B. L'OUTIL DE LA SÉPARATION FONCTIONNELLE : UNE « ARME ATOMIQUE » À MANIER AVEC UNE EXTRÊME PRÉCAUTION

Si son application à d'autres industries de réseaux peut se justifier (comme en matière ferroviaire, par exemple), il convient d'être particulièrement prudent à l'égard du « remède » que pourrait constituer la séparation fonctionnelle dans le secteur des communications électroniques, à l'heure où l'Europe s'engage dans une transition vers des réseaux de nouvelle génération. Il importe d'évaluer l'impact d'une telle mesure sur les investissements des opérateurs historiques comme alternatifs dans ces nouveaux réseaux et sur les utilisateurs de ces réseaux.

1. Les dangers de la séparation fonctionnelle

Parmi les inconvénients qu'emporte le recours à la séparation fonctionnelle, MM. Bernard Allain, secrétaire fédéral national, et Richard Didelin, responsable national de la branche Télécom du syndicat FO-COM, auditionnés par le groupe de travail, ont mis en avant le coût inhérent à cette mesure : selon FO-COM, mais aussi SUD-PTT qui a répondu à la sollicitation de votre rapporteur en apportant une contribution écrite au groupe de travail, ce coût serait essentiellement lié à la réorganisation de l'entreprise, qui menacerait l'équilibre social particulier de France Télécom, entreprise qui emploie près de 70.000 fonctionnaires, et à la dissociation d'activités présentant une évidente synergie. En effet, particulièrement en matière de communications électroniques, il existe une très forte synergie entre le réseau et les services , l'innovation se nourrissant de cette synergie. Si un opérateur comme Orange investit aujourd'hui dans la production cinématographique ou dans l'acquisition de droits de retransmission, n'est-ce pas la preuve de l'imbrication entre services et réseaux dans la conquête des clients finals qui payent l'accès au réseau ?

Mais la séparation fonctionnelle entraîne aussi des coûts indirects en termes de qualité de service , dans la mesure où le « cantonnement » du réseau d'accès diminue naturellement l'incitation de l'opérateur à investir dans ce réseau, ce qui risque de conduire à long terme à une perte de qualité et une moindre innovation , au détriment des consommateurs. Selon FO-COM, cette dégradation de la qualité a été relevée par le régulateur britannique, l'OFCOM, lors de l'évaluation des premiers résultats d'Openreach, entité issue de la séparation fonctionnelle de British Telecom (BT). Au nom de France Télécom, M. Hennès Vianès a ainsi estimé que la séparation fonctionnelle serait soit inutile si elle était appliquée au réseau existant, soit dangereuse si elle devait s'appliquer aux nouveaux réseaux. Pour les concurrents aussi, l'obligation de recourir à une boucle locale commune n'est pas nécessairement bénéfique car elle les prive d'une autonomie technologique, source de différenciation dans les services rendus aux consommateurs (comme en témoigne la substitution de la fibre au fil de cuivre).

M. Paul Champsaur, président de l'ARCEP, fait également observer qu'en termes économiques, la séparation fonctionnelle signifie la reconnaissance d'un monopole naturel sur la boucle locale et implique une régulation à vie , qui rend caduque la perspective, pourtant fixée par la Commission européenne elle-même, d'un effacement de la régulation sectorielle du secteur des communications au profit du droit commun de la concurrence. Il attire aussi l'attention sur l'extrême difficulté que représente la régulation de long terme d'un tel monopole naturel 8 ( * ) . Il souligne également combien il serait délicat de tracer la frontière entre l'entité mère et l'entité séparée en charge de l'accès de gros au réseau, dans la mesure où la configuration du réseau est toujours susceptible d'évoluer. Enfin, il observe que la séparation fonctionnelle contredit l'objectif de neutralité technologique, pilier du cadre européen .

On relèvera aussi que l'expérience britannique de séparation fonctionnelle, mise en avant par la Commission européenne, n'est pas aussi concluante que la Commission veut bien le dire, même en matière d'accès non discriminatoire : du fait de plaintes répétées des opérateurs concurrents de British Telecom, le régulateur britannique (l'OFCOM) a annoncé le 20 mars 2008 une réforme du système d'incitations financières pour Openreach en créant, en particulier, un système de pénalités que le gestionnaire d'infrastructure devra payer aux opérateurs (automatiquement, sans même demande de leur part) en cas de dysfonctionnement prolongé de son réseau. L'entrée en vigueur de ce système est prévue pour juillet 2008.

Votre commission estime donc que la séparation fonctionnelle ne peut être un « remède » normal mais doit être un remède d'exception, qui, en tout état de cause, ne saurait être imposé par la Commission européenne directement .

Lors de leur audition par le groupe de travail, les représentants des consommateurs ont d'ailleurs manifesté leur réticence à l'égard de toute séparation fonctionnelle, consentant seulement à l'envisager comme une menace crédible susceptible de faire pression sur l'opérateur puissant.

2. Une arme de dissuasion à encadrer très strictement

Votre commission juge également que la possibilité, pour le régulateur, d'imposer la séparation fonctionnelle à un opérateur puissant peut constituer un outil de dissuasion efficace, pour reprendre l'analogie établie par le président de l'ARCEP avec l'arme atomique . Il existe en effet un risque réel, alors que s'amorce le déploiement de réseaux de nouvelle génération en fibre optique, de voir se reconstituer un monopole de l'opérateur historique, qui dispose d'une position très avantageuse en terme de propriétés d'infrastructures permettant de déployer ces réseaux (plus de 300.000 km de fourreaux appartiendraient à France Télécom en France). De ce point de vue, la séparation fonctionnelle, qui garantit la non-discrimination et accélère la concurrence -comme l'expérience britannique l'a permis dans l'accès à l'internet haut débit-, peut faire figure de solution de dernier ressort, ou en tout cas, la menace d'y recourir peut servir à inciter l'opérateur historique à faire preuve d'une volonté plus accommodante (le précédent du dégroupage a montré que l'opérateur puissant pouvait jouer sur des offres tarifaires non viables pour les opérateurs alternatifs, les délais d'attente, les conditions opérationnelles de mise en oeuvre du dégroupage...). C'est l'argument qu'a mis en avant l'Association française des opérateurs de réseaux et de services de télécommunications (AFORST) devant le groupe de travail, à l'appui du projet de la Commission de doter les ARN de cet outil de séparation fonctionnelle.

Parmi les opérateurs alternatifs entendus par le groupe de travail, le groupe Iliad/Free fait valoir qu'en outre, l'existence d'une menace de séparation fonctionnelle peut avoir un effet bénéfique sur les investissements des opérateurs alternatifs, qui se verraient ainsi confortés dans leur volonté de déploiement de nouveaux réseaux, et, par ricochet, sur ceux de l'opérateur historique, aiguillonné par la concurrence et motivé pour conserver son avance. Cet effet positif sur l'investissement est toutefois contesté par l'opérateur historique , qui explique au contraire que la perspective d'une possible séparation fonctionnelle de son nouveau réseau fibre le dissuaderait d'avancer dans le déploiement de ce réseau.

En tout état de cause, votre commission considère que la séparation fonctionnelle ne saurait être un outil parmi d'autres au milieu de ceux dont disposerait a priori le régulateur sectoriel. Ses effets importants et controversés, les risques qui y sont associés ainsi que son caractère irréversible, intrusif et complexe doivent conduire à en encadrer très strictement l'usage 9 ( * ) . C'est pourquoi elle propose d'autoriser une ARN à recourir à la séparation fonctionnelle comme à une mesure exceptionnelle, de dernier ressort, mais aussi de soumettre sa mise en oeuvre à la tenue préalable d'un débat au Parlement ainsi qu'à l'avis conforme de la majorité des régulateurs nationaux . De surcroît, elle refuse que la Commission se voie dotée du pouvoir d'imposer aux régulateurs nationaux de mettre en oeuvre cette mesure.

* 8 A cet égard, on peut relever le cas américain où, sous la pression de la demande et de la technique, la séparation fonctionnelle n'a pas résisté au temps et a abouti à une reconsolidation progressive de l'ancien AT&T.

* 9 D'ailleurs, le droit communautaire de la concurrence autorise déjà la Commission européenne à imposer des mesures de nature structurelle aux entreprises préalablement reconnues responsables de pratiques anticoncurrentielles (c'est-à-dire en cas d'infraction constatée aux articles 81 et 82 du Traité), mais encadre strictement cette possibilité : cette mesure doit être «  proportionnée à l'infraction commise et nécessaire pour faire cesser effectivement l'infraction. Une mesure structurelle ne peut être imposée que s'il n'existe pas de mesure comportementale qui soit aussi efficace ou si, à efficacité égale, cette dernière s'avérait plus contraignante pour l'entreprises concernée que la mesure structurelle. (...) Il ne serait proportionné de modifier la structure qu'avait une entreprise avant la commission de l'infraction que si cette structure même entraînait un risque important que l'infraction ne perdure ou ne soit répétée ».

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