Rapport n° 465 (2011-2012) de M. Gaëtan GORCE , fait au nom de la commission des lois, déposé le 6 mars 2012

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N° 465

SÉNAT

SESSION ORDINAIRE DE 2011-2012

Enregistré à la Présidence du Sénat le 6 mars 2012

RAPPORT

FAIT

au nom de la commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du Règlement et d'administration générale (1) sur la proposition de résolution européenne de M. Bernard PIRAS, présentée au nom de la commission des affaires européennes en application de l'article 73 quater du Règlement, sur les propositions de directive « marchés publics » et « concessions de services » (E 6987, E 6988 et E 6989),

Par M. Gaëtan GORCE,

Sénateur

et TEXTE DE LA COMMISSION

(1) Cette commission est composée de : M. Jean-Pierre Sueur , président ; MM. Jean-Pierre Michel, Patrice Gélard, Mme Catherine Tasca, M. Bernard Saugey, Mme Esther Benbassa, MM. François Pillet, Yves Détraigne, Mme Éliane Assassi, M. Nicolas Alfonsi, Mlle Sophie Joissains , vice-présidents ; Mme Nicole Bonnefoy, MM. Christian Cointat, Christophe-André Frassa, Mme Virginie Klès , secrétaires ; MM. Jean-Paul Amoudry, Alain Anziani, Philippe Bas, Christophe Béchu, Mmes Nicole Borvo Cohen-Seat, Corinne Bouchoux, MM. François-Noël Buffet, Gérard Collomb, Pierre-Yves Collombat, Jean-Patrick Courtois, Michel Delebarre, Félix Desplan, Christian Favier, Louis-Constant Fleming, René Garrec, Gaëtan Gorce, Mme Jacqueline Gourault, MM. Jean-Jacques Hyest, Philippe Kaltenbach, Jean-René Lecerf, Jean-Yves Leconte, Antoine Lefèvre, Roger Madec, Jean Louis Masson, Jacques Mézard, Thani Mohamed Soilihi, Hugues Portelli, André Reichardt, Alain Richard, Simon Sutour, Mme Catherine Troendle, MM. René Vandierendonck, Jean-Pierre Vial, François Zocchetto.

Voir le(s) numéro(s) :

Sénat :

381 (2011-2012)

LES CONCLUSIONS DE LA COMMISSION DES LOIS

Réunie le mardi 6 mars 2012, sous la présidence de M. Jean-Pierre Sueur, président, la commission a examiné le rapport de M. Gaëtan Gorce sur la proposition de résolution n° 381 (2011-2012), présentée par M. Bernard Piras au nom de la commission des affaires européennes, sur les propositions de directives relatives aux marchés publics et aux concessions de service (E 6987, E 6988 et E 6989).

Ayant indiqué qu'il convenait de prendre acte des avancées apportées par les propositions de directives en ce qu'elles marquaient une meilleure prise en compte des aspects sociaux et environnementaux dans la commande publique et un effort pour la rendre plus accessible aux PME, M. Gaëtan Gorce, rapporteur , a précisé que la proposition de directive en matière de concessions de service était inopportune dans la mesure où elle encadrait de manière excessive les délégations de service public conclues en France, réduisant ainsi les marges de négociation des autorités concédantes.

Concernant les propositions de directives en matière de marchés publics, M. Gaëtan Gorce, rapporteur , a estimé qu'elles recelaient plusieurs menaces ; il a notamment jugé que le choix de la Commission européenne, qui n'a pas souhaité favoriser davantage la procédure négociée parmi les procédures offertes aux pouvoirs adjudicateurs et qui a voulu fixer dans une directive les règles -jusqu'alors jurisprudentielles- des partenariats public-public en leur donnant un caractère plus restrictif qu'actuellement, était contestable.

Ayant rappelé que les propositions de directives prévoyaient des procédures de prévention et de détection des conflits d'intérêts dans la commande publique, M. Gaëtan Gorce, rapporteur , a souligné que la définition retenue posait trois problèmes principaux : premièrement, elle contient des termes flous (comme celui d'« intérêt sentimental » ou « indirect ») ; deuxièmement, elle est susceptible de générer des atteintes au droit au respect de la vie privée ; enfin, elle risque d'avoir une influence sur le droit pénal français (en particulier en ce qui concerne le délit de prise illégale d'intérêts), et donc de violer le principe de subsidiarité. Dès lors, M. Gaëtan Gorce, rapporteur , a considéré que si une réflexion sur les conflits d'intérêts devait être menée dans un avenir proche, il serait prématuré d'intégrer au détour d'une directive une définition équivoque de ces conflits en l'assortissant de mesures disproportionnées au regard des objectifs poursuivis.

C'est pourquoi votre commission a, à l'initiative de son rapporteur, adopté un amendement permettant de compléter la proposition de résolution en appelant une définition plus claire et plus objective des conflits d'intérêts, ainsi qu'à une exclusion plus nette de ses effets dans le champ pénal.

Votre commission a adopté la proposition de résolution européenne ainsi rédigée.

EXPOSÉ GÉNÉRAL

Mesdames, Messieurs,

Après la publication, en janvier 2011, d'un livre vert consacré à la politique de l'Union européenne en matière de marchés publics et intitulé « Vers un marché européen des marchés publics plus performant », le Parlement européen et le Conseil ont adopté, en décembre de la même année, trois propositions de directives relatives à la passation de marchés par des entités opérant dans les secteurs de l'eau, de l'énergie, des transports et des services postaux (E 6987), à la passation de marchés publics (E 6988) et à l'attribution de contrats de concession (E 6989).

Ces propositions, qui ont été transmises le 9 janvier 2012 à notre Haute Assemblée et à l'Assemblée nationale par le gouvernement en application de l'article 88-4 de la Constitution, ont fait l'objet, le 16 février, d'une proposition de résolution européenne établie au nom de notre commission des affaires européennes par notre collègue Bernard Piras 1 ( * ) . Cette proposition constatait, tout d'abord, que les propositions de directives précitées ne répondaient que partiellement « aux deux principes qui devaient guider les réflexions de la Commission européenne, à savoir la simplification des procédures et la liberté des autorités adjudicatrices » si bien qu'elles risquaient, sur certains points, de remettre en cause la capacité des États membres à conserver des règles de commande publique suffisamment souples pour être efficaces d'un point de vue économique. Notre commission des affaires européennes déplorait, par ailleurs, que ces textes entendent imposer aux États membres de confier le contrôle des marchés publics à un « organe de contrôle » unique et doté de compétences hybrides.

Enfin, lors de la présentation de son rapport, notre collègue Bernard Piras a relevé que les propositions de directives visaient à mettre en place un nouveau système de lutte contre les fraudes et les conflits d'intérêts, très novateur par rapport au droit actuellement en vigueur ; jugeant que ce système comportait des aspects problématiques, il a estimé qu'il incombait à votre commission des lois, « compétente au fond » et « qui a[vait] fait un travail important sur les conflits d'intérêts » de se saisir de ce sujet 2 ( * ) .

C'est pourquoi votre commission a souhaité examiner ces trois textes, qui sont en tout état de cause susceptibles d'avoir un lourd impact sur quatre domaines qui relèvent de sa compétence : les marchés publics, l'organisation juridictionnelle de notre pays, les conflits d'intérêts, et les sanctions pénales applicables en matière de commande publique.

I. LE CONTRÔLE DE LA COMMANDE PUBLIQUE EN DROIT INTERNE : UN LARGE ARSENAL RÉPRESSIF ET PRÉVENTIF

A. UN DROIT DE LA COMMANDE PUBLIQUE SOUS INFLUENCE EUROPÉENNE

Un socle de principes fondamentaux d'inspiration européenne et repris en droit français

Les propositions de directives présentées par la Commission européenne en décembre 2011 s'insèrent dans un cadre juridique déjà étoffé à l'échelle européenne. L'intérêt des institutions européennes pour les règles de la commande publique est ancien et témoigne d'une volonté de lever les obstacles à la libre concurrence notamment pour les marchés publics d'un montant important et pouvant intéresser des entreprises au-delà des frontières nationales. L'objectif est d'assurer, quelle que soit la nationalité des acteurs économiques, un égal accès à la commande publique. Pour la Commission européenne, l' approfondissement du marché intérieur passe ainsi par un encadrement de la commande publique. L'harmonisation des règles applicables en matière d'achat public relève donc de la compétence de l'Union européenne, sous réserve d'une transposition par les Etats membres.

Actuellement, la passation et l'exécution des marchés publics sont régies, au niveau européen, par les directives 2004/17/CE et 2004/18/CE du 31 mars 2004. La Commission a cependant annoncé son intention de faire évoluer ces instruments juridiques dans le cadre de l'Acte pour le marché unique 3 ( * ) qu'elle a adopté en avril 2011. Parmi les douze domaines-clés recensés comme ayant un haut potentiel de croissance, le douzième d'entre eux annonce une révision du cadre législatif des marchés publics . Ce faisant, les marchés publics, « levier essentiel pour la croissance » seraient assouplis et plus favorables aux dimensions sociales et environnementales.

Des règles procédurales en constante évolution

Lors de la dernière décennie, les mutations du droit des marchés publics ont largement été dictées par l'évolution du droit communautaire.

Répondant à un souci ancien de simplification, le pouvoir règlementaire a édicté en 2000 une nouvelle version du code des marchés publics afin de réunir l'ensemble des règles applicables en la matière, avec le soin d'assurer la conformité du droit interne avec les directives communautaires alors applicables.

Cependant, dès 2004, une réforme du code s'est avérée nécessaire à un double titre : conjurer les risques de contrariété avec le droit communautaire dérivé soulevés par la Commission européenne et anticiper la modification des règles communautaires. Le code des marchés publics a donc été profondément rénové, notamment dans son inspiration, privilégiant la responsabilisation des acheteurs publics plutôt que le formalisme excessif qui pesait jusqu'alors sur eux. Ces règles ont ainsi participé « davantage d'une fonction régulatrice que d'une fonction de règlementation » 4 ( * ) . Cette philosophie générale n'a pas été frontalement remise en cause depuis.

Toutefois, la révision des directives communautaires en 2004 a obligé à une modification du code des marchés publics qui s'est traduite par le décret du 1 er août 2006 5 ( * ) . Puis, une nouvelle réforme du code a été engagée, à l'occasion du plan de relance de l'économie, en 2008 6 ( * ) , le mettant pleinement en adéquation avec les règles communautaires. Désormais, le code des marchés publics, sans être fondamentalement rénové, est soumis à un mouvement perpétuel de modifications par petites touches, comme en atteste encore la dernière modification par décret en date du 25 août 2011 7 ( * ) . Depuis 2001, le code des marchés publics a connu pas moins de cinq modifications substantielles.

A ce corpus riche auquel les pouvoirs adjudicateurs (Etats, collectivités territoriales et établissements publics nationaux administratifs ou locaux) sont directement soumis, il convient d'ajouter l'ordonnance du 6 juin 2005 8 ( * ) qui s'impose aux autorités adjudicatrices. Les règles que l'ordonnance édicte sont quasi-identiques à celles contenues dans le code. Elles permettent ainsi d'étendre les principes de la commande publique à des entités -les autorités adjudicatrices- qui, sans être traditionnellement soumises aux règles nationales, entraient dans le champ des directives communautaires. L'évolution rapide dans le temps des sources du droit des marchés publics se double donc d'une multiplication de ses sources.

Ce rappel chronologique n'est pas sans utilité car il permet de souligner la volatilité et l'hétérogénéité du droit de la commande publique , et ce, au préjudice essentiellement des acheteurs publics, soumis sans cesse à une réactualisation nécessaire de leurs procédures 9 ( * ) .

Cette situation tranche singulièrement avec les délégations de service public qui ne font pas l'objet d'un encadrement européen spécifique. Si, comme les marchés publics, elles sont soumises aux grands principes du marché intérieur, issus des Traités européens, aucune directive européenne n'encadre leurs procédures de passation et d'exécution. Sur le plan interne, c'est la loi du 29 janvier 1993 10 ( * ) dite « loi Sapin » qui a fixé, pour la première fois, leur régime dans un souci de lutter contre les soupçons ou les faits de favoritisme dans le choix des délégataires. Les traits essentiels de cette législation, complétés au besoin par les apports jurisprudentiels, ont permis le développement d'un cadre juridique stable et aujourd'hui parfaitement intégré par les personnes publiques.

B. UN SYSTÈME PERFORMANT, MAIS LACUNAIRE, DE PRÉVENTION ET DE RÉPRESSION DES ATTEINTES AU DROIT DE LA COMMANDE PUBLIQUE

L'arsenal juridique français permet aujourd'hui de prévenir et de sanctionner les atteintes au droit de la commande publique. Il se déploie dans le champ traditionnel du droit administratif mais a, depuis les années 90, un prolongement pénal particulièrement dissuasif pour les responsables -élus ou agents publics- de la commande publique.

L'architecture du contrôle
a) Un contrôle ancien des actes locaux de la commande publique

Instauré par la loi du 2 mars 1982 11 ( * ) et découlant de l'exigence constitutionnelle posée par l'article 72 de la Constitution, le contrôle de légalité opère une surveillance a priori . A ce titre, les services déconcentrés de l'État sont conduits à examiner annuellement plusieurs milliers d'actes liés à la commande publique. En effet, ceux-ci continuent de figurer, malgré une tendance à la réduction du périmètre, parmi la liste des actes à transmettre au représentant de l'État (article L. 2131-2 du code général des collectivités territoriales). Matière sensible au sein des services préfectoraux, la commande publique fait l'objet d'une vigilance particulière 12 ( * ) . Au terme de ce contrôle administratif a priori , le représentant de l'État a naturellement la faculté de solliciter devant le juge administratif l'annulation d'actes unilatéraux ou contractuels qu'il estimerait illégaux.

La difficulté réside davantage dans les moyens consacrés à ce contrôle administratif . Face à une matière aussi changeante et technique que la commande publique, les services préfectoraux disposent rarement de spécialistes dédiés à ce secteur. Par manque de temps, les agents en charge du contrôle de légalité se limitent donc à un contrôle relativement formel des actes transmis voire opèrent par simple sondage, contrôlant aléatoirement les actes des autorités locales.

Le respect du droit de la commande publique est donc plus fortement assuré grâce aux recours contentieux engagés par les acteurs économiques, au premier chef les candidats évincés, que par les services de l'État qui ne défèrent aux juridictions administratives que les cas manifestes d'illégalité. Pour les collectivités territoriales de taille modeste, le contrôle de légalité demeure toutefois un appui indispensable par sa fonction incidente de conseil ; dans ce cadre, les observations formulées par le représentant de l'État sont quasi-systématiquement suivies d'effet.

Parallèlement, les juridictions financières peuvent être conduites à examiner la légalité des actes de la commande publique dans le cadre du contrôle de gestion (article L. 211-8 du code des juridictions financières). Ce contrôle porte sur la régularité et la qualité de la gestion des collectivités territoriales ou de leurs groupements, aboutissant à la publication d'observations sur les anomalies constatées et les éventuelles voies d'améliorations. Dans ce cadre, selon le programme annuel qu'elle se fixe et les demandes qu'elle reçoit, la chambre régionale des comptes peut s'intéresser plus particulièrement à l'achat public et au respect de règles de la commande publique, au-delà même de la simple notion de légalité.

b) La montée en puissance des voies de recours contentieuses

Historiquement, le juge administratif s'est progressivement saisi du contrôle des actes de la commande publique. La jurisprudence a ainsi favorisé le droit au recours de tiers aux contrats 13 ( * ) pour attaquer, non pas directement le contrat conclu entre la collectivité publique et le prestataire, mais les actes détachables, à l'instar de la décision de signer ce contrat. Par des détours contentieux, un requérant peut donc obtenir la « paralysie » d'un contrat illégal. Cependant, ces victoires contentieuses sont longtemps restées rares et, au surplus, inefficaces en raison des délais particulièrement longs pour obtenir une décision de justice. Pourtant, l'introduction d'un recours contentieux laisse planer une insécurité juridique sur l'existence du contrat attaqué, se traduisant parfois par une annulation du contrat au cours de son exécution, au prix d'une multitude de difficultés sur le sort à donner aux engagements contractés.

Pour réduire ce risque contentieux et apporter des réponses plus rapides aux recours engagés, les directives dites « recours » 14 ( * ) , adoptées en 1989 et 1992, ont imposé l'ouverture d'une voie contentieuse rapide, efficace et qui intervient en amont de l'exécution du contrat. Ces mécanismes particulièrement efficients permettent aujourd'hui au juge du référé pré-contractuel de statuer avant la signature des marchés publics pour sanctionner toute atteinte aux règles de passation et de publicité. En cas d'absence de saisine dans les délais, un requérant peut, depuis 2009, saisir le juge du référé contractuel qui statue, avec les mêmes attributions, dans les premiers jours de l'exécution du marché.

Sans rendre obsolète les autres voies de recours, ces mécanismes de référé permettent, notamment aux candidats évincés, de faire sanctionner rapidement les illégalités en matière de procédures de passation des marchés. Ces voies contentieuses sont ainsi devenues des instruments particulièrement appréciés des acteurs économiques pour assurer l'effectivité des garanties procédurales fixées par le droit national et européen.

La prise en compte lacunaire des atteintes au devoir de probité

Le droit français garantit, en outre, la prise en compte des éventuelles atteintes au devoir de probité.

Tout d'abord, en amont de l'adjudication publique, il prévoit des dispositifs permettant la résolution des « conflits d'intérêts » susceptibles d'affecter l'impartialité de l'action publique.

Ce volet préventif repose sur des grands principes qui régissent le droit de la commande publique et dont la valeur constitutionnelle a par ailleurs été consacrée dès 2003 15 ( * ) ; affirmés par l'article 1 er du code des marchés publics (qui dispose que les marchés « respectent les principes de liberté d'accès à la commande publique, d'égalité de traitement des candidats et de transparence des procédures »), ils visent à assurer la probité des acteurs de la commande publique.

Ces principes sont pleinement pris en compte par le juge administratif lorsqu'il apprécie la légalité des décisions de passation de marchés 16 ( * ) : celles-ci doivent ainsi être fondées sur des critères objectifs et impartiaux, sous peine d'être annulées par le juge du fond ou par le juge des référés 17 ( * ) .

Le juge administratif peut aussi s'appuyer, pour la prévention des conflits d'intérêts et pour le seul échelon municipal, sur l'article L. 2131-11 du code général des collectivités territoriales : cette disposition interdit en effet aux conseillers municipaux de participer aux délibérations auxquelles ils sont « intéressés » (c'est-à-dire dans lesquelles leur intérêt personnel est en jeu), y compris -voire surtout- lorsque ces délibérations concernent la commande publique 18 ( * ) .

La gestion des atteintes à la transparence de la commande publique en droit français comprend également un volet pénal qui assure la répression, par le juge judiciaire, des agissements des acheteurs publics dont la décision a été prise au détriment de l'intérêt général. De tels comportements sont sanctionnés par le code pénal sous des qualifications diverses (corruption passive, trafic d'influence, prise illégale d'intérêts, ou encore favoritisme 19 ( * ) ).

Code pénal : section III du chapitre II du titre III du livre IV (extraits)

« Paragraphe 2 : De la corruption passive et du trafic d'influence commis par des personnes exerçant une fonction publique

« Article 432-11. - Est puni de dix ans d'emprisonnement et de 150 000 euros d'amende le fait, par une personne dépositaire de l'autorité publique, chargée d'une mission de service public, ou investie d'un mandat électif public, de solliciter ou d'agréer, sans droit, à tout moment, directement ou indirectement, des offres, des promesses, des dons, des présents ou des avantages quelconques pour elle-même ou pour autrui :

« 1° Soit pour accomplir ou avoir accompli, pour s'abstenir ou s'être abstenue d'accomplir un acte de sa fonction, de sa mission ou de son mandat ou facilité par sa fonction, sa mission ou son mandat ;

« 2° Soit pour abuser ou avoir abusé de son influence réelle ou supposée en vue de faire obtenir d'une autorité ou d'une administration publique des distinctions, des emplois, des marchés ou toute autre décision favorable. »

« Paragraphe 3 : De la prise illégale d'intérêts

« Article 432-12. - Le fait, par une personne dépositaire de l'autorité publique ou chargée d'une mission de service public ou par une personne investie d'un mandat électif public, de prendre, recevoir ou conserver, directement ou indirectement, un intérêt quelconque dans une entreprise ou dans une opération dont elle a, au moment de l'acte, en tout ou partie, la charge d'assurer la surveillance, l'administration, la liquidation ou le paiement, est puni de cinq ans d'emprisonnement et de 75 000 euros d'amende. [...] »

« Paragraphe 4 : Des atteintes à la liberté d'accès et à l'égalité des candidats dans les marchés publics et les délégations de service public

« Article 432-14. - Est puni de deux ans d'emprisonnement et de 30 000 euros d'amende le fait par une personne dépositaire de l'autorité publique ou chargée d'une mission de service public ou investie d'un mandat électif public ou exerçant les fonctions de représentant, administrateur ou agent de l'État, des collectivités territoriales, des établissements publics, des sociétés d'économie mixte d'intérêt national chargées d'une mission de service public et des sociétés d'économie mixte locales ou par toute personne agissant pour le compte de l'une de celles susmentionnées de procurer ou de tenter de procurer à autrui un avantage injustifié par un acte contraire aux dispositions législatives ou réglementaires ayant pour objet de garantir la liberté d'accès et l'égalité des candidats dans les marchés publics et les délégations de service public. »

II. LES APPORTS DES TROIS PROPOSITIONS DE DIRECTIVES

Le gouvernement a transmis au Sénat et à l'Assemblée nationale, en application de l'article 88-4 de la Constitution, trois propositions de directives du Parlement européen et du Conseil ayant un fort impact sur le droit de la commande publique. Il s'agit :

- de la proposition E 6987 relative à la passation de marchés par des entités opérant dans les secteurs de l'eau, de l'énergie, des transports et des services postaux ;

- de la proposition E 6988 sur la passation de marchés publics ;

- de la proposition E 6989 sur l'attribution de contrats de concession.

A. UN ENCADREMENT RENFORCÉ DE LA COMMANDE PUBLIQUE

Ces propositions de directives contiennent de nombreuses règles techniques en matière de commande publique . Elles portent en germe des bouleversements conséquents pour les acheteurs publics français, annonçant une nouvelle révision des dispositions nationales en ce domaine.

Le corpus, bien qu'inspiré par une même finalité,  couvre trois secteurs distincts :

- la passation des marchés publics dans les secteurs de l'eau, de l'énergie, des transports et des services postaux (actuellement régie par la directive 2004/17/CE du 31 mars 2004) ;

- la passation des marchés publics dans les autres secteurs dits classiques (actuellement régie par la directive 2004/18/CE du 31 mars 2004) ;

- l'attribution de contrats de concessions de service.

La révision des règles de procédures pour les marchés publics

Ces propositions apportent de multiples modifications aux règles de procédure actuellement en vigueur.

En premier lieu, elles mettent fin à la distinction entre services prioritaires et services non prioritaires, ces derniers bénéficiant jusqu'alors d'un régime allégé de passation des marchés publics. Pour éviter l'application d'un régime paraissant à de nombreux États membres trop fastidieux dans certains secteurs, les propositions de directives maintiennent toutefois des régimes dérogatoires qui se démarquent du droit commun par des exigences formelles réduites. Cette exception répond largement au souhait exprimé par la France de distinguer les règles applicables aux secteurs sociaux, culturels ou encore éducatifs.

Les propositions de directives ouvrent également davantage le champ à la procédure négociée même si elles maintiennent comme procédures de droit commun, les procédures ouvertes et restreintes : les pouvoirs adjudicateurs ne pourront donc recourir à des procédures négociées que pour certains types de marchés publics limitativement énumérés (marchés conjoints de conception et d'exécution des travaux, marchés de travaux à des fins de recherche, d'innovation, d'expérimentation ou de mise au point, marchés impossibles à attribuer sans négociations préalables, marchés précédemment infructueux...).

La dimension sociale et environnementale est aussi davantage intégrée à travers plusieurs mesures :

- la possibilité de prendre en compte les dépenses directes liées aux coûts environnementaux externes des produits ou prestations selon une méthode définie à travers le critère dit du « coût du cycle de vie » ;

- la possibilité de prendre en compte le processus de production dans les prescriptions techniques et les critères d'attribution du marché ;

- la faculté de pouvoir exclure les offres dont les candidats ne respectent les règles environnementales et sociales de l'Union européenne ou au niveau international.

Toutefois, le critère portant sur les caractéristiques environnementales et sur la performance en matière d'insertion professionnelle ne figure pas formellement parmi les critères d'attribution possibles.

Enfin, la Commission propose de « codifier » la jurisprudence communautaire relative aux partenariats public-public (ou « in-house »). Les critères permettant de faire échapper les relations entre entités publiques à la sphère de la commande publique seraient les suivants :

- le pouvoir adjudicateur exerce sur la personne morale concernée un contrôle semblable à celui qu'il exerce sur ses propres services ;

- au moins 90 % des activités de cette personne morale sont exercées pour le pouvoir adjudicateur qui la contrôle ou pour d'autres personnes morales qu'il contrôle ;

- la personne morale contrôlée ne fait l'objet d'aucune participation privée.

Ces dispositions reprennent pour l'essentiel la jurisprudence actuelle de la Cour de justice de l'Union européenne 20 ( * ) , d'ailleurs intégré à l'article 3 du code des marchés publics, à une différence près. En effet, là où la jurisprudence communautaire exige que l'entité contrôlée par le pouvoir adjudicateur exerce l'essentiel de son activité avec le pouvoir adjudicateur ou les structures qui la contrôlent, la Commission souhaite instaurer un seuil quantitatif de 90 %, ce qui est encore plus restrictif que le critère jurisprudentiel.

La création d'un régime applicable aux concessions de service

La proposition de directive E 6989 modifierait en profondeur le droit des concessions de service.

Actuellement, les concessions de service ne sont concernées, à l'exception de quelques règles pour les concessions de services de travaux, par aucune norme communautaire de droit dérivé. La Commission estime que cette situation est contraire à l'impératif de sécurité juridique et souhaite, pour résoudre ce problème, couvrir la conclusion des concessions de service par des règles issues d'une directive.

Le champ d'application se limiterait aux marchés de concessions de services d'un montant supérieur ou égal à 5 millions d'euros.

Pour l'essentiel, les nouveaux principes européens applicables en matière de concessions de services seraient clairement inspirés des règles des marchés publics .

Ainsi, l'autorité concédante devrait indiquer dans les documents de concession une description de la concession envisagée, des critères de sélection et des exigences minimales à remplir. En outre, elle devrait informer à l'avance les candidats des différentes étapes de la procédure de sélection.

Par parallélisme avec les marchés publics, la proposition de directive reprend l'obligation faite aux pouvoirs adjudicateurs d'établir en amont de la négociation des critères d'attribution puis de les hiérarchiser entre eux ou de les pondérer afin de les porter à la connaissance des candidats. Ces critères lieraient l'autorité concédante dans son choix final.

Le droit français est, sur ce point, marqué par une logique opposée puisqu'il laisse libre les autorités concédantes de négocier avec les candidats. C'est seulement si elles le souhaitent que les autorités concédantes peuvent fixer, en amont, des règles, y compris par référence au code des marchés publics, qui les contraindront dans le déroulement de la procédure de sélection du délégataire.

B. LA DÉFINITION, LA PRÉVENTION ET LA RÉPRESSION DES CONFLITS D'INTÉRÊTS

Les propositions de directives du Parlement européen et du Conseil E 6987 et E 6988 tendent également à introduire une définition unifiée des conflits d'intérêts à l'échelle de l'Union européenne et, corrélativement, à imposer la mise en place par les États membres de mécanismes de détection, de prévention et de « correction immédiate » de ces conflits pour tous les marchés d'un montant supérieur :

- à 5 000 000 € pour les marchés publics de travaux ;

- à 130 000 € pour les marchés publics de fournitures et de services de l'Etat ;

- à 200 000 € pour les marchés de fournitures et de services passés par les collectivités territoriales ou les « pouvoirs adjudicateurs sous-centraux » ;

- à 500 000 euros pour les marchés publics de services sociaux, éducatifs et culturels.

Reposant sur le constat selon lequel « les intérêts financiers en jeu et l'interaction étroite entre secteur public et secteur privé font de la passation de marchés publics une zone à risque, où peuvent se développer des pratiques commerciales malsaines », les deux propositions prévoient ainsi que les Etats membres seront tenus d'instaurer des règles efficaces de lutte contre les conflits d'intérêts à tous les stades des procédures de passation de marchés, y compris aux étapes les plus précoces (à savoir la conception et l'élaboration de la procédure et la rédaction des documents de marché) et jusqu'à l'attribution du marché.

Les conflits d'intérêts seraient définis comme couvrant « au moins toutes les situations où [les personnes impliquées, du côté du pouvoir adjudicateur, dans la passation des marchés publics] ont un intérêt privé direct ou indirect dans le résultat de la procédure de passation de marché qui peut être perçu comme portant atteinte à l'exercice impartial de leurs fonctions ».

Selon cette définition, la situation de conflit d'intérêts reposerait sur deux critères principaux :

- la personne en cause a un intérêt privé susceptible d'interagir avec le résultat de la procédure, c'est-à-dire un intérêt personnel « partagé avec les candidats ou les soumissionnaires ». La notion d'« intérêt » a, en l'espèce, un périmètre étendu : les propositions de directives précisent en effet que l'intérêt peut être « familial, sentimental, économique, politique ou autre » et qu'il est pris en compte même s'il est « indirect » ;

- le conflit d'intérêts pourrait être réel, potentiel, ou apparent 21 ( * ) .

Le public visé serait large : la situation de conflit d'intérêts pourrait en effet concerner l'ensemble du personnel du pouvoir adjudicateur -et de ses prestataires participant à la procédure de passation de marché-, mais aussi tous les membres des organes décisionnels du pouvoir adjudicateur qui, même s'ils ne participent pas à la procédure, peuvent avoir une influence sur son résultat.

Afin de lutter contre les situations de conflits d'intérêts ainsi définies, les propositions de directives obligeraient les États membres à mettre en place des règles garantissant :

- la divulgation des conflits d'intérêts par les membres du pouvoir adjudicateur ;

- la transmission, par tous les candidats et soumissionnaires au début de la procédure de passation de marché, d'une déclaration faisant état de « l'existence de tout lien privilégié » (i.e. qui risque de donner lieu à un conflit d'intérêts) avec les personnes travaillant pour le pouvoir adjudicateur ; de telles déclarations devraient être retracées dans le rapport individuel que les pouvoirs adjudicateurs devraient établir sur chaque marché 22 ( * ) .

En outre, dès lors que des « liens privilégiés » seraient détectés, le pouvoir adjudicateur devrait en informer l'« organe de contrôle » (v. infra ) et devrait prendre toutes les mesures susceptibles de mettre fin à la situation de conflit d'intérêts -mesures qui pourraient aller jusqu'à l'exclusion du candidat ou du soumissionnaire « lorsqu'il n'existe pas d'autre moyen efficace de remédier au conflit d'intérêts ».

C. LA MISE EN PLACE D'UN « ORGANE DE CONTRÔLE » HYBRIDE ET DOTÉ DE MULTIPLES FONCTIONS

Pour assurer l'effectivité du droit communautaire édicté par elles, les propositions de directives imposeraient la création au sein de chaque État membre d'un « organe de contrôle ». Cette autorité indépendante se présente comme une création inédite cumulant des pouvoirs exorbitants.

Ainsi, cet organe serait notamment chargé :

- d'analyser les marchés couverts par les directives, qui lui seraient obligatoirement transmis ;

- de signaler les cas de fraude, de conflit d'intérêts ou de corruption ;

- d'examiner les plaintes déposées auprès de lui avec un pouvoir d'avis à l'égard des pouvoirs adjudicateurs ;

- de vérifier l'application du droit communautaire par les autorités nationales ;

- de conseiller les pouvoirs adjudicateurs ;

- d'enquêter sur des faits à la demande de la Commission.

Cette autorité administrative se verrait ainsi conférer des fonctions tant de conseil et de recommandation que de signalement et d'enquête, se situant dans le champ à la fois préventif et quasi-répressif . De manière générale, l'organe de contrôle deviendrait au niveau des États membres le relais de la Commission européenne sur le plan de la commande publique, endossant ainsi le rôle de « bras armé » de la Commission.

III. LA POSITION DE VOTRE COMMISSION DES LOIS : MIEUX GARANTIR LA PRISE EN COMPTE DES SPÉCIFICITÉS DES ÉTATS MEMBRES

A. S'ASSOCIER À LA POSITION DE LA COMMISSION DES AFFAIRES EUROPÉENNES EN CE QUI CONCERNE LES RÈGLES RELATIVES À LA COMMANDE PUBLIQUE

Votre commission des lois s'associe pleinement aux observations que la commission des affaires européennes a formulées dans la proposition de résolution qui lui a été transmise. Aux yeux de votre rapporteur, le constat dressé par notre excellent collègue, M. Bernard Piras, est pleinement pertinent.

À sa suite, on peut recenser les avancées, même timides, qu'apportent les propositions de directives :

- un approfondissement de la dimension sociale et environnementale de la commande publique : possibilité de calcul du coût de cycle de vie et non du simple coût direct, chapitre spécifique aux services sociaux et culturels avec maintien des formalités allégées, critère du respect des normes environnementales et sociales aux soumissionnaires extérieurs à l'Union européenne ;

- un effort pour rendre plus accessible la commande publique aux petites et moyennes entreprises (PME) : possibilité d'examiner les offres avant la sélection des candidatures, obligation de principe d'allotir les marchés à partir de 500 000 €, généralisation de la déclaration sur l'honneur en lieu et place de la production de documents fastidieux.

Ce dernier point est d'autant plus crucial que la question du soutien au tissu économique des PME est régulièrement relancée. Or, il semble que, si les PME remportent, en moyenne et hors sous-traitance, 60 % du nombre des marchés publics, représentant 27 % du montant total des marchés publics 23 ( * ) , ce résultat est inférieur à la représentation réelle de ce secteur dans l'économie française 24 ( * ) .

Les propositions de directives ne manquent pas, pour autant, de susciter des inquiétudes que notre collègue relève avec justesse.

Des modifications contestables des règles relatives aux marchés publics

Votre commission souhaite exprimer son scepticisme à l'égard de deux points d'importance dans la révision de deux directives de 2004 en matière de marchés publics.

En premier lieu, le choix de la Commission de figer la jurisprudence communautaire relative à la coopération public-public ne paraît pas judicieux. Aux yeux de votre commission, il semble préférable de laisser la jurisprudence se développer et arriver à une certaine maturité avant de la cristalliser au sein d'une directive. On peut relever, à cet égard, qu'en matière de coopération intercommunale au regard du droit de la commande publique, la Cour de justice n'a rendu à ce jour qu'un seul arrêt 25 ( * ) et que les juridictions nationales entament à peine sa mise en oeuvre dans les affaires qui leur sont soumises. Il semble donc particulièrement périlleux de prétendre, comme le fait la Commission, d'en déduire des principes généraux qui puissent s'appliquer à l'ensemble des situations rencontrées.

Ce choix est d'autant moins compréhensible que les propositions de directives ne se contentent pas d'une codification à droit constant de l'oeuvre prétorienne de la Cour de justice, mais modifient sensiblement les critères des contrats « in-house ». En substituant au caractère essentiel des activités entre le pouvoir adjudicateur et l'organe contrôlé un seuil plancher de 90 % d'activités, la Commission prétend tirer de la jurisprudence des enseignements que la Cour de justice elle-même n'a pas nécessairement regardée comme une règle intangible. Il est incontestable que sur ce point, la Cour de justice a une vision plus pragmatique et susceptible de davantage s'adapter aux situations d'espèce. Il semble donc plus sage à votre commission de différer la fixation des règles des partenariats public-public dans un texte communautaire.

En second lieu, la faible ouverture à la procédure négociée conduit votre commission à certaines réserves vis-à-vis des présentes propositions de directive. Cette procédure existe dans le droit français et a montré, du point de vue des acheteurs publics, son efficacité. Or, contrairement à l'esprit des annonces initiales effectuées par la Commission, la procédure négociée demeure une possibilité réservée à certaines catégories de marchés . Votre commission ne peut donc être totalement satisfaite de l'absence d'avancée significative en ce domaine dans le cadre de la révision du cadre législatif des marchés publics.

Une rigidification critiquable des règles d'attribution des concessions de service en contradiction avec la législation française

Actuellement, les collectivités publiques bénéficient d'une liberté plus grande lors de la désignation d'un délégataire de service public que pour l'attribution d'un marché public. Les délégations de service public restent soumises aux grands principes du marché intérieur, mais ne sont encadrées par des actes dérivés que de manière marginale.

Cette différence de régime est justifiée traditionnellement par le fait que la délégation est un contrat intuitu personae qui dépasse la seule fourniture d'un service ou la livraison d'un bien. C'est une véritable relation de confiance qui doit lier l'autorité délégante à son délégataire. Dans la mesure où le délégataire va assurer une partie du service public, en assumant de surcroît le risque d'exploitation du service, le pouvoir discrétionnaire du délégataire paraît légitime, et ce, d'autant plus que le contrat de délégation peut s'établir pour plusieurs décennies.

La proposition actuelle de directive prévoit pourtant de soumettre les concessions dont le montant est supérieur ou égal à 5 000 000 euros -ce qui est relativement faible dans la pratique- à des contraintes procédurales fortes : publicité au Journal officiel de l'Union européenne, fixation d'exigences à remplir et de critères d'attribution hiérarchisés ou pondérés, information des candidats sur la procédure (étapes, règles de sélection, etc.) et le choix final. Ces règles dépassent largement les conditions posées en droit français et se rapprochent davantage d'un régime de marché public, méconnaissant ainsi gravement la nature particulière de la délégation de service public.

Ce nouveau régime engendrerait un alourdissement des contraintes procédurales (sans effet avéré sur la libre concurrence), et ce, en contradiction avec l'objectif affiché. En outre, il se traduirait par un renchérissement des coûts pour les autorités publiques lors de la passation des délégations de service public alors même que la Commission européenne affirme, sans étayer son raisonnement, qu'un simple coût de mise en place est à anticiper. Il enferme enfin les délégations de service public dans un cadre étroit qui ne permettra pas toutes les souplesses de gestion actuelles notamment en termes de modification ou de résiliation de ces délégations.

Il apparaît donc clairement que les propositions de directives méconnaissent la spécificité de la concession de services en étendant des techniques, telles que la fixation et la pondération de critères d'attribution, qui sont directement inspirés des marchés publics. Le formalisme excessif qui en découlerait nuirait fortement à la négociation des contrats de délégation de service public et ne manquerait pas de créer de nouvelles possibilités de contentieux.

En outre, des doutes peuvent exister sur le périmètre exact du champ d'application matériel de la directive E 6989. Par sa formulation, les directives couvrent le secteur de la distribution et de la fourniture d'électricité et de gaz au tarif réglementé qui s'analysent comme des concessions de service au sens de la proposition de directive. En matière de service public de l'électricité, la législation française prévoit actuellement qu'en contrepartie des obligations de service qui pèsent sur le délégataire unique -ErDF pour le réseau et EDF pour la distribution-, ce dernier dispose d'un monopole d'attribution. Formellement, des renouvellements de contrats sont effectués à échéance entre les autorités concédantes et ces entreprises mais le choix du délégataire est contraint par la loi. Dans ce contexte, on peut légitimement s'interroger sur le fait de placer dans le périmètre de la directive ces opérateurs économiques qui détiennent un droit exclusif et qui devraient en conséquence être exclus du champ de la procédure de mise en concurrence, ce qui pourrait avoir comme risque de rompre l'équilibre du système.

B. GARANTIR L'ÉDIFICATION D'UNE DÉFINITION OBJECTIVE ET CLAIRE DES CONFLITS D'INTÉRÊTS

Des garanties déjà suffisantes pour la prévention des conflits d'intérêts ?

Sur le plan de la déontologie de la commande publique, les personnes entendues par votre rapporteur (et notamment M. Paul Cassia, professeur de droit public à l'université Paris-I Panthéon-Sorbonne, et MM. Bernard Stirn et Bertrand Dacosta, respectivement président de la section du contentieux et rapporteur public à la septième sous-section du Conseil d'État) ont estimé que le droit français assurait déjà une prévention efficace et suffisante des conflits d'intérêts : les principes d'impartialité du pouvoir adjudicateur et d'égal accès des candidats à la commande publique, consacrés tant par la jurisprudence administrative que par le code des marchés publics, permettraient d'assurer l'absence de conflit d'intérêts entre l'acheteur public et les soumissionnaires.

Toutefois, votre rapporteur souligne que, bien que notre droit interne évite l'apparition de conflits d'intérêts réels et/ou graves, il ne permet pas de prévenir les conflits d'intérêts potentiels ou de faible intensité : en témoigne la décision précitée du Conseil d'État de 2001, dans laquelle il a été considéré que « l'absence de toute allégation précise permettant de mettre en doute [l']impartialité [du pouvoir adjudicateur] » faisait obstacle à l'annulation de la décision d'attribution du marché. De la même manière, dans son rapport de 2004, le Service central de prévention de la corruption rappelait que, « en droit français un [conflit d'intérêts potentiel] n'est pas condamnable ; seule la décision prise qui conduirait à favoriser un intérêt personnel au détriment de celui de l'organisme est condamnable » 26 ( * ) ; la sanction à laquelle s'exposerait la personne ayant pris une telle décision serait d'ailleurs strictement pénale, puisqu'il s'agirait alors d'un cas de prise illégale d'intérêts.

Les propositions de directives -qui tendent à introduire une prise en compte des conflits d'intérêts potentiels et apparents, ainsi que des intérêts privés non seulement directs, mais aussi indirects- constitueraient donc une véritable novation par rapport à l'état du droit .

Les questions soulevées par la définition des conflits d'intérêts prévue par les propositions de directives

Votre rapporteur considère que l'élargissement du champ de la notion de « conflit d'intérêts » en droit français est, aujourd'hui, une nécessité. En effet, comme le soulignait M. Paul Cassia lors de son audition, notre droit de la commande publique ne prévoit pas de mécanismes de déclaration et de résolution des conflits d'intérêts en amont de l'attribution du marché, et il incombe au législateur de mettre en place de tels dispositifs préventifs.

Votre rapporteur s'associe à ce constat et souligne que notre droit, bien qu'il tienne déjà compte de la nécessaire impartialité de l'action publique, demeure lacunaire et doit, à l'avenir, mettre les acheteurs publics au-dessus de tout soupçon. Pour ce faire, il est indispensable que le législateur forge des outils garantissant la divulgation et la prise en compte des intérêts privés, dès lors que ceux-ci sont susceptibles d'entrer en conflit avec l'exercice d'une charge publique. Il s'agit, selon votre rapporteur, d'une condition sine qua non pour garantir la transparence et l'impartialité des procédures de la commande publique. Cette réforme est d'autant plus nécessaire que, comme le relevait le Service central de prévention de la corruption dans son rapport de 2005, la confiance des citoyens dans les acheteurs publics 27 ( * ) est basse : « pour certains, associer le mot corruption aux marchés publics relève du pléonasme » 28 ( * ) .

Toutefois, la définition du conflit d'intérêts résultant des propositions de directives E 6987 et E 6988 n'apporte pas une réponse satisfaisante à ce constat, dans la mesure où elle soulève des difficultés juridiques et pratiques.

En premier lieu, et comme l'ont unanimement relevé les personnes entendues par votre rapporteur, la définition retenue est large et floue :

- l'énumération des intérêts visés inclut des intérêts difficiles à établir ou à caractériser. En effet, votre commission s'interroge sur le périmètre des « intérêts sentimentaux » (à partir de quel degré le « sentiment » met-il en cause l'objectivité et l'impartialité de celui qui le ressent ?) et « politiques » (suffit-il que deux personnes partagent les mêmes idées politiques ou la même affiliation partisane pour créer un « intérêt privé » ?). Surtout, elle relève que cette définition vaste du champ des « intérêts privés » sera associée, pour les candidats et les soumissionnaires, à de fortes obligations déclaratives : en d'autres termes, les propositions de directives auraient pour effet d'imposer à certaines personnes de divulguer des éléments qui relèvent de leur vie privée, voire de l'exercice de libertés fondamentales ; ces éléments pourraient ensuite être transmis à la Commission ou à l'organe de contrôle 29 ( * ) . Ce problème est d'autant plus important que les propositions de directives sont muettes sur les modalités de conservation des données personnelles ainsi recueillies par le pouvoir adjudicateur et par l'organe de contrôle ;

- ce flou est renforcé par la prise en compte des intérêts « indirects », terme dont le périmètre reste à définir et qui est sujet à interprétation.

L'ensemble de ces éléments a poussé M. Bernard Stirn à estimer que, ainsi défini, le conflit d'intérêts deviendrait « une notion `attrape-tout' ».

En second lieu, votre commission souligne que les propositions de directives imposent une prise en compte des conflits d'intérêts apparents ; selon le Service central de prévention de la corruption, de tels conflits se font jour dans les cas où « le risque n'existe pas en réalité, parce que les intérêts personnels d'ordre privé n'existent pas réellement, ou que les faits en cause ne sont pas certains » 30 ( * ) . La notion de « conflit d'intérêt apparent » pose donc deux problèmes :

- elle serait complexe à transposer pour le législateur français, qui privilégie les catégories objectives ;

- sur le fond, il semble peu légitime de sanctionner un candidat pour des intérêts qui semblent exister, mais qui ne sont pas réels ou pas avérés.

En troisième lieu, votre commission observe que la déontologie et le domaine pénal, bien que distincts, sont étroitement liés : dès lors, bien que la notion de « conflit d'intérêts » soit en-dehors du champ pénal, elle pourrait avoir des conséquences sur des incriminations pénales existantes , et ce, pour deux raisons :

- d'une part, le dispositif des propositions de directives n'exclut pas qu'un conflit d'intérêts puisse donner lieu à des poursuites pénales, puisqu'il évoque la « détection » de ces conflits, sans préciser s'il s'agit d'une détection ex ante ou ex post (c'est-à-dire avant ou après l'attribution du marché). Or, la détection ex post d'un conflit d'intérêts réel correspond, en pratique, aux cas où une personne liée au pouvoir adjudicateur s'est vu octroyer un bénéfice en raison du résultat de la procédure d'attribution du marché : cette détection « en aval » peut donc couvrir des infractions prévues par le droit pénal français, comme le favoritisme ou la prise illégale d'intérêts 31 ( * ) ;

- d'autre part, l'introduction dans le droit français d'une définition des « conflits d'intérêts » peut avoir des conséquences sur les infractions pénales préexistantes. À cet égard, votre rapporteur souligne que la divergence entre l'esprit des propositions de directives et le droit pénal actuellement en vigueur est susceptible de créer des situations paradoxales où un conflit d'intérêts survenu à l'occasion d'une procédure de passation de marché public sera identifié comme tel par le droit de la commande publique issu de la transposition des deux directives, mais ne pourrait pas être sanctionné parce qu'il n'a pas été détecté en amont de cette même procédure et qu'il ne correspondra pas stricto sensu à un cas de prise illégale d'intérêts ou de favoritisme. Ce type de situations créerait une grave incohérence au sein de notre droit et ne manquerait pas, à terme, de pousser le législateur national à élargir le champ des atteintes au devoir de probité (et notamment de la prise illégale d'intérêts, dont le périmètre se trouverait agrandi 32 ( * ) ) pour l'aligner sur celui du conflit d'intérêts.

La position de votre commission des lois

Votre commission a jugé nécessaire que la proposition de résolution européenne (qui n'évoque pas la question des conflits d'intérêts) fasse état de ces problèmes.

Dès lors, elle a adopté un amendement de son rapporteur précisant que la définition des conflits d'intérêts finalement retenue devra :

- être objective : il conviendrait de faire en sorte que le conflit d'intérêts apparent, qui est par définition subjectif, ne soit pas susceptible d'être pris en compte dans l'appréciation de l'impartialité de l'attribution des marchés ;

- être respectueuse du principe de proportionnalité , qui impose à l'Union européenne de ne pas faire davantage que ce qui est nécessaire pour atteindre ses objectifs. À cet égard, votre commission estime que l'objectif (au demeurant légitime) de renforcement de la transparence de la commande publique peut être atteint sans qu'il soit porté atteinte au droit au respect de la vie privée (et donc sans qu'il soit tenu compte des intérêts « sentimentaux » ou « politiques » des personnes concernées) ;

- être claire : les propositions de directives emploient de nombreuses expressions qui peuvent faire l'objet d'interprétations multiples et qui, de ce fait, peuvent être équivoques : tel est, par exemple, le cas de la notion d'« intérêt privé indirect » ;

- être explicite sur le fait que les situations de « conflit d'intérêts » ne peuvent pas donner lieu à des sanctions pénales (ce qui serait, en tout état de cause, contraire au principe de subsidiarité) ;

- être souple : il convient en effet de permettre aux États membres d'acclimater la notion de « conflit d'intérêts » à leur tradition juridique ; en particulier, les États doivent être en mesure de garantir une bonne articulation entre le droit de la commande publique et leur droit pénal, afin d'éviter toute superposition ou toute divergence entre la définition du « conflit d'intérêts » et des infractions pénales préexistantes.

C. NE PAS OBLIGER LES ÉTATS MEMBRES À CRÉER UN « ORGANE DE CONTRÔLE » UNIQUE

Aux yeux de votre commission, l'organe de contrôle dont les propositions de directives entendent imposer la création s'avèrerait inutile, voire particulièrement dangereux .

Elle déplore ainsi que la Commission européenne ignore les traditions nationales en matière de contrôle de la commande publique. Ce constat est d'autant plus regrettable que des voies juridictionnelles -référés pré-contractuels et contractuels- ont été introduites dans les droits nationaux par transposition des directives européennes dites « recours » et qu'elles offrent ainsi aux acteurs économiques un moyen efficace et harmonisé au plan européen de faire sanctionner une éventuelle violation du droit de la commande publique.

Si l'intention de la Commission de prévenir les conflits d'intérêt est parfaitement louable, il semble néanmoins à votre commission que cet objectif peut être atteint par le biais des contrôles administratifs et juridictionnels déjà prévus par le droit français.

En outre, l'introduction d'un tel organe de contrôle ne manquerait pas de créer des perturbations fortes dans le paysage institutionnel français. D'ailleurs, son inspiration est davantage issue d'une tradition anglo-saxonne que continentale.

Votre commission estime, par ailleurs, qu'en l'état de la rédaction des propositions de directives, la création de l'organe de contrôle présente des risques avérés d'inconstitutionnalité qui peuvent être de trois ordres :

- l'organe de contrôle, autorité qui bien qu'indépendante n'en demeurerait pas moins administrative, conduirait, du fait de son pouvoir de surveillance des suites données par les décisions juridictionnelles aux renvois préjudiciels, à une atteinte à la séparation des pouvoirs garantie par l'article 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen du 26 août 1789 ;

- ses pouvoirs, d'ailleurs définis en des termes équivoques, notamment pour « veiller à ce que les infractions aux règles de l'Union en matière de marchés publics [...] fassent l'objet de mesures appropriées », peuvent constituer une violation des compétences réservées par la Constitution aux juridictions judiciaires ou administratives ;

- le pouvoir d'injonction qui semble se dégager de la lecture de l'article 84 de la proposition de directive en matière de marchés publics pour les secteurs « classiques », serait contraire, lorsqu'il serait appliqué aux collectivités territoriales, au principe de libre administration énoncé à l'article 72 de la Constitution.

L'ensemble de ces raisons rend ce projet très critiquable. De surcroît, il contrevient fortement au principe de subsidiarité en s'immisçant dans l'organisation administrative et juridictionnelle des États membres. La transposition de cette directive en l'état ne manquerait pas de bouleverser l'architecture juridictionnelle française alors même que des outils, y compris pénaux, existent d'ores et déjà pour faire sanctionner les irrégularités aux règles de la commande publique. Enfin, cet organe cumulerait des fonctions importantes sans que la surveillance du respect du droit communautaire n'impose pourtant de le doter de telles attributions, contrevenant également à la règle de proportionnalité des mesures que les institutions communautaires doivent édicter.

Votre commission souhaite donc vivement que, comme l'a proposé la commission des affaires européennes, une alternative reste ouverte aux Etats membres, permettant à ceux qui possèdent déjà un système donnant satisfaction et apportant des garanties suffisantes de contrôle du respect des règles, de ne pas être tenus de créer cet organe de contrôle.

*

Au bénéfice de l'ensemble de ces observations, votre commission a adopté la proposition de résolution dont le texte suit.

PROPOSITION DE RÉSOLUTION EUROPÉENNE

_______

Le Sénat,

Vu l'article 88-4 de la Constitution,

Vu la proposition de directive du Parlement européen et du Conseil sur la passation des marchés publics (E 6988),

Vu la proposition de directive du Parlement européen et du Conseil relative à la passation des marchés par des entités opérant dans les secteurs de l'eau, de l'énergie, des transports et des services postaux (E 6987),

Vu la proposition de directive du Parlement européen et du Conseil sur l'attribution de contrats de concession (E 6989),

Vu la résolution n° 128 du Sénat du 2 juin 2011,

Vu la résolution n° 96 du Sénat du 14 avril 2011,

Sur la réforme des marchés publics :

- constate que les deux principes qui devaient guider les réflexions de la Commission européenne, à savoir la simplification des procédures et la liberté des autorités adjudicatrices, n'ont été que partiellement suivis ;

- regrette en particulier que le recours à la procédure négociée avec publication préalable d'un avis de marché demeure limité à quelques types de marchés ;

- souhaite que chaque État membre puisse, avec l'accord de la Commission, choisir une autre formule que la création d'un organe de contrôle indépendant, mi-administratif, mi-judiciaire, qui serait chargé de s'assurer de la bonne mise en oeuvre de la directive ;

- juge nécessaire que la définition, le champ d'application et le régime juridique des conflits d'intérêts soient clarifiés afin :

- que leur caractérisation puisse reposer sur une appréciation objective ;

- que soit précisé ce qu'est susceptible de recouvrir le caractère « indirect » de l'intérêt privé entrant en conflit avec l'intérêt public ;

- que les formalités imposées par la règlementation soient strictement limitées aux mesures nécessaires à leur prévention ;

- que cette définition ne s'applique qu'au droit de la commande publique sans interférer avec les incriminations pénales correspondantes ;

- s'oppose à une codification des critères de la coopération public-public, au risque de figer une jurisprudence encore en construction, et estime qu'une communication de la Commission européenne serait plus judicieuse sur ce point ;

- approuve en revanche la modernisation des critères d'attribution des marchés, afin notamment de prendre en compte les coûts liés au cycle de vie d'un marché ou les qualifications et l'expérience du personnel ;

- se félicite du maintien d'un cadre juridique allégé pour les marchés relatifs à des services sociaux ou des services culturels ;

- juge également positives les dispositions tendant à réduire les charges administratives pour les soumissionnaires et celles imposant l'allotissement des marchés pour encourager l'accès des PME aux marchés publics ;

- reconnaît enfin l'effort de pédagogie et de clarté par rapport aux deux directives en vigueur ;

Sur les contrats de concession de services :

- prend acte de la volonté de la Commission européenne de légiférer malgré les fortes réticences exprimées par les pouvoirs publics français ;

- déplore l'initiative de la Commission européenne qui, contrairement à ses déclarations, n'a pas fait le choix d'un cadre juridique léger et adapté aux particularités des concessions de services ;

- constate au contraire que le régime des concessions de services serait calqué sur celui des marchés publics ;

- juge en particulier que la liberté de négociation des offres par l'autorité publique délégante, qui est au coeur de l'équilibre trouvé par la loi n° 93-122 du 29 janvier 1993 dite loi « Sapin », est remise en cause par, d'une part, l'encadrement formaliste et disproportionné de la phase de négociation et, d'autre part, l'obligation de pondération des critères d'attribution ;

- considère que cette conception de la négociation méconnaît la nature particulière de la délégation de service public qui n'est pas comparable à celle de l'achat public ;

- souhaite que les concessions de services culturels bénéficient sans aucune ambiguïté d'un régime juridique allégé au même titre que les concessions de services sociaux ;

- estime que le seuil de cinq millions d'euros, calculé sur la durée de la concession, est trop bas, car il ne tient pas compte de la nature des concessions ;

- demande que les concessions de distribution de gaz naturel en zone de desserte historique et d'électricité demeurent clairement hors du champ de la proposition de directive, afin de ne pas remettre en cause le monopole, reconnu par la loi et admis par le droit européen, de GrDF et de ErDF sur ces concessions ;

- demande au Gouvernement de défendre ces orientations auprès des institutions européennes.

EXAMEN EN COMMISSION

(Mardi 6 mars 2012)

_______

M. Gaëtan Gorce , rapporteur . - La commission des affaires européennes s'est penchée sur les marchés publics mais n'a pas souhaité se prononcer sur les conflits d'intérêts, sujet qui a beaucoup occupé notre commission ces dernières années. La résolution établie par M. Piras concerne trois propositions de directives, l'une sur les concessions de service, les deux autres sur les conditions de passation des marchés publics en général et dans les domaines de l'eau, des transports, de l'énergie, etc.

La proposition de directive sur les concessions de service a suscité une réprobation et un refus général, car son cadre juridique est contraignant au point d'affaiblir la capacité de négociation des autorités concédantes. La directive serait en outre source d'ambiguïté quant aux concessions d'EDF.

De leur côté, les propositions de directive sur les marchés publics comportent des points positifs. Ainsi, les petites entreprises pourraient bénéficier de formalités allégées, comme la faculté de fournir certains documents non plus avant, mais après la sélection des offres. Nous voyons en outre apparaître des dispositions favorisant l'environnement, comme la possibilité de prendre en compte le coût du cycle de vie des services, produits ou travaux à acheter. Il sera également possible d'exclure du marché les soumissionnaires qui ne respecteraient pas les normes environnementales ou sociales de l'Union européenne. Mais d'autres dispositions sont insatisfaisantes, comme les difficultés induites pour les collectivités territoriales par l'encadrement des partenariats public-public entre collectivités.

J'en viens au coeur du sujet : les conflits d'intérêts. La Commission européenne veut définir cette notion et faire de l'absence de tels conflits une condition de régularité des marchés. À cette fin, la proposition de directive sur les marchés publics comporte une obligation de déclaration à charge de toute personne ayant une influence sur l'adjudication. Cette déclaration énumérerait tous les intérêts privés directs ou indirects, personnels, familiaux, sentimentaux ou politiques des intéressés. Cette formulation pose des problèmes quant au respect de la vie privée : déclarer une liaison extraconjugale intéresserait sans doute nos ex-Renseignements généraux, mais faut-il en faire une nécessité pour les marchés publics ? Par liens « sentimentaux », faut-il entendre aussi la simple amitié ? Les liens d'intérêt politique interdiraient-ils à un élu de signer un marché avec une entreprise dont un dirigeant serait membre du même parti ?

Il reste toutefois que cette approche du sujet a le mérite d'aborder ce que j'appellerai « le conflit perçu ». La réflexion sur ce sujet mérite d'être engagée, mais pas au détour de cette directive aboutissant à ce que les conflits d'intérêts apparents soient susceptibles d'avoir des conséquences sur la validité du contrat mais, dans l'intention de la commission, pas sur le plan pénal. En droit français, le conflit d'intérêts n'est pas défini ; notre code pénal reconnaît cependant la prise illégale d'intérêts, le favoritisme, la corruption... La directive comporte dès lors un risque de débordement du contentieux pénal dans les juridictions administratives. En outre, nous ne pouvons nous satisfaire de notions comme l'intérêt familial ou sentimental, qui sont floues et imprécises.

La proposition de directive dispose que, si un conflit d'intérêts était déclaré ou découvert, il faudrait saisir une autorité de contrôle, dont le rôle n'est d'ailleurs pas clairement défini : conseil, information, sanction avec transmission éventuelle à la justice ?

Pour ces raisons, je vous propose un amendement tendant à obtenir que les conflits d'intérêts soient définis d'une façon objective, claire et proportionnée.

Nous devrons reprendre la réflexion sur ces sujets, en prenant en compte, dans un projet ou une proposition de loi, les conflits directs ou indirects, apparents ou cachés. Veillons à ne pas nourrir la suspicion de nos concitoyens.

M. Jean-Pierre Sueur , président . - Si je comprends bien, vous nous suggérez d'adopter la proposition de résolution, modifiée par votre amendement après l'alinéa 11.

M. Gaëtan Gorce , rapporteur . - Tout à fait !

M. Simon Sutour . - Comme président de la commission des affaires européennes, j'ai fait voter il y a une dizaine de mois une résolution sur la proposition de directive relative aux concessions de service, qui faisait suite au Livre vert de M. Barnier, publié il y a environ un an. La commission des affaires européennes tenait à ce que les collectivités territoriales ne soient pas prisonnières d'une réglementation trop contraignante.

S'agissant des conflits d'intérêts, j'approuve sans réserve l'amendement présenté par M. Gorce.

M. Jean-Jacques Hyest . - J'adhère aux propositions formulées par la commission des affaires européennes en matière de concessions, car notre droit en ce domaine est précis, ancien et stabilisé.

Nous avons beaucoup travaillé sur les conflits d'intérêts, dont nous avions proposé une définition alternative (et différente de celle retenue par la proposition de directive) qui figure dans le projet de loi relatif aux fonctionnaires et aux ministres.

Nous voterons l'amendement présenté par M. Gorce.

M. René Vandierendonck . - Moi aussi. De nombreuses collectivités territoriales tendent à favoriser l'émergence d'entreprises à capital purement public. Or, la directive assortit une telle création de conditions plus contraignantes que celles formulées par la Cour de justice de l'Union européenne. En outre, plusieurs cours administratives d'appel limitent l'introduction de clauses sociales dans les procédures d'appel d'offres. Il serait donc peut-être utile de ne pas trop s'enfermer dans les conditions directes du marché pour déterminer les critères d'attribution. Je pense par exemple au coût du recyclage global. Nous utilisons tous des clauses favorisant les entreprises d'insertion. Je ne souhaite pas compromettre cette exception française.

M. Jean-Pierre Sueur , président . - Avez-vous préparé un amendement ?

M. René Vandierendonck . - Je souhaite d'abord connaître l'opinion des commissaires.

M. Alain Richard . - Arc-boutée sur le refus de toute norme européenne encadrant les concessions de service, la position française me semble déraisonnable, car la nécessité d'une mise en concurrence suffit à justifier l'existence de règles communautaires. N'oublions pas que de grands concessionnaires français sont très compétitifs dans toute l'Europe. Ce combat d'arrière-garde est perdu d'avance.

D'autre part, le Conseil constitutionnel a reconnu une valeur supralégislative à l'égalité des soumissionnaires devant la concurrence et au bon emploi des deniers publics. Or, les clauses sociales et environnementales peuvent porter, non sur le coeur du marché, mais uniquement sur ses conditions d'exécution. Elles ne peuvent donc entrer en ligne de compte que dans un second temps, à prestations égales et à coût égal, même si nous pouvons regretter cette restriction.

M. Simon Sutour . - Je dois rappeler que nous sommes chargés non d'écrire la directive, mais seulement de voter une proposition de résolution incitant le gouvernement à défendre certaines positions dans la négociation.

Il reste que cette opinion officielle d'un Parlement national peut être prise en compte par tous les intervenants du processus aboutissant à la directive. J'insiste donc sur la lisibilité que notre position doit avoir à Bruxelles : il faut concentrer le tir comme le suggère M. Richard, malgré l'intérêt des observations formulées par M. Vandierendonck.

M. René Vandierendonck . - Je me rallie à ce point de vue, car l'argumentation de M. Richard est solide.

M. Gaëtan Gorce , rapporteur . - M. Richard a formulé des observations pleinement justifiées.

L'amendement n° 1 est adopté, de même que la proposition de résolution modifiée.

ANNEXE - LISTE DES PERSONNES ENTENDUES

_______

Conseil d'État

- M. Bernard Stirn , président de la section du contentieux

- M. Bertrand Dacosta , rapporteur public, 7 ème sous-section

Secrétariat général des affaires européennes

- Mme Anne-Laure de Coincy, secrétaire générale adjointe des affaires européennes

- Mme Alice Guibert , adjointe au secteur MICA

Professeur de droit

- M. Paul Cassia , professeur de droit public à l'université Paris-I Panthéon-Sorbonne

Fédération des entreprises publiques locales

- M. Alexandre Vigoureux , responsable du département « Veille et assistance juridique »

Electricité de France (EDF)

- M. Pierre Guelman , directeur des collectivités

- Mme Marie-Pierre Lorieux , directrice juridique


* 1 Cette proposition de résolution européenne est disponible sur Internet à l'adresse suivante :

http://www.senat.fr/leg/ppr11-381.html

* 2 Voir le compte-rendu de la réunion de la commission des affaires européennes du 16 février 2012 : http://www.senat.fr/compte-rendu-commissions/20120213/europ.html#toc3

* 3 La communication de la Commission européenne est disponible sur Internet à l'adresse suivante :

http://eur-lex.europa.eu/LexUriServ/LexUriServ.do?uri=COM:2011:0206:FIN:FR:PDF

* 4 , Précis du droit des marchés publics, Stéphane Braconnier, Editions Le Moniteur, 3 ème édition, 2009.

* 5 Décret n° 2006-975 du 1 er août 2006 portant code des marchés publics.

* 6 Décret n° 2008-1355 du 19 décembre 2008 de mise en oeuvre du plan de relance économique dans les marchés publics ; décret n° 2008-1356 du 19 décembre 2008 relatif au relèvement de certains seuils du code des marchés publics ; décret n° 2008-1550 du 31 décembre 2008 modifiant le décret n° 2002-232 du 21 février 2002 relatif à la mise en oeuvre du délai maximum de paiement dans les marchés publics.

* 7 Décret n° 2011-1000 du 25 août 2011 modifiant certaines dispositions applicables aux marchés et contrats relevant de la commande publique.

* 8 Ordonnance n° 2005-649 du 6 juin 2005 relative aux marchés passés par certaines personnes publiques ou privées non soumises au code des marchés publics.

* 9 Dans un souci de clarté et d'accessibilité de la norme, le Vice-président du Conseil d'Etat avait appelé de ses voeux une codification des règles applicables au sein d'un code de la commande publique, d'usage plus simple pour les entités publiques.

* 10 Loi n° 93-122 du 29 janvier 1993 relative à la prévention de la corruption et à la transparence de la vie économique et des procédures publique.

* 11 Loi n° 82-213 du 2 mars 1982 relative aux droits et libertés des communes, des départements et des régions.

* 12 La circulaire IOCB1202426C du 25 janvier 2012 a rangé les actes de la commande publique parmi ceux devant faire l'objet d'une politique prioritaire de contrôle par les services déconcentrés de l'État, avec pour objectif, d'ici 2015, de contrôler l'ensemble des actes de ces secteurs prioritaires.

* 13 Cette jurisprudence dite « Martin » a été initiée par l'arrêt du Conseil d'État du 4 août 1905.

* 14 Directive 89/du/CEE du Conseil du 21 décembre 1989 portant la coordination des dispositions législatives, réglementaires et administratives relatives à l'application des procédures de recours en matière de passation des marchés publics de fournitures et de travaux ; Directive 92/13/CEE du Conseil du 25 février 1992 portant coordination des dispositions législatives, réglementaires et administratives relatives à l'application des règles communautaires sur les procédures de passation des marchés des entités opérant dans les secteurs de l'eau, de l'énergie, des transports et des télécommunications.

* 15 Décision n° 2003-473 DC du 26 juin 2003.

* 16 Ou par le préfet, qui peut déférer une délibération devant la juridiction administrative sur ce fondement.

* 17 Voir, par exemple, CE, 24 juin 2011, « Ministre de l'Écologie » (req. n° 347720), et CE, 27 juillet 2001, « Société Degremont » (req. n° 232820).

* 18 L'article L. 2131-11 du code général des collectivités territoriales dispose que « sont illégales les délibérations auxquelles ont pris part un ou plusieurs membres du conseil municipal intéressés à l'affaires qui en fait l'objet, soit en leur nom personnel, soit comme mandataires » ; le juge administratif apprécie largement ce grief, puisqu'il considère que la délibération est illégale dès lors que le conseiller municipal « a un intérêt distinct de celui de la commune » au choix d'un candidat (v., par exemple, la décision de la cour administrative d'appel de Marseille du 20 juin 2011 sur une délégation de la commune de Sainte-Maxime, n° 08MA01415).

* 19 Ces délits sont respectivement prévus par les articles 432-11 (1°), 432-11 (2°), 432-12 et 432-14 du code pénal.

* 20 Le courant jurisprudentiel a débuté avec l'arrêt « Teckal » (CJCE, 18 novembre 1999, aff. C-107/98, Teckal Srl c/ Comune di Viano et Azienda Gas-Acqua Consorziale (AGAC) di Reggio Emilia.

* 21 Sur la distinction entre ces trois types de conflits d'intérêts, on pourra se reporter au rapport public du Service central de prévention de la corruption pour 2004, p. 27 :

http://www.ladocumentationfrancaise.fr/var/storage/rapports-publics//054000473/0000.pdf

* 22 Article 85 de la proposition E 6988 et article 94 de la proposition E 6987.

* 23 Ces statistiques sont issues des publications de l'observatoire économique des marchés publics pour 2010. Les PME françaises remportent donc pour l'essentiel des marchés publics à faible montant.

* 24 Les PME françaises remportent donc pour l'essentiel des marchés publics à faible montant.

* 25 CJCE, 9 juin 2009, Commission c/ République fédérale d'Allemagne, aff. C-480/06.

* 26 Rapport précité, p. 28.

* 27 Ces acheteurs étant fréquemment des élus locaux, il convient de souligner que la prévention des conflits d'intérêts en matière de commande publique aura des conséquences importantes sur la démocratie locale.

* 28 Rapport public de 2005, p. 19. Ce rapport est disponible sur Internet à l'adresse suivante :

http://www.ladocumentationfrancaise.fr/var/storage/rapports-publics//064000867/0000.pdf

* 29 La transmission à l'organe de contrôle serait obligatoire en cas de conflit d'intérêts ; en l'absence d'un tel conflit, la Commission ou l'organe de contrôle pourraient également obliger le pouvoir adjudicateur à leur transmettre le « rapport individuel » dans lequel figureraient les éventuelles déclarations sur l'existence de « liens privilégiés ».

* 30 Référence précitée.

* 31 De même, lors de son audition par le rapporteur, M. Alexandre Vigoureux, responsable du département « Veille et assistance juridique » de la Fédération des entreprises publiques locales, a estimé que les propositions de directives pourraient permettre à la Commission de former un recours contre la France afin de solliciter l'adaptation du droit pénal national à la définition communautaire du conflit d'intérêts.

* 32 Rappelons que le Sénat a adopté à l'unanimité, le 24 juin 2010, une proposition de loi de notre collègue Bernard Saugey visant à clarifier le champ des poursuites de la prise illégale d'intérêts pour préciser que seules les personnes ayant pris une décision dans un domaine où elles avait un « intérêt personnel distinct de l'intérêt général » (et non un « intérêt quelconque ») pouvaient faire l'objet de sanctions pénales : l'élargissement du champ de la prise illégale d'intérêts serait donc contraire à cette position.

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