B. DES DIFFICULTÉS À PRÉVOIR

Si on ne peut que souligner la justesse du combat mené contre la haine en ligne, la proposition de loi examinée par le Sénat génère cependant deux difficultés majeures que votre Rapporteure pour avis souhaite évoquer.

Première difficulté , et en dépit de ses intentions louables, la proposition de loi constitue une limitation à la liberté d'expression , même si les remarques du Conseil d'État ont heureusement contribué à redonner sa compétence au juge judiciaire. Il n'en reste pas moins que les opérateurs concernés se trouvent dotés d'un pouvoir autonome de retrait ou de conservation des contenus haineux, alors même que la proposition de loi échoue à donner toutes les garanties de clarté sur la définition même de ces contenus - si tant est que cela puisse se concevoir. Si la solution proposée peut s'envisager pour les contenus « manifestement » délictueux, il restera inévitablement des cas limites, zones grises, par exemple les citations, l'humour, qui nécessitent une lecture fine du contexte.

Le fait de déléguer aux plateformes cette fonction revient de surcroît à créer une forme de privatisation de la censure . Pire, l'ampleur des moyens et des obligations imposés aux plateformes va inévitablement favoriser les plus importantes d'entre elles, Google et Facebook au premier chef, qui pourront proposer à leurs concurrents des services de modération, renforçant encore leur emprise sur l'espace numérique.

Seconde difficulté : la compatibilité des dispositions nationales avec le droit européen. Notifié le 21 août 2019 par les autorités françaises, la Commission européenne a rendu le 22 novembre un avis sévère sur la proposition de loi, jugeant ses dispositions incompatibles avec la directive « e-commerce ». Le gouvernement tchèque a de son côté fait part de sa préoccupation, signe de l'attention portée à cette législation en Europe. L'argumentation de la Commission repose essentiellement sur les obligations très lourdes qui incomberaient aux plateformes de tous les pays de l'Union, obligations susceptibles de freiner le développement du marché commun.

Votre Rapporteure pour avis tient à formuler deux remarques sur cet avis.

Tout d'abord, cet avis est suffisamment clair pour que le Sénat, comme pourrait le proposer sa commission des lois , amende largement le texte pour le rendre compatible avec le droit communautaire. Alors que le Gouvernement cherche à donner un nouveau souffle à la construction européenne, il serait paradoxal de saluer l'entrée en fonction de la nouvelle Commission à peine confirmée par le Parlement par cet acte de défiance, alors même que sa nouvelle Présidente a assuré de sa volonté de faire évoluer le marché numérique.

Ensuite, cette notification illustre les contradictions inhérentes à la directive « e-commerce ». Adoptée au début des années 2000, elle a largement échoué dans la création d'entreprises européennes puissantes dans le numérique, mais parfaitement réussi à protéger de toute forme de régulation des entreprises américaines maintenant en position monopolistique.

Votre Rapporteure pour avis plaide depuis longtemps pour la résolution de cette contradiction, qui passe selon elle par deux voies :

- d'une part, une politique de concurrence beaucoup plus ferme , afin de faire cesser les abus de position dominante, abus dont témoigne encore la difficulté d'application des dispositions sur les droits voisins des agences de presse et des éditeurs de presse, que Google refuse d'appliquer en dépit du vote quasi unanime du Parlement ;

- d'autre part, et en complément d'une régulation fondée sur le contrôle des pratiques des plateformes, une réflexion avancée sur le modèle économique même de ces plateformes , à base de collecte de données personnelles et de contenus viraux. Une grande partie du problème n'est pas dans le fait de professer des opinions haineuses - un délit déjà sanctionné et qui a toujours existé -, mais dans l'extraordinaire « accélération des contenus » pour reprendre les termes du rapport de Laetitia Avia et Karim Amellal, rendue non seulement possible mais nécessaire pour l'équilibre économique des plateformes, y compris pour les contenus les plus contestables .

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