B. LA CRÉATION D'UNE COMMISSION INDÉPENDANTE D'ÉVALUATION : LE RISQUE D'UNE CONFUSION DES GENRES À ÉVITER

Conformément aux orientations du CICID du 8 février 2018, le projet de loi vise à renforcer l'évaluation de l'aide au développement. Ainsi, l'article 9 du projet de loi institue une commission indépendante d'évaluation

Lors de l'examen du projet de loi de finances pour 2021, le rapporteur pour avis avait déjà souligné que, dans un contexte de finances publiques dégradées, la question de la « redevabilité » de la politique de développement devenait incontournable .

En outre, il avait rappelé que la refonte d'une véritable culture de l'évaluation apparaît d'autant plus nécessaire que l'évaluation des projets d'aide publique au développement est actuellement éclatée entre la direction générale du Trésor, la direction générale de la mondialisation, et l'Agence française de développement, favorisant ainsi une évaluation « en silos ». Cette dispersion de la fonction d'évaluation se heurte également à des moyens restreints. En effet, 2,5 millions d'euros, soit 0,1 % de l'aide bilatérale de la France est consacré à l'évaluation des projets mis en oeuvre 28 ( * ) .

Dans cette perspective, le renforcement de l'évaluation de la politique française de développement constitue une proposition ancienne , portée aussi bien par la Cour des comptes 29 ( * ) , par des députés 30 ( * ) et des sénateurs 31 ( * ) , que par l'OCDE 32 ( * ) . Le dispositif britannique d'évaluation est souvent cité en exemple pour défendre l'institution d'un organisme indépendant d'évaluation.

Le dispositif britannique : exemple de l' « Independant committee on aid impact » (ICAI)

« En 2015, le Royaume-Uni a adopté une loi fixant à 0,7% la part du RNB consacrée à l'aide publique au développement, conformément aux recommandations des organisations internationales. Parallèlement, elle a créé un dispositif d'évaluation original de cette politique, en créant un organisme dédié, l'Independant committee on aid impact (ICAI) . Vos rapporteurs se sont rendus à Londres en juillet 2019 afin de prendre connaissance des caractéristiques de ce dispositif en rencontrant notamment Mme Tamsyn Barton, directrice de l'ICAI, des parlementaires de la commission de l'aide au développement de la chambre des communes et des représentants du ministère du développement international (DFID).

L'ICAI a été explicitement créée comme une sorte de contrepartie à la fixation de l'objectif des 0,7% du RNB dans la loi , celui-ci impliquant une forte hausse des moyens consacrés à l'aide publique au développement. Il s'agissait ainsi de donner des gages au public et aux opposants politiques de cette hausse de crédits, leur garantissant que chaque livre investie le serait sous le regard d'un organisme indépendant à même d'en vérifier le bon usage et l'efficacité.

L'ICAI est ainsi conçu comme un organisme indépendant du Gouvernement et dont la mission est de rendre des comptes au Parlement , plus précisément à la Commission parlementaire chargée du développement (International Development select Committee, IDSC).

L'ICAI est dirigée par trois commissaires, dispose d'un secrétariat de dix membres et fait appel à des consultants externes pour conduire les évaluations sous la direction des commissaires. Les consultants co-contractants sont au nombre de quatre, et les contrats sont signés pour quatre ans. Le secrétariat de l'ICAI travaille sur une base quotidienne avec ces co-contractants.

Les Commissaires de l'ICAI ont en principe une compétence en matière d'APD. Ils sont nommés par le ministre du développement international, représenté en réalité par un directeur général du ministère, assisté par la commission parlementaire chargée du développement. À titre d'exemple, l'un des commissaires était auparavant auditeur à la Banque africaine de développement, le second avait été parlementaire pendant 14 ans au sein de la commission parlementaire du développement international, tandis que la commissaire en chef avait travaillé dans le secteur de l'APD : ONG, Gouvernement, BERD, etc.

Aspect important, les sujets de contrôle de l'ICAI sont choisis par elle-même, mais avec l'accord de la Commission parlementaire . L'ICAI a produit 28 rapports au cours du dernier exercice, dont les deux tiers ont été estampillés « vert » (satisfaisant) ou orange (assez satisfaisant) et un tiers rouge (moins que satisfaisant). Les résultats pressentis sont mis en commun avec le DFID, avec lequel il peut y avoir également quelques réunions complémentaires. Les rapports sont présentés devant la Commission parlementaire chargée du développement, qui auditionne simultanément l'ICAI et le ministre environ une fois par mois. Les recommandations des rapports doivent donner lieu à une réponse du ministère détaillant les mesures prises et l'ICAI peut exiger de nouvelles réponses tant qu'elle n'est pas satisfaite (droit de suivi). La Commission parlementaire ne peut pas changer la note attribuée à un projet, les rapports étant rendus publics. Pour ses études, l'ICAI ne passe pas seulement en revue le DFID, mais les 18 départements ministériels différents pouvant mener des actions en matière de développement international. »

Source : extrait du rapport pour avis n° 142 (2019-2020) de M. Jean-Pierre Vial et Mme Marie-Françoise Perol-Dumont, sur le projet de loi de finances pour 2020, fait au nom de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées, déposé le 21 novembre 2019

L'article 9 du projet de loi initial prévoit, dans une rédaction sommaire, l'institution d'une commission d'évaluation de la politique de développement solidaire et de lutte contre les inégalités mondiales . Sans définir précisément ses missions, l'article prévoit que la commission soit constituée de personnalités françaises ou étrangères désignées, selon des conditions fixées par décret, en raison de leurs compétences en matière d'évaluation et de développement.

Le texte initial renvoie à un décret la définition des modalités de fonctionnement de la commission . Il précise qu'elle arrête son programme de travail de manière indépendante et que toutes les administrations et personnes publiques concernées sont tenues de répondre à ses sollicitations.

Dans son avis 33 ( * ) , le Conseil d'État s'est interrogé sur la nécessité de prévoir une disposition législative pour créer une telle commission . Il a estimé qu'il était possible de conserver cette disposition au sein du texte législatif, dans la mesure où les personnes publiques sollicitées par cette commission auront l'obligation d'y répondre, et où la disposition « entretient un lien fort avec le reste du projet de loi ».

En première lecture, l'Assemblée nationale a profondément modifié le dispositif proposé.

En effet, la commission des affaires étrangères a adopté un amendement à l'initiative du rapporteur, avec un avis favorable du Gouvernement, visant à préciser les missions, la composition et le fonctionnement de cette commission .

Celui-ci précise que la commission conduit des évaluations portant sur la politique de développement, notamment sur son efficacité et son impact . La commission est également placée auprès de la Cour des comptes , qui en assure le secrétariat. Ce rattachement institutionnel était déjà une recommandation du rapport du député Hervé Berville, rendu en 2018 34 ( * ) .

De plus, il prévoit que la commission puisse être saisie de demandes d'évaluation du Parlement et qu'elle adresse à celui-ci ses rapports d'évaluation. Ce dernier point est issu de l'adoption d'un sous-amendement à l'initiative du député Jacques Maire.

En séance publique , outre des amendements rédactionnels ou de précision, l'Assemblée nationale a adopté des amendements visant notamment à prévoir que la commission remette une fois par an un rapport au Parlement faisant état de ses travaux, et que le Conseil national du développement et de la solidarité internationale est destinataire du rapport d'évaluation. Enfin, un amendement prévoyant que la commission puisse coopérer avec les institutions et organismes d'évaluation des pays bénéficiaires a également été adopté.

Lors de son audition, le Premier président de la Cour des comptes, Pierre Moscovici, a défendu l'idée d'un rattachement de cette commission d'évaluation à la Cour des comptes , en se fondant sur :

- l'expertise de la Cour des comptes en matière d'aide publique au développement, compte tenu de la publication de cinq rapports sur le sujet depuis 2010 et du suivi de l'exécution du budget de la mission « Aide publique au développement » ;

- le positionnement institutionnel de la Cour des comptes qui présente des garanties d'indépendance en tant que juridiction financière, et qui se situe, selon les termes employés « à équidistance entre l'exécutif et le Parlement » ;

- les précédents de rattachement à la Cour des comptes d'organismes indépendants, à l'image du Haut Conseil des finances publiques (HCFP) et du Conseil des prélèvements obligatoires (CPO).

Si le rapporteur pour avis partage l'objectif d'une montée en gamme de l'évaluation de l'aide publique au développement, il souligne que le dispositif proposé suscite plusieurs interrogations .

Premièrement, en dépit des avantages avancés par la Cour des comptes, il est permis de s'interroger sur la pertinence du rattachement de la commission d'évaluation à celle-ci .

En effet, il est probable que la commission d'évaluation soit contrainte de s'appuyer sur l'expertise des ministères de tutelle et de l'AFD, et donc de l'exécutif , pour conduire ses travaux d'évaluation. En outre, même si la Cour des comptes fait régulièrement appel au réseau de l'État à l'étranger dans le cadre de ses travaux, elle n'apparaît peut être pas comme l'instance la mieux outillée pour évaluer la mise en oeuvre de projets d'aide au développement au plan local.

Deuxièmement, la rédaction du texte adopté en première lecture par l'Assemblée nationale est peu claire sur les missions et l'organisation de la commission d'évaluation . A-t-elle vocation à se substituer aux équipes dédiées à l'évaluation de la politique de développement au sein des ministères et de l'AFD ? Le secrétariat, assuré par la Cour des comptes, conduira-t-il lui-même les travaux d'évaluation ? Auquel cas, le budget de fonctionnement, prévu à hauteur de 3 millions d'euros par la loi de finances pour 2021, sera-t-il suffisant 35 ( * ) ?

Interrogé sur ce point par le rapporteur pour avis, le cabinet du ministre de l'Europe et des affaires étrangères a indiqué que la commission d'évaluation n'avait pas vocation à remplacer les outils d'évaluation existants, mais elle s'en distinguera en conduisant des évaluations centrées sur les résultats de la politique conduite , sur la pertinence des projets mis en oeuvre, afin de mieux mesurer l'impact des projets financés. Les évaluations pourraient être conduites par des cabinets extérieurs , comme il en est déjà l'usage.

Enfin, l'articulation du rôle de cette commission d'évaluation avec la mission d'évaluation des politiques publiques attribuée au Parlement, aux termes de l'article 24 de la Constitution, doit être clarifiée . Pour mener à bien cette évaluation, l'article 47-2 de la Constitution prévoit déjà que la Cour des comptes assiste le Parlement. En outre, en application de ces dispositions, l'article L. 132-6 du code des juridictions financières 36 ( * ) prévoit déjà une procédure de saisine de la Cour des comptes par les présidents des assemblées parlementaires pour procéder à l'évaluation de politiques publiques dont le champ dépasse le domaine de compétence d'une seule commission permanente.

Compte tenu de ces observations, et sans remettre en cause le dispositif proposé, la commission des finances a adopté un amendement COM-153 visant à clarifier les missions allouées à la commission d'évaluation . Celui-ci vise à recentrer son évaluation sur les projets et programmes concrets d'aide publique au développement, afin d'éviter toute confusion entre le rôle de ce nouvel organisme et celui d'évaluation des politiques publiques qui relève directement des missions constitutionnelles du Parlement.


* 28 D'après l'étude d'impact.

* 29 Rapport public annuel 2019 de la Cour des comptes, février 2019, p. 83.

* 30 Rapport d'Hervé Berville, parlementaire en mission, « Un monde commun, un avenir pour chacun » - rapport pour la modernisation de la politique partenariale de développement et de solidarité internationale, remis au Premier ministre en août 2018.

* 31 Avis n° 142 (2019-2020) de M. Jean-Pierre Vial et Mme Marie-Françoise Perol-Dumont, fait au nom de la commission des affaires étrangères, de la défense et des forces armées, déposé le 21 novembre 2019.

* 32 OCDE, revue par les pairs de la politique de développement de la France (2018).

* 33 Conseil d'État, section des finances, avis n° 400969, mardi 15 septembre 2020, Avis sur un projet de loi de programmation relatif au développement solidaire et à la lutte contre les inégalités mondiales.

* 34 Rapport d'Hervé Berville, parlementaire en mission, « Un monde commun, un avenir pour chacun » - rapport pour la modernisation de la politique partenariale de développement et de solidarité internationale, remis au Premier ministre en août 2018.

* 35 A ce stade, ce budget est retracé par une ligne du programme 110 de la mission « Aide publique au développement », mais le rattachement de la commission à la Cour des comptes plaide pour une intégration de ce budget au sein de la mission « Conseil et contrôle de l'État ».

* 36 Dont le premier alinéa indique : « Au titre de l'assistance au Parlement dans le domaine de l'évaluation des politiques publiques prévue par l'article 47-2 de la Constitution, la Cour des comptes peut être saisie d'une demande d'évaluation d'une politique publique par le président de l'Assemblée nationale ou le président du Sénat, de leur propre initiative ou sur proposition d'une commission permanente dans son domaine de compétence ou de toute instance permanente créée au sein d'une des deux assemblées parlementaires pour procéder à l'évaluation de politiques publiques dont le champ dépasse le domaine de compétence d'une seule commission permanente ».

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