N° 226

SÉNAT

SESSION ORDINAIRE DE 2019-2020

Enregistré à la Présidence du Sénat le 8 janvier 2020

RAPPORT

FAIT

au nom de la commission des affaires sociales (1) sur la proposition de loi visant à rétablir les droits sociaux des travailleurs numériques ,

Par Mme Nadine GRELET-CERTENAIS,

Sénatrice

(1) Cette commission est composée de : M. Alain Milon , président ; M. Jean-Marie Vanlerenberghe , rapporteur général ; MM. René-Paul Savary, Gérard Dériot, Mme Colette Giudicelli, M. Yves Daudigny, Mmes Michelle Meunier, Élisabeth Doineau, MM. Michel Amiel, Guillaume Arnell, Mme Laurence Cohen, M. Daniel Chasseing , vice-présidents ; M. Michel Forissier, Mmes Pascale Gruny, Corinne Imbert, Corinne Féret, M. Olivier Henno , secrétaires ; Mme Cathy Apourceau-Poly, M. Stéphane Artano, Mmes Martine Berthet, Christine Bonfanti-Dossat, MM. Bernard Bonne, Jean-Noël Cardoux, Mmes Annie Delmont-Koropoulis, Catherine Deroche, Chantal Deseyne, Nassimah Dindar, Catherine Fournier, Frédérique Gerbaud, M. Bruno Gilles, Mmes Michelle Gréaume, Nadine Grelet-Certenais, Jocelyne Guidez, Véronique Guillotin, Victoire Jasmin, M. Bernard Jomier, Mme Florence Lassarade, M. Martin Lévrier, Mmes Monique Lubin, Viviane Malet, Brigitte Micouleau, MM. Jean-Marie Morisset, Philippe Mouiller, Mmes Frédérique Puissat, Marie-Pierre Richer, Laurence Rossignol, Patricia Schillinger, MM. Jean Sol, Dominique Théophile, Jean-Louis Tourenne, Mme Sabine Van Heghe .

Voir les numéros :

Sénat :

155 et 227 (2019-2020)

L'ESSENTIEL

Le développement de l'économie numérique au cours des dernières années s'est accompagné de l'émergence de nouvelles formes de travail indépendant dont les modalités remettent en cause la notion même de contrat de travail et de nombreux acquis sociaux historiques.

En effet, en ayant recours à des travailleurs prétendument indépendants plutôt qu'à des salariés, certaines plateformes échappent sciemment à l'ensemble des règles du droit du travail et se déchargent de certaines de leurs obligations en matière de financement de la protection sociale.

Si les rares études disponibles font apparaître que les travailleurs des plateformes constituent aujourd'hui un ensemble extrêmement hétérogène et encore marginal par rapport à la population active, la forte croissance de ce mode d'organisation du travail rend nécessaire une intervention du législateur.

La proposition de loi déposée par Mme Monique Lubin et les membres du groupe socialiste et républicain tend à imposer aux plateformes de recourir soit à leurs propres salariés, soit à des entrepreneurs salariés ou associés d'une coopérative d'activité et d'emploi (CAE).

Le développement des solutions coopératives apparaît en effet comme une alternative aux atteintes portées à la protection sociale par l'exacerbation des logiques individualistes et libérales.

I. LE TRAVAIL « UBERISÉ », UN COIN ENFONCÉ DANS LE MODÈLE DU SALARIAT

A. UNE RÉALITÉ HÉTÉROGÈNE ET ENCORE TRÈS MINORITAIRE

1. Un phénomène protéiforme

Le terme de plateforme renvoie à une grande diversité d'acteurs dont l'irruption depuis une dizaine d'années constitue un des phénomènes les plus marquants ayant impacté notre marché du travail sur la période récente.

Si certaines de ces plateformes n'ont pour objet que la mise en relation d'acteurs en s'inscrivant dans une logique d'économie collaborative, et si d'autres constituent des places de marché, qui peuvent avoir un impact plus ou moins néfaste pour la société 1 ( * ) , un nombre croissant d'entreprises assurent un rôle d'intermédiaire entre un consommateur et un travailleur indépendant en vue de la fourniture d'un service.

La Dares 2 ( * ) a proposé de distinguer les « plateformes de biens et services marchands » par le fait que leur rôle ne se limite pas à des fonctions de mise en relation , car elles sont parties prenantes dans la production et la vente du produit ou du service échangé.

Témoignant d'un « morcellement » de plus en plus poussé des processus de production, ces opérateurs se caractérisent par un mode de management du travail exécuté par des algorithmes et pouvant inclure de nombreux outils de contrôle du travail effectué (systèmes de notation, suivi des performances, etc.).

Parmi les plateformes ayant pour finalité la fourniture d'un service, et donc la mise en relation d'un client et d'un travailleur, un rapport de l'inspection générale des affaires sociales (IGAS) 3 ( * ) a notamment identifié :

- les plateformes de freelances , qui apparient une offre et une demande de prestation de services à haute valeur ajoutée (exemple : Malt ) ;

- les plateformes de « jobbing » en pleine croissance, qui offrent aux particuliers des services à domicile ( Helpling, Yoopies, SuperMano ) ;

- les opérateurs de services organisés, qui fournissent des prestations standardisées délivrées par des professionnels ( Uber , Deliveroo ) ;

- les plateformes de « micro-travail », qui proposent des missions très courtes et parcellisées à des particuliers rémunérés généralement à la tâche ( Foule Factory , AmazonMechanicalTurk, Clickworker ).

Pour sa part, le législateur a distingué, au sein du Code du travail, les plateformes qui « détermine[nt] les caractéristiques de la prestation de service fournie ou du bien vendu et fixe[nt] son prix » 4 ( * ) , pour leur confier une responsabilité sociale à l'égard des travailleurs qu'elles mettent en relation avec des clients.

2. Un modèle économique qui interroge

De nombreuses plateformes numériques ont en commun leur absence de rentabilité. En effet, leur modèle économique semble reposer sur la recherche d'une position de monopole qui se traduit par des pertes conséquentes compensées par des levées de fonds auprès d'investisseurs jusqu'à l'éviction de toute concurrence. Les travailleurs ne peuvent qu'être les perdants d'une telle fuite en avant.

Avec les nouvelles formes flexibles d'emploi qui se sont développées concomitamment en Europe, ces plateformes sont, pour la rapporteure, l'ingrédient principal d'un cocktail potentiellement explosif pour notre modèle social qui s'apparente à un retour insidieux du tâcheronnage.

3. Une réalité difficile à mesurer

Faute de statistiques, il est difficile d'évaluer avec précision le nombre de travailleurs ayant recours aux plateformes pour l'exercice de leur activité professionnelle.

Selon l'Insee, environ 100 000 personnes, soit 0,4 % des personnes en emploi, travaillaient en 2017 au moyen d'une mise en relation avec des clients exclusivement via une plateforme, un quart de ces emplois étant occupés par des chauffeurs de voiture de transport avec chauffeur (VTC) 5 ( * ) .

Un rapport de l'Institut Montaigne publié en avril 2019 6 ( * ) évalue à un peu plus de 200 000 personnes, soit 7 % des indépendants et 0,8 % des actifs occupés, le nombre de travailleurs utilisant des intermédiaires. Les auteurs précisent toutefois que ce chiffre est imprécis car il inclut, d'une part, des personnes qui utilisent des intermédiaires autres que des plateformes électroniques mais ne comprend pas, d'autre part, les travailleurs de plateforme exerçant une autre activité à titre principal.

Par ailleurs, certains des travailleurs indépendants comptabilisés dans ces statistiques exercent des métiers traditionnels et ne sont pas soumis au pouvoir d'organisation d'une plateforme comme peuvent l'être les chauffeurs VTC ou les livreurs à vélo.

L'entreprise Uber a indiqué, au cours de son audition, travailler en France avec 30 000 chauffeurs dans le cadre de son activité de VTC et avec 25 000 coursiers à vélo pour la livraison de repas. L'entreprise Deliveroo a pour sa part évoqué 11 000 coursiers actifs au cours des trois dernières semaines 7 ( * ) .

Pour sa part, le projet de recherche Digital Platform Labor (DiPLab) 8 ( * ) estime à environ 260 000 le nombre de personnes inscrites sur les principales plateformes de « micro-travail » qui opèrent en France, mais à 15 000 seulement le nombre de celles qui « micro-travaillent » avec une fréquence au moins hebdomadaire.

Si cette forme d'emploi est de plus en plus visible et tend à s'étendre à un nombre croissant de secteurs, les travailleurs des plateformes constituent à ce jour une part qui demeure très minoritaire de la population active. Votre rapporteure considère que cette réalité révèle néanmoins une tendance inquiétante dont la comptabilisation apparaît comme un enjeu en soi .


* 1 La rapporteure renvoie ici aux conséquences abondement documentées de l'irruption de la plateforme AirBnB sur le marché immobilier de certaines villes.

* 2 O. Montel, « L'économie des plateformes : enjeux pour la croissance, le travail, l'emploi et les politiques publiques », Dares, août 2017.

* 3 M. Amar et L.-C. Viossat, « Les plateformes collaboratives, l'emploi et la protection sociale », Rapport IGAS, mai 2016.

* 4 Art. L. 7342-1 du Code du travail.

* 5 D. Babet, annexe au rapport 2019 du groupe d'experts sur le Smic.

* 6 Institut Montaigne, « Travailleurs des plateformes : liberté oui, protection aussi », avril 2019.

* 7 Ces chiffres ne peuvent être additionnés dans la mesure où un travailleur peut être inscrit simultanément sur plusieurs plateformes.

* 8 A. Casilli, P. Tubaro et al., « Le Micro-Travail en France. Derrière l'automatisation, de nouvelles précarités au travail ? » Rapport final projet DiPLab, 2019.

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