EXPOSÉ GÉNÉRAL

Mesdames, Messieurs,

Le Sénat est aujourd'hui saisi, en première lecture, du projet de loi de sauvegarde des entreprises, adopté après déclaration d'urgence par l'Assemblée nationale le 9 mars 2005, destiné à réformer le droit français des procédures collectives. L'importance de ce texte et ses incidences tant économiques que financières ont conduit, outre la saisine au fond de votre commission des lois, la commission des Affaires économiques ainsi que la commission des Finances à se saisir pour avis sur certaines dispositions de ce texte 1 ( * ) .

Il y a maintenant une vingtaine d'années, le Parlement adoptait, à la suite d'un travail d'une particulière densité, deux dispositifs législatifs distincts sur le plan formel mais complémentaires sur le fond, ayant pour objectif premier de préserver l'activité des entreprises, et par là même l'emploi, dans un contexte de crise économique et d'interventionnisme public.

Ces deux dispositifs -faiblement modifiés par la suite et désormais codifiés au livre VI du code de commerce- forment actuellement le droit des faillites applicable aux entreprises ou, selon une terminologie plus moderne, le droit des procédures collectives :

- la loi n° 84-148 du 1 er mars 1984 relative à la prévention et au règlement amiable des difficultés des entreprises ;

- la loi n° 85-98 du 25 janvier 1985 relative au redressement et à la liquidation judiciaire des entreprises.

Les orientations retenues par le législateur, en 1984 et 1985, avaient été radicalement différentes de celles qui avaient conduit à l'adoption de la loi du 13 juillet 1967 et de l'ordonnance du 23 septembre 1967, textes par ailleurs totalement abrogés par ces nouvelles dispositions législatives. Cette réforme n'était néanmoins qu'une nouvelle étape dans le droit français des faillites qui n'a cessé, depuis la rédaction du code de commerce en 1807, d'être modifié, sa finalité fluctuant entre la priorité donnée à la sanction du débiteur et celle donnée à la poursuite de l'activité de l'entreprise.

L'évolution du droit de la faillite en France depuis 1807

Dans sa version originaire, le code de commerce se caractérisait par la volonté première de punir le chef d'entreprise failli, incarcéré, frappé de nombreuses déchéances professionnelles et civiques, et privé de l'administration de ses biens. Pour autant, ce régime n'était pas d'une grande efficacité pour assurer le règlement des créanciers.

Les lois du 28 mai 1838 et du 4 mars 1889 adoucirent ce dispositif, en améliorant, en outre, les conditions de règlement du passif et en créant une procédure nouvelle de liquidation judiciaire, réservée en principe aux commerçants de bonne foi victimes des mauvaises circonstances économiques.

Une plus grande rigueur vis-à-vis des chefs d'entreprises intervint cependant à la faveur des décrets-lois du 8 août et du 30 octobre 1935 qui se traduisirent, d'une part, par l'accroissement des pouvoirs des tribunaux et la diminution corrélative des prérogatives des créanciers et, d'autre part, par l'application des procédures de faillites aux personnes morales et la possibilité d'infliger des sanctions personnelles spécifiques à leurs dirigeants.

Le décret du 20 mai 1955 modifia à nouveau le droit des faillites en distinguant le règlement judiciaire -permettant au commerçant de rembourser ses créanciers, tout en reprenant, au terme d'un concordat, les rênes de son entreprise- et la faillite. Cette dernière, conduisant à la réalisation forcée de tous les biens du débiteur, prit alors un caractère répressif plus marqué.

La loi n° 67-563 du 13 juillet 1967 sur le règlement judiciaire, la liquidation des biens, la faillite personnelle et la banqueroute et l 'ordonnance du 23 septembre 1967 , distinguant pour la première fois réellement le sort de l'entreprise et celui du débiteur, instituèrent ensuite quatre procédures distinctes :

- la procédure de suspension des poursuites, applicable aux entreprises connaissant des difficultés mais n'étant pas en cessation des paiements ;

- la procédure de règlement judiciaire, applicable aux entreprises en cessation des paiements susceptibles de retrouver une situation économique plus saine à la suite du vote d'un concordat avec les créanciers ;

- la procédure de liquidation judiciaire, visant à la réalisation des biens de l'entreprise et à sa cessation d'activité ;

- la procédure de faillite personnelle, qui atteint le chef d'entreprise coupable de mauvaise gestion.

Les textes des 13 juillet 1967 et 23 septembre 1967 avaient été adoptés dans une période de croissance économique, lorsque les défaillances d'entreprises représentaient 9.000 à 10.000 dossiers par an. Or, en 1984 et 1985, lorsque la réforme de ces dispositifs fut discutée, la crise s'était installée et les règlements ou liquidations judiciaires s'élevaient à près de 23.000 par an.

Cette nouvelle situation, ainsi qu'un changement d'orientation politique du fait de l'alternance, incitèrent le Gouvernement à proposer une refonte complète du droit de la faillite.

Des critiques majeures pouvaient en effet être formulées à l'encontre du dispositif imaginé en 1967. Son objet premier était le désintéressement des créanciers, le maintien de l'activité de l'entreprise étant, en définitive, relativement secondaire, ce qui n'était pas satisfaisant. De plus, les salariés de l'entreprise n'avaient qu'une place très réduite dans des procédures qui faisaient intervenir, pour l'essentiel, le débiteur et ses créanciers réunis en une masse. Enfin, la complexité et la lenteur des procédures instituées par les textes de 1967 étaient régulièrement mises en cause.

Les lois précitées du 1 er mars 1984 et du 25 janvier 1985 s'efforcèrent, par une démarche méthodique et d'ensemble, de répondre à l'ensemble des critiques émises à l'encontre des législations antérieures. Cependant, force est de constater, avec près de vingt années de recul, que les orientations et les mécanismes retenus par le législateur en 1984 et 1985 n'ont pas permis le maintien, en pratique, de l'activité économique des entreprises et la préservation de l'emploi.

Il est vrai qu'en cette matière, à la croisée des chemins entre plusieurs législations et plusieurs intérêts contradictoires mais tout aussi légitimes, il appartient au législateur d'assurer un équilibre entre les contraintes de l'économie et les besoins de l'intérêt général.

Si le maintien des emplois doit être assuré, les droits des créanciers doivent également être pris en compte, dans la mesure où ils restent les moteurs de l'économie et les apporteurs de fonds d'autres entreprises. Sacrifier, en toute circonstance, les droits des créanciers, c'est priver d'autres secteurs de l'économie de sources de financement dont elles ont un besoin nécessaire. Cependant, à l'inverse, privilégier par trop les intérêts de ces derniers peut tout au contraire conduire à multiplier les suppressions d'emplois.

Le droit des entreprises en difficultés, dérogatoire au droit commun, tend à assurer ces arbitrages difficiles, sans avoir comme objectif premier la punition patrimoniale ou pénale du chef d'entreprise défaillant.

L'ouverture d'une procédure collective à l'encontre d'un débiteur ne doit en effet pas avoir un caractère stigmatisant qui le dissuaderait de la solliciter avant que sa situation ne soit totalement compromise. Elle constitue, avant tout, une mesure de sauvetage d'une activité économique, potentiellement créatrice de richesses à venir, et donc d'emplois. Le droit ne peut toutefois être un rempart totalement efficace contre les aléas de l'économie. Il n'est ni réaliste, ni sain de vouloir préserver coûte que coûte des entreprises vouées à une disparition certaine compte tenu de leur faiblesse économique.

A contrario , il importe que le recours aux règles dérogatoires prévues par le droit des procédures collectives ne provoque pas un effet d'aubaine conduisant certains débiteurs à les utiliser comme de simples modes de gestion .

La loi n° 85-98 du 25 janvier 1985 a fait l'objet de fortes critiques, moins dans ses objectifs que par les moyens grâce auxquels elle entendait redresser des entreprises en situation économique, financière ou sociale difficile. L'heure est donc venue de faire un véritable état des lieux du droit des procédures collectives et d'entamer une réforme d'ampleur de la législation afin de la rendre plus efficiente.

I. LA NÉCESSITÉ D'UNE RÉFORME DU DROIT FRANÇAIS DES PROCÉDURES COLLECTIVES

La réforme du droit des procédures collectives par la loi n° 85-98 du 25 janvier 1985 a entendu répondre aux principales critiques énoncées à l'encontre de la loi du 13 juillet 1967 : le fait que les procédures se terminent, dans leur immense majorité, par une liquidation de l'entreprise ; la lenteur et la complexité des procédures ; leur résultat financier modeste, en particulier au regard des créanciers non privilégiés 2 ( * ) . Or, près de vingt ans après, les critiques formulées à l'encontre du droit actuel des procédures collectives sont identiques. Un même constat peut être dressé aujourd'hui sur les mécanismes juridiques mis en place pour tenter de sauver les entreprises et leurs employés.

A. LE MAINTIEN D'UN NOMBRE TROP IMPORTANT DE DISPARITIONS D'ENTREPRISES

Votre commission des lois avait, lors de l'adoption de la loi du 25 janvier 1985, souligné que cette nouvelle législation portait « en elle-même le meilleur et le pire » 3 ( * ) . En réalité, les lois du 1 er mars 1984 et du 25 janvier 1985 poursuivaient deux objectifs pertinents : mettre en place des mécanismes de prévention et de traitement préalables des difficultés des entreprises et tenter, lorsque les difficultés conduisent à l'impossibilité pour l'entreprise d'honorer ses dettes, de prévoir des mécanismes privilégiant avant tout la pérennisation de l'activité et la préservation de l'emploi.

En pratique, néanmoins, ces buts n'ont pas été réellement atteints, les procédures actuelles étant marquées par la prééminence de la liquidation judiciaire, c'est-à-dire par la réalisation de l'ensemble des actifs du débiteur et la fin de son activité.

Procédures collectives - Chiffres clés (données 2003)

- Jugements d'ouverture

44.699

dont :

- ouverture d'une procédure de redressement judiciaire 14.344 (32 %)

- ouverture d'une procédure de liquidation judiciaire immédiate 30.355 (68 %)

- Plans de redressement / liquidations

- Plans de redressement : 11 %

dont :

- plans de continuation : 78 % (durée moyenne : 12,4 mois)

- plans de cession : 22 % (durée moyenne : 8 mois)

- Liquidations : 89 %

dont :

- liquidations judiciaires immédiates : 75 % (durée moyenne : 1,7 mois)

- liquidations judiciaires après période d'observation : 25 % (durée moyenne :
6,6 mois)

Clôture des opérations de liquidation : 45,3 mois

- Compétence juridictionnelle

- Tribunaux de grande instance à compétence commerciale (35) : 12 % des jugements d'ouverture

- Tribunaux de commerce (191) : 88 % des jugements d'ouverture

dont 23 tribunaux de commerce (12,04 %) totalisent plus de 500 jugements d'ouverture par an, soit 51,70 % des jugements d'ouverture rendus par les tribunaux de commerce.

- Administrateurs judiciaires et mandataires liquidateurs

- 115 administrateurs judiciaires

- 319 mandataires judiciaires au redressement et à la liquidation des entreprises

Source : Ministère de la Justice

1. Le caractère essentiellement liquidatif, en pratique, du droit français des procédures collectives

Les lois du 1 er mars 1984 et du 25 janvier 1985 ont eu pour objectif essentiel d'assurer le sauvetage des entreprises en difficulté en leur évitant une mise en liquidation.

La loi du 1 er mars 1984 relative à la prévention et au règlement amiable des difficultés des entreprises a institué des mécanismes nouveaux destinés à intervenir très en amont des difficultés économiques, financières ou sociales des entreprises, afin d'agir avant que la cessation des paiements survienne.

Dans la structure du livre VI, le redressement est la procédure maîtresse du dispositif. Il est censé permettre le maintien de l'activité de l'entreprise et des emplois, en soumettant les créanciers antérieurs au jugement d'ouverture à une discipline collective marquée par l'arrêt des poursuites individuelles et du cours des intérêts.

La liquidation judiciaire n'est au contraire qu'une procédure de nature résiduelle qui ne pouvait s'ouvrir, à l'origine, qu'au terme d'une période d'observation obligatoire. Nombre de ses dispositifs sont d'ailleurs empruntés à la procédure de redressement, la liquidation n'étant pas considérée comme une procédure réellement autonome. La loi n° 94-475 du 10 juin 1994 relative à la prévention et au traitement des difficultés des entreprises a cependant autorisé l'ouverture d'une procédure de liquidation judiciaire immédiate, sans période d'observation, lorsque l'état de l'entreprise est tel qu'aucune mesure de redressement ne peut être envisagée.

Or, en pratique, dans près de 90 % des cas, l'ouverture d'une procédure collective à l'encontre d'un débiteur se solde in fine par le prononcé d'une liquidation judiciaire. 75 % des procédures collectives ouvertes sont des procédures de liquidation judiciaire immédiates, tandis que les liquidations judiciaires après période d'observation interviennent dans 25 % des procédures de redressement ouvertes.

Ainsi, le nombre de plans de redressement arrêtés par les tribunaux de commerce n'a cessé de diminuer de 1997 à 2003. Dans le même temps, le nombre des liquidations judiciaires, en baisse sensible depuis 1997 -pic atteint avec plus de 36.000 procédures- est de nouveau en augmentation depuis l'année 2000 pour revenir à un niveau de 30.000 procédures de liquidation judiciaire par an.

Cependant, le maintien de l'entreprise, possible dans 6 à 8 % des cas, se fait souvent au détriment des emplois dans le cadre de la procédure de cession prévue par la procédure actuelle de redressement. A l'inverse, lorsque l'emploi est privilégié par l'adoption d'un plan de continuation de l'entreprise, on constate son échec dans près de la moitié des cas, dans un délai de deux à trois ans 4 ( * ) .

Source : Ministère de la justice

Toutefois, il convient de souligner que la hausse relevée des défaillances d'entreprises peut aussi aller de pair avec l'accroissement du nombre des créations d'entreprises. Tel est notamment le cas depuis deux ans. En 2003 et 2004, les créations d'entreprises ont progressé respectivement de 8,7 % et 9 %, pour atteindre le chiffre de 320.000 entreprises créées ou reprises. Dans le même temps, les défaillances d'entreprises, c'est-à-dire les dépôts de bilan, ont progressé respectivement de 4 % et 3 %.

Ces hausses corrélatives démontrent que l'échec de certaines entreprises, qui se traduit par l'ouverture d'autant de procédures collectives, est en définitive, dans une économie ouverte, un phénomène naturel, qui peut d'ailleurs être amplifié par certaines mesures qui, destinées à favoriser les créations d'entreprises, peuvent avoir des effets sur leurs défaillances. Ainsi en est-il de la réduction du capital social minimum exigé pour constituer une société à responsabilité limitée. Si la création d'une entreprise dotée d'un euro de capital social est facilitée, il faut convenir que, les difficultés venues, ces entreprises peuvent, plus que d'autres, être sujettes à des défaillances. Au demeurant, on constate que les très petites entreprises et les très jeunes entreprises sont les plus vulnérables. Le nombre des dépôts de bilan les concernant a ainsi augmenté de près de 40 % en 2004 par rapport à l'année précédente.

* 1 Voir les rapports de nos excellents collègues Philippe Marini, au nom de la commission des Finances, et Christian Gaudin, au nom de la commission des Affaires économiques.

* 2 Voir le rapport n° 332 (Sénat, 1983-1984) de M. Jacques Thyraud, au nom de la commission des lois, pp. 16-18.

* 3 Rapport n° 54 (Sénat, 1984-1985) de M. Jacques Thyraud, au nom de la commission des lois, p. 7.

* 4 Albert Reins, Rapport au Congrès national des tribunaux de commerce de Reims, 14 novembre 2003, p. 1.

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