B. UN DOUBLE SYSTÈME DE PROTECTION QUI PEINE À TROUVER SA COHÉRENCE

1. Un dispositif de repérage et de signalement largement perfectible

a) Le cloisonnement des filières de signalement

La protection de l'enfance en France a un double fondement, administratif et judiciaire, qui en fait à la fois toute la richesse et la complexité : c'est ainsi qu'en matière de signalement, la loi confie au département la mission de centraliser les informations concernant les mineurs maltraités, tout en autorisant la saisine directe du juge. Toute la difficulté réside en réalité dans l'étanchéité de ces dispositifs de signalement et dans le manque de communication qui existe souvent entre départements et autorité judiciaire.

La centralisation des signalements n'est pas acquise

L'article L. 226-3 du code de l'action sociale et des familles confie au président du conseil général la mise en place d'un « dispositif permettant de recueillir en permanence les informations relatives aux mineurs maltraités et de répondre aux situations d'urgence » . Par ailleurs, conscient de la nécessité d'une coordination entre les différents acteurs de la protection de l'enfance, le législateur a prévu que ce dispositif de recueil des signalements soit élaboré en concertation avec les services de l'Etat et l'autorité judiciaire. Toutes les conditions devraient donc être réunies pour que la centralisation de l'information soit effective.

C'est pourtant loin d'être le cas : 20 % des saisines du juge en matière de protection de l'enfance continuent d'échapper totalement au circuit d'information mis en place par les départements. Ces 20 % regroupent deux types de signalements :

- les premiers correspondent à des saisines effectuées par des particuliers : ceci s'explique par le fait que ces derniers n'ont pas nécessairement connaissance de la procédure départementale. Ces saisines traduisent donc un manque regrettable de visibilité du dispositif de recueil des signalements mis en place par les conseils généraux qui doivent en conséquence s'interroger sur la meilleure manière d'en assurer la publicité ;

- les seconds sont en réalité des signalements effectués par des professionnels qui sont pourtant normalement associés au dispositif centralisé de signalement du conseil général : les départements se heurtent là à des résistances plus profondes de certaines administrations. Il est ainsi édifiant de constater qu'une circulaire du ministère de l'éducation nationale datant de 1997 donne encore pour consigne aux instituteurs de signaler directement aux parquets les situations dont ils ont connaissance, sans faire le moins du monde référence à la nécessaire information des services départementaux de l'ASE.

L'Odas constate toutefois des progrès en la matière : selon une enquête réalisée par l'observatoire en 2004, 90 % des services départementaux déclarent désormais recevoir, systématiquement ou ponctuellement, un double pour information des saisines directes faites au parquet par l'éducation nationale ; seul un département sur dix n'en est jamais destinataire. Il observe également une diminution des saisines directes du juge par les services sociaux scolaires, au profit des conseils généraux.

Le partage insatisfaisant de l'information entre départements et justice

La centralisation, par les conseils généraux, des informations concernant les mineurs en danger souffre du manque de coopération entre les départements et l'autorité judiciaire et largement du fait de cette dernière.

Les départements sont d'abord très mal informés des saisines directes faites au parquet.

Ils ont également le plus grand mal à obtenir des informations sur les suites réservées aux signalements qu'ils ont eux-mêmes effectués : un département sur deux n'est pas tenu informé dans l'année des suites données aux signalements transmis à la justice, ce qui l'empêche de suivre l'enfant et ne lui permet pas de respecter son obligation de tenir à son tour informées les personnes à l'origine du signalement.

Pourtant, les départements portent sur leur coopération avec l'autorité judiciaire un regard beaucoup plus positif que ne laissent entendre ces constats : selon une enquête de l'Odas, seuls 28 % des départements se déclarent peu satisfaits des retours sur signalement qu'ils reçoivent de la part de la justice. Cette appréciation laisse supposer l'existence d'une réelle volonté d'avancer sur la question des partenariats.

b) Le secret professionnel, obstacle au partage d'informations ?

Le choix de centraliser les informations concernant les mineurs en danger, prévu par la loi depuis 1989, ne poursuivait pas uniquement un objectif d'exhaustivité dans les statistiques. Il voulait favoriser le recoupement d'informations préoccupantes qui, si elles ne justifient pas à elles seules d'engager une procédure de protection, conduisent à la certitude d'un danger pour l'enfant lorsqu'elles sont recoupées par d'autres éléments.

Le partage d'informations entre professionnels de la protection de l'enfance est donc essentiel pour améliorer le repérage des situations d'enfant en danger. Les signaux de maltraitance ne sont pas toujours faciles à décrypter et les professionnels ont besoin de confronter leurs points de vue face à des situations de danger généralement multifactorielles.

Mais ce partage d'informations se heurte parfois aux réticences des professionnels soumis au secret professionnel. Le code pénal, dans son article 226-13, punit en effet d'un an d'emprisonnement et de 15.000 euros d'amende le fait de révéler une information à caractère secret, pour une personne qui en est dépositaire soit par état ou par profession, soit en raison d'une fonction ou d'une mission temporaire.

Certes, ce secret professionnel est assorti d'exceptions : ainsi, l'article 226-14 du même code prévoit la levée du secret professionnel, lorsqu'il s'agit d'informer « les autorités judiciaires, médicales ou administratives de privations ou de sévices, y compris lorsqu'il s'agit d'atteintes sexuelles, dont il a eu connaissance et qui ont été infligées à un mineur de quinze ans ou à une personne qui n'est pas en mesure de se protéger en raison de son âge ou de son état physique ou psychique » .

La difficulté réside en réalité dans l'importante marge d'interprétation qui entoure les termes de « privations » et de « sévices ». La levée du secret ne fait aucun doute pour les professionnels quand les faits dont ils ont connaissance sont incriminés pénalement. Ce n'est pas le cas pour des informations simplement préoccupantes qui demanderaient à être étayées par d'autres signaux. C'est donc précisément quand les professionnels hésitent sur la conduite à tenir et voudraient pouvoir partager ces doutes que la législation sur le secret professionnel les laisse les plus démunis.

Aujourd'hui, seul le partage d'informations entre personnes relevant du service de l'ASE est expressément prévu par la loi. En revanche, l'analyse en commun des situations entre professionnels de services différents (service social polyvalent, service de protection maternelle et infantile) ou d'institutions différentes (service social scolaire, professionnels de santé libéraux ou hospitaliers, corps d'inspection de l'Etat) est actuellement, en droit, impossible.

Il existe pourtant des expériences locales fructueuses de réunions de synthèse entre professionnels de la protection de l'enfance, permettant de faire le point en commun sur la situation d'un enfant ou d'une famille. Mais elles restent contestables du point de vue légal car les familles seraient fondées à poursuivre leurs participants pour violation du secret professionnel.

c) Le partage des compétences entre départements et autorité judiciaire : une ligne mouvante

Pour bien fonctionner, le double système de protection de l'enfance, qui fait l'originalité du modèle français, devrait reposer sur la définition de critères permettant de déterminer l'institution compétente pour traiter de chaque cas. Or, force est de constater qu'il n'en est rien : d'un département à l'autre, d'un magistrat à l'autre, d'une situation individuelle à l'autre, la fixation du moment où la protection administrative doit céder le pas à la protection judiciaire varie.

Si l'on s'appuie sur la règle posée par le code civil, le juge est compétent en cas de danger effectif pour l'enfant, le département intervenant donc en amont, lorsqu'on se situe sur le plan du simple risque. Mais encore faut-il s'accorder sur la définition de ces deux notions. De plus, même en cas de danger avéré, le fait pour le juge de prononcer une mesure d'assistance éducative n'est qu'une simple possibilité.

En réalité, la loi ne fixe des principes clairs d'intervention que dans un seul domaine, celui de la maltraitance stricto sensu : en cas de mauvais traitements et soit impossibilité d'évaluer la situation, soit refus de collaboration de la famille, le juge doit être saisi.

Pour les autres situations de danger, il n'existe aucun critère législatif. C'est donc la pratique qui a fait émerger deux cas de saisine du juge : l'existence de faits incriminables pénalement et le refus catégorique des parents de laisser intervenir le service de l'ASE. Encore convient-il de préciser que ce dernier critère ne peut être invoqué que par l'ASE elle-même, seule compétente pour juger de l'absence de collaboration des parents.

En revanche, interrogés par l'Oned, un grand nombre de juges ne considère pas que l'urgence implique nécessairement une intervention du juge : l'ASE est en effet souvent habilitée à agir dans ces situations, certains départements disposant même d'une cellule d'accueil ou d'un numéro d'appel à cet effet.

Au total, la ligne de partage entre protection administrative et protection judiciaire est mouvante et résulte pour l'essentiel de la façon dont chacun, et notamment les magistrats, interprète ses compétences. Ainsi, chaque juge des enfants a sa propre jurisprudence et le vice-président chargé du tribunal pour enfants n'a aucune autorité officielle pour imposer une politique commune. La rotation, parfois rapide, des magistrats dans certains tribunaux et l'absence de spécialisation des juges pour enfants accroissent les difficultés pour parvenir à une vision partagée des domaines d'intervention de chacun.

2. Une prise en charge des enfants en danger en quête de souplesse

a) Une alternative entre action à domicile et placement qui montre ses limites

Aujourd'hui, les dispositifs de prise en charge des enfants en danger n'offrent, en droit, que deux solutions : les mesures éducatives au domicile familial, intitulées « action éducative à domicile » dans le cadre de la protection administrative et « action éducative en milieu ouvert » quand elles font suite à une décision judiciaire, d'une part, ou le placement, en famille d'accueil ou en internat, d'autre part.

Or, ces options paraissent désormais inadaptées à l'évolution des publics auxquels elles sont destinées. Les travailleurs sociaux sont en effet de plus en plus souvent confrontés à des situations familiales lourdes et complexes et la rigidité de l'alternative entre placement et action éducative à domicile suscite chez eux un sentiment d'impuissance. Ces situations exigeraient en réalité un traitement plus individualisé et des solutions évolutives.

Comment imaginer, en effet, que la formule classique de l'aide à domicile, consistant à organiser une rencontre toutes les trois semaines entre une famille et un intervenant, puisse parvenir à des résultats sérieux dans le cas de situations familiales très dégradées ? Celles-ci nécessitent des prestations plus intensives mais plus difficiles à organiser, en particulier le soir et les fins de semaine, lorsque les services sont fermés.

Le rapport du groupe de travail présidé par Louis de Broissia sur l'amélioration de la prise en charge des mineurs protégés 3 ( * ) recense les principales critiques qui peuvent être adressées aux mesures actuelles :

- difficulté d'assurer la continuité et la cohérence des prises en charge quand la moindre évolution doit être approuvée par un magistrat ;

- impossibilité de mettre ponctuellement l'enfant suivi à domicile à l'abri, lors de situations de crises familiales, puisque l'hébergement ne peut s'effectuer que dans le cadre d'une nouvelle mesure ;

- difficultés à gérer l'entrée en placement et sa sortie, compte tenu de l'impossibilité d'organiser de façon souple des transitions entre domicile et hébergement.

b) Des expériences innovantes qui manquent de cadre légal

Malgré la rigidité de l'alternative offerte actuellement par les textes, des expériences innovantes ont pu voir le jour dans les départements. Recensées par l'Oned dans son rapport précité, elles peuvent être classées en cinq catégories :

- l'accueil de jour qui peut prendre deux formes : accueil de l'enfant sur des temps non scolaires et sans hébergement, accompagné d'entretiens avec les parents, ou accueil de la famille, le plus souvent collectif, avec en parallèle des entretiens individuels ;

- l'accueil séquentiel : l'enfant est alors accueilli et hébergé à temps partiel, ce mode de prise en charge pouvant être comparé à une forme de garde alternée entre la famille biologique et la famille d'accueil ou l'établissement éducatif. Il est en général mobilisé soit en phase d'évaluation des problèmes de l'enfant, soit à titre de transition avant un retour au domicile ;

- le relais parental : il s'agit de permettre des temps de décompression pour les parents qui sont dans l'impossibilité, à certains moments, d'assumer de façon continue leurs fonctions parentales. L'enfant est alors hébergé, sans planning préalablement défini, chaque fois que nécessaire et notamment à l'occasion de crises familiales ;

- la prise en charge en continuum entre AEMO et placement, qui peut s'organiser selon deux modalités : soit l'enfant est initialement confié à un établissement qui autorise, après évaluation, un retour dans sa famille tout en conservant la possibilité de retirer l'enfant en cas de problème ; soit l'enfant bénéficie d'une mesure d'AEMO mais le service qui le suit est en mesure de l'héberger provisoirement en cas de crise ;

- l'AEMO renforcée qui se caractérise par une prise en charge plus intensive que dans sa formule classique : le nombre d'enfants suivis en moyenne par chaque éducateur passe ainsi de trente en AEMO classique à un maximum de sept ou huit en AEMO renforcée.

Le développement de ces solutions expérimentales dépend toutefois de la bienveillance des magistrats, car leur mise en place suppose que leur décision soit rédigée de façon à allier la souplesse nécessaire à la rigueur juridique.

C'est souvent par le biais du droit de visite que l'on peut obtenir cette souplesse, en renvoyant par exemple à la contractualisation entre le service accueillant l'enfant et les parents le soin d'organiser les modalités pratiques d'exercice de ce droit. Mais de telles solutions restent fragiles car la loi fait normalement obligation aux magistrats de fixer lui-même ces modalités.

Ces expériences requièrent également naturellement l'accord des conseils généraux concernés, principaux financeurs des modes de prise en charge des enfants en danger, pour trouver des modalités de tarification adaptées.

* 3 Rapport sur l'amélioration de la prise en charge des mineurs protégés, Louis de Broissia, juillet 2005.

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