B. UNE HOMOGÉNÉISATION SOUHAITABLE DES DÉLAIS DE PRESCRIPTION S'AGISSANT DES VICTIMES DE PROVOCATION À LA DISCRIMINATION, DE DIFFAMATION OU D'INJURE EN RAISON DU SEXE, DE L'ORIENTATION OU DE L'IDENTITÉ SEXUELLE OU DU HANDICAP

1. La situation comparable des victimes au regard des difficultés soulevées par Internet

La modification de la loi du 29 juillet 1881 par la loi n° 2004-204 du 9 mars 2004 pour la confiance dans l'économie numérique a été expressément justifiée par l'essor et la place nouvelle d'Internet qui a rendu ces délits beaucoup plus complexes à traiter.

Le constat d'une démultiplication des messages et de la facilité avec laquelle ils peuvent être diffusés par Internet, avait alors conduit le Gouvernement à proposer une évolution de la loi du 29 juillet 1881, ainsi que le rappelait expressément M. Dominique Perben, garde des sceaux, lors de la deuxième lecture du texte au Sénat : « C'est en effet la multiplication de ce type de messages sur internet qui nous avait conduits à proposer cette disposition ». Notre ancien collègue Robert Badinter, lors de la même séance, avait également souligné le changement d'échelle opéré par Internet, estimant que c'est « un outil qui est sans commune mesure avec la presse écrite que nous avons connue, et qui était en fait celle de 1881. L'Internet pose des problèmes considérables et il faut prendre des dispositions adaptées. Il faut prendre la mesure d'un changement de nature technique qui est considérable et en tirer les conséquences. »

Cette situation est encore aujourd'hui aggravée par l'essor des réseaux sociaux dont le développement était encore balbutiant à l'époque de l'examen de la loi « Perben II ».

Ainsi, dans la contribution qu'elle a fait parvenir à votre rapporteure, l'Association des paralysés de France a souligné la multiplication des propos tenus contre les handicapés par le biais notamment de ces réseaux.

Par ailleurs, comme pour tous les délits de presse, les infractions commises par le biais d'Internet sont des infractions instantanées, qui se prescrivent à compter du jour où elles ont été commises. La Cour de cassation considère ainsi que la prescription joue à compter de la première mise en ligne du message incriminé . Dès 2001 8 ( * ) , la Cour de cassation a précisé que c'est à partir de la « date de mise à disposition des utilisateurs du réseau Internet » que doit être calculé le délai de prescription de trois mois. La mise en ligne de propos constitutifs d'infractions n'est donc pas considérée comme une infraction continue 9 ( * ) . Ainsi, une fois la prescription acquise, les propos peuvent rester en ligne. Internet donne ainsi à tout particulier la possibilité de donner une publicité à des diffamations, à des provocations ou à des injures, en bénéficiant des garanties de la loi de 1881, sans que pour autant celui-ci ne soit soumis à la déontologie des journalistes. Cette situation avait déjà été soulignée par le rapport d'information n° 338 sur le régime des prescriptions civiles et pénales du 20 juin 2007 de nos collègues Jean-Jacques Hyest, Hugues Portelli et Richard Yung 10 ( * ) .

Le sujet de la prescription est particulièrement sensible : la loi n° 2004-575 du 21 juin 2004 pour la confiance dans l'économie numérique avait tenté d'instaurer en matière de presse une prescription d'une durée différente selon que les propos en cause étaient diffusés sur Internet ou par un document sur papier. Le projet de loi disposait ainsi que le délai de prescription courrait à compter du retrait des données en cause, faisant ainsi de la publication sur Internet de propos constitutifs d'infractions, une infraction continue. La mesure a été cependant censurée par le Conseil constitutionnel, par une décision n° 2004-496 DC du 10 juin 2004, au motif que cela instaurait une différence de traitement disproportionnée entre les deux types de publication 11 ( * ) .

Une des justifications de la brièveté des délais tenait au caractère éphémère de l'infraction. Avec Internet, cette argumentation n'est plus aussi recevable : l'infraction ne disparaît plus avec le temps. Le temps bref qui avait pu être celui de la presse imprimée s'est paradoxalement allongé indéfiniment avec l'apparition d'Internet.

Outre la multiplication des messages et leur persistance, permises par Internet, leur traitement apparaît également particulièrement complexe. En effet, si en matière de presse par exemple l'identification des responsables est relativement aisée, tout comme leur poursuite, ces opérations sont beaucoup plus complexes et surtout beaucoup plus longues en ce qui concerne les mêmes infractions commises par le biais d'Internet. Il est difficile d'identifier non seulement les responsables de sites mais aussi les internautes coupables de ces mêmes agissements, le caractère universel du réseau faisant également obstacle à ce que des poursuites soient efficacement engagées contre des auteurs installés à l'étranger, ou par le biais de sites hébergés également à l'étranger.

Cette spécificité attachée à Internet a d'ailleurs conduit au dépôt d'une proposition de loi au Sénat par notre collègue Marcel-Pierre Cléach visant à allonger de trois mois à un an les délits de presse lorsqu'ils sont commis sur Internet, sauf lorsque la diffusion sur Internet concerne un article ou une intervention déjà diffusée par la presse audio-visuelle, auquel cas, le délai de prescription de trois mois s'applique. Cette proposition, votée en première lecture par le Sénat 12 ( * ) le 4 novembre 2008 n'a pas encore été examinée par l'Assemblée nationale.

2. Un traitement différencié des victimes, source de risques juridiques

Confrontées aux mêmes conséquences de l'extension incontrôlée d'Internet, les victimes de provocations à la discrimination, de diffamations ou d'injures doivent être soumises au même régime de prescription, que ces infractions aient été commises en raison de l'origine, de la religion ou du sexe, de l'orientation, de l'identité sexuelle ou du handicap.

Or, l'état du droit actuel institue une sorte de différenciation, et même une hiérarchisation entre les victimes d'actes pourtant qualifiés et punis de la même manière, qui ne dépend que des seuls motifs de l'acte. Cette situation a ainsi été qualifiée de « législation discriminatoire » par le rapporteur de l'Assemblée nationale 13 ( * ) .

Cette disparité des délais de prescription est d'autant moins fondée que les différentes infractions sont soumises à un régime des peines identique. Ces faits sont en effet punis par des peines de six mois à un an de prison et de 22 500 euros à 44 500 d'amende.

Cette différence ne s'explique que par une certaine réticence à modifier un dispositif qualifié par beaucoup de « monument ».

Les multiplications de cas de provocations à la discrimination, de diffamations ou d'injures, à connotation essentiellement raciste avaient convaincu en 2004 la Représentation nationale de la nécessité d'allonger les délais de prescription pour lutter plus efficacement contre ces infractions 14 ( * ) .

L'unification des délais de prescription par la proposition de loi soumise à votre examen permettrait de mettre fin à une inégalité de droit entre les victimes, qui n'est pas justifiable.

La disparité du régime des prescriptions est source aujourd'hui de risques juridiques. Plusieurs questions prioritaires de constitutionnalité contestant la constitutionnalité des dispositions de la loi de 1881 ont été déjà posées. Or, la jurisprudence du Conseil constitutionnel en matière de délai de prescription illustre l'attention qu'il porte aux éventuelles atteintes au principe d'égalité qui pourraient résulter de déséquilibres manifestes entre ces délais 15 ( * ) . En effet, si le Conseil constitutionnel admet que la publication par Internet et la diffusion par un document sur papier puissent obéir à des régimes prenant en compte « les différences dans les conditions d'accessibilité d'un message dans le temps », il censure la disproportion manifeste. En l'occurrence, le fait que des infractions, faisant l'objet des mêmes peines, se prescrivent par un an ou par trois mois - soit une durée quatre fois moins importante comme le relevait le rapporteur de la proposition de loi devant l'Assemblée nationale - pourrait être considéré comme une différence disproportionnée.

Votre rapporteure souhaite attirer l'attention sur le fait que, le 23 janvier 2013, une question prioritaire de constitutionnalité , transmise par la Cour de cassation au Conseil constitutionnel, porte précisément sur la question de savoir si l'instauration d'un délai de prescription d'un an pour certaines infractions à caractère raciste, ethnique ou religieux n'est pas une atteinte à l'égalité au regard du délai de prescription de trois mois prévu pour les autres infractions commises en matière de presse.

Une modification du droit actuel, destiné à redonner une cohérence au dispositif de lutte contre les provocations à la discrimination, les diffamations et les injures commises paraît ainsi s'imposer.

La présente proposition de loi a donc pour but de remédier à une anomalie juridique, en permettant que des actes punis des mêmes peines puissent faire l'objet des mêmes possibilités de poursuite.

Cette unification des délais de prescription est un élément faisant l'objet d'un très large consensus parmi les différentes personnalités entendues. Le Défenseur des droits a par exemple recommandé dès 2011 cet alignement dans une proposition de réforme n° 11-R009 16 ( * ) . La proposition que votre commission examine aujourd'hui en est directement inspirée.


* 8 Crim., 30 janvier 2001, n° 00-83004, Bull. crim., 2001, n° 28, p. 75.

* 9 Les juges du fond ayant cherché à contourner la jurisprudence de la Cour de cassation en donnant à la publication une interprétation très large (changement de l'adresse du site par exemple), la Cour de cassation a réaffirmé sa position initiale en indiquant que seule une modification du message en cause pouvait rouvrir le délai de prescription, par un arrêt du 19 septembre 2006, n° 05-87230, non publié au Bulletin.

* 10 Ce rapport est consultable à l'adresse suivante : http://www.senat.fr/rap/r06-338/r06-3381.pdf

* 11 La publication sur Internet de propos constitutifs de délits au sens de la loi de 1881 aurait été en effet considérée comme une infraction continue alors que la publication de propos identiques sur un support papier aurait été considérée comme une infraction instantanée.

* 12 Le dossier législatif de la proposition de loi est consultable à l'adresse suivante : http://www.senat.fr/dossier-legislatif/ppl07-423.html

* 13 Assemblée nationale, rapport n° 3926 du 9 novembre 2001.

* 14 Lors de la deuxième lecture devant le Sénat, le garde des sceaux a souligné ainsi que « le Gouvernement a initialement souhaité que soit porté à un an la prescription en matière de message raciste, notamment lorsque le délit est commis par l'intermédiaire d'Internet. C'est en effet la multiplication de ce type de messages sur Internet qui nous avait conduits à proposer cette disposition. », Débats, 2 ème lecture devant le Sénat, séance du 20 janvier 2004.

* 15 Conseil constitutionnel, décision n° 2004-496 DC du 10 juin 2004, « loi pour la confiance dans l'économie numérique ».

* 16 http://www.defenseurdesdroits.fr/sites/default/files/upload/alignement_des_delais_de_prescription_de_laction_penale.pdf

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