TABLE RONDE 2 -
PRATIQUE DES AFFAIRES EN ÉGYPTE
ET ACCÈS AU MARCHÉ

Table ronde animée par M. Arnaud FLEURY, journaliste économique

Ont participé à cette table ronde :

M. Jean-Jérôme KHODARA, Associé, Cabinet d'avocats Matouk Bassiouny

Mme Sana GHABRI, Chef de projet informations réglementaires Afrique/PMO, Filières Art de vivre - santé/industries & cleantech, Service Réglementation internationale, Business France

Mme Nadine BARBIER, Présidente de Naos Égypte (CCEF)

M. Eric BONNEL, Directeur Égypte Air Liquide (CCEF)

M. Gérard CHARLES, Directeur général de Servier Égypte

M. Arnaud FLEURY - Nous allons passer à la table ronde suivante sur la pratique des affaires en Égypte et l'accès au marché.

La parole est à M. Khodara...

M. Jean-Jérôme KHODARA - Il existe en Égypte deux véhicules principaux d'investissement, la société anonyme (SA) et la société à responsabilité limitée (SARL). Les règles de fonctionnement sont assez proches de celles que vous connaissez en France, à une exception près : pour une SARL, le gérant doit en effet obligatoirement être de nationalité égyptienne. Dans la pratique, ce n'est pas un problème, puisqu'on peut nommer plusieurs gérants et limiter les pouvoirs.

Les délais de création - sous réserve de ce qui a été dit à propos du temps nécessaire pour obtenir les licences - sont relativement rapides. Il faut un à deux mois maximum pour préparer le dossier, la société étant ensuite constituée en une semaine.

Naturellement, en termes de choix de structures, si on est à 100 % sur des opérations moyennes, il est préférable de choisir une SARL. Si on envisage un partenariat et une gouvernance plus complexe, il faut se diriger vers une SA.

Certaines entreprises qui n'ont pas suffisamment de visibilité pour savoir si elles veulent créer une société de droit égyptien envisagent des structures intermédiaires plus légères, comme le bureau de représentation ou la succursale. Nous ne les recommandons pas forcément.

En effet, l'existence de la succursale qui, en principe, peut développer des activités commerciales et facturer, est limitée à un contrat. Ce n'est donc le type de véhicule juridique qui permettra de réaliser deux à trois ans d'étude du marché. Ce n'est en outre pas plus simple à constituer qu'une société. Par ailleurs, on prend toujours moins au sérieux une succursale qu'une société.

Quant au bureau de représentation, il ne peut développer aucune activité commerciale. Dans les années 1970, beaucoup d'entreprises étrangères choisissaient le bureau de représentation. La sûreté égyptienne a donc toujours prêté une grande attention à ce sujet, et la phase d'examen peut remettre en question le calendrier.

M. Arnaud FLEURY - Vous ne conseillez ni la succursale ni le bureau de représentation. Que recommandez-vous donc lorsqu'on fait ses premiers pas ?

M. Jean-Jérôme KHODARA - Tout dépend de l'industrie. On peut avoir un partenaire local, une agence commerciale ou un distributeur, et avoir un représentant sur place en Égypte qui, selon l'activité, sera évidemment taxable.

J'aborderai rapidement deux sujets, celui de l'agent commercial et celui de l'importation, afin d'illustrer les contraintes que l'on peut rencontrer dans la pénétration du marché égyptien.

Le premier problème concerne le contrôle du réseau commercial. Il existe une réglementation ancienne totalement déséquilibrée en faveur de l'agent. Même une résiliation pour faute oblige, en pratique, à régler des indemnités.

M. Arnaud FLEURY - Cela va-t-il changer ?

M. Jean-Jérôme KHODARA - On l'espère, mais je n'ai pas d'information à ce sujet. En tout état de cause, tout le monde s'en plaint.

C'est la même règle pour les importations. Une société d'importation doit obligatoirement être entièrement détenue par des actionnaires égyptiens, et dirigée par des personnes de nationalité égyptienne.

Il existe des zones de flexibilité pour les niveaux supérieurs d'actionnariat, mais cela reste problématique pour les sociétés implantées en Égypte, qui produisent ou non localement et qui nécessitent des contrôleurs d'importation. Il s'agit d'une question de contrôle de l'implantation et de pertes de marges, puisqu'on est tenu de passer par un tiers.

Je me tourne vers Mme Sana Ghabri. Que faut-il savoir quand on veut exporter en Égypte ? Quelles questions doit-on se poser ? J'imagine que la langue et le sérieux de l'agent local sont des paramètres importants, mais il doit en exister d'autres...

Mme Sana GHABRI - Il faut bien vérifier que l'agent local dispense les licences nécessaires en fonction du produit et s'assurer de sa fiabilité, étant donné la barrière de la langue.

C'est en effet la seule relation que l'on a avec les autorités, qui sont difficilement joignables et avec lesquelles il faut utiliser généralement la langue arabe si l'on veut qu'elles soient coopératives.

Il faut par ailleurs vérifier si le produit que l'on veut exporter relève ou non de la réglementation. Une liste regroupe les produits alimentaires, laitiers, la céramique et les cosmétiques. L'exportateur, qu'il soit représentant de la marque ou fabricant, doit être enregistré auprès de la General Organization for Import and Export Control (GOEIC), l'autorité de contrôle de l'import-export en Égypte. C'est une procédure qui nécessite du temps.

Le produit qui figure dans la liste des produits réglementés est soumis à l'obtention d'un certificat de conformité.

En Égypte, pour 90 % des entreprises françaises qui exportent, cela signifie une procédure d'inspection avant embarquement par des organismes accrédités par l'Égypte. Celle-ci prend un certain temps.

Enfin, l'origine du produit est importante. Dans notre cas, l'Égypte a signé un accord de libre-échange avec l'Union européenne. Presque tous les produits, depuis 2014, sont exonérés de droits de douane.

M. Arnaud FLEURY - Quels sont les points forts et les points faibles de la représentation en Égypte ?

Mme Sana GHABRI - Les points faibles résident dans le fait que 90 % de la réglementation récente est uniquement accessible en arabe. Il faut donc être arabophone ou avoir un agent local fiable.

Les autorités sont difficilement joignables. Or, on doit vérifier à chaque fois les informations dont on dispose auprès des autorités, en arabe et par mail. Celles-ci répondent en moyenne sous dix jours, ce qui est déjà bien par rapport à d'autres pays. Cela dépend des autorités.

Il faut donc disposer d'un accompagnement sûr, qu'il s'agisse d'un agent, de Business France Égypte ou notre service de réglementation internationale.

On a par ailleurs évoqué les restrictions bancaires. Le premier décret relatif au crédit documentaire et à la remise documentaire est sorti le 21 décembre 2015. Il faut que l'importateur dispose de la bonne devise.

Les choses se sont cependant améliorées, après que quatre à cinq circulaires sont sorties, la dernière datant d'avril. Certains produits sont exonérés, comme les pièces détachées, les produits essentiels tels que les médicaments, les produits chimiques ou les pièces d'aviation. Les choses vont dans la bonne direction, mais on ne sait pas si cela va continuer.

Enfin, les droits de douane ont augmenté jusqu'à 60 % pour certains produits, mais ceci est lié aux difficultés économiques. Selon moi, cela devrait être temporaire.

M. Arnaud FLEURY - Quels sont les points forts ?

Mme Sana GHABRI - Il y en a beaucoup.

Le premier concerne les accords avec l'Union européenne. L'exonération des droits de douane n'est toutefois pas automatique. C'est vrai pour la plupart des produits certes, mais trois conditions doivent être respectées. La première consiste à détenir un certificat d'origine qui prouve que le produit provient bien de l'Union européenne. Les deux autres conditions ont trait au territoire et au transit.

Il faut donc consulter l'accord...

M. Arnaud FLEURY - Dans les faits, en est-on loin ou non ?

Mme Sana GHABRI - Pour le moment, les produits des entreprises françaises sont éligibles.

Le second point positif concerne la réglementation, qui doit être claire et accessible. Pour l'Égypte, je trouve que la réglementation sur les produits consommables ou les produits cosmétiques est assez simple et disponible.

En général, ce qui est écrit dans la réglementation est vraiment applicable. C'est très rassurant : ce n'est pas le cas dans tous les pays d'Afrique, du Proche-Orient ou du Moyen-Orient.

Enfin, l'Égypte reconnaît les normes internationales et les normes européennes, comme le Codex alimentarius . Ce n'est pas écrit textuellement, mais un produit de l'Union européenne aura plus de facilité à entrer sur le marché qu'un produit d'une autre origine. L'Égypte reconnaît également la convention sur la propriété intellectuelle et le carnet ATA (admission temporaire), relatif à l'admission temporaire de produits dans les foires pour l'exhibition, qui permet de faire entrer une marchandise en exonération de droits de douane.

M. Arnaud FLEURY - Les mesures techniques sont-elles équilibrées ?

Mme Sana GHABRI - Dans ce domaine, l'Égypte se réfère plus à des textes, à des circulaires, à des décrets ou à des décisions qu'à des normes émises par des organismes. Bien que ces textes soient en arabe, il faut les étudier pour vérifier que le produit est bien conforme à la réglementation égyptienne.

M. Arnaud FLEURY - Je me tourne vers Mme Barbier. Vous vous êtes installée il y a treize ans en Égypte. Depuis dix ans, vous avez monté une entreprise d' outsourcing qui intervient notamment dans le domaine des call centers (centre d'appels) et des services annexes. Elle emploie aujourd'hui 1 200 personnes en Égypte.

Êtes-vous d'accord avec tout ce qui vient d'être dit ? Peut-on vraiment faire des affaires en Égypte ?

Mme Nadine BARBIER - J'interviens dans les services, dans le cadre d'une petite entreprise qui a commencé avec dix personnes il y a dix ans. Nous sommes à présent 1 200. Nous avons grossi régulièrement, de 30 % à 40 % tous les ans, même pendant les événements.

M. Arnaud FLEURY - Le gouvernement avait fait du potentiel de l' outsourcing en Égypte une des lignes prioritaires de son action économique. Existe-t-il en Égypte un véritable « plus » dans ce domaine, comparable à l'Inde ?

Mme Nadine BARBIER - On n'en est peut-être pas encore au même niveau, mais l'Inde cherche à externaliser de temps en temps ces activités en Égypte.

C'est le gouvernement qui a créé, il y a une douzaine d'années, un premier centre d'appels afin que des entreprises s'installent.

Il y a à présent énormément de Business Process Outsourcing (BPO) en Égypte et de centres d'appels . Teleperformance , qui est installé au Caire, est le premier au monde et compte 3 000 personnes. Beaucoup d'Américains sont là également.

M. Arnaud FLEURY - On peut faire du service d'achat à distance...

Mme Nadine BARBIER - Oui, cela s'appelle du « e-procurement ». Je n'en fais pas pour l'instant, mais j'exporte beaucoup de services. Je travaille pour des entreprises européennes. Maintenant que la livre égyptienne a perdu de sa valeur, nous sommes très attractifs pour les pays du golfe Persique et l'Europe. Pour les Français, la référence la moins chère en matière de centres d'appels était Madagascar. Nous sommes en ce moment moins chers que Madagascar ! C'est dire si l'on est devenu attractif.

La qualité peut être au rendez-vous, même s'il faut se battre pour cela tous les jours, y compris dans les services.

M. Arnaud FLEURY - On trouve aujourd'hui en Égypte beaucoup d'agences de communication, de publicité ou de marketing digital, ainsi que des personnes qui interviennent dans le domaine des applications et du développement...

Mme Nadine BARBIER - En effet. Valeo, par exemple, externalise les services informatiques en Égypte. Il en va de même pour le digital, l'Égypte étant un pays où on utilise beaucoup les téléphones mobiles et où tout se fait par Facebook. Je pense que l'on parviendra, dans un deuxième temps, à exporter les services de marketing digital.

M. Arnaud FLEURY - Je me tourne vers le directeur d'Air Liquide, société vedette du CAC 40 : sur quoi voudriez-vous insister concernant la pratique des affaires et l'accès au marché ? Vous traitez avec des clients industriels, mais aussi hospitaliers. Que faut-il en retenir ?

M. Éric BONNEL - Nous croyons en l'Égypte depuis longtemps : Air Liquide y a implanté sa première usine en 1924. Les vicissitudes de l'histoire nous en ont fait sortir en 1956, mais nous y sommes revenus en 2002.

La principale activité d'Air Liquide se résume à une activité industrielle : nous produisons de l'oxygène, de l'azote, de l'argon, de l'hydrogène et du gaz carbonique pour l'industrie, ainsi que de l'oxygène pour le milieu médical.

Nous travaillons en Égypte directement avec les clients, en particulier industriels, et nous pratiquons notre métier comme on le fait partout en Europe, aux États-Unis ou en Chine. Nous contractualisons sur des règles internationales, avec des contrats très semblables aux contrats français.

Les hôpitaux relèvent quant à eux du secteur public et du régime des appels d'offres, qui comportent une partie technique et une partie purement commerciale.

Nous opérons par ailleurs de façon classique avec le secteur privé médical.

M. Arnaud FLEURY - Les équipements hospitaliers constituent un marché qu'Air Liquide suit de très près, et dans lequel il investit...

M. Éric BONNEL - La domaine de la santé est un axe stratégique du groupe partout où nous opérons. L'Égypte est un pays important sur le plan hospitalier. Il existe des hôpitaux universitaires dans les grandes villes d'Égypte, comme Alexandrie et Le Caire.

Nous avons, pour nous rapprocher des PME, ouvert une activité de soins à domicile avec VitalAire. C'est un métier proche du business to customer qui se développe en Égypte.

On revient en effet toujours aux fondamentaux de l'Égypte. La croissance démographique du pays fait que le potentiel est énorme.

M. Arnaud FLEURY - De l'extérieur, on a l'impression que tout est à faire. Quel est l'état des hôpitaux. ?

M. Éric BONNEL - Ayant été en poste en Afrique de l'Ouest, je peux faire des comparaisons. Le niveau de qualification des médecins est excellent. J'ai dernièrement rencontré un chirurgien orthopédique de très bonne réputation, qui a fait des stages en France. Les équipements techniques sont également très bons. En Égypte, il existe des hôpitaux publics et des hôpitaux militaires, où les soins peuvent être prodigués à toute personne qui souhaite être soignée.

M. Arnaud FLEURY - Je me tourne vers M. Gérard Charles, qui est en Égypte depuis 40 ans sans discontinuer. Servier, numéro 6 local, y détient deux usines.

M. Gérard CHARLES - Nous y produisons en effet l'ensemble de nos ventes.

M. Arnaud FLEURY - Vous avez investi quasiment uniquement pour le marché local...

M. Gérard CHARLES - Initialement, oui. Aujourd'hui, 95 % de notre production est à destination de l'Égypte. Nous commençons à être présents à l'export, mais cela reste modeste.

M. Arnaud FLEURY - Tous les grands noms du médicament sont présents en Égypte, ainsi que les locaux. Comment se fait l'accès au marché ?

M. Gérard CHARLES - L'aspect réglementaire est très important. Dans ce domaine, la réglementation est stricte. L'Égypte a son propre système d'autorisation de mise sur le marché (AMM). Il faut compter en moyenne trois ans pour obtenir une AMM pour un nouveau médicament, ce qui constitue d'ailleurs une difficulté.

Cependant, il a été proposé récemment de réduire cette durée à trois mois. J'attends cependant de voir. L'idée est simple : si le médicament est autorisé en Europe et aux États-Unis, l'Égypte ne le contrôlera pas davantage. Cela permettrait de raccourcir les délais.

M. Arnaud FLEURY - Les médicaments se retrouvent-ils très vite sous forme de génériques en Égypte ? La contrefaçon dans ce domaine existe-t-elle ?

M. Gérard CHARLES - La protection industrielle et intellectuelle en Égypte est relativement modeste.

Les brevets nationaux sont reconnus. Curieusement, les brevets internationaux le sont un peu moins, et il n'est pas rare de voir des médicaments génériques arriver sur le marché avant même le produit original.

M. Arnaud FLEURY - La contrefaçon est-elle une réalité ?

M. Gérard CHARLES - On a énormément de mal à obtenir des indications fiables. Le chiffre qui circule parmi les acteurs de la profession est de l'ordre de 10 %. Personnes ne dispose vraiment des données d'origine pour le vérifier. La contrefaçon existe, mais elle reste modeste.

Les autorités ont pour projet, en particulier pour le médicament, d'implémenter un système de code-barres infalsifiable sur les boîtes, qui n'existe pas à ce jour et qui devrait permettre de combattre ce fléau.

M. Arnaud FLEURY - Il n'empêche que le groupe Servier est là depuis quarante ans et semble satisfait de la situation. C'est un marché certes volatil, mais il existe des consommateurs...

M. Gérard CHARLES - En Égypte, dans le domaine du médicament, le remboursement n'existe pas. Seul le patient paie. Il s'agit d'une barrière naturelle, le pouvoir d'achat des Égyptiens restant pour l'instant modeste. L'entreprise pharmaceutique, en particulier étrangère, s'adresse globalement à 10 % de la population.

Ce secteur est potentiellement appelé à se développer significativement si un système de remboursement est mis en place. On voit apparaître ici et là une première ébauche de remboursement du médicament.

L'Égyptien est selon moi quelqu'un qui aime consommer, mais qui raisonne à court terme. Lorsqu'il a de l'argent, il consomme, lorsqu'il en a moins, il consomme moins. Ce n'est pas quelqu'un qui capitalise.

M. Arnaud FLEURY - Assiste-t-on à l'émergence d'une classe moyenne ?

Mme Nadine BARBIER - Il existe une vraie classe moyenne en Égypte, qui a souffert depuis quelques mois. Ces gens, qui avaient des salaires relativement élevés, subissent l'inflation de plein fouet. La plupart consommaient des produits occidentaux et ont pris l'inflation de plein fouet. La classe moyenne a vraiment souffert récemment, mais elle existe.

M. Arnaud FLEURY - Et elle a soif de consommer...

Mme Nadine BARBIER - Bien sûr.

M. Arnaud FLEURY - Le coût salarial constitue-t-il un problème en Égypte ?

Mme Nadine BARBIER - Si l'on vit avec des clients égyptiens, que l'on travaille en Égypte et qu'on paye des salariés égyptiens, l'écosystème fonctionne. J'ai cependant un problème majeur : l'un de mes clients a fait figurer dans mon contrat une clause stipulant que l'augmentation ne serait que de 6 % par an. Or, l'inflation était de 29 % le mois dernier. Les salariés réclament une augmentation de 15 % à 20 %. Mon client refusant, cela me met mal à l'aise.

J'ai beaucoup de difficultés à accéder à la demande des salariés, qui me semble néanmoins légitime. J'essaye de faire en sorte que mes prix soient indexés sur le taux d'inflation de la Central Agency for Public Mobilization and Statistics (CAPMAS), l'équivalent de l'INSEE, mais mes clients refusent.

M. Arnaud FLEURY - Existe-t-il un fort turn over (taux de rotation de la main d'oeuvre) dans votre domaine ?

Mme Nadine BARBIER - C'est le cas en France. En Égypte aussi, car les salariés sont capables de quitter un centre d'appel pour un autre pour deux euros de plus par mois. C'est une difficulté.

M. Arnaud FLEURY - Les cadres sont-ils fidèles ?

Mme Nadine BARBIER - Oui. Une partie de mon personnel travaille chez les clients J'exerce donc moins de contrôles, et le turn over est dans ce cas très élevé. En revanche, il existe très peu de turn over au sein de mon entreprise.

M. Arnaud FLEURY - Monsieur Bonnel, comment gère-t-on les cadres ? On parle d'une grosse pression salariale sur cette catégorie, dont les salaires ne sont pas au niveau français, mais environ à 50 %. Est-ce un problème ou non ?

M. Éric BONNEL - Je reviens sur la question du turn over . Le point clé, c'est de venir en Égypte avec une solide culture d'entreprise. Selon moi, cela permet de limiter la volatilité des cadres.

Durant mes trois premières années en Égypte, j'ai connu un grand turn over . J'ai réussi à le stabiliser au prix de beaucoup d'efforts, en faisant connaître les valeurs du groupe au management, en l'y faisant adhérer et en l'impliquant.

Un groupe comme Air Liquide, quel que soit le lieu où il est implanté, développe les mêmes valeurs.

M. Arnaud FLEURY - On peut en outre penser que la direction d'entreprise en Égypte est très hiérarchisé, un peu « à l'oriental ». C'est d'autant plus difficile.

M. Éric BONNEL - C'est très juste. Depuis une dizaine d'années, on a beaucoup travaillé sur la transversalité afin de satisfaire le client et lui livrer le produit et le service qu'il attend.

En Égypte, j'ai eu beaucoup de difficultés pour mettre en place ces managements transversaux, car je me heurtais à une vision verticale - en Égypte, on pourrait dire pyramidale. C'est encore aujourd'hui une difficulté de faire partager un même objectif à toute une équipe. On a plus une impression de silos verticaux - finances, approvisionnement,...

M. Arnaud FLEURY - L'approche transversale se met néanmoins en place...

M. Éric BONNEL - Oui, mais il faut absolument que les candidats qui souhaitent venir en Égypte planifient les étapes et ne cherchent pas à obtenir rapidement des résultats à court terme. Mieux vaut avoir une vision à moyen-long terme, ce qui permet d'avancer avec efficacité.

M. Arnaud FLEURY - Comment le groupe Servier gère-t-il à la fois la direction d'entreprise et la pression salariale ? Il paraît que les syndicats sont puissants en Égypte...

M. Gérard CHARLES - Le travail en silo est très important, et il est très difficile de faire travailler les gens ensemble.

L'aspect humain et les valeurs comptent également beaucoup. On peut fédérer une équipe autour de valeurs humaines, au point que les gens peuvent même se sentir parties prenantes de l'entreprise et tolérer dans les moments difficiles de ne pas pouvoir obtenir tout ce qu'ils souhaitent. C'est à mes yeux un état d'esprit assez extraordinaire. Quant aux syndicats, je n'en ai pas dans l'entreprise. Je ne peux donc pas en parler.

M. Arnaud FLEURY - Qu'en est-il pour vous, Madame Barbier ?

Mme Nadine BARBIER - Il n'y a pas de syndicat chez moi non plus.

M. Arnaud FLEURY - On les trouve plutôt dans les entreprises d'État...

Mme Nadine BARBIER - En effet. Ils ont même rejeté une première fois la loi sur la fonction publique. Je pense qu'on les trouve uniquement dans ces organismes. En France, les centres d'appels sont très syndicalisés. Ce n'est pas du tout le cas en Égypte.

M. Arnaud FLEURY - Que faut-il pour faire face aux demandes salariales des cadres en Égypte ? Peut-on border le sujet ou est-ce la saine concurrence qui s'exerce ?

M. Jean-Jérôme KHODARA - Il existe plusieurs dimensions. Juridiquement, les choses sont assez flexibles. On peut avoir des rémunérations indexées sur tel ou tel indice. C'est plutôt un problème de ressources humaines. Nous sommes plus de cent cinquante dans notre cabinet d'avocats. Les demandes d'augmentation sont extrêmement fortes cette année, mais il n'y a pas de difficultés sur le plan juridique.

Mme Nadine BARBIER - Je pense aussi que c'est plutôt un problème de ressources humaines et de management. Je m'adresse souvent à une grande partie des salariés pour leur expliquer pourquoi je ne peux pas les augmenter plus que ce que je propose. Je pense qu'ils le comprennent.

J'ai mis beaucoup de choses en place au niveau interne. J'ai même créé une application mobile pour mes 1 200 salariés. C'est une innovation en matière de communication et de ressources humaines qui ne se fait pas tellement ailleurs. L'important est de créer du lien pour pouvoir garder ses salariés et partager des valeurs, comme on l'a dit.

M. Arnaud FLEURY - En droit du travail, on s'appuie sur le code Napoléon de façon générale ?

M. Jean-Jérôme KHODARA - Le code Napoléon concerne plus le droit civil que le code du travail. Cela étant, un Français ne serait pas trop dépaysé par le droit du travail égyptien. Toutefois, les employeurs peuvent avoir de bonnes surprises : il n'y a par exemple pas de limitation au nombre de renouvellements d'un contrat à durée déterminée (CDD). Globalement, c'est toutefois assez rigide.

Mme Nadine BARBIER - C'est très proche du droit français.

M. Éric BONNEL - En France, il existe des instances représentatives du personnel. Celui-ci s'exprime par l'intermédiaire des comités d'entreprises, des Comité d'hygiène, de sécurité et des conditions de travail (CHSCT) ou des délégués du personnel. En Égypte, nous n'avons pas ce genre d'instances ni de dialogue avec les représentants du personnel.

M. Arnaud FLEURY - Rien n'existe ?

M. Éric BONNEL - Je ne pense pas que les instances représentatives égyptiennes soient, dans ce domaine, identiques aux instances françaises.

M. Arnaud FLEURY - On peut penser qu'elles se mettront un jour en place.

M. Éric BONNEL - Oui, quand elles sont bien utilisées, cela peut être intéressant.

Mme Nadine BARBIER - On a beaucoup parlé des grandes entreprises, mais il n'est pas toujours facile pour les Très petites entreprises (TPE) de s'implanter sur le marché égyptien. La barrière culturelle est un premier obstacle et il n'est pas aisé de créer une entreprise d'une ou deux personnes.

Compte tenu de mon expérience, j'ai ouvert un hôtel d'entreprises afin d'accueillir des sociétés qui ne voudraient pas supporter la création d'une entité en Égypte. J'héberge six entreprises françaises, dont le groupe Roullier (Saint-Malo) et Digital Virgo (Lyon), qui sont de grandes entreprises ou Neoen, qui intervient dans le domaine des énergies renouvelables.

Ces entreprises louent des bureaux dans mes locaux. Je salarie leurs employés. Il n'existe donc pas de structure juridique. J'envoie une facture une fois par mois à la maison mère.

M. Arnaud FLEURY - L'idée est cependant qu'elles s'implantent en leur nom propre. Certaines ont-elles franchi le pas ?

Mme Nadine BARBIER - Pas encore. J'ai ouvert il y a presque trois ans. La maison mère trouve qu'il est plus facile d'avoir une seule facture à gérer plutôt que de devoir s'occuper des relations avec les organismes sociaux, les impôts, etc.

M. Arnaud FLEURY - Mais s'ils veulent grandir...

Mme Nadine BARBIER - Dans ce cas, je ne serai plus capable de les héberger, mais cela peut constituer une solution intermédiaire pour des gens qui ne veulent pas se soucier de l'aspect administratif.

M. Arnaud FLEURY - La question des religions entre-t-elle en ligne de compte, notamment entre musulmans et coptes ? Selon ce que j'ai entendu, ce n'est pas vraiment un problème dans le monde de l'entreprise. Le confirmez-vous ?

Mme Nadine BARBIER - En effet, ce n'est pas un problème pour nous. Nous gérons autant de chrétiens que de musulmans, sans aucune difficulté.

En revanche, j'ai strictement interdit tout discours religieux. Nous y avons été confrontés en 2012-2013. J'ai expliqué à leurs auteurs que c'était impossible.

M. Arnaud FLEURY - Monsieur Charles, on dit souvent que le pouvoir économique, dans certains domaines, est tenu par les Coptes. Tout ceci peut-il être géré indépendamment de la notion de religion ?

M. Gérard CHARLES - Absolument. Toutes les religions sont représentées dans l'entreprise. Les gens vivent très bien ensemble, beaucoup mieux qu'on ne le pense. Ils se respectent énormément et célèbrent même les fêtes des uns et des autres sans aucun problème.

C'est avant tout une manière de gérer les gens, avec tolérance et ouverture, qui fait qu'il n'y a pas de souci. Il y a l'image des extrémistes que diffusent les médias et la réalité. Souvent, la réalité est différente. En tout cas, dans les affaires, ce n'est pas un problème.

M. Arnaud FLEURY - La société égyptienne est multiculturelle. Elle est composée de personnes qui viennent des quatre coins du Proche-Orient, et on le retrouve dans l'entreprise.

M. Éric BONNEL - 95 % de l'effectif est égyptien.

Mme Nadine BARBIER - Pas chez moi. Je travaille avec toute l'Afrique, et on parle toutes les langues africaines. On doit pratiquer cinquante langues africaines différentes dans mon entreprise.

M. Arnaud FLEURY - Le quota d'emplois égyptiens, qui était de 90 %, mais qui pourrait être ramené à 20 %, constitue-t-il un problème pour vous, Monsieur Bonnel ? Je pense plus particulièrement aux cadres...

M. Éric BONNEL - Air Liquide privilégie un encadrement local. L'expatrié est minoritaire. Nous sommes actuellement trois et serons deux dans quelques mois. On limite donc vraiment le nombre d'expatriés.

M. Arnaud FLEURY - Ce n'est donc pas un problème pour vous ?

M. Éric BONNEL - Non, ce n'est pas un problème.

M. Arnaud FLEURY - Qu'en est-il pour vous, Monsieur Charles ?

M. Gérard CHARLES - Sur cinq cents salariés, je suis le seul étranger.

M. Arnaud FLEURY - Comment fait-on si, dans certains domaines, on est confronté à cette problématique de l'emploi égyptien ?

M. Jean-Jérôme KHODARA - C'est très rare. On l'a dit, le niveau du personnel d'encadrement égyptien est excellent - et pas seulement pour les ingénieurs. C'est d'ailleurs une des raisons pour lesquelles on s'implante en Égypte.

On rencontre ce problème davantage sur de petites structures, dans de petites SARL qui démarrent, ont peu d'actif, ont peu recruté et ont besoin de deux ou trois managers, français ou d'autres nationalités. Il existe des flexibilités. On peut utiliser l'exemption - mais c'est très théorique. En pratique, la règle ne concerne que les salariés et non les mandataires sociaux. On peut donc trouver trois ou quatre managers dans une SARL.

M. Arnaud FLEURY - La question des visas de travail, qui ont été durcis ces dernières années, constitue-t-elle un souci ?

Mme Nadine BARBIER - Je ne sais si je dois le dire ici, mais je n'ai pas réussi à avoir de visa de travail pour le directeur général de l'entreprise. Cela fait quatre ans qu'il est chez moi. Il est actionnaire et dit qu'il vient faire un audit de l'entreprise tous les mois.

M. Arnaud FLEURY - Y a-t-il des questions ?

M. Christophe MOUCHE - Je dirige une société qui intervient dans la maintenance industrielle, et qui est spécialisée dans l'hydraulique.

Existe-t-il une retenue à la source lorsqu'on envoie du personnel sur place ?

Mme Nadine BARBIER - Quand le personnel est salarié en Égypte, la retenue à la source pour les impôts se fait en Égypte. J'ignore ce qu'il en est pour les salariés français.

M. Christophe MOUCHE - Ma société intervient dans des opérations de maintenance de courte durée, sur des sites industriels cimentiers, etc. Au Maroc, on nous retient 10 %, en Algérie 25 %.

M. Jean-Jérôme KHODARA - Cela dépend des conditions et de la durée, et si ces salariés sont résidents fiscaux égyptiens ou non. S'ils ne sont pas résidents, la retenue à la source peut être de 20 %. Il faut étudier les cas particuliers.

M. Arnaud FLEURY - Revenons-en à la sécurité. Votre entreprise est-elle confrontée à des problèmes en ville ?

Mme Nadine BARBIER - Non, pas du tout. Nous sommes installés dans un immeuble où on ne trouve que des entreprises. Nous étions auparavant dans un immeuble qui ne comportait que des logements. On a vécu un vrai changement, parce qu'on a vu arriver les inspecteurs de tous les organismes d'État qui désirait savoir s'ils pouvaient nous infliger des pénalités. Cela mit à part, il n'y a pas vraiment de problèmes de sécurité au Caire.

M. Éric BONNEL - Nous avons, pour ce qui nous concerne, renforcé la surveillance de nos sites en raison des révolutions de 2011 et de 2013 et avons arrêté d'exporter nos produits par la route vers Gaza et la Libye, du fait de l'insécurité évoquée par l'ambassadeur en introduction.

M. Gérard CHARLES - La sécurité ne nous pose pas non plus de problème, que ce soit à titre professionnel ou personnel. Je ne me sens pas en insécurité au Caire. Il ne faut bien sûr pas sortir des sentiers battus, mais lorsqu'on vit normalement, il n'y a aucun souci.

M. Arnaud FLEURY - La parité existe-t-elle en Égypte ?

Mme Nadine BARBIER - On ne peut pas le dire ainsi. J'essaie de promouvoir les valeurs de la République française et de respecter la parité entre les hommes et les femmes.

J'emploie à peu près autant d'hommes que de femmes. Néanmoins, seuls les hommes sont autorisés à travailler dans les équipes de nuit. Ce point mis à part, nous comptons autant de cadres parmi les femmes que parmi les hommes, ce qui peut poser parfois des difficultés, il ne faut pas le nier. Les hommes et les femmes sont payés au même tarif.

M. Arnaud FLEURY - Merci.

Mme Régine PRATO, conseiller consulaire - Je vis en Égypte depuis 35  ans. Venez ! Je fais le lien entre les 6 500 Français qui résident là-bas. Nous bénéficions de lycées et d'une très belle vitrine culturelle.

Mes enfants ont passé leur baccalauréat là-bas. Ma fille vit ici. Elle parle cinq langues. Mon fils également. Les enfants sont généralement trilingues à dix ans. Nous avons des professeurs qui mettent la priorité sur les langues afin que leurs élèves puissent voyager et échanger rapidement avec le monde des affaires. Ce n'est pas le cas en France, où les enfants parleront difficilement anglais et français à dix-huit ans, alors que les nôtres sont trilingues ! Il n'y a pas énormément de problèmes. On vit très bien au quotidien. On a le soleil et l'ambiance chaleureuse orientale.

J'ai dirigé une agence de voyage et une compagnie aérienne. J'ai été l'une des premières à fermer en 2011 du fait de l'absence de touristes. Je suis cependant restée, car j'ai beaucoup investi dans l'immobilier en Égypte.

Bien qu'étrangère, on peut faire des affaires et investir dans ce pays. J'y suis encore. Venez au moins voir ce qui s'y passe.

M. Arnaud FLEURY - Vous possédiez une compagnie de charters , je crois...

Mme Régine PRATO - Cinq Airbus, en effet...

M. Arnaud FLEURY - Peut-être qu'avec le regain du tourisme...

Mme Régine PRATO - Pourquoi pas ? On y est, on y reste, pour le meilleur et pour le pire !

M. Arnaud FLEURY - Je vous remercie.

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