B. LA CENSURE DU DISPOSITIF DE RÉPRESSION PÉNALE ET ADMINISTRATIVE PAR LA DÉCISION DU CONSEIL CONSTITUTIONNEL DU 18 MARS 2015

1. La décision du 18 mars 2015 : le cumul des poursuites pénales et administratives en matière boursière ne répond pas aux conditions fixées par le Conseil constitutionnel

Les questions prioritaires de constitutionnalité (QPC) qui ont donné lieu à la décision du Conseil constitutionnel du 18 mars 2015 s'inscrivent dans le cadre de l'affaire dite « EADS », du nom de la société, devenue depuis « Airbus Group », dont plusieurs dirigeants et actionnaires étaient soupçonnés d'avoir effectué des opérations d'initiés.

Poursuivi devant la Commission des sanctions de l'AMF, ils furent mis hors de cause par celle-ci, mais poursuivis devant le tribunal correctionnel de Paris en octobre 2014.

Les prévenus déposèrent des questions prioritaires de constitutionnalité portant notamment sur la conformité à la Constitution des dispositions réprimant le délit et le manquement d'initié. Considérant que l'arrêt Grande Stevens était « de nature à constituer un changement de circonstances » et que présentait un caractère sérieux le grief tiré de ce que les dispositions contestées porteraient « une atteinte injustifiée au principe ne bis in idem », la Cour de cassation a opéré un revirement en acceptant de transmettre ces questions au Conseil constitutionnel 26 ( * ) .

Le succès de leur démarche auprès du Conseil constitutionnel a permis aux prévenus d'obtenir du tribunal correctionnel qu'il mette fin aux poursuites.

Pour autant, la décision du Conseil constitutionnel du 18 mars 2015 se fonde non sur le principe ne bis in idem mais sur celui de nécessité des délits et des peines, conformément à sa jurisprudence antérieure.

Ainsi, après avoir rappelé que « le principe de nécessité des délits et des peines ne fait pas obstacle à ce que les mêmes faits commis par une même personne puissent faire l'objet de poursuites différentes aux fins de sanctions de nature administrative ou pénale en application de corps de règles distincts devant leur propre ordre de juridiction », le Conseil constitutionnel a considéré que :

- les articles L. 465-1 et L. 621-15 du code monétaire et financier tendent à réprimer les mêmes faits et que les dispositions contestées définissent et qualifient de la même manière le manquement d'initié et le délit d'initié ;

- ces deux incriminations protègent les mêmes intérêts sociaux ;

- ces deux incriminations aboutissent au prononcé de sanctions qui ne sont pas de nature différente ;

- les poursuites et sanctions prononcées relèvent toutes deux des juridictions de l'ordre judiciaire, pour ce qui concerne les personnes non directement régulées par l'AMF.

C'est la conjonction de ces quatre éléments qui a conduit le Conseil constitutionnel à censurer les dispositions contestées.

Pour être contraire au principe de nécessité des délits et des peines, la possibilité d'un cumul des poursuites doit donc remplir quatre critères :

- l'identité des faits ;

- l'identité des intérêts sociaux protégés ;

- l'identité de la nature des sanctions encourues ;

- l'identité de l'ordre de juridiction dont relève les sanctions.

En énonçant le critère de l'identité de la nature des sanctions encourues, le Conseil constitutionnel ne s'inscrit pas pleinement dans la lignée de la CEDH qui refuse le cumul des poursuites dès lors qu'elles interviennent toutes deux dans la matière pénale, étant entendu que cette dernière ne se définit pas purement formellement.

La question pour la CEDH est, en effet, de savoir si les deux sanctions qui pourraient se cumuler sont de nature pénale. La nature de chacune des sanctions s'apprécie indépendamment l'une de l'autre, notamment en fonction de leur sévérité.

Le Conseil constitutionnel, quant à lui, apprécie l'identité des sanctions en comparant leur sévérité. Il ne suffit pas que la sanction administrative soit sévère, encore faut-il qu'elle soit aussi sévère que la sanction pénale avec laquelle elle est susceptible de se cumuler.

L'application du même critère à une version antérieure des dispositions censurées prévoyant des amendes pénales supérieures ou égales aux sanctions pécuniaires à la disposition de l'AMF a d'ailleurs abouti à ce que le Conseil conclue, dans sa décision n° 2015-513/514/526 QPC du 14 janvier 2016, à la conformité à la Constitution de l'article L. 621-15 du code monétaire et financier dans sa rédaction résultant de la n° 2006-1770 du 30 décembre 2006 pour le développement de la participation et de l'actionnariat salarié et portant diverses dispositions d'ordre économique et social (cf. infra ).

2. Les dispositions abrogées

À titre principal, le Conseil constitutionnel a censuré les dispositions du code monétaire et financier fondant la sanction des délits et manquements d'initiés, à savoir :

- l'ensemble de l'article L. 465-1, qui définit le délit d'initié ;

- une partie de l'article L. 621-15, qui définit, pour l'ensemble des manquements, la procédure, le champ d'application et le plafond des sanctions pouvant être prononcées par l'AMF. Seuls les renvois au manquement d'initié, c'est-à-dire aux c et d du II les mots « s'est livré ou a tenté de se livrer à une opération d'initié ou », ont été censurés par le Conseil constitutionnel, de telle sorte que l'AMF ne puisse plus poursuivre ni sanctionner ces agissements.

Par voie de conséquence, plusieurs dispositions ont également été déclarées contraires à la Constitution :

- la dernière phrase de l'article L. 466-1, qui prévoit que l'autorité judiciaire demande obligatoirement l'avis de l'AMF « lorsque des poursuites sont engagées en exécution de l'article L. 465-1 » ;

- la référence à l'article L. 465-1 dans l'article L. 621-15-1 qui dispose que le collège de l'AMF transmet dans les meilleurs délais le rapport d'enquête ou de contrôle au procureur de la République financier lorsqu'il notifie un grief susceptible de constituer une infraction boursière ;

- l'article L. 621-16 qui prévoit que « lorsque la Commission des sanctions de l'Autorité des marchés financiers a prononcé une sanction pécuniaire devenue définitive avant que le juge pénal ait statué définitivement sur les mêmes faits ou des faits connexes, celui-ci peut ordonner que la sanction pécuniaire s'impute sur l'amende qu'il prononce » ;

- la référence à l'article L. 465-1 dans l'article L. 621-16-1 qui permet à l'AMF de se constituer partie civile lorsque des poursuites pénales sont engagées sur le fondement de délits boursiers.

Après avoir rappelé qu'il « ne dispose pas d'un pouvoir général d'appréciation de même nature que celui du Parlement » et en avoir déduit « qu'il ne lui appartient pas d'indiquer les modifications qui doivent être retenues pour qu'il soit remédié à l'inconstitutionnalité constatée », le Conseil constitutionnel a considéré que l'abrogation immédiate des articles incriminant le délit et le manquement d'initié entraînerait des conséquences « manifestement excessives » car elles auraient pour effet « d'empêcher toute poursuite et de mettre fin à celles engagées à l'encontre des personnes ayant commis des faits qualifiés de délit ou de manquement d'initié, que celles-ci aient ou non déjà fait l'objet de poursuites devant la Commission des sanctions de l'Autorité des marchés financiers ou le juge pénal ».

Par suite, le Conseil constitutionnel a reporté au 1 er septembre 2016 l'abrogation des dispositions en cause.

À cette date, se manifesteraient les mêmes conséquences « manifestement excessives » décrites par le Conseil constitutionnel si le Parlement ne rétablit pas, dans une version conforme à la Constitution, les dispositions permettant la répression des délits et manquements d'initié.

La décision du 18 mars 2015 ne concerne que les délits et manquements d'initié, les dispositions relatives aux autres abus de marchés n'ayant pas été soumises à l'examen du Conseil constitutionnel. Toutefois, au regard des quatre critères retenus par le Conseil constitutionnel, les poursuites du délit et du manquement de manipulation de cours, celles du délit et du manquement de manipulation d'indice et celles du délit et du manquement de diffusion de fausse information ne devraient pas être regardées comme de nature différente en application de corps de règles distincts devant leur propre ordre de juridiction pour les personnes autres que celles mentionnées au paragraphe II de l'article L. 621-9 du code monétaire et financier.

Par conséquent, il fait peu de doute que les dispositions permettant la double répression de ces délits et manquements seraient également regardées par le Conseil constitutionnel comme n'étant pas conformes à la Constitution. L'intervention du législateur doit donc également porter sur ces dispositions.


* 26 Cass. Crim. 17 décembre 2014 n° 14-90.043, et 28 janvier 2015, n° 14-90.049.

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