Annexe 43 - LES « MARÉES VERTES » EN BRETAGNE, UNE POLLUTION QUI DÉRANGE

Rédaction : Alain MÉNESGUEN - IFREMER/Centre de Brest, Direction de l'Environnement et de l'Aménagement du Littoral, Département d'Ecologie Côtière

1. Description du phénomène de « marée verte »

Les algues macrophytes, composantes naturelles de nos écosystèmes côtiers se sont adaptées à la très grande variété de conditions d'éclairement, de turbulence ou de richesse nutritive que présente la bande côtière. Dans certains sites côtiers cependant, l'équilibre entre espèces est rompu en réponse à une augmentation importante des apports nutritifs d'origine continentale, parfois d'origine urbaine (effluents de stations d'épuration), souvent d'origine agricole (lessivage de terres cultivées trop enrichies en engrais organiques ou minéraux). La manifestation la plus visible de ce dérèglement local des phytocénoses consiste en une prolifération saisonnière massive d'une espèce particulièrement adaptée aux milieux riches, entraînant une eutrophisation du milieu marin côtier, similaire à ceux affectant certains écosystèmes d'eau douce. Etant donné que parmi les macrophytes marines, ce sont surtout des algues vertes (chlorophycées) qui se révèlent les plus aptes à profiter d'eaux enrichies en nutriments, on parlera souvent de "marée verte" à propos de ces accumulations estivales de biomasse macroalgale, sans que l'espèce incriminée soit forcément la même sur tous les sites. La prolifération concerne surtout des algues vertes du genre Ulva appelées communément « laitue de mer », essentiellement des espèces Ulva armoricana et Ulva rotundata

Ce phénomène affecte depuis les années 70 de nombreux sites des côtes de Bretagne, surtout du nord.  Démarrant à la belle saison, au mois d'avril, sous la forme de petits fragments de thalle en suspension dans l'eau du rivage, la prolifération s'accélère en juin, pour aboutir à une biomasse maximale en début juillet, capable de recouvrir par temps calme la quasi-totalité de l'estran lors des marées descendantes. Les algues des dépôts de haut de plage, non-reprises par la mer lors de marées d'amplitude décroissante, meurent en séchant en surface, se décomposent, générant des jus noirâtres et des odeurs d'oeuf pourri peu avenantes pour les populations riveraines. L'effet désastreux pour le tourisme incite les communes touchées à opérer un ramassage mécanique.

Il est probable que, de tout temps, des proliférations limitées de macroalgues se sont produites en été sur certains sites favorables. Depuis les années 50, les survols photographiques mettent en évidence une colonisation croissante des plages et une spectaculaire augmentation depuis la fin des années 70. De "naturel" et très limité, le phénomène de prolifération macroalgale est devenu une nuisance préoccupante en Bretagne. La « marée verte » se présente sous forme d'une biomasse d'ulves de l'ordre de 50.000 tonnes en poids frais pour l'ensemble du littoral breton en juillet. Parmi la cinquantaine de sites régulièrement atteints en Bretagne, une dizaine le sont fortement, distribués sur les côtes finistériennes et costarmoricaines. Cela se traduit aussi par l'augmentation des dépenses engagées par les communes littorales pour le nettoyage des plages (de 0.3 M.F en 1978 à 3 M.F dans les années 90, pour l'ensemble de la Bretagne correspondant à l'enlèvement d'environ 50 à 100 000 m 3 d'algues échouées).

Carte des accumulations d'ulves sur le littoral breton en été 1998 (les cercles ont une surface proportionnelle à la biomasse; données IFREMER/CEVA)

2. Explication scientifique du phénomène et déductions pratiques

La constitution d'une "marée verte" nécessite que deux conditions soient remplies:

En premier lieu, il faut que les conditions environnementales soient propices à la croissance des macroalgues , et tout d'abord que la lumière accessible aux thalles des algues soit suffisante pour assurer la photosynthèse de glucides. Ceci explique que la croissance d'ulves soit très faible d'octobre à février, et que la reprise de croissance se produise au printemps, quand l'intensité et la durée d'éclairement redeviennent suffisantes. Les biotopes où l'on rencontrera des "marées vertes" seront donc soit les lagunes très peu profondes soit la zone de déferlement des vagues sur les estrans sableux, là où la turbulence est suffisamment forte pour maintenir en suspension les thalles dans une colonne d'eau bien éclairée. En certains sites, comme la Baie de Douarnenez, les courants de retour dispersent les thalles sur de vastes fonds sous-marins bien éclairés, où ils peuvent maintenir une bonne croissance. Ce stock "offshore" particulier a été estimé à environ 10 000 tonnes en 1998 par l'IFREMER. Par ailleurs, pour la synthèse des protéines et d'autres molécules, il faut des apports suffisants de nutriments. Chaque année, les ulves montrent en fin de printemps une chute rapide de leur teneur en azote, qui devient alors insuffisante pour une croissance correcte. Elles ne retrouvent des teneurs élevées qu'en fin d'automne. Ce phénomène d'appauvrissement des algues est également visible pour le phosphore, mais est moins marqué que pour l'azote, ce qui établit au niveau physiologique que la prolifération estivale des ulves sur les côtes bretonnes est limitée par l'azote . Le rôle limitant de l'azote ne se fait sentir qu'en fin de printemps et en été, lorsque les apports par les cours d'eau et par l'eau du large ne peuvent plus subvenir aux énormes besoins d'une biomasse déjà largement constituée. L'examen des données météorologiques a permis de constater que la prolifération était d'autant plus intense que la pluviométrie printanière était forte, et que le lessivage important des terres agricoles conduisait à une arrivée sur l'estran de forts débits d'eaux riches en nutriments, au moment où la demande des ulves en croissance était maximale. Le fait qu'il apparaisse une bonne corrélation entre le maximum annuel de biomasse algale et les flux d'azote inorganique apportés sur l'estran pendant le mois de juin, alors qu'aucune relation ne se dégage avec les flux de phosphore, prouve que la biomasse maximale atteinte annuellement sur un site est contrôlée par les apports d'azote et non par ceux de phosphore: l'azote est donc l'élément nutritif limitant de la croissance algale en fin de printemps et en été. Les modèles numériques ont permis d'évaluer les effets attendus de divers scénarios d'évolution des apports terrigènes de nitrate, et montrent que, sans une réduction forte des concentrations en nitrate des rivières aboutissant aux sites les plus touchés, il est vain d'espérer voir diminuer sensiblement cette nuisance estivale, sauf momentanément, lorsque sous l'effet de la sécheresse, on note une diminution importante des débits fluviaux et donc des apports de nitrate.

En deuxième lieu, il faut que la géographie du site soit propice au confinement de la biomasse formée , sans quoi il ne peut y avoir d'accumulation visible d'algues. Les lagunes, communiquant peu avec la mer, fournissent de façon statique un tel confinement, mais des sites ouverts sur le large en mer à marée peuvent également être sujets à un « confinement dynamique », par absence locale de dérive résiduelle d'un cycle de marée au suivant : c'est ce dernier mécanisme qui explique le paradoxe des « marées vertes » bretonnes, sur des plages à très fort marnage.

3. La gestion du problème par la société

Les pouvoirs publics ont régulièrement privilégié le traitement curatif de la marée verte par rapport aux actions préventives volontaristes sur les causes de cette atteinte aux écosystèmes côtiers. La gêne créée par les proliférations macroalgales est, sur le littoral breton, essentiellement d'ordre touristique (odeurs de putréfaction des algues échouées, désagréments causés aux baigneurs...), même si, localement, les algues constituent une entrave croissante aux activités de conchyliculture ou de pêche (colmatage des filets et des chaluts de petits navires côtiers). L'essentiel des efforts curatifs a donc porté pour l'instant sur le ramassage estival des algues en échouage, au moyen d'engins usuels de travaux publics (bulldozers, tractopelles, camions). Les algues collectées, mêlées de sédiment et d'eau salée, sont soit déposées à terre dans des carrières désaffectées (mais à partir de 2002, la réglementation européenne a interdit cette solution), soit épandues en tant qu'engrais sur des terres agricoles, soit mélangées à des débris végétaux terrestres pour former un compost. Par ailleurs, les possibilités de méthanisation des ulves, compromises par la forte teneur en eau des tissus, supérieure à 97 % de la biomasse fraîche, semblent non-rentables économiquement.

Il est bien évident que les techniques précédentes ne peuvent venir réellement à bout de l'énorme biomasse engendrée, et qu'elles ne s'attaquent nullement aux causes, dont la principale est l'augmentation récente des apports azotés terrigènes sur les sites sensibles. Il serait donc urgent de recenser pour chaque site à restaurer les sources majeures d'azote inorganique (lessivage des terres agricoles, parfois rejets de stations d'épuration) et de conduire une politique de réduction à la source de ces excédents azotés. Même si le but à atteindre est la diminution des apports au milieu marin pendant la seule période de croissance des algues (fin du printemps, été), il faut souligner le fait que, dans le cas où les rejets diffus d'origine agricole sur un bassin versant perméable sont majoritairement en cause, il faudra éventuellement plusieurs années de fertilisation raisonnée pour diminuer sensiblement la part des apports azotés transitant lentement par la nappe phréatique.

Devant cette certitude fondée sur les résultats scientifiques français, mais aussi internationaux, quelle est l'attitude de différentes fractions de la société ?

* Paradoxalement, parmi les scientifiques eux-mêmes, ne règne pas l'unanimité : arguant du fait qu'en eaux douces, il a été démontré que c'est le phosphore qui contrôle le niveau d'eutrophisation, certains en déduisent des recommandations abusives, de réduction exclusive des apports de phosphore, voire d'encouragement aux rejets de nitrate, ce qui ne tient évidemment aucun compte des effets dévastateurs du nitrate lors de son arrivée en zone marine confinée.

* Etant en première ligne parmi les responsables de l'augmentation des concentrations de nitrate dans les rivières bretonnes (Fig.2) , une fraction bien organisée de la profession agricole et de l'industrie agro-alimentaire qui lui est liée n'hésite plus à pratiquer un négationnisme avéré, allant jusqu'à nier la réalité de cette augmentation de la teneur en nitrate. Certaines revues professionnelles entretiennent la désinformation du milieu. La fermeté des propos laisse entrevoir la détermination de la profession à ne pas accepter la moindre remise en question de ses pratiques.

Figure 2. Evolution de la moyenne annuelle des mesures de concentration en nitrate dans l'ensemble des rivières bretonnes (données DIREN Bretagne & Agence de l'Eau).

* L'administration régionale et nationale, les politiques et, plus généralement, les pouvoirs publics français, ont montré depuis trente ans une impuissance chronique à imposer les solutions efficaces au monde agricole, qui représente, il est vrai, une force économique très importante en Bretagne. Face à l'incurie française, on assiste à la montée en pression des contentieux communautaires. Un constat lucide de cette impuissance vient d'être fait par le rapport accablant de la Cour des Comptes de février 2002: « Si le constat auquel aboutit la Cour des Comptes au terme de cette analyse est particulièrement critique , c'est parce que la dégradation des eaux bretonnes ne constitue en aucune façon un phénomène récent devant lequel les pouvoirs publics se seraient trouvés désarmés. Bien au contraire, elle est le produit de trente années d'un modèle de développement agricole dont les déséquilibres et les risques sont connus depuis longtemps. Ce ne sont pas seulement les caractéristiques intrinsèques de l'agriculture bretonne, c'est-à-dire de l'élevage intensif hors-sol, qui sont aujourd'hui en cause, c'est aussi la singulière passivité de l'Etat devant l'inapplication d'une réglementation dont l'objectif était précisément de concilier l'exercice des activités économiques avec la préservation des patrimoines naturels. Le présent rapport s'est attaché à mettre en évidence les insuffisances, voire les incohérences qui ont empêché les programmes engagés depuis le début des années 1990 de reconquérir la qualité des eaux. ».

* Devant cette incurie coûteuse et l'aggravation de la situation d'année en année, les populations locales, mais aussi les touristes de passage , expriment de plus en plus leur lassitude ou leur révolte, constituant même des associations dédiées avec site internet.

Finalement, le phénomène de "marée verte", installé depuis une trentaine d'années sur les côtes de Bretagne, et probablement de façon durable, a été révélateur d'une part des conflits d'intérêt profond entre la logique économique de l'agriculture industrielle et la logique du développement durable compatible avec le respect des écosystèmes, d'autre part de l'impuissance du pouvoir politique et administratif. La compréhension scientifique du phénomène est actuellement largement suffisante pour aboutir à des recommandations concrètes sur les actions de reconquête de la qualité de l'eau à mener, essentiellement la diminution des rejets azotés : encore faut-il que les pouvoirs publics prennent réellement les moyens de faire respecter les normes permettant une utilisation respectueuse de l'environnement et aient enfin la volonté de faire passer l'intérêt général avant celui d'un groupe professionnel particulier.

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