B. LA MAIGREUR EXCESSIVE N'EST PAS L'ANOREXIE

1. La maigreur excessive est présenté comme une situation objective

a) Intérêt et limites des instruments de mesure

L'indice de masse corporelle

L'indice de masse corporelle (IMC) est un indicateur utilisé par l'organisation mondiale de la santé (OMS) pour mesurer la maigreur excessive ou estimer le surpoids et l'obésité chez les populations et les individus adultes. Il correspond à la formule mathématique du poids divisé par le carré de la taille, exprimé en kg/m 2 . Son élaboration est ancienne puisqu'elle est l'oeuvre d'un savant belge, Adolphe Quételet, qui l'a défini dans ses Recherches sur le poids de l'homme aux différents âges de 1833. Il est couramment utilisé par l'OMS depuis 1994 et a été complété pour permettre un suivi de la croissance des enfants puisqu'il n'était conçu à l'origine que pour les adultes de dix-huit à soixante-cinq ans.

L'indice permet de déterminer facilement, partout dans le monde, les seuils de diagnostic du sur ou sous-poids des adultes à partir du tableau suivant :

Classification

IMC (kg/m 2 )

Principaux seuils

Seuils additionnels

Sous poids

< 18.50

< 18.50

Maigreur sévère

< 16.00

< 16.00

Maigreur modérée

16.00 - 16.99

16.00 - 16.99

Maigreur légère

17.00 - 18.49

17.00 - 18.49

Poids normal

18.50 - 24.99

18.50 - 22.99

23.00 - 24.99

Surpoids

= 25.00

= 25.00

Pré - obèse

25.00 - 29.99

25.00 - 27.49

27.50 - 29.99

Obèse

= 30.00

= 30.00

Obèse class I

30.00 - 34-99

30.00 - 32.49

32.50 - 34.99

Obèse class II

35.00 - 39.99

35.00 - 37.49

37.50 - 39.99

Obèse class III

= 40.00

= 40.00

Source: OMS adapté des rapports1995, 2000 et 2004

On peut connaître l'évolution de la répartition de l'IMC en France grâce à l'étude conduite depuis 1997 par les laboratoires Roche en collaboration avec le professeur Arnaud Basdevant (Hôtel-Dieu, Paris) et le docteur Marie-Aline Charles, épidémiologiste et directrice de recherche à l'Inserm (unité 258). Cette étude, baptisée ObEpi, est une enquête épidémiologique triennale sur la prévalence du surpoids et de l'obésité auprès d'un échantillon représentatif de la population adulte française. Elle présente le résultat suivant :

1997

2006

Maigreur
(IMC < 18,5 kg/m2)

5,0 %

4,9 %

Poids de référence

58,3 %

53,5 %

Surpoids
(25 < IMC < 30)

28,5 %

29,2 %

Obésité non massive
(30 < IMC < 39,9)

7,9 %

11,6 %

Obésité massive
(IMC > 40)

0,3 %

0,8 %

Source : theheart.org, ObEpi 2006 : des obésités de plus en plus sévères et précoces en France [heartwire > Actualités; 12 oct. 2006]

Ses limites

Le débat sur la valeur normative de l'IMC porte d'abord sur sa capacité à mesurer le poids. Une échelle spécifique a dû être développée pour les enfants afin de prendre en compte les nécessités de leur croissance. De même, au-delà de soixante-cinq ans, l'indice ne permet plus la comparaison en raison de l'évolution du squelette. « Attention à l'arithmomanie ! » avertit le docteur Xavier Pommereau 16 ( * ) , « l'IMC dépend de l'âge et ne prend pas en compte les différences de constitution » c'est-à-dire la masse musculaire et osseuse. Une maigreur constitutionnelle ou un corps trapu entraîneront des IMC bas ou élevés sans que le sujet soit dans un danger quelconque. Certains peuples peuvent donc considérer que leurs caractéristiques physiques ne sont pas celles auxquelles l'IMC se réfère. L'OMS est ainsi régulièrement interpellée par les gouvernements asiatiques sur l'inadaptation de l'indicateur à leurs populations et a mis en place plusieurs groupes d'experts successifs pour tenter de remédier à cette critique. Certains spécialistes envisagent même d'élaborer plusieurs IMC correspondant aux différentes constitutions des populations dans le monde. Pareil choix mettrait fin à toute possibilité de comparaison véritablement internationale des poids et donc de la progression de l'obésité.

Car l'IMC, en tant que norme, comprend nécessairement une part d'arbitraire. Ainsi, on considère actuellement qu'une personne est en « sous-poids » quand son IMC est inférieur à 18,5, alors que le seuil était un IMC inférieur à 20 avant que ne soient suivies les recommandations de l'International Obesity Task Force en 1997 : en abaissant le seuil, cette dernière entendait contribuer à la lutte contre le phénomène émergent de l'obésité.

Faire de l'IMC une référence légale ne semble donc pas être un choix satisfaisant, étant donné son caractère sommaire et essentiellement destiné à lutter contre l'obésité dans le cadre de comparaisons internationales.

b) Les dangers de la définition légale des normes corporelles

L'imposition de limites est l'imposition d'une norme

Faire référence à la maigreur excessive revient à s'inscrire dans le cadre de la normalité corporelle construite au travers de l'IMC. Il convient que le législateur soit particulièrement prudent en la matière. Les associations entendues par votre rapporteure ont été unanimes sur ce point. La volonté de lutter contre des comportements jugés dangereux ne doit pas aboutir à imposer des normes corporelles. L'inquiétude de l'association Allegro fortissimo, signataire de la charte d'engagement volontaire sur l'image du corps et la lutte contre l'anorexie, mérite d'être soulignée. Considérer que l'incitation à la maigreur extrême - comme l'indique l'intitulé de la proposition de loi - et plus encore l'incitation à la maigreur excessive - comme le prévoit le dispositif - doivent être pénalisées revient à refuser qu'un corps puisse présenter ces formes de maigreur. L'introduction d'une norme dans un domaine qui se caractérise par la difficulté d'établir des absolus est la porte ouverte à de nombreuses dérives. La tentation sera ainsi grande de lutter contre l'obésité en utilisant la référence au même indice de masse corporelle, et donc en tentant d'agir sur les corps sans commencer par agir sur les causes.

La confusion des messages

Il faut également veiller à la cohérence des messages émis en matière de santé publique. Les campagnes menées dans le cadre du programme national nutritionnel de santé par l'institut national de prévention et d'éducation pour la santé (Inpes) insistent sur l'éducation alimentaire et la nécessité de « bouger » pour rester en bonne santé. Il est à craindre que le fait de lutter contre la maigreur, fût-elle excessive, entraîne des confusions dans l'opinion publique et affaiblisse l'objectif prioritaire en termes de santé publique qu'est la lutte contre l'obésité, treize fois plus prévalente au sein de la population que l'anorexie. Si on popularise l'argument selon lequel la maigreur est dangereuse, on peut craindre que les industries du secteur agro-alimentaire trouvent dans cette stigmatisation de la maigreur un nouveau moyen de se dédouaner de leur responsabilité vis-à-vis de leurs clients, qui seront renvoyés à leur liberté de choix et à l'obligation pour eux de prendre leur santé en main.

La confusion entre maigreur et anorexie est donc néfaste et il est essentiel de bien cerner ce qui relève de la pathologie.

2. L'anorexie est une pathologie mentale

Si, selon le docteur Gérard Apfeldorfer, l'anorexie est devenue la maladie ethnique de l'Occident contemporain, il s'agit d'une maladie ancienne et indépendante des effets de mode. Des exemples de comportement de type anorexique se trouvent dès l'antiquité et dans des figures du Moyen-Âge comme celle de Catherine de Sienne. Dès 1689, le médecin anglais Richard Morton présente deux cas d'anorexie, l'un féminine, l'autre masculine ; la maladie est décrite cliniquement en 1873 par Charles Lassègue, puis par William Gull. Pour autant, cette maladie conserve son mystère.

a) Un débat sur les causes

Votre rapporteure a entendu autant de causes attribuées à l'anorexie qu'elle a auditionné de spécialistes. Ceci tient évidemment au fait que, comme toute maladie psychiatrique, l'anorexie a nécessairement des causes multiples qui relèvent à la fois du biologique, du psychologique et du social. Mais on ignore encore quels en sont les facteurs déclenchants. Des pistes existent pourtant pour trouver une cause déterminante sur laquelle agir.

Un terrain génétique ?

L'une des pistes de la recherche est celle de la génétique. Les travaux du professeur Valérie Compan 17 ( * ) à Nîmes ont ainsi mis en évidence le lien qui existe, en termes de mécanismes cérébraux, entre la privation de nourriture et l'addiction. Les études actuellement en cours sur des modèles animaux et bientôt au travers de tests cliniques vont permettre de cibler les gènes qui semblent avoir un rôle dans le fait de s'abstenir de manger de façon compulsionnelle.

Cet axe de recherche offre pour la première fois l'espoir d'un traitement médical et non psychiatrique de l'anorexie, mais ne nie pas pour autant les aspects environnementaux de la maladie. Il s'agit uniquement de déterminer la part de la prédisposition liée à la génétique et d'agir sur elle, un traitement psychologique étant indispensable. La théorie qui sous-tend cette approche est que la maladie psychiatrique se déclenche comme moyen pour l'être humain de rétablir un équilibre perdu. En effet, s'il y a dysfonctionnement génétique, le cerveau humain tentera de le dépasser en mettant en oeuvre des mécanismes d'adaptation.

Ces mécanismes ne peuvent pourtant pas assurer l'adaptation de l'individu à l'ensemble des changements dans son environnement. La comparaison utilisée par le professeur Compan est éclairante : si l'on attache la main droite d'un homme, il utilisera une autre méthode pour saisir les objets et se servira de sa main gauche ; ce système fonctionne parfaitement jusqu'à ce que l'on demande au même homme de faire des barres parallèles : sa main gauche ne lui suffit plus, et sa stratégie d'adaptation à son environnement a échoué. Si c'est le fonctionnement du génome qui est ainsi bridé, l'individu peut vivre en société, mais un jour un stress particulier va rendre inefficaces les stratégies mises en oeuvre par son cerveau pour compenser son handicap. La maladie psychiatrique sera une manière pour le cerveau de répondre au trouble ainsi révélé.

Un traumatisme psychique ?

La psychiatrie et la psychanalyse sont à ce jour les seules disciplines qui tentent de prendre en charge durablement les anorexiques.

Il existe dans ces disciplines une vulgate sur les causes de l'anorexie qui s'est diffusée jusque dans l'opinion publique mais se trouve aujourd'hui contestée par les praticiens. Elle repose sur l'idée que l'anorexie résulterait d'une difficulté de la relation à la mère. Un premier débat oppose ceux qui croient, comme souvent, à la responsabilité d'une mère omniprésente et cherchant à tout contrôler à ceux qui estiment que la mère ne fait que transmettre malgré elle un conflit plus ancien, qui l'avait sans doute précédemment opposée à sa propre mère.

On trouve à l'inverse la théorie selon laquelle c'est la responsabilité du père qui est en cause, soit psychiquement, soit physiquement, par l'exercice de violence ou d'abus sexuels.

A ces parents cause de l'anorexie par leur présence pathologique s'oppose la théorie d'une anorexie due à une absence totale de structuration de la cellule familiale et à un désintérêt pour l'enfant.

Enfin, on soutient aussi que ce sont les enfants eux-mêmes qui, indépendamment de toute violence, souffrent d'un deuil non fait ou n'acceptent pas la transformation de leur corps à l'adolescence avec ce qu'elle implique d'éveil à la sexualité et d'amorce du vieillissement, et donc d'annonce de la mort.

Sans doute existe-t-il des cas où ces différentes explications trouvent à se combiner dans des proportions variables. Le récit particulièrement intelligent fait de sa maladie par Jessica Nelson 18 ( * ) peut plaider en ce sens. Mais il semble qu'en réalité, aucun élément déclencheur ne puisse être véritablement isolé ; plus grave, la recherche des éléments d'explication, et même leur éventuelle reconnaissance, ne permet pas la guérison du malade. Le seul effet immédiat de ces théories est malheureusement souvent de culpabiliser les familles face à la maladie de l'un des leurs. Il faut conserver en mémoire l'assertion du professeur Marcel Rufo 19 ( * ) selon laquelle 75 % des cas d'anorexie sont spontanés, c'est-à-dire sans cause décelable.

b) Un débat sur les traitements

La prise en charge psychiatrique

Le débat sur les méthodes de prise en charge rejoint le débat sur les causes. La méthode classique de soin pour l'anorexie est celle de l'isolement préconisé par Charcot ; elle répond à l'idée que c'est la cellule familiale qui est cause de la maladie. Cette méthode permet effectivement à deux tiers des patients de reprendre du poids ; toutefois, alors que la plupart des médecins préfèrent que l'isolement soit total et individuel, d'autres comme le docteur Xavier Pommereau, responsable du centre Abadie, ont fait le choix de traiter les malades en tant que groupe afin qu'ils puissent investir un corps collectif avant de retrouver le leur. Le principe même de l'enfermement et du contrat de prise de poids à respecter par l'anorexique est régulièrement remis en cause par ceux qui y voient une méthode de soin brutale et finalement peu efficace, puisque le poids gagné est le plus souvent reperdu une fois le patient retourné à son milieu d'origine.

De plus, l'insuffisance des moyens mis à la disposition des médecins fait que seule la moitié des anorexiques peut être traitée et que plusieurs trouvent la voie de la guérison par leur propres moyens. Plus que dans toute autre maladie, l'efficacité du thérapeute semble donc devoir rencontrer le désir de guérir du patient pour pouvoir porter ses fruits.

La difficulté d'établir un protocole de soins

La variété des thérapies suivies rend particulièrement difficile l'élaboration d'un protocole de soin commun pour la prise en charge de la maladie, si ce n'est en préconisant d'utiliser un assortiment de toutes les méthodes. La mission confiée à la Haute Autorité de santé par la ministre Roselyne Bachelot est donc une étape ardue mais nécessaire pour permettre d'améliorer la prise en charge des anorexiques qui ont la chance d'être soignés.

La maigreur extrême, la maigreur excessive et l'anorexie ne se confondent pas. Il y a même une forme de paradoxe à le croire car c'est en quelque sorte conforter le discours que les anorexiques tiennent sur eux-mêmes. Ils prétendent en effet choisir la maigreur comme forme d'apparence et affichent un objectif aussi inatteignable que précis de poids comme devant garantir leur bien-être physique et mental. Or, ce n'est pas la maigreur que les anorexiques cherchent réellement, même si c'est le symptôme le plus visible de leur mal. Leur recherche est celle d'un équilibre biologique et psychique perdu qui prend la maigreur comme alibi. Le choix fait par la proposition de loi de réprimer la provocation au symptôme pour lutter contre la maladie doit dès lors reposer sur des liens de causalité particulièrement solides.

* 16 Art. cit.

* 17 Cf. Table ronde p. 43.

* 18 Tu peux sortir de table, Fayard, 2008.

* 19 Cité par Jessica Nelson, op. cit.

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