EXPOSÉ GÉNÉRAL

I. L'INHALATION DE PROTOXYDE D'AZOTE À DES FINS RÉCRÉATIVES : UNE PRATIQUE ANCIENNE AUX DANGERS LARGEMENT SOUS-ESTIMÉS

A. LE RETOUR D'UNE MODE : L'USAGE RÉCRÉATIF DU PROTOXYDE D'AZOTE

1. Une pratique ancienne, longtemps insoucieuse des risques sanitaires
a) Un usage récréatif qui remonte au tournant du XIXe siècle

Le protoxyde d'azote a été découvert au début des années 1770 par le théologien, pasteur dissident, philosophe et chimiste anglais Joseph Priestley, qui en fait la première description dans ses Experiments and observations on different kinds of air , publiés entre 1774 et 1786 2 ( * ) .

Son exploitation à des fins médicales est de peu postérieure : en 1799, le chimiste Humphry Davy est le premier, dans la Pneumatic institution ouverte à Bristol par le professeur de chimie à Oxford puis médecin Thomas Beddoes, à expérimenter le protoxyde d'azote sur des patients atteints de tuberculose.

La découverte de ses vertus euphorisantes et de ses effets addictifs sont concomitants : Humphry Davy fait rapidement des descriptions extatiques du gaz qu'il teste sur lui-même 3 ( * ) et, à l'été 1799, il en fait partager les membres de son entourage. Davy consomme alors du protoxyde d'azote trois à quatre fois par jour, et les réunions mondaines qu'il organise à la fermeture de la clinique pour s'adonner à ce nouveau loisir inspireront les meilleurs caricaturistes de l'époque, tel George Cruikshank dans les années 1830, sous forme de véritables laughing gas parties.

Trente pages des Researches, chemical and philosophical que Davy publie en 1800 sont d'ailleurs employées à consigner les impressions de ses amis 4 ( * ) . Parmi eux, les poètes Robert Southey et Thomas Coleridge, qui inaugurent ainsi un nouveau chapitre de l'histoire des rapports entre substances psychoactives et littérature 5 ( * ) .

L'usage récréatif du protoxyde d'azote se diffuse rapidement. À partir des années 1820-1830, surtout en Angleterre, le protoxyde d'azote est utilisé pour amuser les foules . Des voyageurs décrivent avoir assisté à des démonstrations dans des théâtres ou lors de foires. Quelques journaux, désormais accessibles sur Gallica, évoquent dans les années 1860 et 1870 le souvenir d'un phénomène potentiellement dangereux. Ainsi le docteur L. Caze écrit-il en 1897 : « Aussi le gaz hilarant (laughing gas) eut-il pendant longtemps un succès immense. Tout le monde voulut en connaître les effets. Ce fut une véritable manie qui se changea en épidémie. La « gazomanie » fit de nombreuses victimes. Il y eut des cas de folie et de mort subites et les autorités durent intervenir pour réprimer cette ébriété funeste » 6 ( * ) .

Aux États-Unis, les expérimentations que mène le philosophe et père de la psychologie William James dans les années 1880 avec le protoxyde d'azote - après les hallucinogènes et les nitrites d'alkyle - et les écrits qu'il en tire, qui insistent sur l'aide à la compréhension de Hegel et l'intensité de ses « illuminations métaphysiques » 7 ( * ) , sont connus des historiens de la philosophie comme des spécialistes d'histoire culturelle.

L'histoire de son usage récréatif semble ralentir au début du XX e siècle. Concurrencé sur le terrain de ses effets psychiques par d'autres produits, le protoxyde d'azote conservera l'image d'une substance anodine , voire clownesque . En témoigne la quatorzième planche de l'adaptation dessinée de Tintin et le lac aux requins, sortie en 1973 : le gaz n'apparaît dans cette aventure pour petits et grands que sous la forme de l'hilarité irrésistible qu'il provoque, et qui permet l'enlèvement du professeur Tournesol et de deux enfants par de ridicules plongeurs armés.

b) Un usage médical devenu indispensable, et bien contrôlé

L'histoire de l'usage médical du protoxyde d'azote prend un tournant majeur en décembre 1844 : le dentiste américain Horace Wells démontre ses effets anesthésiants en se faisant arracher lui-même une molaire sous l'effet du gaz. Les échecs rencontrés ultérieurement par Wells - humiliation lors d'un arrachage de dent public ayant mal tourné 8 ( * ) , addiction au chloroforme, incarcération et suicide en 1848 - n'ont guère ralenti l'exploitation de sa découverte. Thomas Evans, dentiste américain de nombreuses personnalités du monde artistique et des têtes couronnées européennes, dont Napoléon III, fit beaucoup pour populariser l'usage du protoxyde d'azote sur le continent dans les années 1860.

La mesure des dangers du protoxyde d'azote ne fut vraiment prise qu'à compter des années 1950. En avril 1956, une étude du professeur danois Henry Cai Alexander Lassen, parue dans la revue médicale britannique The Lancet, mit en évidence le risque de mégaloblastose médullaire - autrement dit, d'une atteinte de la moelle épinière - après inhalation de protoxyde d'azote, et conduisit à davantage d'études sur la question.

Le mélange équimolaire désormais connu sous le nom de MEOPA , qui mêle à parité, comme son nom l'indique, oxygène et protoxyde d'azote, est commercialisé pour la première fois en Angleterre dans les années 1970 et en France dans les années 1980. Son autorisation de mise sur le marché dans un cadre exclusivement hospitalier date de 2001. Inscrit sur liste 1, le MEOPA est soumis à une partie de la réglementation sur les stupéfiants, qui impose notamment un stockage sécurisé et l'obligation de déclaration de tout vol aux autorités sanitaires. Modifiée en 2009, son autorisation de mise sur le marché permet désormais son usage professionnel en ville - hors le cas de l'analgésie en obstétrique, qui reste exclusivement hospitalière.

Le MEOPA est aujourd'hui utilisé en pédiatrie comme en gériatrie, lors des premiers secours par le SAMU et les pompiers, en odontologie, en hospitalisation à domicile, dans les EHPAD, et même en médecine vétérinaire 9 ( * ) .

Le protoxyde d'azote a ainsi connu deux histoires parallèles : celle d'un produit à usage médical révolutionnaire, devenu aujourd'hui indispensable, et celle d'un euphorisant prisé par les couches supérieures de la société et les artistes, en particulier au Royaume-Uni et aux États-Unis. La nouveauté du phénomène que la présente proposition de loi cherche à appréhender réside dans sa démocratisation, y compris chez les très jeunes, et son insertion dans des pratiques à risque .

2. Le retour d'une mode depuis le tournant des années 2000
a) État des lieux de la consommation récréative de protoxyde d'azote

Le phénomène contemporain de consommation de protoxyde d'azote est pour l'heure imprécisément mesuré, mais en croissance certaine, et semble le fait d'une population jeune, voire très jeune.

Les enquêtes conduites en population générale par l'Observatoire français des drogues et des toxicomanies (OFDT) ne permettent guère de mesurer précisément ses usages . Le protoxyde d'azote est inclus dans la catégorie plus large des « produits à inhaler » (éther, colles, autres solvants, etc.). En 2017, 2,3 % des 18-64 ans et 3,1 % des jeunes de 17 ans déclaraient avoir consommé un ou plusieurs produits à inhaler au moins une fois au cours de leur vie. Ces niveaux d'expérimentation se situent certes bien en dessous des autres produits tabac, alcool, cannabis (39 %) et autres drogues illicites (6,8 %).

Le protoxyde d'azote a toutefois été repéré dès 1999 par le dispositif Tendances récentes et nouvelles drogues (Trend) de l'OFDT, mais il se cantonnait alors à l'espace festif alternatif - techno, notamment.

Une plus large diffusion de cette consommation est observée depuis deux ans environ par les correspondants locaux de l'OFDT - à Lille, Lyon, Rennes, Bordeaux, Toulouse et Marseille. Des enquêtes ponctuelles dans des populations spécifiques l'ont depuis confirmé et ont révélé des niveaux d'usage élevés : selon l'enquête I-share du CEIP de Bordeaux menée auprès de 10 000 étudiants de l'enseignement supérieur, le protoxyde d'azote est cité comme la deuxième substance la plus consommée après le cannabis : 13,5 % des étudiants sont consommateurs actuels, 24 % l'ont expérimenté.

La consommation semble relativement concentrée sur le plan géographique . Les observations des antennes de l'OFDT la situent dans les grandes agglomérations, notamment étudiantes . Une autre approche peut consister à cartographier les communes ayant pris un arrêté visant à interdire la vente ou la consommation de protoxyde d'azote. Une recherche dans la presse régionale en fait apparaître 47 : 26 dans le Nord, 10 dans l'Hérault, 4 dans le Pas-de-Calais, 3 en Seine-Saint-Denis, 2 dans le Gard, une dans l'Essonne et une dans l'Oise .

À partir des données disponibles, des études de l'OFDT, des auditions menées et des échanges que votre rapporteure a eus avec les maires de l'agglomération lilloise et les services municipaux, il semble possible de dessiner à grands traits trois grands profils d'utilisateurs :

• Les jeunes majeurs aimant faire la fête. Le protoxyde d'azote est consommé dans des espaces festifs conventionnels - boîte de nuit, bars, soirées étudiantes - ou alternatifs - rave et free parties -, souvent en association avec d'autres substances, comme l'alcool ou les stupéfiants.

• Les lycéens et étudiants avides d'expérimentations dans un cadre convivial . Le protoxyde d'azote sert alors d'euphorisant dans un cadre festif informel, en petit groupe, à la maison ou dans l'espace public. Il peut être associé à l'alcool, ou le remplacer. Si ces utilisateurs ont souvent une moindre appétence à l'expérimentation de leurs propres limites que ceux du groupe précédent, la fugacité des effets du gaz peut inciter à des consommations en grande quantité.

• Les mineurs, lycéens voire collégiens, souvent incités à l'expérimentation . S'il existe bien sûr de très jeunes adolescents qui font l'acquisition de cartouches pour siphon pour leur propre consommation à des fins récréatives, en nombre cependant impossible à évaluer, on peut raisonnablement faire l'hypothèse que la plupart des adolescents n'entrant pas dans les catégories précédentes sont incités à consommer du protoxyde d'azote, par des camarades à la sortie des établissements scolaires par exemple, comme certains journaux l'ont révélé 10 ( * ) , voire par des revendeurs . Il est en effet facile, et sans doute très lucratif, de revendre pour moins d'un euro pièce des cartouches dont le prix unitaire, à l'achat sur Internet, est encore trois fois inférieur.

Votre rapporteure n'entretient aucune illusion sur la cible que peut raisonnablement viser la présente proposition de loi, qui entend avant tout protéger les mineurs des deux dernières catégories de la rencontre trop précoce avec les effets psychoactifs d'un produit détourné de son usage ordinaire .

b) Tentative d'explication : une substance festive, à la mode, et d'accès plus facile que jamais

La recrudescence de la consommation de protoxyde d'azote semble pouvoir s'expliquer par la conjonction d'au moins trois facteurs.

D'abord, comme au XIX e siècle, elle s'apparente à une mode venue des pays anglo-saxons . L'édition 2016 du Global drug survey , réalisé par un organisme indépendant basé à Londres, et qui constitue la plus grande enquête sur l'usage du protoxyde d'azote jamais conduite, indique qu'il s'agit de la septième drogue la plus populaire dans les cinquante pays étudiés , que près de la moitié des Britanniques interrogés disent l'avoir essayée, que 38 % l'ont consommée dans l'année écoulée - et, incidemment, que 10 % des consommateurs s'inquiètent de son impact sur leur santé.

Aux États-Unis, la grande enquête nationale sur la drogue et la santé que conduit chaque année le gouvernement fédéral américain depuis 1971 révélait en 2000 déjà que le protoxyde d'azote était l'inhalant le plus consommé par les 16-17 ans.

Au Royaume-Uni , le chapitre « drogues » de l'enquête sur la criminalité conduite en 2013-2014 en Angleterre et au Pays-de-Galles révèle que le protoxyde d'azote est la deuxième drogue la plus populaire chez les 16-24 ans derrière le cannabis, devant la cocaïne , avec plus de 400 000 consommateurs dans cette tranche d'âge.

Il s'agit ensuite d'une mode largement générationnelle . La sociologie contemporaine a beaucoup écrit sur l'évolution du sens de la fête 11 ( * ) . Traditionnellement à visée exutoire, temps de respiration ou de compensation dans une vie de travail, la fête est devenue, chez les plus jeunes générations, un état durable ou dont l'on recherche la durabilité . La sociologue Monique Dagnaud distingue trois catégories de fêtards : les amateurs de moments passés en petits groupes d'amis, les amateurs des rituels festifs de fin de semaine mais sachant contrôler leur consommation de psychotropes, et ceux qui cherchent l'explosion des sens plusieurs fois par semaine - qui représenteraient selon elle 10 % à 15 % des 18-24 ans. Le protoxyde d'azote convient à tous : à ceux qui cherchent la « défonce » dans l'effacement de soi et des liens sociaux - qui s'illustre aussi bien par le binge drinking 12 ( * ) - comme aux dévots des formes de sociabilité par effusion qui s'expriment sur les réseaux virtuels ou dans les soirées privées plus ou moins alcoolisées. Pour tous, le protoxyde d'azote constitue un carburant complémentaire de la fête considérée comme un mode de vie .

Les réseaux sociaux jouent d'ailleurs un grand rôle dans la diffusion de ces normes de comportement chez les plus jeunes : les plateformes de vidéos en ligne ou les applications d'échange de vidéos propagent de telles invitations à partager ces instants d'euphorie en apparence - seulement - inoffensive et livrent le mode d'emploi des nouveaux psychotropes à la mode 13 ( * ) . Il en découle qu'il faudrait, ne serait-ce que par précaution, s'attendre à ce que le phénomène se disperse géographiquement .

Enfin, il est peu douteux que la disponibilité nouvelle du protoxyde d'azote dans les rayons des supermarchés soit largement due à la récente mode de la cuisine comme moyen d'expression personnelle , lancée par les émissions télévisées des années 2000. En encourageant l'expérimentation créative de tout un chacun, elles ont facilité la diffusion de pratiques jusqu'alors réservées aux cuisiniers confirmés. L'invention, en 1994, par le chef catalan Ferran Adrià, de l' espuma, émulsion réalisée au moyen d'un siphon propulsant du protoxyde d'azote dans une préparation liquide, a ainsi rapidement quitté son restaurant El Bulli 14 ( * ) pour gagner les réfrigérateurs des cuisiniers amateurs.

La commercialisation à grande échelle des petites cartouches de gaz a contribué à faire baisser considérablement leur prix . Vendues généralement en magasin par sachets de cinq ou boîtes de dix à cinquante, les cartouches coûtent aujourd'hui entre 0,40 et 1,3 euro pièce. Le marché de ce produit, d'après les informations de votre rapporteure, a atteint un sommet dans les années 2012-2013, et semble en stagnation depuis, voire en légère baisse. Il aurait, surtout, vu l'apparition de nouveaux acteurs , les principaux producteurs de gaz à usage culinaire - autrichien, hongrois et taïwanais - étant concurrencés par d'autres - chinois, ainsi - moins soucieux de la qualité du gaz et alimentant des marchés parallèles . Il est désormais aisé de trouver, sur les places de marché numériques les plus connues, des bonbonnes dont le contenu, qui équivaut à celui de 80 cartouches, est bien entendu désigné comme du « gaz hilarant », et dont la présentation commerciale annonce fièrement que les ballons sont offerts par surcroît .

Sans doute faudrait-il encore faire une place à d'autres facteurs d'explication , mais qui pointent vers des solutions excédant de beaucoup le champ du présent rapport. En un mot, les territoires sur lesquels l'importance du problème a justifié la mise en action des pouvoirs de police des maires sont des territoires jeunes et relativement défavorisés : l'indicateur de la part des moins de 25 ans dans la population globale classe la Seine-Saint-Denis et le Nord respectivement premier et cinquième en métropole ; celui du taux de chômage, mesuré au deuxième trimestre 2019, range l'Hérault, le Gard, le Nord et la Seine-Saint-Denis respectivement en deuxième, troisième, septième et huitième positions - il dépasse dans ces villes les 10,8 %. Le témoignage des acteurs de terrain assurant des missions de prévention auprès des jeunes recueilli par votre rapporteure ramasse parfois le problème dans l'idée suivante, retranscrite aussi fidèlement que possible : « si ces gamins restent des heures sur le parking mitoyen de leur école à inhaler le contenu de cartouches destinés aux siphons à chantilly, c'est parce qu'ils ne partent pas en vacances ».


* 2 http://www.societechimiquedefrance.fr/Joseph-Priestley-1733-1804.html

* 3 « Oh excellent air bag : under the influence of nitrous oxide, 1799-1920 », textes présentés par Mike Jay.

* 4 Voir https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k9816103g.texteImage, pages 497 à 533.

* 5 S.-V. Borloz, Du « gaz de paradis des poëtes anglais » au « sourire de force ». Sur les traces du gaz hilarant dans la littérature du XIX e siècle , actes du colloque de Lausanne sur « Le rire : formes et fonctions du comique », juin 2016 .

* 6 « Le rire », La Revue des revues, 1 er avril 1897, p. 369-370, cité par S.-V. Borloz.

* 7 William James, La volonté de croire, Paris, Flammarion, 1916, trad. Loÿs Moulin.

* 8 Rajesh P. Haridas, “Horace Wells' Demonstration of Nitrous Oxide in Boston”, in Anesthesiology 11 2013, Vol.119, pp. 1014-1022.

* 9 Stephan Gelez, Évolution des risques de l'exposition au protoxyde d'azote, via l'utilisation du MEOPA, thèse pour le diplôme d'État de docteur en médecine, université de Poitiers, 2018.

* 10 Voir La Voix du Nord, le 16 septembre 2019, ou encore Le Parisien, le 31 octobre 2019.

* 11 Voir par exemple Monique Dagnaud, La teuf, essai sur le désordre des générations, Paris, Seuil, 2008.

* 12 Voir Nicolas Ducournau, « Usage de drogues en milieu festif. Rapport au risque et définition de la santé chez les jeunes consommateurs », Agora débats/jeunesses, 2010/1 (N° 54), p. 113-124.

* 13 Voir Le Monde, le 18 novembre 2019, ou encore Le Parisien, le 31 août 2019.

* 14 Trois étoiles au guide Michelin dès 1997 et classé « meilleur restaurant du monde » à cinq reprises entre 2002 et 2009 par la revue britannique Restaurant.

Les thèmes associés à ce dossier

Page mise à jour le

Partager cette page