnel. Nous aurons le plaisir d'entendre successivement M. László Trócsányi, Ambassadeur et professeur de droit constitutionnel ; mon collègue et ami le sénateur et professeur de droit constitutionnel, M. Patrice Gélard ; mon collègue, membre du Conseil supérieur de la magistrature, président de l'Association française de droit constitutionnel et professeur de droit constitutionnel, M. Bertrand Matthieu ; et enfin, M. Tamás Korhecz, également professeur de droit.

Vous connaissez tous l'acuité des problèmes constitutionnels de la Hongrie. Au lendemain de la chute du régime communiste, la Constitution alors en vigueur avait été prolongée. Le 25 avril 2011 a été promulguée la nouvelle Loi fondamentale, qui présente des particularités dans son préambule et dans son contenu. Vous noterez par exemple qu'elle diffère de la Constitution française telle qu'interprétée par le Conseil constitutionnel le 17 mai 2013, qui exclut de son champ les questions de société. Si l'on se réfère au préambule de 1946, cette interprétation me semble erronée. La Loi fondamentale de la Hongrie admet une conception plus vaste des rapports entre la Constitution et les questions de société.

La Constitution hongroise a été élaborée dans un délai considéré par certains comme trop court. En réalité, son élaboration n'aura pas été beaucoup plus rapide que celle de la Constitution de 1958. Mais c'est peut-être la brièveté de son délai d'élaboration qui a justifié depuis lors, l'adoption d'amendements. Les trois premiers amendements portent sur des questions secondaires, essentiellement de caractère procédural. Le quatrième amendement, adopté le 15 mars 2013, a suscité de nombreuses réactions quant à la forme et quant au fond.

Les dispositions de l'amendement sont destinées à compenser les décisions de la Cour constitutionnelle. Le constituant hongrois, selon la formule du Doyen Vedel, a réalisé un « lit de justice constituant » : dans l'exercice de la souveraineté du pouvoir constituant, il a repris dans une forme constitutionnelle, des dispositions qui n'avaient pu être précédemment abouties. Dans l'exercice du contrôle que la Loi fondamentale lui confère, la Cour constitutionnelle de la Hongrie a récemment considéré que les réformes apportées par le quatrième amendement de la Constitution étaient conformes à celle-ci.

Les contestations dont fait l'objet le quatrième amendement sont parfaitement légitimes : tout texte de Constitution est soumis à la critique. Les institutions européennes se sont emparées de la question. Le Parlement européen a rédigé, dans un but davantage politique que juridique, un pré-rapport sur l'amendement. La Commission de Venise, à la demande du Conseil de l'Europe mais également du gouvernement de la Hongrie, procède actuellement à une analyse de cet amendement.

Nous nous situons donc au coeur d'une actualité constitutionnelle et juridique. Nous pourrons nourrir notre réflexion par les interventions des différents professeurs de droit présents à cette tribune.

M. László TRÓCSÁNYI, Ambassadeur de Hongrie, constitutionnaliste

Monsieur le président,

Chers collègues,

Chers amis,

Je n'ai pas à l'esprit beaucoup d'exemples de pays dont la Constitution a provoqué tant de débat. Une Constitution intéresse généralement juristes et politiciens, mais préoccupe peu les médias. Pour quelles raisons, dans une Europe unie, une Constitution peut-elle susciter de telles discussions ? Une Constitution est un document politique, juridique et littéraire. J'emploierai une analogie pour la définir : tel un bâtiment de théâtre, elle fournit un cadre nécessaire à l'action. Mais plus important encore est le jeu des acteurs, en l'occurrence, la pratique constitutionnelle.

Pour M. Jean-Marc Sauvé, une Constitution est une mémoire et un projet. L'analyse de la Constitution de la Hongrie implique d'interroger son histoire et de se projeter dans l'avenir.

Parmi les pays de l'ancien bloc soviétique, la Hongrie est le seul à ne pas avoir adopté une nouvelle Constitution lors du changement de régime. En effet, celui-ci résulte en Hongrie d'un compromis entre l'ancienne élite, qui n'avait pas intérêt à ce que la Constitution soit modifiée, et une nouvelle élite, qui n'avait pas les moyens de procéder à ce changement. La Constitution de l'époque était donc un document neutre, dépourvu de valeur idéologique : un document de compromis. Il fallait alors disposer d'un organe fort pour représenter les valeurs constitutionnelles de la société hongroise. C'est le rôle qu'a joué la Cour constitutionnelle. Composée de juristes éminents, elle a exercé pendant vingt ans un pouvoir considérable en Hongrie. Pour désigner le vaste pouvoir d'interprétation dont disposaient les juges, est apparue la notion de « Constitution invisible ».

Pendant vingt ans, aucune tentative d'adoption d'une nouvelle Constitution n'a pu aboutir. Le gouvernement Orbán, face à une opposition affaiblie et fort de sa majorité des deux tiers, fut finalement le premier gouvernement à disposer de la légitimité nécessaire pour changer de Constitution, dans un contexte de crise morale, politique et économique.

Le pouvoir constituant a souhaité que cette Constitution soit empreinte d'une forte valeur mémorielle et identitaire, ce qui a pu paraître choquant pour les observateurs étrangers, mais s'inscrit bien dans la culture hongroise. La volonté de renforcer la fierté nationale à travers la Constitution résulte certainement des souffrances que la Hongrie a subies au fil de l'histoire. La Constitution réserve une place centrale au patrimoine national, ainsi qu'au rôle de l'Homme dans la société. Ces éléments se retrouvent dans la profession de foi nationale figurant en préambule de la Loi fondamentale.

Chaque pays dispose d'une histoire spécifique, de problématiques originales et donc d'une identité constitutionnelle qui lui est propre. Aussi, il n'est pas pertinent de comparer les Constitutions des différents pays. Le pouvoir constituant hongrois a souhaité souligner l'importance des valeurs dans la Loi fondamentale : les racines chrétiennes, ainsi que le rôle du mariage et de la famille, qu'il a estimé nécessaire de protéger. Ces points ont immédiatement suscité un débat en Europe, alimenté par les médias qui ont perçu un danger dans l'affirmation de cette identité constitutionnelle.

La question de la séparation des pouvoirs a également suscité de nombreuses réactions. Qu'en est-il réellement en Hongrie ? Pour des raisons politiques conjoncturelles, le Parlement est en position de faiblesse. Mais le rôle du Premier ministre en Hongrie est comparable à celui du Chancelier en Allemagne. La nouvelle Loi fondamentale modifie les relations entre la Cour constitutionnelle et le Parlement. Auparavant, la Cour constitutionnelle représentait l'organe le plus important de la société hongroise, endossant, par exemple, un rôle bien plus central que le Conseil constitutionnel français. Rapidement, la Cour constitutionnelle est devenue surchargée, devant traiter de multiples requêtes, présentant souvent peu d'intérêt. Avec l'adoption de la nouvelle Loi fondamentale, la Cour constitutionnelle reste la gardienne de la Constitution, mais ne dispose plus du pouvoir constituant, désormais confié au Parlement.

Les dispositions transitoires ont été approuvées dans le cadre d'une loi distincte du Parlement, afin que la Constitution puisse entrer en vigueur le 1 er janvier 2012. La Cour constitutionnelle a jugé nécessaire d'annuler ces dispositions pour qu'elles soient intégrées à la Loi fondamentale, arguant que celles-ci n'avaient pas un caractère transitoire. Leur intégration a fait l'objet du quatrième amendement, le plus controversé, portant notamment sur l'Église, la famille et les révisions constitutionnelles.

À mon sens, le débat sur la nouvelle Constitution hongroise est exagéré. En effet, si la Constitution hongroise, vue dans son ensemble, renvoie une image négative aux observateurs étrangers, les articles qui la composent ne posent que peu de problèmes.

Concernant l'organisation de la justice, la nouvelle Loi fondamentale sépare le Conseil supérieur de la magistrature hongroise de la Cour suprême, conférant au premier un pouvoir supérieur. L'abaissement de l'âge de retraite des juges représente la mesure la plus discutée. N'oublions pas qu'en France, il a été fait de même sous les présidences de Charles De Gaulle et de François Mitterrand. La Hongrie a accepté les critiques de la Cour de justice de l'Union européenne sur ce point. Concernant à présent les critiques formulées sur l'usage des lois organiques, j'estime qu'elles sont davantage d'ordre politique que juridique.

La Hongrie a demandé à plusieurs reprises l'avis de la Commission de Venise sur les amendements constitutionnels. La Commission a formulé certaines critiques, ce qui est légitime, cette Commission visant à favoriser les « meilleures pratiques ». Le gouvernement de Hongrie est conscient de la nécessité de respecter les traités européens. Il est prêt à débattre et à argumenter pour défendre sa position. Ce débat n'aura de sens que s'il est exempt de préjugés et de positions de principe.

M. Pierre DELVOLVÉ

Avant de réagir aux propos de Monsieur l'Ambassadeur de Hongrie, permettez-moi de saluer la venue de Madame l'Ambassadeur d'Autriche, dont la présence aujourd'hui témoigne de la proximité des relations entre l'Autriche et la Hongrie, mais rappelle aussi que l'Autriche est la « mère » du contrôle de constitutionnalité.

Monsieur l'Ambassadeur de Hongrie, vous avez mis en évidence avec talent les raisons d'être des réformes constitutionnelles de 1991 et de 2011. Vous avez souligné deux points fondamentaux, communs à tout régime constitutionnel. Le premier concerne l'identité constitutionnelle, que l'on retrouve dans la jurisprudence du Conseil constitutionnel français, ainsi que dans l'article 1 paragraphe 5 du projet de traité instituant une constitution pour l'Union européenne, repris dans l'article 4 paragraphe 2 du Traité sur l'Union européenne. L'identité constitutionnelle, de même que la mémoire constitutionnelle d'une nation se trouvent réalisées dans de nombreux textes essentiels. Le préambule de la Constitution de 1958 renvoie à la Déclaration des droits de l'Homme et du citoyen de 1789, ainsi qu'au préambule de la Constitution de 1946. Comme la Hongrie, bien que certes de manière moins prolixe, la France admet dans ses textes fondateurs un rappel de ce qu'est le coeur de son patrimoine constitutionnel.

Le second point d'importance que vous avez évoqué, sans pour autant le nommer, concerne le problème du gouvernement des juges, que rencontrent les Cours constitutionnelles lorsque l'exercice de leur contrôle entre en conflit avec une volonté exprimée par le Parlement. La justice constitutionnelle n'est pas une justice ordinaire. La spécificité du contrôle de constitutionnalité des lois justifie, de la part du constituant, l'aménagement d'un dispositif particulier ; et de la part de la Cour constitutionnelle, le respect d'une prudence de caractère juridico-politique.

M. Patrice GÉLARD, sénateur, constitutionnaliste

Monsieur l'Ambassadeur, Madame l'Ambassadeur,

Monsieur le Président,

Chers collègues,

Je débuterai mon intervention en rappelant certaines données historiques pour corriger deux erreurs commises ce matin :

- la première a été de présenter les Traités de Versailles et de Trianon comme étant basés sur le droit des peuples à disposer d'eux-mêmes. Il s'agit en réalité du contraire, sauf à considérer que la récompense aux anciens alliés réponde à ce principe. Le meilleur exemple est l'éclatement de la Yougoslavie et de la Tchécoslovaquie. Je suis d'ailleurs surpris que la partie hongroise de la Roumanie n'ait pas bénéficié des circonstances qui auraient pu contribuer à corriger les erreurs du Traité de Trianon.

- la seconde erreur a été de situer la démocratisation de la Hongrie en 1989. En réalité, dès 1985, le pays a mis en oeuvre des réformes capitales, telles que la création d'une Cour constitutionnelle qui remettait en cause une série de décisions prises par le pouvoir communiste ou la mise en place des recours pour excès de pouvoir contre les actes administratifs illégaux. En Hongrie comme en Pologne, la démocratie, dans l'ombre, progressait.

Je suis sensible à la conception juridico-constitutionnelle hongroise, également observée sous d'autres formes, en Suisse, en Autriche et en Allemagne, qui consiste à distinguer le statut personnel de celui de citoyen. Ce double statut se trouvait au fondement de l'Empire austro-hongrois. Le statut personnel était régi par la loi du pays d'origine - dans le droit hongrois, par sa naissance, l'enfant d'un citoyen hongrois est citoyen hongrois ; et le statut de citoyen par la loi en vigueur dans le pays de résidence. J'ai eu l'occasion de rencontrer des nostalgiques de cette situation, estimant que l'Union européenne aurait dû étudier cette cohabitation des nationalités, des traditions et des usages, telle qu'elle existait dans l'Empire austro-hongrois. Cette conception a été examinée par Lénine puis par Staline, reprise et totalement dénaturée dans la conception soviétique. En Autriche, Karl Renner a lui aussi développé cette notion de double statut. Certaines dispositions de la Constitution hongroise, qui stipulent qu'un citoyen hongrois reste Hongrois, quel que soit son pays de résidence, ont conduit le gouvernement à adopter des mesures telles que la délivrance d'un passeport hongrois ou la prise en charge des études d'un citoyen résidant dans un autre pays. Cette conception me semble intéressante dans l'Europe actuelle.

À présent, je formulerai quelques commentaires sur le contenu de la Constitution.

Il s'agit d'un document surprenant, qui ne correspond pas aux canons habituels d'une Constitution européenne. Une Constitution européenne est généralement composée d'une déclaration des droits et des libertés, d'une explication des statuts des organes de l'État, d'une transcription de dispositions du droit international et européen, et enfin, d'une description de situations exceptionnelles.

La Constitution hongroise est organisée en six grandes subdivisions, dont certaines sont divisées en chapitres.

La première subdivision, de caractère littéraire, est consacrée aux fondements de l'État hongrois. Il s'agit de la Constitution historique de la Hongrie. Etonnamment, elle est numérotée de À à U, l'article U étant prévu par le quatrième amendement déjà évoqué, dans lequel une disposition porte sur la condamnation vive du régime communiste. Par ailleurs, l'article B indique bien que la Hongrie est une république. Mais il est vrai que la Constitution historique n'est pas forcément républicaine.

La deuxième subdivision concerne les libertés et responsabilités du citoyen. Elle est numérotée de I à XXXI. L'article I renvoie aux droits et libertés, tels qu'ils sont conçus de façon universelle.

L'État fait l'objet de la troisième subdivision. Organisée en treize chapitres, elle pose plusieurs interrogations bien qu'elle demeure relativement classique. Les articles sont numérotés de 1 à 47. Les premiers articles concernent l'Assemblée nationale. Je regrette que le Sénat, prévu dans l'ancienne Constitution, ne soit pas mentionné. J'estime qu'il n'existe pas de véritable démocratie sans bicamérisme, quelle que soit la taille du pays. Même dans des pays scandinaves, une seconde chambre existe, composée d'anciens ministres, d'anciens responsables syndicaux, de hauts fonctionnaires. Les dysfonctionnements qui ont pu apparaître du fait de l'excès de majorité auraient pu être corrigés s'il existait en Hongrie une seconde chambre, composée différemment. La Constitution hongroise actuelle me rappelle étrangement la Constitution française d'avril 1946. Le chapitre suivant présente le rôle du Président de la République, relativement restreint tel que l'était celui du Président de la IV ème République française. Les dispositions relatives au gouvernement me semblent creuses, comme dans la plupart des constitutions. Les autorités indépendantes de régulation, objet du chapitre suivant, ne sont pas citées nommément, tout comme dans la Constitution française. La disposition concernant la Cour constitutionnelle précise que celle-ci statue préalablement à l'adoption de la loi, mais également a posteriori , à la demande d'un tribunal. L'encombrement de la Cour constitutionnelle en Hongrie mentionné par Monsieur l'Ambassadeur provient certainement du fait que la Constitution n'a pas prévu suffisamment de freins pour limiter les recours. Les chapitres suivants portent respectivement sur les tribunaux, le médiateur pour la défense des droits, les collectivités locales, les finances publiques, l'armée, la police et la sécurité (dont la présence dans la constitution me semble étrange) et enfin, la décision d'intervention militaire à l'étranger.

Vous aurez noté que la révision constitutionnelle ne figure pas dans les dispositions relatives à l'État. Il est précisé, dans la première subdivision, que l'Assemblée nationale peut modifier la Loi fondamentale si elle obtient la majorité des deux tiers. Cette disposition, qui rappelle encore une fois la Constitution française d'avril 1946, est problématique : si une assemblée disposant d'une telle majorité pourra modifier très facilement la Constitution, une assemblée disposant d'une majorité simple sera dans l'impossibilité de le faire.

Il est par ailleurs étonnant que les lois organiques soient adoptées à la majorité des deux tiers, tout comme les lois constitutionnelles, bien que le quorum ne soit pas le même. Une modification a été apportée dans le quatrième amendement pour clarifier les conditions de recours à ces lois.

La quatrième subdivision présente les ordres juridiques spéciaux, au nombre de cinq : l'état d'exception, l'état d'urgence, l'état de défense préventive, l'état d'agression imprévue et l'état de danger.

Pour terminer, vingt-huit articles sont consacrés aux dispositions finales, à valeur constitutionnelle.

La Loi fondamentale de la Hongrie est passionnante. Originale et complexe, elle est unique parmi les Constitutions des États ayant accédé à la démocratie après la chute du régime communiste.

Je signalerai quelques particularités du droit hongrois, qui me semblent d'actualité en France. La première concerne le foetus, dont la Constitution déclare qu'il est un être vivant dès sa conception. La seconde concerne le mariage, dont la Constitution précise qu'il s'agit de l'union d'un homme et d'une femme, qui doit être protégée par la loi. Cette disposition, qui existe également dans la Constitution de la Pologne, démontre que la conception du mariage n'est pas la même dans tous les pays de l'Union européenne et qu'en vertu du droit constitutionnel hongrois, la loi sur l'ouverture du mariage aux couples de même sexe ne pourrait pas être adoptée en Hongrie.

M. Pierre DELVOLVÉ

Une fois de plus, M. Patrice Gélard nous démontre par son intervention sa parfaite maîtrise du droit constitutionnel des États de l'Europe centrale et sa parfaite connaissance du contenu de la Loi fondamentale de la Hongrie.

M. Bertrand MATTHIEU, président de l'Association française de droit constitutionnel

Monsieur le Président,

Mesdames et messieurs les ambassadeurs,

Chers collègues,

Mesdames et Messieurs,

J'aborderai, au cours de mon intervention, la Constitution hongroise de manière différente, en analysant ce dont le débat sur la Constitution hongroise est révélateur. L'intervention de la Commission de Venise renvoie à des questions fondamentales. Quelle est la nature de la Constitution ? Comment évolue le concept de démocratie ? Quels sont les rapports entre les ordres juridiques ? Dans mon propos, il ne sera aucunement question de prendre parti sur la substance de la Loi fondamentale hongroise. Il s'agira d'aborder les enjeux soulevés par les débats qu'elle suscite.

Une Constitution contient traditionnellement des valeurs. Dans son préavis de 2011, la Commission de Venise a formulé plusieurs critiques sur la Constitution hongroise, arguant que la procédure n'a pas fait suffisamment appel au consensus. Cette critique est intéressante en ce qu'elle traduit une évolution profonde du concept de démocratie, entendue traditionnellement comme la souveraineté du peuple. À cet égard, le peuple hongrois souverain s'est donné la Constitution qu'il souhaitait.

Aujourd'hui, on a tendance à considérer que la légitimité n'est pas uniquement celle tirée de l'expression majoritaire du peuple, mais celle de l'impartialité, de la réflexivité, de la proximité, de l'expertise et de l'efficacité. En d'autres termes, le peuple peut errer, il faut s'en méfier. La société est trop complexe pour être soumise aux aléas de la volonté populaire. Il s'agit là d'une conception nouvelle de la démocratie et du fondement sur lequel se construit la légitimité du système constitutionnel. Nous ne pouvons que constater, sans pour autant porter un jugement de valeur, que ce que l'Union européenne appelle une démocratie ne correspond pas à son acception traditionnelle. La légitimité est aujourd'hui davantage oligarchique que démocratique.

Cette idée traduit le passage d'une conception universaliste de la norme, légitimée par le fait qu'elle est l'expression d'une majorité et qu'elle tend à la réalisation de l'intérêt général ; à une conception catégorielle, qui prend en compte les destinataires de la norme, leurs attentes et leur réceptivité.

J'y décerne les bases d'un débat fondamental : cette nouvelle forme de démocratie participative fondée sur des valeurs ne constitue-t-elle pas un système concurrent de la démocratie représentative ? Le débat auquel nous assistons, entre la légitimité du pouvoir constituant hongrois et la légitimité de l'examinateur de la Constitution, traduit probablement un conflit entre ces deux conceptions de la démocratie.

Ce débat nous interroge également sur le rapport entre les valeurs communes et l'identité nationale. Comme nous l'avons vu à travers l'intervention du Doyen Gélard, la Constitution hongroise heurte, car elle réaffirme des valeurs, telles que l'altérité des sexes dans le mariage ou la protection du foetus, susceptibles d'entrer un jour en conflit avec la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'Homme (CEDH). Il me semble que le renforcement de la construction européenne ne sera effectif qu'au prix d'un débat sur cette question et d'une application du principe de subsidiarité, impliquant une réserve des juges européens sur ce qui intéresse les identités historiques et culturelles des États.

De ce point de vue, la notion d'identité constitutionnelle des États doit également s'appliquer dans les rapports entre le droit constitutionnel et le droit de la Convention européenne des droits de l'Homme. La difficulté est bien sûr de distinguer ce qui relève des valeurs communes de ce qui relève des valeurs identitaires : de quelle manière répartir les valeurs ? Qui a la légitimité pour le faire ?

Cette répartition appelle une nouvelle forme de réflexion juridique. Dans notre système actuel, plusieurs ordres juridiques - l'ordre national et les ordres juridiques européens - cohabitent et ne sont pas hiérarchisés. La référence à la jurisprudence de la CEDH ne peut être le seul critère de décision, sous peine d'aboutir à un déséquilibre dans le dialogue entre les nations et l'ordre juridique européen. La CEDH a tendance à transformer la Convention européenne des droits de l'Homme, à l'origine ordre minimum de protection commun, en un système d'intégration totale. Or cette conception ne peut fonctionner, pour la simple raison que la notion de progrès dans la protection des droits fondamentaux n'est pas univoque. Si l'on s'accordera facilement sur le progrès que constitue la suppression de la torture ou de la peine de mort, il est bien plus difficile de définir l'équilibre à instaurer entre la protection du foetus et la liberté de la mère ou entre la liberté d'information du journaliste et la protection de la vie privée. Le rôle de la CEDH ne devrait pas être de définir cet équilibre, mais de rappeler les éléments à prendre en compte dans son appréciation.

Plus grave encore, un État qui défend une position en termes de droits fondamentaux non partagée par la quasi-totalité des États membres pourra voir sa position rejetée par la CEDH alors qu'elle était avant admise. Il est curieux d'instaurer, dans un système de protection des droits fondamentaux, un système majoritaire qui stipule que l'acceptation ou la condamnation d'une situation par une majorité d'États oblige les autres à s'y rallier.

Encore une fois, la clé du système réside dans ces ordres juridiques multiples et non hiérarchisés. Il est nécessaire de travailler à la répartition des compétences et de poser le débat sur ce qui relève de l'ordre commun et de l'ordre national.

Les rapports entre le droit de la Convention et les droits constitutionnels nationaux doivent obéir au principe de subsidiarité. Seules les questions pour lesquelles la protection constitutionnelle s'avère insuffisante doivent être traitées au niveau européen. Les critiques portées par la Commission de Venise sur la Constitution hongroise semblent relever de l'entité constitutionnelle. Dans le cas de l'équilibre entre la protection du foetus et la liberté de la mère, l'intervention de la CEDH ne serait légitime que si l'une des deux exigences était oubliée.

Dans la Loi fondamentale hongroise, la prise en compte de l'équilibre entre les droits et les devoirs me semble intéressante en ce qu'elle correspond, de mon point de vue, à une conception moderne de la Constitution. Ainsi, dans la Constitution française, les devoirs n'interviennent que « masqués », à travers l'obligation de respecter les droits d'autrui.

La protection par la Constitution hongroise des citoyens étrangers d'origine hongroise justifie selon moi l'intervention du droit européen. Cette disposition constitutionnelle est en effet susceptible d'avoir des effets sur la souveraineté des autres États. Je n'ai pas la compétence nécessaire pour formuler un avis sur le fond de cette question, mais j'observe la légitimité des instances européennes à statuer sur les rapports entre États membres. Je remercie d'ailleurs M. Patrice Gélard pour les éclairages qu'il a apportés sur cette question.

Enfin, permettez-moi d'évoquer la question de la légitimité de l'intervention de la Commission de Venise. Si l'on admet l'existence de principes communs et de principes identitaires, la répartition de ces principes fera l'objet de mécanismes essentiellement juridictionnels de conciliation et l'affrontement pourra le plus souvent être évité, grâce au dialogue entre juges constitutionnels nationaux et juges européens. La Commission de Venise est un organe consultatif du Conseil de l'Europe, chargé de veiller à l'adoption de Constitutions conformes aux standards du pacte constitutionnel européen. Sans que mes propos ne soient porteurs d'aucune polémique, ceci signifie qu'elle ne s'appuie pas sur un fondement démocratique, mais relève d'une légitimité oligarchique et idéologique. Elle ne revêt en principe qu'un rôle de conseil. Elle exerce toutefois un pouvoir d'influence, qui tient au fait que les États prennent ses avis en considération, mais également que la CEDH peut reprendre ses interventions au titre de la soft law. Finalement, la validité d'une Constitution nationale n'est pas fondée sur l'expression populaire dont elle résulte, mais sur sa conformité avec la jurisprudence de la CEDH. Il s'agit là d'une révolution.

Enfin, la Commission de Venise se pose comme l'interprète autorisé de la Constitution hongroise, en désignant les interprétations qui doivent être retenues pour satisfaire aux exigences européennes. Sans porter de jugement de valeur, j'estime qu'il serait souhaitable qu'un jour les juristes s'intéressent au processus qui conduit la Commission de Venise à se prononcer sur une Constitution nationale et sur la légitimité d'une telle intervention.

M. Pierre DELVOLVÉ

Je vous félicite pour cet exposé passionnant. J'ajouterai une observation. Si la jurisprudence de la CEDH n'évoque pas la notion d'identité constitutionnelle, elle mentionne la marge nationale d'interprétation. Celle-ci est néanmoins limitée par les exigences du droit européen. Pour formuler ce propos de manière caricaturale, le véritable constituant n'est-il pas désormais la CEDH, voire la Commission de Venise ?

M. Tamás KORHECZ, professeur de droit auprès de l'Université d'Europe centrale

Mesdames et Messieurs,

Mes collègues constitutionnalistes ont déjà beaucoup évoqué la Loi fondamentale de la Hongrie et les différentes questions qu'elle soulève. Aussi, ne reviendrai-je que sur un aspect particulier de cette Constitution : les liens qu'entretient la Hongrie avec les Hongrois résidant hors de ses frontières.

La nouvelle Loi fondamentale et les législations intervenues depuis la réforme du droit constitutionnel ont entrainé un changement qualitatif dans la gestion de cette question. Les nombreuses critiques que ce changement a soulevées émanent essentiellement des pays limitrophes de la Hongrie.

Or si les réformes constitutionnelles menées depuis 2010 quant à la responsabilité constitutionnelle de la Hongrie vis-à-vis des Hongrois résidant hors de ses frontières ont considérablement enrichi la législation sur la question, elles ne représentent pas pour autant une rupture s'agissant des principes juridiques appliqués.

Je reviendrai en quelques mots sur le contexte historique qui explique cette législation. Les minorités hongroises hors de Hongrie intéressent les législateurs et les constituants depuis près d'un siècle. Suite au Traité de Versailles, mettant un terme à la Première Guerre mondiale, et au Traité de Trianon, la Hongrie a été amputée de 60 % de son territoire. Un tiers de la population hongroise s'est alors retrouvé hors des frontières historiques de la Hongrie sans avoir quitté le territoire. Cette situation a généré un véritable traumatisme en Hongrie que rien n'a su apaiser depuis.

Jusqu'à la fin de la Deuxième Guerre mondiale, lors de la période dite « révisionniste », le droit public et le gouvernement hongrois ne se sont pas préoccupés du sort des Hongrois résidant dans les pays limitrophes. De même, la problématique a été occultée, ignorée du droit public sous le régime communiste. Ce n'est qu'à partir de 1990 que les Hongrois résidant hors du territoire national ont de nouveau fait l'objet de considérations politiques. À partir de 1989, la Constitution mentionne ainsi la responsabilité de la Hongrie vis-à-vis des Hongrois vivant hors de ses frontières.

Ceux-ci représentent des minorités dans leurs pays d'accueil. La Hongrie s'est toujours pliée aux principes internationaux relatifs à la protection des minorités. Elle reconnaît par ailleurs entièrement l'inviolabilité des frontières. Néanmoins, elle estime que la protection des minorités nationales doit être intégrée dans le cadre des conventions internationales mais aussi dans la politique interne des États, afin d'assurer la protection mutuelle des minorités de chaque État. La réciprocité est centrale dans cette approche. La Hongrie alloue chaque année 200 millions de forints pour permettre aux minorités hongroises hors des frontières de la Hongrie de créer leurs propres institutions.

Sans s'éloigner des principes qui régissaient jusqu'ici les relations avec les minorités et sans remettre en cause l'inviolabilité des frontières, la réforme constitutionnelle porte deux nouveautés majeures.

La Loi fondamentale propose une définition culturelle et linguistique de la nation et souligne l'importance de maintenir un lien de droit public avec les communautés hongroises vivant dans les pays limitrophes. Ces liens sont évoqués dans la profession de foi nationale et dans l'article D de la Constitution.

La Constitution prévoit, par ailleurs, des conditions favorables pour l'obtention de la nationalité hongroise, sans obligation de domiciliation en Hongrie ou de renoncement à la nationalité d'origine, si un lien linguistique et culturel est démontré ou si une ascendance hongroise peut être prouvée. La controverse porte sur la possibilité d'un élargissement du droit de vote aux Hongrois de l'étranger, ainsi que sur la double nationalité qu'elle confère aux citoyens d'autres pays.

Tous les États hébergeant en leur sein des minorités hongroises importantes n'ont pas réagi de manière identique. La Serbie, d'où je viens, n'a pas formulé de critique sur cette nouvelle législation. La Slovaquie, également membre de l'Union européenne, a en revanche légiféré pour déchoir de sa nationalité slovaque toute personne se voyant octroyer la nationalité hongroise. Ainsi, l'acceptabilité de la réforme dépend avant tout des relations de confiance qu'entretiennent les États concernés.

Pour conclure, j'indiquerai que la Hongrie mène une politique cohérente depuis vingt-trois ans sur la question des minorités, conforme aux principes internationaux relatifs à leur protection. S'il est difficile de cerner les multiples retombées de la nouvelle législation hongroise sur les minorités, celle-ci ne va nullement dans le sens d'une déstabilisation des frontières.

M. Pierre DELVOLVÉ

Merci pour votre intervention, qui prolonge de manière admirable les débats de cette table ronde. Votre témoignage est d'autant plus important qu'en tant que Hongrois de Serbie, vous vivez ces questions avec une acuité particulière. En vous écoutant, je me demandais si nous n'aurions pas un jour en France, des problèmes du même ordre, avec l'importance de l'immigration et l'éventuelle volonté pour les populations s'installant en France de vouloir conserver des liens avec leur pays d'origine.

Bien sûr, la singularité fondamentale des populations hongroises à l'extérieur de la Hongrie tient au fait que leur situation découle non pas d'une volonté d'émigrer, mais de la modification des frontières par le Traité de Trianon.

Les problèmes que vous avez évoqués ont trouvé leur prolongement dans la jurisprudence de la Cour de justice de l'Union européenne au sujet d'une visite que le Président de la Hongrie voulait accorder aux Hongrois de Slovaquie.

Je me demande enfin si la citoyenneté européenne, commune à tous les citoyens des États membres de l'Union européenne, ne pourrait pas être de nature à dépasser le problème des citoyennetés nationales.

Comme vous l'avez souligné, les frontières sont intangibles. Néanmoins, la reconnaissance de droits spécifiques à des citoyens nationaux résidant à l'étranger et d'une responsabilité de la part de l'État d'origine est de nature à provoquer des tensions.

M. Georges KÁROLYI

Ma question s'adresse au Professeur Matthieu. Deux termes que vous avez employés ont attiré mon attention : le consensus et la légitimité.

La recherche du consensus est certes honorable, mais revêt selon moi un caractère illusoire. Quel que soit le niveau de la loi, qu'il s'agisse d'une loi ordinaire ou d'une loi constitutionnelle, elle se heurtera forcément à une minorité qui, pour défendre ses intérêts, marquera son opposition.

Par ailleurs, dans une démocratie majoritaire, est admis le postulat selon lequel une décision prise à la majorité est légitime. Vous avez évoqué la légitimité d'autres organes, qui n'émanent plus des majorités parlementaires, tels que la Cour de justice ou la Commission de Venise. Sur quels fondements repose cette légitimité ?

M. Bertrand MATTHIEU

Les questions que vous posez sont fondamentales, si bien qu'il est difficile d'y répondre en quelques minutes.

Sur le consensus, pour des raisons difficiles à caractériser juridiquement, j'émets l'hypothèse d'une différence entre une majorité parlementaire et une majorité populaire. Ainsi, une adoption directe d'une Constitution par le peuple rendrait idéologiquement plus difficile le fait d'y opposer un consensus. La notion de consensus, comme tout ce qui relève de la démocratie participative, se prête aisément aux manipulations. Ainsi, lorsque la CEDH stipule qu'un principe peut s'imposer à l'encontre d'une identité nationale dès lors qu'il existe un consensus européen, c'est elle qui détermine ce qui définit le consensus. Le consensus est juridiquement malléable et constitue avant tout un instrument idéologique.

La légitimité des organes est également idéologique. La démocratie à l'état pur a trouvé ses limites : nous revenons à un système théocratique fondé sur les droits fondamentaux. Encore une fois, je ne porte pas de jugement de valeur sur ce constat.

M. Pierre DELVOLVÉ

J'ajoute que le consensus est acquis dès lors que, même s'il existe une opposition, celle-ci ne se manifeste pas dans la rue. Dès lors que l'opposition se manifeste par un mouvement populaire, nous pouvons parler de majorité, mais non de consensus.

Son Exc. Mme Ursula PLASSNIK, Ambassadeur d'Autriche en France

Je souhaite adresser mes compliments aux participants de cette table ronde, qui nous ont offert un éclairage passionnant sur ce débat, relevant des questions fondamentales pour l'Union européenne dont je suis une avocate acharnée.

Je ne suis pas constitutionnaliste, mais je suis frappée par l'idée de la nécessité d'une réflexion juridique nouvelle et d'une hiérarchisation des ordres juridiques. À mon sens, une hiérarchie existe déjà. L'Union européenne ne dispose pas de Constitution, en raison du rejet du traité constitutionnel par deux référendums, dont l'un en France. L'Europe juridique n'a donc pas à ce jour de légitimité populaire.

Néanmoins, le Traité de Lisbonne intègre, sous une autre forme, des considérations constitutionnelles s'agissant du fonctionnement des institutions, mais aussi de l'ordre juridique. Ainsi, les droits de l'Homme et le respect des libertés fondamentales sont inscrits dans la Convention européenne des droits de l'Homme. Pour autant, l'Union européenne ne dispose pas d'une cour constitutionnelle qui jugerait de la constitutionnalité des lois. Ceci étant, l'article 7 du Traité sur l'Union européenne propose une procédure à actionner en cas de désaccord sur le respect par un État membre, des principes fondateurs de l'Union européenne.

Je ne me compte pas parmi les défenseurs de l'application de l'article 7 dans le cas de la Hongrie. J'estime qu'il appartient aux institutions européennes d'en décider. Je suis néanmoins frappée de la crainte que j'observe d'actionner ce levier, qui souligne la difficulté, en Europe, d'ouvrir une discussion sur ces questions et, au-delà des critiques formulées, de mettre en oeuvre les procédures prévues pour approfondir l'analyse des aspects sensibles.

Enfin, si comme le sait S. Exc M. László Trócsányi, je désapprouve certaines dispositions de la Constitution hongroise, je partage votre scepticisme vis-à-vis de la Commission de Venise. Cet organe consultatif ne saurait supplanter la Cour constitutionnelle européenne qui fait défaut actuellement.

M. Pierre DELVOLVÉ

Madame l'Ambassadeur, vous avez admirablement mis en évidence les problèmes d'articulation entre les ordres juridiques.

Je préciserai qu'à mon sens, la Cour européenne de justice et la CEDH affirment la supériorité de l'Europe juridique sur les Constitutions, comme en témoigne l'arrêt sur la Turquie rendu dans les années 90. Un État ne peut se prévaloir de ses dispositions constitutionnelles à l'égard de la Convention.

Les Cours constitutionnelles ont bien mis en évidence leurs articulations avec l'ordre juridique intégré de l'Union européenne. La Convention européenne des droits de l'Homme reste en revanche une convention internationale, dont la portée dans l'ordre juridique interne est fondée sur la référence des dispositions constitutionnelles aux conventions internationales. La Cour de justice de l'Union européenne peut revêtir, par certains mécanismes, des caractères constitutionnels, appréciant la conformité des règlements et des directives aux traités, alors même qu'il n'existe pas de système constitutionnel européen.

M. Patrice GÉLARD

Je souhaiterais apporter trois compléments à mon intervention :

- la Constitution hongroise souligne l'intégration de la Hongrie à l'Union européenne et l'application en droit interne des dispositions européennes ;

- elle accorde le droit de vote à tous les étrangers, y compris les étrangers non ressortissant de l'Union européenne, en fonction de la loi en vigueur ;

- et enfin, elle ne mentionne pas le droit électoral, qui est renvoyé à la loi. Le statut des parlementaires ainsi que la question du cumul des mandats font l'objet de lois ordinaires.

M. László TRÓCSÁNYI

Je souhaite à mon tour apporter un complément quant à la question complexe de l'articulation entre le droit national et le droit européen.

Comme l'indiquait S. Exc. Mme Ursula Plassnik, l'Europe ne dispose pas de Constitution ni de cour constitutionnelle, si bien qu'aujourd'hui, en théorie, un conflit peut émerger entre un État membre et l'Union européenne.

En effet, les Cours constitutionnelles de la plupart des pays de l'Union européenne soulignent leur identité constitutionnelle, avec la possibilité de refuser la transposition en droit interne d'une directive européenne si celle-ci est contraire à leur Constitution. La Cour européenne de justice cherche quant à elle à affirmer la supériorité du droit européen sur le droit interne.

À ce jour, aucun conflit n'a émergé : la condamnation d'un État par la Cour de justice constituerait un précédent dangereux ; et il n'est pas arrivé qu'un État ne souhaite pas transposer une directive. Néanmoins, en théorie, un conflit peut survenir sans qu'il n'existe de mécanisme pour le régler.

M. Richárd HÖRCSIK

Je reviens de Bruxelles, où j'ai participé à un débat sur la Constitution hongroise. Je suis saisi par la différence de qualité que j'observe entre un débat de politiciens et un débat de juristes tels que celui que vous nous avez offert.

À Bruxelles, le député européen Rui Tavarès a évoqué la Loi fondamentale hongroise en des termes qu'un constitutionnaliste ne pourrait accepter. Aujourd'hui, vous avez mis en lumière l'essence même de la Loi fondamentale, en nous proposant des analogies éclairées tirées de la Constitution française.

Sans que je puisse me l'expliquer, le peuple hongrois a toujours été traité de manière partiale. Ainsi, parce qu'il concernait la Hongrie, le droit des minorités dans les années 90 était considéré en Europe comme une outrance. Aujourd'hui, il en est parfois de même pour la majorité des deux tiers.

Sur la question des minorités et de l'identité hongroise, j'estime que l'intégration dans l'Union européenne nous permettra de dépasser le traumatisme de Trianon. Il est important que la Hongrie continue de défendre le droit des minorités, car la politique de l'Union européenne sur la question montre ses défaillances.

Je terminerai par un bon mot sur l'origine du problème des minorités hongroises.

« À sa mort, à 95 ans, un Hongrois rencontre Saint-Pierre. Celui-ci lui demande :

- où es-tu né ?

- en Autriche-Hongrie, lui répond le Hongrois.

- où as-tu été à l'école ?

- en Tchécoslovaquie.

- où as-tu travaillé ?

- dans le Royaume de Hongrie.

- où as-tu pris ta retraite ?

- en Union Soviétique.

- où es-tu décédé ?

- en Slovaquie.

- mon fils, lui dit Saint-Pierre, tu as de la chance, tu as voyagé dans le monde entier.

- mais non, Saint-Pierre ! lui répond le Hongrois, je n'ai jamais quitté ma ville ! »

Cette histoire illustre bien la spécificité de la Hongrie au regard des minorités.

M. Pierre DELVOLVÉ

À l'heure de clore cette table ronde, je tiens à saluer l'exceptionnelle qualité de la séance que j'ai présidée et à mon tour, je félicite la qualité du travail des interprètes.

CLÔTURE

S. Exc. M. László TRÓCSÁNYI, Ambassadeur de Hongrie en France

Je suis heureux d'avoir l'honneur de clore ce colloque.

De nombreux débats entourent la Hongrie. Ils me semblent légitimes et naturels, en raison de la jeunesse du régime démocratique : le pays n'a accédé à la démocratie qu'en 1989, le régime n'a que 23 ans.

La première table ronde, réunissant des historiens, a permis de comprendre les racines du changement de régime et ses implications, mais également d'aborder les problèmes d'image que connaît le gouvernement actuel, la communication et le rôle des médias. Nombre de questions soulevées restent ouvertes.

La deuxième table ronde, plus technique, a porté sur l'économie hongroise. Elle a permis de décrire le paysage macroéconomique hongrois actuel, de faire le point sur les différentes mesures mises en oeuvre par le gouvernement et de comprendre les attentes des investisseurs étrangers. À ce titre, je tiens à souligner que le gouvernement hongrois a reconnu avoir commis des erreurs. Le chemin a été difficile, mais je peux dire avec fierté aujourd'hui que notre gouvernement a réussi à réduire le déficit budgétaire sous la barre des 3 %. Nous espérons, à l'avenir, donner l'image d'un pays accueillant pour les investisseurs.

La troisième table ronde a abordé les enjeux de la nouvelle Constitution hongroise. Ce vaste sujet peut être abordé sous plusieurs angles. En tant que juristes, nous avons privilégié l'angle juridique, dénué de toute interprétation politique. Les débats au Parlement européen, qu'évoque Richárd Hörcsik, sont de nature politique, au détriment de l'aspect juridique. La position de la Commission de Venise est quant à elle ambiguë quant à ces deux logiques, politique et juridique. Je formulerai un dernier commentaire sur le débat constitutionnel, qui porte sur la légalité et la légitimité de la Loi fondamentale. Personne ne peut remettre en cause la légalité de la Constitution, adoptée à la majorité des deux tiers constituée. La légitimité de la Constitution est plus complexe à analyser. J'estime qu'il faut laisser du temps. Je suis persuadé qu'à l'adoption de la Constitution française de 1958, de nombreuses critiques ont émergé. En Hongrie, tout dépendra de l'évolution de la pratique constitutionnelle. Je suis optimiste sur ce point.

Je tiens finalement à remercier M. Michel Billout sans qui il n'aurait pas été possible d'organiser ces débats. J'espère que nous aurons réussi à transmettre notre message : la Hongrie est infiniment attachée à l'Union européenne, mais notre jeune régime cherche encore son chemin.

Merci enfin pour vos conseils, vos attentions et vos avertissements.

M. Michel BILLOUT, Président du groupe d'amitié interparlementaire France-Hongrie du Sénat

Mesdames et Messieurs,

Je tiens tout d'abord à remercier l'ensemble des intervenants pour leurs exposés de grande qualité, le public pour les questions pertinentes qu'il a posées et les contributions apportées, l'Ambassade de Hongrie bien sûr, en la personne de Monsieur l'Ambassadeur, pour l'importance qu'elle a prise dans l'organisation de ce colloque. Je remercie également nos deux interprètes pour leur travail exceptionnel, les services du Sénat et particulièrement Arnaud Pelletier, secrétaire exécutif du groupe d'amitié France-Hongrie qui est pour beaucoup dans la réussite de ce colloque.

Je me félicite effectivement qu'un débat serein et constructif ait pu avoir lieu au Sénat sur l'actualité et l'avenir de la Hongrie, alors que le sujet suscite bien souvent passion, émoi et inquiétude dans les médias.

Cette curiosité et cette inquiétude me semblent de bon aloi. Si des politiques, des intellectuels, des juristes, des journalistes et des citoyens sont préoccupés par les dernières réformes que la Hongrie a entreprises, c'est bien que ce pays intéresse, que l'Europe fait question et débat, qu'aucune démocratie n'est éternelle et qu'elle est un combat qui doit être gagné chaque jour.

Ma qualité de président du groupe interparlementaire d'amitié France-Hongrie du Sénat est à la fois enthousiasmante et délicate. Je n'ai pas manqué moi-même d'être inquiet devant les réformes menées par le gouvernement Orbán, la constitutionnalisation à outrance, le nombre pléthorique de lois votées par le Parlement en un temps record, la situation des journalistes mise à mal par des lois sur les médias restrictives en droits.

Tout ceci ne me semble pas faciliter la vie démocratique, notamment dans la perspective des prochaines élections législatives en 2014.

Je suis également choqué et peiné quand j'apprends qu'un journaliste particulièrement connu pour ses propos racistes et antisémites a reçu le prix le plus prestigieux pour un journaliste en Hongrie, des mains du ministre des Ressources humaines.

Mais je ne peux pas non plus me départir de la confiance que j'ai dans la Hongrie et les Hongrois, leur capacité à réagir et à ne pas céder aux vieux démons et aux sirènes de l'autoritarisme.

L'histoire hongroise, celle du XX ème siècle en particulier, est riche de ces moments difficiles où les Hongrois ont trouvé une voie bien à eux, surprenant les diplomates et observateurs, retrouvant les valeurs européennes et apportant une note des plus intéressantes dans le concert des Nations.

Aujourd'hui, la Hongrie est à la croisée des chemins. Des élections ont lieu l'an prochain et nous serons très attentifs au message que les électeurs feront passer, soit en confirmant la majorité en place, soit en faisant le choix de l'alternance.

Nul ne peut contester le caractère légitime de la majorité détenue par le Fidesz.

Pourtant, une victoire électorale n'est pas un blanc-seing qui permet de modifier radicalement le paysage institutionnel et constitutionnel d'un pays. La prudence doit être de mise quand on touche à l'organisation des pouvoirs publics.

Si certaines décisions nous paraissent faire sortir la Hongrie des « valeurs européennes », il nous faut donc à la fois respecter le choix démocratique fait par les Hongrois, tout en aidant ceux-ci à ne pas s'écarter de la voie de la modernisation de leur pays, à ne pas se replier sur eux-mêmes.

Nous n'avons pas de leçons à donner à la Hongrie, juste des espoirs à nourrir pour que ce pays ami du nôtre trouve toute sa place et son rôle en Europe, car personne n'a à gagner à ce qu'il s'en écarte.

Ce colloque a su aborder avec sérénité un certain nombre de sujets d'actualité. Il a pu approfondir nos connaissances, mettre en valeur ce qui fait débat. Peut-être contribuera-t-il à de nouvelles avancées.

Ce colloque n'est pas une fin en soi. J'espère qu'il sera suivi d'autres moments d'échanges et de confrontation ici, en Hongrie ou au sein des institutions européennes.

En tout état de cause, vous pouvez compter sur le groupe d'amitié France-Hongrie du Sénat tout comme sur la commission des Affaires européennes pour que l'amitié qui lie nos deux pays nous permette d'agir de concert en faveur du progrès social pour nos populations et d'une construction européenne plus apte à répondre aux défis du XXI ème siècle.


* 1 Le Fidesz-Union civique hongroise est le parti du Président Victor Orbán.

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