B. DES MOTIFS D'INTERROGATION SUBSISTENT

• Une gouvernance institutionnelle à préciser

Le Gouvernement a instauré le 9 novembre 2012 une mission très haut débit en charge de l'organisation du déploiement des réseaux correspondant. À ce titre, cette mission s'est d'abord vue chargée de définir les modalités de mise en oeuvre de la couverture intégrale du territoire en très haut débit.

Adopté le 29 avril 2013 par le Premier ministre, l'arrêté relatif au cahier des charges du plan France très haut débit a ensuite confié à la mission très haut débit le pilotage du plan , en lien avec les différentes administrations mobilisées pour sa mise en oeuvre. Elle assure à ce titre l'encadrement des déploiements des opérateurs privés dans les zones conventionnées, l'instruction des demandes de soutien financier déposées par les collectivités territoriales pour les RIP ; l'accompagnement technique des collectivités, ainsi que le suivi de l'exécution du plan, avec l'ouverture de l'Observatoire France très haut débit et la remise au Parlement d'un rapport annuel.

La mission très haut débit sera intégrée au sein de la prochaine Agence nationale du numérique , service à compétence nationale (SCN) -afin d'être davantage tourné vers l'extérieur - qui regroupera la mission French Tech, ainsi que la délégation aux usages de l'internet. Cette agence devra elle-même articuler son action avec celle d'autres institutions intervenant dans le secteur numérique, que ce soit le la Caisse des dépôts et consignations (CDC), le Conseil national du numérique (CNN), l'ARCEP ou encore le ministère de tutelle (plus précisément, les services de la DGE) auquel elle est rattachée.

Certes, les rôles de ces différents acteurs ne se recoupent pas entièrement, mais cette organisation « multipôle » de la gouvernance du numérique devra faire la preuve de son efficacité. Il y a là en effet un enchevêtrement de compétences institutionnelles et financières qui nuisent à la lisibilité de l'intervention de l'État dans le domaine numérique. Cette confusion, à laquelle les changements de Gouvernements successifs n'ont en rien fait varier, appellerait une remise à plat générale et une rationalisation des moyens d'action publics.

Votre rapporteur pour avis a interrogé sur ce point Mme Axelle Lemaire, secrétaire d'État chargée du numérique, lors de son audition par votre commission. Cette dernière a évoqué « une plus grande cohérence administrative et stratégique », passant par la création d'une telle Agence nationale du numérique, qui permettra au Gouvernement d'être selon elle « plus réactif (...), en lien avec les élus, les collectivités et les entreprises, sans concurrencer les instances déjà existantes ». Votre rapporteur pour avis, prenant acte de ces propos, suivra avec attention la mise en place de cette agence .

• Des chiffres de déploiement à nuancer sérieusement

Depuis le troisième trimestre 2012 et en accord avec la définition du seuil du très haut débit de la Commission européenne, l'ARCEP comptabilise les accès à internet à très haut débit dont le débit crête descendant est au moins supérieur ou égal à 30 Mbit/s . Ces catégories incluent les abonnements sur des réseaux FttH, sur des réseaux « hybrides fibre câble coaxial » (HFC), sur des réseaux en fibre optique avec terminaison en câble coaxial (FttLA) et, depuis décembre 2013, sur des réseaux à terminaison cuivre (VDSL2).

Cette référence à un mode de comptabilisation du très haut débit dont le seuil est relativement bas permet aux pouvoirs publics de « gonfler » les chiffres de déploiement du très haut débit, et de faire passer la France pour l'un des pays européens les plus avancés en la matière. Ainsi, ce référent peu exigeant - puisqu'il englobe même les réseaux à terminaison cuivre performants, dits VDSL2 - amène à considérer qu'au 31 mars 2014, 11,42 millions de logements sont éligibles au très haut débit . De plus, leur taux annuel de croissance paraît très satisfaisant puisqu'il est de 28 %.

Cependant, dès que l'on restreint les technologies prises en compte à la seule fibre optique, qui assure le débit le plus rapide et par conséquent le plus susceptible de répondre aux usages de demain, mais également d'évoluer vers plus de bande passante, les chiffres sont tout autres. Ainsi, seuls 3,15 millions de logements sont aujourd'hui éligibles au FttH ; il faut reconnaître que le taux de croissance de cette technologie - 36 % par an - est remarquable. Les logements éligibles au FttLA, c'est-à-dire aux réseaux à terminaison en câble coaxial, dont le potentiel est moindre que le FttH, sont quant à eux au nombre de 8,6 millions, dont 5,4 dépassent le seuil de 100 Mbit/s.

NOMBRE DE LOGEMENTS ÉLIGIBLES AU TRÈS HAUT DÉBIT
ET ÉVOLUTION ANNUELLE

Nombre de logements au 31 mars 2014

Évolution annuelle

Total des logements éligibles au très haut débit (>30 Mbit/s)

11 420 000

+28 %

Logements éligibles au FttH

3 154 000

+36 %

Logements éligibles aux réseaux à terminaison en câble coaxial

8 610 000

+2 %

dont logements éligibles à 100 Mbit/s (FttLA)

5 371 000

+10 %

dont logements éligibles entre 30 et 100 Mbit/s
(FttLA et HFC)

3 239 000

-10 %

Logements éligibles sur réseaux à terminaison cuivre (VDSL2)

2 360 000

-

Source : ARCEP.

En outre, « éligible » ne signifie pas « abonné » . Seules les statistiques rendant compte du nombre d'abonnement permettent d'avoir une idée du nombre de foyers qui ont souscrit au service d'internet à très haut débit et en profitent effectivement. Or, sur les 11,4 millions de logements éligibles, à la fin du deuxième trimestre 2014, le nombre d'abonnés dépassait seulement 2,3 millions . Et le nombre d'abonnés à la fibre est encore plus bas, voire très faible : 715 000 sur les réseaux FttH. Le nombre d'abonnés sur les réseaux câblés modernisés est lui du double, à 1 410 000. Enfin, 175 000 personnes sont abonnées sur le réseau de cuivre équipé en VDSL2.


• Un financement très hypothétique

Le déploiement des nouveaux réseaux représente plus de 20 milliards d'euros d'investissements au cours des 10 prochaines années . D'après les engagements qu'ils ont pris, les opérateurs privés devraient investir 6 à 7 milliards d'euros pour déployer leurs réseaux optiques dans plus de 3 600 communes d'ici 2020 (les 106 communes classées en zones très denses par l'ARCEP et les communes recensées lors de l'appel à manifestations d'intentions d'investissement, soit 57 % de la population et 10 % du territoire).

Certes, les opérateurs en ont déjà investi près de 3 milliards d'euros dans le déploiement du très haut débit ces dernières années, en rendant éligibles au FttH plus de 3 millions de foyers et en modernisant près de 9 millions de prises des réseaux câblés. Cependant, plusieurs éléments conduisent à s'interroger sur la pérennité de leur effort en matière de déploiement . En premier lieu, le contexte général, marqué par un ralentissement de la croissance du marché des télécoms, désormais mature, et une réduction de leurs marges, du fait d'une concurrence qui s'est intensifiée entre les quatre opérateurs.

En deuxième lieu, les opérations de rapprochement entre opérateurs, et notamment celle concernant SFR et Numéricable, qui interrogent sur la volonté réelle du nouvel ensemble, qui possède un vaste réseau câblé, d'investir pour déployer un nouveau réseau fibre. Seule une régulation du marché du câble, qui n'en fait pas encore l'objet contrairement à celui de la fibre, serait à même de dénouer cet obstacle ; votre rapporteur pour avis sera attentif aux décisions du Gouvernement et du régulateur en la matière. En attendant, les efforts de déploiement sont, il faut le reconnaître, en très grande partie le fait d'un seul opérateur, Orange, qui ambitionne - dans son discours du moins - de conserver et même d'accroître son avance sur cette technologie du futur.

Enfin, la fibre n'a pas rencontré l'engouement attendu et tarde à décoller. Certes, sa progression enregistre de très bons chiffres de croissance, mais ceux-ci sont à relativiser. D'une part, ils s'imputent sur une base faible : on part de bas en équipement FttH. D'autre part, le taux de croissance est fort surtout en-dehors des zones très denses, c'est-à-dire dans des périmètres où la concentration en population n'est pas la plus importante. Dans les villes en effet, les consommateurs, déjà bien pourvus en « haut débit de qualité », sont réticents à passer au très haut débit, dont ils ne voient pas toujours bien les avantages, mais dont ils observent en revanche que le tarif d'abonnement est plus élevé.

Sur le territoire français autre que les 1 600 communes précitées (43 % de la population), les réseaux fixes à très haut débit seront déployés par les collectivités territoriales . Ces RIP nécessitent un investissement extrêmement important, de l'ordre de 13 à 14 milliards d'euros , dont on peut légitimement s'interroger sur la « soutenabilité » . La moitié devrait être financée par les recettes d'exploitation des RIP et le cofinancement des opérateurs ; c'est faire preuve de beaucoup d'optimisme sur la rentabilité de ces réseaux et l'appétence des acteurs privés à cofinancer le déploiement dans des zones non ou peu rentables. L'autre moitié sera financée par les pouvoirs publics (collectivités territoriales, État et Europe) : l'État s'est ainsi engagé à apporter environ 3 milliards d'euros d'ici 2022, soit près de la moitié du financement public, mais l'on a vu les interrogations existantes autour du calendrier de décaissement des engagements ouverts dans le présent projet de loi.

Au surplus, la « mauvaise volonté » de l'État à mettre en oeuvre la « loi Pintat » du 17 décembre 2009 , dont l'une des dispositions prévoyait la création d'un Fonds d'aménagement numérique du territoire (FANT), laisse perplexe. Il y avait là une mécanique de financement simple, lisible et approuvée par le Parlement, qui aurait permis de mieux flécher les crédits affectés au très haut débit. Or, ainsi que le regrette très justement la rapporteure pour avis de la commission des affaires économiques de l'Assemblée nationale, Mme Corinne Erhel, le « mécano institutionnel » retenu par le Gouvernement en matière de financement du très haut débit, qui recourt en grande partie aux investissements d'avenir, engendre un « manque de lisibilité sur l'attribution et la consommation des crédits mis à disposition ». Mme Erhel va jusqu'à souhaiter que « la dispersion de ressources budgétaires ne conduise pas à leur dilution n'empêche pas un contrôle efficace de la dépense publique par le Parlement ». Votre rapporteur pour avis est tout à fait disposé à faire siennes ces analyses.

• Des risques de fracture numérique persistant

La lutte contre la fracture numérique a été un combat historique de notre assemblée, qui a par essence à coeur de promouvoir et de préserver l'égalité entre territoires. C'est d'ailleurs du Sénat, à travers la proposition de loi relative à la lutte contre la fracture numérique, qu'est provenue l'initiative du texte qui a donné lieu à la loi du 17 décembre 2009 du même nom.

Or, cette fracture ne s'est pas résorbée depuis cinq ans, et elle pourrait même être amenée à s'accroitre avec le déploiement du très haut débit . Plusieurs rapports parlementaires ont souligné les inégalités flagrantes existantes pour ce qui est du haut débit, et les risques inquiétants pour ce qui est du déploiement futur du très haut débit. C'est le cas des rapports de notre collègue Hervé Maurey 18 ( * ) - qui avait débouché sur une proposition de loi commune avec votre rapporteur pour avis 19 ( * ) , adoptée en première lecture par chacune des deux assemblées - ou encore de celui de nos collègues Yves Rome et Pierre Hérisson 20 ( * ) . Or, ces risques n'ont jamais paru aussi présents.

Les SDTAN, qui sont le reflet de dynamiques territoriales contrastées, en attestent pour ce qui est des perspectives de diffusion du très haut débit dans les territoires. Premièrement, les territoires sont inégalement concernés par l'initiative privée (de 0 % pour Mayotte à 100 % pour la Seine-Saint-Denis). Les départements les moins bien dotés par l'initiative privée, autrement dit les départements considérés par les opérateurs privés comme les moins rentables, se trouvent être logiquement les départements les moins densément peuplés. Ce sont également ceux qui disposent le plus souvent de plus petits budgets.

A ce premier constat, il faut ajouter que si l'arrivée du très haut débit est considérée par certaines collectivités comme prioritaire pour améliorer l'attractivité économique de leurs territoires, d'autres font preuve de beaucoup moins d'enthousiasme et d'engagement sur la question . Le risque est donc réel de connaitre dans les années à venir un accroissement des inégalités en matière d'accès au haut et au très haut débit. Les SDTAN le montrent. Plusieurs régions comme l'Alsace, la Franche-Comté, l'Ile-de-France et Provence-Alpes-Côte d'Azur, devraient voir d'ici cinq ans le taux de pénétration du FttH dépasser les 80 % 21 ( * ) en combinant les actions privées et publiques. D'autres régions comme l'Aquitaine, la Guyane, le Languedoc-Roussillon, la Lorraine ou le Poitou-Charentes seront, elles, en deçà des 50 %, malgré les actions publiques entreprises.

Votre rapporteur pour avis, sans remettre en cause la compétence de la commission du développement durable sur ces problématiques, tient à insister sur l' impérieuse nécessité d'un déploiement homogène du très haut débit sur l'ensemble du territoire . Les erreurs qui ont été commises sur le haut débit ne doivent pas être reproduites si l'on souhaite doter la France d'un réseau numérique de qualité, préalable au développement de notre économie et de nos territoires dans le siècle à venir. Il s'attachera donc à veiller de près à ce que cet aspect central du plan France très haut débit soit correctement pris en compte dans la stratégie nationale de déploiement de ce réseau du futur.


* 18 Aménagement numérique des territoires, passer des paroles aux actes, rapport d'information n° 730 (2010-2011) fait par M. Hervé Maurey au nom de la commission des affaires économiques.

* 19 Proposition de loi n° 118 (2011-2012) visant à assurer l'aménagement numérique du territoire, déposée par M. Hervé Maurey et Philippe Leroy.

* 20 État, opérateurs, collectivités territoriales : le triple play gagnant du très haut débit, rapport n° 364 (2012-2013) fait par MM. Yves Rome et Pierre Hérisson pour la commission pour le contrôle de l'application des lois.

* 21 En nombre de logements raccordables au FttH.

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