C. LES USAGES DU NUMÉRIQUE À L'ÉCOLE : LE RETARD FRANÇAIS

1. Une comparaison internationale peu flatteuse

Par lettre en date du 26 août 2011, M. François Fillon, alors Premier ministre, a confié à M. Jean-Michel Fourgous, député des Yvelines, une mission sur l'innovation dans les pratiques pédagogiques par le numérique et la formation des enseignants, dont les conclusions ont fait l'objet d'un rapport rendu public le 24 février 2012.

Les recommandations qui y sont formulées en faveur du développement des usages du numérique en milieu scolaire, dont certaines font l'objet d'une traduction législative plus ou moins directe dans le présent projet de loi, s'appuient sur un bilan de la situation française en la matière, ainsi que sur des comparaisons internationales.

Il y apparait, ce que corroborent d'autres études aux résultats similaires, que la France enregistre un retard important et peine à intégrer, dans les enseignements dispensés, les changements pédagogiques induits par l'utilisation des nouvelles technologies (visioconférence, plateforme LMS - Learning management system - espaces numériques de travail, réseaux sociaux, tableau numérique interactif, etc.).

Ce constat peut être résumé par les propos tenus devant la mission en septembre 2011 par M. Pedro Francesc, chef de section à l'Organisation des Nations Unies pour l'éducation, la science et la culture (UNESCO) : « La France est en retard : elle est en train de s'interroger sur la nécessité d'intégrer les TICE 13 ( * ) et d'innover dans les pratiques pédagogiques, alors que pour les autres pays, c'est acquis : ils s'interrogent tous sur les compétences fondamentalement essentielles à développer aujourd'hui pour répondre à la société de demain. »

Pourtant, selon la Commission européenne 14 ( * ) , les avantages de l'introduction des TICE dans les méthodes d'apprentissage sont indéniables, notamment en ce qu'elles favoriseraient la réussite scolaire, développeraient l'autonomie des élèves, faciliteraient le travail collaboratif et permettraient de moderniser les procédures d'évaluation des élèves comme des enseignants.

La majorité des pays européens, notamment les pays scandinaves et le Royaume-Uni, ont réalisé des investissements considérables dans les TICE ces dernières années et modifié leurs méthodes pédagogiques en conséquence. L'étude réalisée par M. Vincenzo Spiezia pour l'Organisation de coopération et de développement économique (OCDE) en 2009, montre que les résultats scolaires s'améliorent en proportion de l'intensité de l'usage des TICE, dès lors que « les enseignants exploitent [ces outils] à des fins pédagogiques et non comme simple support pour moderniser leur enseignement. »

Ainsi, certains pays sont particulièrement avancés s'agissant de l'intégration des TICE dans l'enseignement et de la mise en oeuvre de pratiques pédagogiques innovantes. Au Danemark, l'usage des outils numériques est obligatoire dans l'ensemble des matières, aussi bien comme supports qu'en tant que sujets d'étude. Leur maîtrise par les élèves fait l'objet d'une évaluation lors des examens et l'utilisation d'Internet est autorisée lors du diplôme de fin de scolarité secondaire.

En Suède, en Norvège et aux Pays-Bas, plus de 90 % des enseignants déclarent utiliser quotidiennement les outils numériques, en particulier à des fins d'apprentissage individualisé au profit d'enfants en difficulté ou d'élèves handicapés.

Enfin, pour ce qui concerne le Royaume-Uni, on observera avec la mission Fourgous que « les nouveaux programmes à l'école primaire ont intégré l'apprentissage des outils numériques, tels que les réseaux sociaux ou Twitter et un effort très important a été fait sur les ressources numériques. De nombreux programmes comme le Programme London Grid for Learning ont par ailleurs favorisé l'intégration du numérique dans les pratiques des enseignants. Aujourd'hui, la quasi-totalité des enseignants utilise ces technologies en cours avec les élèves et a mis en place un enseignement mixte (présentiel et e-learning) via les plateformes d'apprentissage. »

A contrario , si le taux d'équipement de la France en TICE a progressé - 11 % des classes équipées d'un tableau numérique interactif en 2011 contre seulement 6 % en 2009, progression de trente points sur la même période du pourcentage d'établissements possédant un environnement numérique de travail pour atteindre 70 % -, il apparait que cette évolution ne s'est pas systématiquement accompagnée, et loin s'en faut, d'un changement en profondeur des méthodes d'apprentissage privilégiant l'interactivité, la créativité et l'autonomie.

En effet, outre le fait que seulement 5 % des enseignants français déclarent utiliser quotidiennement les outils numériques, cet usage est le plus souvent limité à une modernisation des pratiques traditionnelles de transmission verticale des savoirs, où l'élève demeure spectateur plus que cocréateur.

À cet égard, la mission Fourgous, résumant le résultat de différentes études menées depuis 2006, constate : « Dans leur grande majorité, les enseignants n'ont pas adopté de nouvelles pratiques pédagogiques ? Les TICE sont essentiellement utilisées pour l'élaboration de supports de cours ou d'exercices. Lorsque les enseignants utilisent l'environnement numérique de travail, c'est pour y déposer des documents. Lorsqu'ils font manipuler les élèves, c'est essentiellement pour de la recherche d'informations, l'analyse de données et la présentation du travail final. »

2. Des plans successifs au bilan mitigé
a) Les plans majoritairement centrés sur les équipements

De fait, l'effort de la France a essentiellement porté sur les équipements, grâce aux investissements des collectivités territoriales et à la mise en oeuvre de plans nationaux ciblés.

L'introduction de l'informatique dans les établissements scolaires, à partir des années 1980, a d'abord été fonction de l'engagement des collectivités. À titre d'exemple, le département de la Vienne a équipé l'ensemble des écoles primaires de son territoire en ordinateurs dès 1984. D'autres collectivités ont suivi, dans le sillage du plan Informatique pour tous de 1985, puis plus récemment, avec l'intégration dans les programmes scolaires de compétences obligatoires à acquérir en informatique puis en matière de maîtrise des outils numériques.

Pour autant et compte tenu du coût de ces investissements, un écart s'est progressivement creusé entre zones urbaines, qui bénéficient en outre d'un réseau Internet de meilleure qualité, et zones rurales, entre villes « riches » et communes en difficulté, ce malgré des initiatives intéressantes comme les « inforoutes » en Ardèche ou les « réseaux buissonniers » dans le Vercors.

Aussi, l'Inspection générale de l'éducation nationale (IGEN) notait-elle en 2002 « une évolution sensible de la part des enseignants et de l'institution : plus de rejet ni de méfiance, quoique, parfois, perplexité et attentisme devant ce qui s'apparente encore à une expérimentation. (...) Tout ceci révèle la fragilité [des usages numériques] dès que le contexte se modifie, et l'on ne peut espérer atteindre la généralisation par simple extension progressive de situations innovantes liées à des conditions exceptionnelles. » 15 ( * )

Afin de remédier à ces inégalités et de renforcer le taux d'équipement en outils numériques sur l'ensemble du territoire (avec un ordinateur pour 12,5 élèves en 2008, la France se situait alors au douzième rang européen), le précédent Gouvernement a lancé, en 2009, le plan École numérique rurale (ENR). Doté de 67 millions d'euros sur une période de deux ans, il prévoyait l'achat massif d'équipements sur la base d'un dossier de candidature de la commune, le choix des matériels étant réalisé par les maires sur la proposition des enseignants.

Les possibilités de financement allouées à chaque département ont globalement permis de couvrir les demandes transmises par les communes rurales pour leurs écoles primaires. Les équipements financés consistent en un tableau numérique interactif ou en une classe numérique mobile.

Plus ambitieux que le seul rattrapage des écoles rurales en équipements, un plan de développement des usages du numérique à l'école (DUNE) a été lancé le 25 novembre 2010 pour une période de trois ans avec cinq objectifs : faciliter l'accès à des ressources numériques de qualité ; former et accompagner les enseignants pour l'usage numérique afin de favoriser l'évolution des pratiques pédagogiques ; généraliser les services numériques et les environnements numériques de travail (ENT) ; relancer le partenariat avec les collectivités locales ; enfin, former les élèves à un usage « responsable et « citoyen » des technologies de l'information et de la communication.

Après plusieurs initiatives centrées sur les équipements, ce plan visait ainsi le développement des usages pédagogiques et le renforcement de l'accès aux ressources numériques. De fait, près de 80 % des 30 millions d'euros consacrés au plan DUNE ont été investis au profit de cet objectif, les collectivités territoriales devant pour leur part développer le parc des ENT, au détriment de la formation des enseignants dans ce domaine.

Sa mesure phare a consisté en la création d'un « catalogue chèque ressources » : chaque établissement des académies sélectionnées a reçu un chèque ressources (500 euros pour les écoles, entre 1 000 et 2 500 euros pour les établissements scolaires), qui devait être dépensé dans un catalogue. Toutefois, ni les établissements, ni les collectivités ne pouvaient abonder cette somme.

b) Des résultats encore insuffisants

Le bilan dressé par l'IGEN et l'IGAENR pour le plan École numérique rurale 16 ( * ) fait état d'une réelle amélioration du niveau d'équipement des classes concernées. Cette étude constate hélas qu'il a parallèlement entraîné une « double fracture numérique » : « d'abord au sein du milieu rural, entre les écoles dotées et celles qui ne l'ont pas été, faute soit d'être éligibles, soit d'être candidates ; ensuite, entre les petites écoles rurales bien équipées et les agglomérations plus importantes, chefs-lieux de cantons ou de départements, qui ne disposent que de postes informatiques traditionnels, parfois obsolètes placés dans une salle dédiée ou au fond de la classe. »

En effet, dans de nombreux départements, les communes exclues du périmètre du plan n'ont pas, pour des raisons budgétaires le plus souvent, ni modifié ni renforcé leur politique d'équipement, parfois encore cantonnée à la création de salles informatiques.

En outre, la mission des inspections générales a relativisé le bilan positif annoncé par le précédent Gouvernement pour le plan ENR : si le taux d'équipement s'est sensiblement élevé dans les écoles concernées, l'usage effectif des nouveaux outils n'a pas cru à due proportion. Au-delà des difficultés techniques parfois rencontrées, les enseignants peinent à véritablement intégrer les technologies numériques à leur pédagogie, par manque de formation et méconnaissance des ressources disponibles.

Le plan DUNE n'a pas non plus permis de véritable essor des usages. La première raison de cet échec tient à la priorité donnée, en termes d'équipement, aux ENT comme condition de la mise en place de projets numériques éducatifs. Or, outre le coût que représente cette solution pour les collectivités (40 euros par élève et par an en moyenne), elle pose des difficultés techniques qui tiennent à l'interopérabilité insuffisante entre les différents systèmes d'ENT (vingt-trois solutions coexistent aujourd'hui dans les établissements équipés), à l'extrême sécurisation du dispositif qui freine son utilisation et à la nécessité de recourir au haut débit et l'accroissement des frais de maintenance. Le rapport précité de la mission conjointe de l'IGEN et de l'IGAENR sur le bilan du plan du DUNE considère que « l'ENT ralentit les transactions, alourdit les procédures d'identification et de connexion sans apporter de véritable plus-value. (...) La plupart des enseignants rencontrés perçoivent l'ENT comme une contrainte et font remarquer que, lorsque l'usage des ressources numériques se généralisera, les réseaux ne permettront pas d'absorber les débits générés par un établissement. [...] Des expérimentations sur des outils légers (tablettes tactiles) utilisant des applications manipulables par les enseignants donnent des résultats intéressants, évolutifs, moins coûteux et plus respectueux de la liberté pédagogique de l'enseignant. »

La seconde raison tient à la solution retenue pour la mise à disposition de ressources numériques. En effet, le catalogue accessible sur EDUSCOL, portail national des professionnels de l'éducation, ne permet qu'une consultation éditeur par éditeur, malaisée et peu appropriée à la recherche d'une ressource par niveau ou par discipline. Il ne propose en outre pas d'information sur les produits, sauf à se rendre sur le site de l'éditeur. Par ailleurs, le catalogue favorise essentiellement l'achat de références connues et de manuels numériques, alors même que les études menées sur ce thème montrent toutes que les enseignants sont majoritairement demandeurs de ressources de type « multimédia pédagogique ». Au total, l'inadéquation entre l'offre et la demande ainsi que le manque d'information et d'accompagnement des choix a conduit à une sous-consommation des crédits alloués aux établissements pour l'achat de ressources numériques ou, dans d'autres cas, à une consommation formelle sans effet déterminant sur les pratiques pédagogiques.

Enfin, la formation des enseignants aux nouveaux outils numériques et aux ressources correspondantes s'est révélée très insuffisante, notamment au cours de la première phase du plan. Si la plupart des académies ont assuré des formations à visée généraliste et transversale sur l'utilisation des équipements, très peu les ont complétées par des formations ancrées dans les pratiques disciplinaires, permettant d'apprendre aux enseignants à construire des scénarios pédagogiques innovants reposant sur l'usage des outils et des ressources numériques.


* 13 Technologies de l'information et de la communication pour l'enseignement.

* 14 Étude de l'impact des technologies dans les écoles primaires de l'Union européenne - Commission européenne - 2010.

* 15 L'école et les réseaux numériques - IGEN - 2002.

* 16 Le plan École numérique rurale - IGEN et IGAENR - Juin 2011.

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