B. UNE RÉFORME MAJEURE QUI APPELLE SON EXAMEN PAR LE PARLEMENT

Des raisons de principes, comme des raisons d'opportunité, peuvent déterminer le législateur à refuser que cette réforme lui échappe.

1. Une réforme du droit civil de cette ampleur doit être soumise au Parlement

Le code civil est l'un des textes fondateurs du droit français, qui organise la vie de nos concitoyens, ce que le doyen Jean Carbonnier a souligné dans une formule célèbre, évoquant ce code comme la « Constitution civile de la France ».

Si le droit de la famille organise les rapports de filiation, de communauté et d'autorité entre les membres d'une même famille, le droit des obligations organise ceux que nouent entre eux les individus et les acteurs économiques, par la voie des contrats qu'ils concluent entre eux ou, à travers le droit de la responsabilité, des dommages qu'ils se causent. Le droit des affaires, comme celui de la consommation, voire celui du travail, y puisent leur source.

L'importance de l'enjeu semble exiger que le Parlement s'en saisisse, afin qu'un débat public puisse avoir lieu .

Votre rapporteur relève d'ailleurs qu'en présentant son projet de réforme du droit des obligations, le professeur Pierre Catala a fait sien les propos que Portalis lui-même tient, en conclusion de son discours préliminaire sur le projet de code civil, et qui est un appel au débat public : « le plan que nous avons tracé de ces institutions remplira-t-il le but que nous nous sommes proposé ? Nous demandons quelque indulgence pour nos faibles travaux, en faveur du zèle qui les a soutenus et encouragés. Nous resterons au-dessous, sans doute, des espérances honorables que l'on avait conçues [du résultat] de notre mission : mais ce qui nous console, c'est que nos erreurs ne sont point irréparables ; une discussion solennelle, une discussion éclairée les réparera ».

Le choix de la procédure de l'ordonnance a à cet égard été critiqué à plusieurs reprises au cours des auditions, en particulier par les représentants des associations professionnelles de magistrats. M. le professeur Nicolas Molfessis a quant à lui regretté qu'une telle réforme ne soit pas discutée publiquement, et il a dénoncé le présupposé pragmatique qui motive le recours à l'ordonnance, comme insupportable à ceux qui estiment que la loi doit être faite au Parlement.

À deux exceptions près (la réforme de la filiation en 2005 13 ( * ) et celle du droit des sûretés en 2006 14 ( * ) ) la règle a toujours été de réformer le droit civil par la loi, ce qui se vérifie des réformes conduites sous la plume du doyen Jean Carbonnier pendant les années 60 et 70 15 ( * ) , aux réformes du droit de la famille dans les années 80 et 90 16 ( * ) , jusqu'aux réformes les plus récentes relatives à autorité parentale en 2002 17 ( * ) , au divorce en 2004 18 ( * ) , aux droits des successions et des libéralités en 2001 et 2005 19 ( * ) , à la protection juridique des majeurs en 2007 20 ( * ) ou à la prescription en 2008 21 ( * ) .

Encore les deux exceptions évoquées ne sont-elles pas pleinement probantes : l'habilitation a été dénoncée vigoureusement au Parlement, par les orateurs de l'opposition d'alors, comme par ceux de la majorité, puisque votre commission avait adopté un amendement supprimant l'habilitation relative à la réforme de la filiation 22 ( * ) , et que le champ de celle relative aux sûretés avait été considérablement réduit par l'Assemblée nationale 23 ( * ) .

Par ailleurs, selon les informations fournies à votre rapporteur par le ministère de la justice, seuls deux pays ou États fédérés ont procédé à une réforme de leur droit des obligations par ordonnance : la Colombie en 1971 et le Pérou en 1984. Les autres l'ont soumise à leur Parlement, parfois dans le cadre d'une réforme plus vaste encore du droit civil. Pour plusieurs, la question de l'opportunité de passer par la législation déléguée ne s'est pas posée, puisque leur Constitution ne prévoit pas de telle procédure (Allemagne, Hongrie, Pays-Bas, Québec).

Il n'apparaît pas que l'examen parlementaire ait différé excessivement l'adoption de la réforme ni lui ait nuit d'une quelconque façon. Bien au contraire, il lui a donné un écho important et l'a fait connaître.

2. Loin d'être uniquement technique, une telle réforme pose d'importantes questions politiques

Votre rapporteur ne pense pas que l'argument selon lequel le sujet serait trop difficile ou trop technique pour que le Parlement s'en saisisse soit recevable. L'exemple des réformes précédentes débattues par le Parlement, quoique « techniques », comme celles du droit des successions ou du droit des prescriptions, le contredit suffisamment.

Surtout, un tel argument obère le fait que la réforme du droit des obligations pose des questions politiques majeures , qu'il revient au seul Parlement de trancher.

Il va ainsi, comme l'a observé M. le professeur Laurent Aynès, de l'équilibre à retenir entre l'impératif de justice dans le contrat, qui peut justifier une plus grande intervention du juge, ou une modification des termes du contrat, et celui qui s'attache à l'autonomie contractuelle et à la sécurité juridique du contrat, qui peut justifier qu'une partie reste tenue par ces engagements, même s'ils lui deviennent défavorables. Faut-il ainsi donner plus de pouvoirs au juge du contrat ? Sanctionner d'éventuelles clauses abusives ? Contraindre à une renégociation des termes du contrat lorsqu'il devient économiquement trop coûteux pour l'une des parties ? L'avant-projet soumis à votre rapporteur tranche ces questions sur lesquels il devrait revenir au législateur de se prononcer.

La réforme envisagée pose aussi la question de la préférence donnée à la survie du contrat, pour en forcer l'exécution ou à la sortie facilitée du contrat par la sanction pécuniaire de l'inexécution . Faut-il autoriser la résiliation unilatérale du contrat ? Quels moyens donner à l'exécution des obligations ?

Enfin la réforme impose un choix entre un droit conceptuel, plus abstrait, mais plus facilement utilisable par la jurisprudence pour s'adapter aux innovations, ce qui est le modèle du code civil jusqu'à présent, ou un droit plus descriptif, plus lisible pour les citoyens, mais moins souple pour le juge . Relève, par exemple, de ce choix, la décision de supprimer ou non la notion de « cause ».

3. La perspective d'une ratification n'est pas une garantie suffisante

La Constitution fait obligation au Gouvernement de déposer un projet de loi de ratification de l'ordonnance, sous peine de caducité de celle-ci. Ce dépôt ne garantit pas que le projet de loi sera effectivement inscrit à l'ordre du jour.

Le Gouvernement a toutefois pris un engagement en ce sens.

Cet engagement est exigeant, car l'expérience passée montre que parfois, en dépit des engagements pris, l'exécutif est conduit à privilégier d'autres urgences que celles de la ratification.

Ainsi, en dépit des engagements pris, l'ordonnance réformant le droit des sûretés a été ratifiée par voie d'amendement à un projet de loi 24 ( * ) dont n'était même pas saisie la commission des lois-ce que notre collègue M. Jean-Jacques Hyest, alors président, a vigoureusement dénoncé à l'époque 25 ( * ) .

Quant à l'ordonnance relative à la filiation, le gouvernement de l'époque a d'abord tenté d'en obtenir la ratification par voie d'amendement à un autre texte, mais l'article en question a été censuré par le Conseil constitutionnel, en tant que cavalier, ce qui a permis l'examen du projet de loi de ratification 26 ( * ) .

Votre rapporteur estime cependant qu'il n'y a pas lieu de douter de la sincérité de l'engagement du présent Gouvernement . La transmission qui lui a été faite d'un avant-projet de réforme complet témoigne de cette sincérité.

Toutefois, comme on l'a vu précédemment, la marge de manoeuvre du Parlement est très étroite lors de la ratification . En effet, le Parlement n'a plus la possibilité, au stade de la ratification de remettre en cause les grands arbitrages, puisque le texte est déjà entré en vigueur et que cela reviendrait à le déstructurer. Les modifications ne peuvent donc être que de détails. Ceci est d'autant plus vrai que la matière qui fait l'objet de la réforme est vaste. L'ordonnance sur la filiation se limitait principalement à tirer les conséquences de l'égalité absolue entre les enfants quelles que soient les modalités de leur naissance. Par comparaison, le champ et les arbitrages couverts par la réforme du droit des obligations sont infiniment plus vastes : la certitude d'une ratification n'est donc pas une garantie que le Parlement pourra pleinement exercer ses prérogatives sur le texte.

4. Le recours à l'ordonnance ne fera pas forcément gagner de temps à la réforme

L'expérience de la réforme du droit de succession, seule réforme d'une dimension semblable à la présente réforme du droit des obligations, enseigne que l'examen parlementaire de la réforme ne dure pas forcément plus longtemps que la même procédure conduite par ordonnance.

Il s'est seulement écoulé un an entre le dépôt du texte par le Gouvernement, le 29 juin 2005 et son adoption définitive le 13 juin 2006. Seuls deux jours de séance dans chaque chambre ont été nécessaires à son adoption en première lecture, puis une nuit à l'Assemblée nationale pour l'adoption définitive.

À l'inverse, sept mois se sont écoulés, entre l'habilitation du Gouvernement à procéder à la réforme de la filiation et la publication de l'ordonnance, du 9 décembre 2004 au 5 juillet 2005 et plus d'un an pour l'examen du projet de loi de ratification , du 19 décembre 2007 au 6 janvier 2009. Le délai important entre le dépôt du projet de loi ratification le 22 septembre 2005 et la ratification elle-même fait que cette réforme aura attendu plus de quatre ans pour être définitivement fixée.

5. La cohérence de l'avant-projet du Gouvernement est mise en cause par le recours à l'ordonnance

Conscient que le droit de la responsabilité engage, plus encore que le droit des contrats, des options politiques majeures, le Gouvernement s'est engagé à soumettre la réforme du droit de la responsabilité au Parlement par la voie d'un projet de loi.

Pour cette raison, il a disjoint de la réforme du droit des obligations, les questions relatives à la responsabilité.

Or, le choix du Gouvernement de passer par ordonnance pour la réforme du droit des contrats et des obligations, mais par la loi pour la réforme de la responsabilité, a nui à la cohérence de la réforme.

En effet, la réforme du droit des contrats est ainsi dissociée de celle de la responsabilité contractuelle, rattachée à la réforme plus générale de la responsabilité civile, ce qui a pour conséquence une lacune majeure dans le nouveau régime juridique, puisqu'un des remèdes à l'inexécution contractuelle (l'engagement de la responsabilité contractuelle) ne sera pas traité par la réforme, ce que les professeurs Jean-Sébastien Borghetti et Nicolas Molfessis ont regretté.

Le choix de l'ordonnance risque ainsi de se payer au prix d'une insuffisance de fond de la réforme.

*

L'habilitation que sollicite le Gouvernement pour conduire la réforme du droit des obligations et des contrats pose donc bien une question de principe au Parlement.

Les arguments mobilisés en faveur de l'ordonnance insistent toutefois plus sur l'urgence et l'utilité de la réforme que sur la nécessité de cette voie procédurale.

Ceux en faveur du passage par la loi ne se limitent quant à eux pas à des considérations de principes, mais ils s'appuient aussi sur des considérations pragmatiques ou l'observation de la pratique des réformes précédentes et celle des ordonnances.

Le choix qu'il revient au Sénat de faire est un choix de responsabilité, qui l'engagera, pour que la réforme advienne, quelle que soit la voie procédurale retenue.


* 13 Ordonnance n° 2005-759 du 4 juillet 2005 portant réforme de la filiation.

* 14 Ordonnance n° 2006-346 du 23 mars 2006 relative aux sûretés.

* 15 Loi n° 64-1230 portant modification des dispositions du code civil relatives à la tutelle et à l'émancipation ; loi n° 65-570 du 13 juillet 1965 portant réforme des régimes matrimoniaux ; Loi n° 68-5 du 3 janvier 1968 portant réforme du droit des incapables majeurs ; loi n° 70-459 du 4 juin 1970 relative à l'autorité parentale ; loi n° 72-3 du 3 janvier 1972 sur la filiation ; loi n° 75-617 du 11 juillet 1975 portant réforme du divorce.

* 16 Par exemple : loi n° 85-1372 du 23 décembre 1985 relative à l'égalité des époux dans les régimes matrimoniaux et des parents dans la gestion des biens des enfants mineurs ; loi n° 93-22 du 8 janvier 1993 modifiant le code civil relative à l'état civil, à la famille et aux droits de l'enfant et instituant le juge aux affaires familiales ; loi n° 96-604 du 5 juillet 1996 relative à l'adoption ; loi n° 98-170 du 16 mars 1998 relative à la nationalité ; loi n° 99-944 du 15 novembre 1999 relative au pacte civil de solidarité.

* 17 Loi n° 2002-305 du 4 mars 2002 relative à l'autorité parentale.

* 18 Loi n° 2004-439 du 26 mai 2004 relative au divorce.

* 19 Loi n° 2001-1135 du 3 décembre 2001 relative aux droits du conjoint survivant et des enfants adultérins et modernisant diverses dispositions de droit successoral ; loi n° 2006-728 du 23 juin 2006 portant réforme des successions et des libéralités.

* 20 Loi n° n° 2007-308 du 5 mars 2007 portant réforme de la protection juridique des majeurs.

* 21 Loi n° 2008-561 du 17 juin 2008 portant réforme de la prescription en matière civile.

* 22 Cf. , sur ce point le rapport n° 5 (2004-2005) de M. Bernard Saugey, fait au nom de la commission des lois, déposé le 7 octobre 2004, p. 70 (www.senat.fr/rap/l04-005/l04-005.html). Constatant que « le principe même d'une réforme de cette importance du code civil par la voie de l'ordonnance [était] inédit, d'autant plus que la force symbolique de la loi en cette matière est patente », le rapporteur justifiait l'amendement de suppression en ces termes : « votre commission des Lois estime indispensable un débat sur l'opportunité de réformer par ordonnance le droit de la famille et le code civil, s'agissant d'une prérogative essentielle du Parlement ».

* 23 Notre collègue François-Noël Buffet, rapporteur pour avis de la loi n° 2005-842 du 26 juillet 2005 pour la confiance et la modernisation de l'économie, qui prévoyait cette habilitation, s'était inquiété du « dessaisissement du Parlement  [...] d'autant plus préoccupant qu'il concerne un livre entier du code civil ». Il avait toutefois justifié son adoption par le fait que « l'Assemblée nationale [avait] très justement supprimé des pans entiers de l'habilitation » et fait adopter par le Sénat un amendement le limitant encore (cf. rapport pour avis n° 437 (2004-2005) de M. François-Noël Buffet, fait au nom de la commission des lois, le 29 juin 2005, p. 17 -www.senat.fr/rap/a04-437/a04-4371.pdf).

* 24 À l'article 10 de la loi n° 2007-212 du 20 février 2007, portant diverses dispositions intéressant la Banque de France.

* 25 Évoquant les difficultés que présentait l'ordonnance, M. Jean-Jacques Hyest a regretté que « sur tous ces points, il [ne soit] malheureusement pas donné à la commission des lois, pourtant saisie au fond du projet de loi de ratification, l'occasion de se prononcer aujourd'hui. [...] Au nom de la commission des lois, je pense que ces méthodes doivent cesser » (JO Sénat du 15 février 2007, p. 1502-1503).

* 26 Une première ratification de l'ordonnance, à l'exception d'une disposition relative à la dévolution du nom de famille, avait été adoptée par l'Assemblée nationale et le Sénat lors de l'examen de la loi n° 2007-308 du 5 mars 2007 portant réforme de la protection juridique des majeurs. L'article y procédant, introduit par l'Assemblée nationale en première lecture sur un amendement du gouvernement, a toutefois été censuré, comme cavalier législatif, par le Conseil constitutionnel (décision n°  2007-552 DC du 1 er mars 2007).

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