TABLE RONDE 1 - L'ÉTAT PEUT-IL ENCORE ÊTRE LE MOTEUR DE L'ÉGALITÉ ENTRE HOMMES ET FEMMES DANS LE MONDE DU TRAVAIL ?

Table ronde animée par Mme Myriam LEVAIN, journaliste

Ont participé à cette table ronde :

Mme Brigitte GONTHIER-MAURIN, Présidente de la Délégation sénatoriale aux droits des femmes et à l'égalité des chances entre les hommes et les femmes
Mme Brigitte GRÉSY, Inspectrice générale des affaires sociales
Mme Kristin CLEMET, ancienne Ministre du travail, directrice de l'Institut norvégien Civita
Mme Arni HOLE, Directrice générale du service de la famille et de l'égalité entre les femmes et les hommes au ministère des enfants, de l'égalité et de l'intégration de Norvège

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Mme Myriam LEVAIN - Madame la Présidente, pourquoi continuer à légiférer pour assurer l'égalité hommes-femmes ?

Mme Brigitte GONTHIER-MAURIN - Je tiens, tout d'abord, à saluer l'initiative de ce colloque, car il est important que nous partagions des expériences pour construire ensemble de nouveaux moments d'égalité. Je dois souligner que dans notre pays comme dans d'autres, des organisations féministes avancent la clause de l'Européenne la plus favorisée qui pourrait conduire à ce que chaque pays se réfère aux dispositions les plus avantageuses dans chacun des pays pour pouvoir construire une réponse au niveau de l'Europe permettant d'avancer dans l'égalité hommes-femmes.

Le projet de loi que nous venons d'adopter consiste en une approche intégrée de la problématique égalité hommes-femmes, comportant plusieurs volets, l'égalité professionnelle et salariale, la représentation des femmes dans les instances de gouvernance, ainsi que les violences faites aux femmes, notamment au sein du couple. Ce projet doit permettre également de faire évoluer l'articulation des différents temps de vie.

Il faut poser d'emblée cette question de l'égalité au travail et du partage des tâches domestiques. Cette progression de l'égalité doit s'articuler en deux temps. Tout d'abord, il faut faire en sorte que des dispositions législatives et réglementaires plus contraignantes soient mises en place, en y associant des obligations de résultats. Ensuite, il faut travailler plus profondément à la déconstruction des stéréotypes de genre. À ce titre, l'Éducation nationale a un rôle à jouer.

En France, les femmes ont toujours travaillé, mais ce travail n'était pas rémunéré jusqu'aux années 1960. A cette époque, le travail salarié se développe et constitue un facteur d'émancipation pour les femmes. Toutefois, il ne remet pas en cause l'ordre sexué et profondément inégalitaire des répartitions entre hommes et femmes. Aujourd'hui, en France, les femmes sont concentrées dans seulement 12 familles de métiers sur 87. Il faut donc déconstruire les stéréotypes qui peuvent exister dans la tête des hommes ou qui existent dans celle des femmes, qui s'interdisent de postuler dans certaines professions. Or les progrès technologiques et la réduction des risques psychosociaux au travail leur permettraient d'être plus représentées dans certains secteurs. Il faut ajouter qu'en France les filles réussissent mieux à l'école que les garçons.

La délégation sénatoriale a concentré ses réflexions l'année dernière sur le thème femmes et travail, ce qui lui a permis d'émettre un certain nombre de recommandations lors de l'examen de ce projet de loi.

En France, le temps partiel contraint concerne à 82 % les femmes. Il est source d'inégalités et de précarité. En effet, nous avions l'impression que certaines femmes étaient en mesure d'accéder à des postes de responsabilité, en faisant beaucoup de sacrifices, alors que d'autres étaient contraintes à la grande précarité, dans des emplois qui s'inscrivent dans le prolongement des tâches domestiques. Un phénomène de surexploitation intervenait ensuite, puisque ces femmes qui avaient réussi à percer le plafond de verre employaient à l'autre bout de la chaîne principalement des femmes dans des emplois à temps partiel et dévalorisés.

Un projet de loi a entériné un accord national interprofessionnel conclu entre les partenaires sociaux sur la question du temps partiel. Les négociations sont donc renvoyées aux branches et peuvent faire l'objet d'une interprétation qui ne serait pas favorable in fine aux femmes. Nous devons rester très vigilants.

Nous avons identifié d'autres questions, notamment la nécessité de travailler les grilles de classification, le travail féminin étant systématiquement dévalorisé ou sous-estimé. Nous avons identifié des risques psychosociaux et une pénibilité du travail méconnu propre aux femmes.

Après cet effort d'identification, la délégation sénatoriale a rédigé un rapport sur la place des femmes dans la culture, secteur qui n'échappe pas à ces stéréotypes et à ces inégalités contrairement à ce qu'on aurait pu penser, notamment en matière de représentations des femmes parmi les auteurs-compositeurs mis en scène ou les directeurs de centres dramatiques, ou de niveau des subventions déclenchées. Il n'y a eu qu'une seule femme réalisatrice, Palme d'or au festival de Cannes, par exemple.

Ce texte de loi que nous venons de voter en première lecture consiste à engager un processus transversal d'intervention pour un nouvel acte d'égalité entre les femmes et les hommes, en pointant la question de l'éducation.

Mme Myriam LEVAIN - Madame Clemet, la Norvège a beaucoup à nous apprendre en matière de législation. Faut-il légiférer pour progresser dans le domaine de l'égalité entre les femmes et les hommes ?

Mme Kristin CLEMET - Nous sommes un pays riche, nous avons été une nation très homogène et les valeurs d'égalité ont toujours occupé une position très forte en Norvège. Notre système de protection sociale est très généreux, notre congé maternité d'une année est très avantageux, des places en jardin d'enfants sont disponibles pour tous les enfants et largement subventionnées par l'État. Les employeurs facilitent également l'articulation entre vie professionnelle et vie personnelle, notamment lorsque nos enfants entrent à l'école ou sont malades. Les conseils d'administration doivent être composés de femmes à hauteur de 40 % et temporairement des quotas ont aussi été mis en place pour les postes de professeurs d'université. Dans d'autres secteurs, nous pratiquons un système de quotas modérés, c'est-à-dire une discrimination positive. Il faut ajouter que notre législation sur l'avortement est très libérale.

Ces mesures ont-elles entraîné les résultats que nous constatons à présent sur le marché du travail ? Les femmes sont plus formées que les hommes et les résultats scolaires des filles sont meilleurs. Notre taux de natalité est très élevé et, globalement, notre culture est très favorable à l'enfant. L'égalité des sexes, des chances et de traitement est fondamentale. Nous favorisons enfin l'entrée des femmes dans les conseils d'administration.

Cependant, nous sommes en proie à quelques inégalités et paradoxes. Le travail à temps partiel féminin est répandu, parfois imposé, même si, la plupart du temps, ces temps partiels sont volontaires. On ne peut pas véritablement parler d'égalité salariale en Norvège. Les inégalités de revenus s'expliquent par le fait que les femmes n'exercent pas les mêmes métiers que les hommes et occupent davantage de postes à mi-temps. Les femmes cadres supérieurs sont peu nombreuses en Norvège. Il n'est pas possible d'apporter la preuve des effets des quotas dans les conseils d'administration, et entre autre l'allégation selon laquelle les entreprises seraient plus rentables du fait de la présence des femmes. C'est en fait la situation des garçons qui est paradoxale en Norvège. Il semblerait que les garçons soient les perdants à l'école. Dans nos crèches, du fait de notre culture, nous accordons une prime aux gentilles petites filles, alors que nous avons tendance à punir les garçons, qui sont plus dissipés. Cela transparait aussi dans la vie professionnelle. Il faut donc s'occuper de ces garçons qui présentent davantage de risques d'être déscolarisés. Il existe de nombreux débats sur la situation norvégienne.

Mme Myriam LEVAIN - Les femmes n'ont pas accès aux mêmes professions que les hommes, ce qui peut constituer l'un des noeuds du problème.

Mme Brigitte GRÉSY - L'égalité ne peut advenir dans un pays que s'il existe un système de valeurs fortes qui la soutient, et aussi de contraintes. Les politiques publiques doivent s'appuyer sur deux piliers, celui de la contrainte, et celui de la conviction et de la mise en exergue des valeurs.

En France, la loi pour imposer l'égalité débouche jusqu'à la sanction. Dans le domaine de l'égalité professionnelle, depuis les années 80, les entreprises ont l'obligation d'établir des plans d'égalité, de promouvoir les femmes, de traiter la question du temps partiel et celle de la précarité du travail féminin. Or on constatait peu de réalisations. Depuis très récemment, la sanction peut s'élever à 1 % de la masse salariale. Quatre sanctions ont été prévues en France et, du coup, les plans d'action pour l'égalité fleurissent dans les entreprises. Dans le domaine de la vie politique, en matière de représentation des femmes au Parlement, nous allons également mettre en place un système de sanctions plus fort. Pour la parentalité, nous travaillons sur une loi visant à inciter les pères à prendre leur part du congé parental. La loi a ici valeur d'incitation, en vue de changer les mentalités. Si le père ne prend pas sa part de congé parental, alors il tombe. Les politiques publiques sont essentielles : faire des lois pour engager volontairement les acteurs sur la voie de l'égalité, sanctionner en cas de non-application et contrôler les résultats, ce qui peut passer aussi par le biais de la médiatisation, et convaincre.

Une société démocratique doit mettre en exergue à tout moment le fait que l'égalité constitue un principe constitutionnel auquel nous devons répondre. L'État doit d'abord être un chef d'orchestre entre les différents ministères. Les inégalités sont souvent invisibles et le rôle de l'Etat est de les rendre visibles. L'État est responsable aussi de la formation des acteurs. Il importe de former les enseignants aux bienfaits de l'égalité et aux méfaits de l'inégalité.

Un autre point concerne les campagnes de sensibilisation. Le grand public en France ne se rend pas compte à quel point le droit à l'IVG peut être menacé ni de l'impact des médias et des images, qui sont largement sexuées. Il faut engager des démarches d'autorégulation pour améliorer l'image des femmes. Effectivement, les filles s'autocensurent dans l'orientation, mais les garçons refusent aussi certaines filières. C'est ce système sexué qui fait apprendre aux filles à être de bonnes élèves, alors que les garçons peuvent s'affirmer dans le refus des consignes. Les filles seront parfois dans le marché du travail si conformistes qu'elles n'iront pas dans certaines filières à forte rentabilité alors que les garçons oseront beaucoup plus. Ce sont souvent eux qui prendront les meilleures places dans le monde du travail, alors que les femmes resteront dans le conformisme.

Mme Myriam LEVAIN - Dans quelle mesure l'Etat a-t-il une responsabilité dans le domaine de l'égalité entre hommes et femmes ?

Mme Arni HOLE - Je représente un ministère qui coordonne les politiques familiales dans toutes ses dimensions.

L'égalité entre les sexes concerne les deux sexes, il faut le rappeler. Elle constitue un but en soi, mais également une source de croissance. Ces idées sont très ancrées en Norvège. La politique norvégienne est basée sur un consensus tripartite entre l'État, les syndicats et le patronat. Elle permet à l'individu de faire des choix adéquats dans sa vie. Les jeunes pères peuvent choisir de rester à la maison durant 14 ou 15 semaines, ce qui est positif pour la famille. Nous pensons que la liberté individuelle et la participation sociétale sont réalisées si l'on dispose d'un revenu avec lequel on peut vivre. En 1925, en Norvège, 23 % des travailleurs en usine étaient des femmes. Ces dernières ont, en effet, toujours travaillé en Norvège. Dans les pays nordiques, les dépendances traditionnelles au sein de la famille ont été réduites, notamment celles des enfants vis-à-vis des parents ou des femmes vis-à-vis de leurs maris, ce qui a libéré la main-d'oeuvre féminine.

En Norvège, la confiance dans les négociations entre les partenaires sociaux et l'État est forte. La suppression de l'évaluation des ressources pour l'obtention de prêts à l'éducation a favorisé la mobilité sociale. Cette mobilité sociale élevée permet aux étudiants d'origine modeste de faire des études supérieures. La Norvège a fait le choix de régimes universels indépendants des ressources propres.

Au cours des quarante à cinquante dernières années, les gouvernements norvégiens successifs ont beaucoup travaillé sur cette question de l'égalité. Il y a trente-cinq ans, le congé parental était de trois mois et n'était pas rémunéré. A présent, nous disposons de 49 semaines de congé parental avec un salaire de 100 % jusqu'à un certain plafond, ou de 59 semaines de congé parental avec un salaire de 80 %. C'est un niveau très élevé, même la Suède ne l'atteint pas. Ce système est de plus très flexible, car le congé peut être pris sur une période de trois ans. En 1993, les pères ont obtenu un congé parental de 4 semaines. Au départ, peu d'hommes partageaient le congé parental. Ensuite, nous avons introduit une main de fer dans un gant de velours, le quota paternel. Aujourd'hui, ce sont 14 semaines. Si le père ne souhaite pas les prendre, elles sont perdues. Les pères bénéficient également de dix jours de congé pour enfant malade par an. Ils s'occupent ainsi autant des enfants malades que les mères. C'est un droit universel. En 1978, les femmes norvégiennes ont obtenu un congé d'une heure par jour pour allaitement sur le temps de travail, à charge pour elles de négocier le salaire. En 2014, les pouvoirs publics ont accordé une rémunération pleine pour cette heure. Le gouvernement et le parlement ont ainsi un rôle à jouer en matière d'égalité.

Un système de quotas dans les entreprises a, en outre, été mis en place. Les femmes ne doivent pas, en effet, être ignorées si elles disposent des compétences requises pour entrer dans les conseils d'administration. Les politiques ont joué un rôle important dans ce domaine, en concertation avec les entreprises. Avec cette loi sur les quotas, en 2003, une association patronale dans le secteur des finances a lancé des programmes pour permettre aux femmes de participer à la vie professionnelle et occuper des postes à haute responsabilité. Nous avons écrit un Livre blanc au Parlement sur l'égalité entre les sexes d'où il ressort que 79 % des femmes norvégiennes sont actives (dont 40 % travaillent à mi-temps, volontairement la plupart du temps).

Nous devons cependant encore travailler beaucoup sur l'égalité salariale, l'intégration des femmes immigrées ou encore la présence des femmes dans les postes à haute responsabilité. Nous devons également légiférer dans le domaine des violences domestiques. Selon le ministère des finances norvégien, notre PNB serait inférieur de 15 % sans la participation des femmes à l'économie.

Mme Myriam LEVAIN - Les quotas sont-ils nécessaires pour imposer l'égalité ?

Mme Brigitte GONTHIER-MAURIN - Oui, l'imposition des quotas donne des résultats. Nous avions d'ailleurs proposé dans le cadre du projet de loi sur l'égalité un abaissement du seuil des entreprises soumises à ces quotas de 500 à 250 salariés. Cet amendement n'a pas été adopté, mais les idées cheminent.

Mme Brigitte GRÉSY - Concernant la législation sur les quotas relatifs à la représentation des femmes en entreprise, la France a essayé de copier la Norvège. J'estime que la logique de cooptation qui prévalait auparavant était une logique de discrimination positive. Il fallait donc instaurer de la transparence et une logique de critères vérifiables dans le domaine du choix des membres des conseils d'administration. Cependant, pour les comités de direction et les comités exécutifs, nous préconisons des quotas non obligatoires. Nous espérons que ces logiques obligatoires dans les conseils d'administration auront des conséquences positives sur la place des femmes dans les comités de direction au sein des entreprises.

Mme Kristin CLEMET - En matière de quotas, en Norvège, des quotas modérés formels et informels ont été mis en place dans de nombreux domaines. Il serait ainsi impossible de former un gouvernement qui ne serait pas composé d'au moins 40 % de femmes.

Cependant, les quotas radicaux peuvent conduire à privilégier des personnes moins qualifiées, ce qui s'apparente à des discriminations ; ils sont plus difficiles à défendre. Dans notre loi, nous avions prévu une possibilité de quotas radicaux pour le professorat dans l'enseignement supérieur.

Qui prend la décision ? Dans la loi, c'est l'Etat qui décide de la composition des conseils d'administration des entreprises privées. Qui doit être concerné par les quotas ? Les personnes en situation de handicap souhaitent également disposer de quotas dans le monde du travail. Les immigrés pourraient en disposer aussi. Il faut donc bien réfléchir à tout ce qu'implique cette question des quotas.

J'étais membre du gouvernement qui a proposé une législation sur les quotas dans les conseils d'administration. Je peux divulguer ici que j'y étais opposée. Et j'ai perdu ! Les politiques désignent du doigt des sociétés privées en légiférant, alors que le marché du travail dans le secteur public présente des inégalités fortes dans la représentation des hommes et des femmes. Les femmes sont très majoritairement présentes dans l'enseignement et dans les crèches. Peu de garçons choisissent ces filières. Si on veut montrer aux enfants un marché du travail équilibré et diversifié, il importe d'agir sur les secteurs dont on a la responsabilité.

Mme Brigitte GRÉSY - L'État doit effectivement s'imposer à lui-même les règles qu'il impose à autrui. La France a légiféré dans le domaine de la fonction publique d'État, qui ne comptait que 17 % de femmes à des postes de haute responsabilité, avec un objectif de 40 % avec des sanctions financières. Notre position initiale sur les sociétés cotées en bourse était la suivante : dès lors qu'elles gèrent de l'argent public, elles ont des devoirs supplémentaires, qui passent par une représentation équilibrée des hommes et des femmes dans leur conseil d'administration.

Évidemment, ces quotas radicaux ne peuvent être mis en place que pour une période transitoire et promouvoir que des personnes à compétences comparables. Ils engagent à se poser la question du vivier, donc de la compétence et de la professionnalisation. Depuis la législation sur les quotas, se développent en France des certificats et des formations au mandat d'administrateur. Cette réflexion sur les quotas sert donc aux entreprises dans leur ensemble.

Mme Arni HOLE - Nous avons légiféré sur les sociétés cotées en bourse et sur celles détenues par l'État et les municipalités, mais pas sur les petites entreprises. J'ignore quel est le résultat économique de cette règle des quotas. Les débats ont été nombreux lors des campagnes électorales. Faut-il conserver un quota pour le père au sein du congé parental ? La dirigeante de la principale organisation patronale en Norvège s'est montrée défavorable à sa suppression, car cela a permis plus d'égalité entre hommes et femmes. Les entreprises se font alors concurrence pour embaucher les meilleurs talents. De plus, la société n'est pas mature pour supprimer ce quota. 90 % des pères ayant droit à ce congé en bénéficient et nous constatons un changement concernant le rôle des hommes en Norvège. La flexibilité de ce congé est également très importante pour les petites entreprises en Norvège.

Mme Brigitte GONTHIER-MAURIN - L'exigence du rééquilibrage du congé parental avait également trait au retour à l'emploi de la femme. Comment traitez-vous ce point en Norvège ? Quelles sont vos pistes pour s'émanciper du temps de travail partiel imposé ?

Mme Arni HOLE - Nous avons beaucoup travaillé avec des femmes et des hommes qui travaillent à temps partiel, surtout dans le secteur de la santé.

Ces questions sont également traitées par les partenaires sociaux. Effectivement, l'un des arguments pour le partage du congé parental voté par le Parlement le 1 er juillet dernier repose sur le retour à l'emploi des femmes. Néanmoins, ce sont les femmes qui prennent l'essentiel de leur quota de congé parental. Nous espérons toutefois que les pères utiliseront davantage ce droit. Beaucoup de programmes existent pour inciter un maximum de femmes à entrer sur le marché du travail.

Mme Kristin CLEMET - Ce qui est positif dans nos sociétés nordiques c'est d'avoir à la fois « un mari, un enfant et une carrière ». Pour ma part, j'ai quatre enfants et j'ai toujours travaillé. Il existe un débat sur ce sujet : travailler à temps plein, avoir des enfants et tout réussir. Le nombre important de femmes travaillant à temps partiel suscite la question. Elles souhaitent sans doute rester davantage auprès de leurs enfants. Nous devons avoir une vision plus nuancée du congé parental. Peut-être n'est-il pas positif d'obliger tout le monde à travailler à 100 % en permanence. Notre système incite à faire des enfants tard, ce qui a un impact sur le taux de naissance et stoppe la carrière des femmes au moment où elles sont les plus productives. Ne faudrait-il pas changer les choses pour inciter à avoir des enfants plus tôt ? Les subventions versées en faveur des jardins d'enfants le sont à des familles assez aisées. Enfin, je pense qu'il est important de débattre du quota des pères pour le congé parental.

Mme Myriam LEVAIN - Quelles sont les pistes pour que la maternité freine moins la carrière des femmes ?

Mme Brigitte GONTHIER-MAURIN - Nous avons réfléchi à cette question, mais nous n'avons pas de réponse concrète précise. Quoi qu'il en soit, cette réponse n'est pas unique et nous devons mener une réflexion importante au sujet du travail, de son contenu, de son statut et revoir la question de la formation, initiale et tout au long de la vie. Je suis interpellée par le système que vous décrivez, et qui fonctionne avec une grande flexibilité et un système d'assurance qui fait que vous n'avez pas peur du chômage. En France, il faut déconstruire les stéréotypes et réfléchir au contenu des formations.

Nous n'avons, en outre, pas abordé la question de la pénibilité du travail des femmes. Les accidents de trajet pour les femmes ont explosé et les temps partiels concernent souvent des métiers dévalorisants. Nous sommes donc face à un faisceau de problématiques liées au travail et à la santé au travail.

Mme Brigitte GRÉSY - Trois leviers essentiels s'offrent à nous pour favoriser une maternité équilibrée. En France, nous manquons de modes de garde, même si des projets existent ou si l'éducation nationale s'engage à recréer des classes pour les enfants de moins de trois ans. Nous n'avons pas cette confiance que vous avez en Norvège envers un service de la petite enfance. De plus, il faut introduire la notion de parentalité au sein de l'entreprise et cette notion doit être prise en compte dès la naissance de l'enfant. C'est pourquoi nous entendons faciliter les congés parentaux, pris par les pères notamment mais aussi par les mères, et flexibiliser l'organisation du temps de travail. La France a beaucoup de progrès à faire dans ce domaine. Enfin, le troisième levier est celui de l'implication des hommes, non seulement en termes d'égalité mais aussi pour eux-mêmes, dans cette prise en compte de la double sphère. Là aussi les progrès à réaliser sont importants. C'est essentiel afin que les employeurs ne pensent pas que les femmes soient des agents à risques mais aussi dans le couple pour leur donner les outils d'une négociation conjugale. La négociation conjugale est d'ordre privé mais il est possible de donner des outils de dialogue, le congé parental en est un.

Mme Arni HOLE - En Norvège, une réforme a été lancée récemment et pour chaque enfant en-dessous de 18 ans, on attribue une allocation familiale mensuelle d'environ 1 000 couronnes. Cette allocation est doublée si le parent élève seul son enfant. Une aide est également versée chaque mois pour les parents qui ne mettent par leur enfant au jardin d'enfants. Cette aide ne concerne que les enfants de moins d'un an. Je pense qu'en France il faut défier les hommes et les femmes pour éviter de développer des stéréotypes.

En Norvège, je constate que les femmes choisissent de plus en plus des formations non traditionnelles. Le rôle de l'Etat doit être d'établir des cadres pour permettre aux familles de choisir eux-mêmes ce qui leur convient le mieux. En Norvège, on ne contraint pas les parents à prendre un congé parental mais on le facilite.

Une intervenante - Le marché du travail dans les pays scandinaves, avec une flexibilité dans l'embauche et le licenciement et une sécurité en matière d'assurance-chômage et de formation, peut-il favoriser l'égalité entre hommes et femmes, en contribuant à une fluidité de l'ensemble des acteurs économiques, et notamment des femmes ?

En outre, vous avez parlé de ce fort niveau de segmentation sur le marché du travail entre les hommes et les femmes en Norvège, qui existe aussi en France. Quelles pistes pour mettre fin à cette situation ?

Mme Kristin CLEMET - Le marché du travail en Norvège, comme dans les pays scandinaves, se caractérise par sa souplesse. En 1931, une forme de paix sociale a été conclue avec la signature d'une convention de base sur laquelle reposent toutes les conventions ultérieures. Le contexte du marché du travail est ainsi apaisé. Les partenaires sociaux ont eu une grande influence dans ce domaine. Les syndicats en Norvège font preuve de sens constructif.

Mme Brigitte GONTHIER-MAURIN - Evidemment, le temps partiel peut parfois constituer une réponse. Dans le cadre de l'examen de la loi, la délégation avait réfléchi à un principe de droit de congé individuel portable qui pourrait être pris entre les 0 et 18 ans de l'enfant.

L'indépendance économique de la femme est indispensable dans un processus d'émancipation, ce à quoi se heurte le temps partiel. En cas de congé parental prolongé, la question du retour à l'emploi se pose.

Mme Arni HOLE - Nous devons effectivement remédier à la segmentation du marché de travail et nous menons des campagnes en Norvège dans ce sens, dans les milieux scolaire et universitaire. Nous disposons de plans d'action nationaux mis en oeuvre aux différents échelons. Nous donnons des points supplémentaires aux hommes lorsqu'ils suivent des formations pour travailler dans les crèches, où ils ne représentent que 10 % du personnel. Nous essayons également d'encourager les femmes à suivre des filières de formation dans lesquelles les hommes sont traditionnellement surreprésentés. Les instituts qui emploient des chercheuses obtiennent des primes.

Il importe, en outre, de travailler sur l'orientation au niveau du lycée. De nombreux enseignants donnent en effet des conseils dépassés et sexués à leurs élèves lorsque ces derniers se déterminent sur leur choix d'études supérieures. Le Danemark a mené une politique forte pour prévenir les préjugés sexués qui existaient chez les enseignants. Le droit de retrouver un travail après un congé parental est entériné dans les lois norvégiennes, pour prévenir toute discrimination dans ce domaine. Des hommes ont également été confrontés à cette difficulté. En tant que père ou mère, vous pouvez choisir de prolonger le congé au-delà de la première année de l'enfant, mais il n'est plus rémunéré. Le fait de prendre un congé non rémunéré a un impact sur le niveau ultérieur de la retraite.

Mme Brigitte GRÉSY - Y a-t-il un lien entre une plus grande flexibilité du marché du travail et l'égalité des sexes ? Cette question est délicate. Je voudrais citer quelques chiffres. Une femme qui prend un congé parental, douze ans après, a vingt points d'écart en matière d'emploi. A présent, les femmes qui prennent les congés parentaux les plus longs voient leurs carrières freinées. De plus, deux tiers des salariés au SMIC sont des femmes et nous avons tendance à penser en France que le code du travail protège les salariés les plus faibles et les plus précaires, que sont les femmes.

Les raisonnements économiques sur la place des femmes et l'égalité sont parfois un peu fragiles dans notre pays. Par exemple, les études sur la place des femmes au sein des comités de direction et les performances financières des entreprises établissent des liens de corrélation et non de causalité. Or si ces entreprises sont meilleures, c'est également parce qu'elles recrutent des femmes et qu'elles sont les pionnières en termes d'innovations, de prise de risques, de conquête de nouveaux marchés ; elles font donc le pari de la nouveauté et du non conservatisme.

Dans le même temps, nous avons besoin d'une flexibilité plus grande dans l'organisation du temps de travail, pour permettre l'exercice de la parentalité, mais aujourd'hui en France une flexibilité plus forte en matière de disposition d'embauche, de licenciement pénaliserait davantage les femmes. Les échos de la crise le montrent très bien. Dans un premier temps, le chômage a été plus fort du côté des hommes car ce sont des emplois industriels qui ont été supprimés. Aujourd'hui le chômage atteint plus fortement les femmes puisque la sous-traitance et les services à la personne sont impactés, là où elles sont plus nombreuses.

M. Alain RICHARD - Les Français n'ont pas suffisamment prêté attention à un point soulevé par les interventions des personnalités norvégiennes, à savoir le niveau élevé de qualification de la population active. Une grande partie des difficultés que nous rencontrons provient du contraste entre notre haut niveau économique global et la présence massive de personnes à très faible niveau de qualification en France. Ce qui explique que les mêmes mécanismes dans les deux sociétés ne donnent pas les mêmes résultats. Il est important d'analyser le symptôme à la base. Nous rencontrons des problèmes de niveau de réussite scolaire et de focalisation de la formation professionnelle. La réforme à venir sur ces sujets, qui devrait rééquilibrer entre les basses et les hautes qualifications, pourrait donc être une grande avancée sociale.

Mme Brigitte GRÉSY - C'est plus en France un sujet de marché du travail global que d'égalité entre les hommes et les femmes. La formation initiale des filles est meilleure que celle des garçons. Le sujet important en termes d'égalité est l'écart croissant entre les femmes qualifiées et celles qui ne le sont pas. La proportion des femmes cadres en France a augmenté de 149 % en vingt ans, alors que celle des hommes cadres n'a progressé que de 49 %.

Mme Kristin CLEMET - En Norvège, il est beaucoup question de la façon de prouver l'égalité à travers la recherche et les sciences. Cependant, la recherche peut se tromper et peut donner lieu à manipulations. La démocratie ce n'est pas la technocratie, c'est plus que cela. Ce sont également les valeurs. La politique doit se baser sur des connaissances, mais l'égalité et l'équité sont des valeurs essentielles.

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