B. DES DOUTES SUR LA NATURE RÉELLE DES RELATIONS ENTRE TRAVAILLEURS ET PLATEFORMES

1. L'apparition de « nouveaux indépendants » précaires

Les travailleurs des plateformes exercent généralement leur activité sous un statut de travailleur indépendant . Les principales plateformes font ainsi de la création d'une société - sous le régime de la micro-entreprise ou sous d'autres formes juridiques 9 ( * ) - un préalable à la collaboration.

À cet égard, il est probable que le développement du statut d'auto-entrepreneur puis de micro-entrepreneur soit, au moins en partie, lié au déploiement de l'économie des plateformes. Or, certaines activités proposées par les plateformes numériques ne s'apparentent guère à un projet entrepreneurial et ne correspondent pas à la finalité recherchée par le législateur lors de la création de ce statut en 2008 10 ( * ) .

L'aide aux créateurs et repreneurs d'entreprise (ACRE), qui est une réduction de cotisations sociales en début d'activité, a en outre certainement encouragé cette dynamique en solvabilisant des activités trop faiblement créatrices de valeur.

Source : Dares

Pour votre rapporteure, ce nouvel avatar de la flexibilisation des rapports de travail est non seulement le révélateur de niches de précarité préexistantes, mais accentue la polarisation du marché du travail et ouvre la voie à une « hyper-précarisation » de certaines populations. En effet, ces « nouveaux indépendants » ne disposent pas forcément des moyens d'assumer ce statut d'indépendant auquel ils ont pu être contraints de recourir par nécessité, ce qui est encore accentué par la faiblesse de leurs revenus et par leur dépendance économique à l'égard d'une ou plusieurs plateformes.

2. La requalification en salariat par le juge, une solution insatisfaisante

Si leur modèle économique est basé sur la mise en relation entre des clients et des travailleurs indépendants, des questions se posent quant à la nature réelle des relations entre ces plateformes et leurs « partenaires » ou « contributeurs ».

Le code du travail prévoit une présomption de non-salariat pour les travailleurs immatriculés au registre du commerce et des sociétés ou au répertoire des métiers notamment 11 ( * ) , ce qui est le cas de la grande majorité des travailleurs de plateformes.

Le choix des parties de se placer dans le cadre d'une prestation de service ne détermine pas pour autant la nature juridique de leur relation. En effet, le juge, s'il constate l'existence d'un lien de subordination juridique , peut requalifier une telle relation en contrat de travail. L'appréciation du juge se base sur un faisceau d'indices tenant à la fois à l'autorité et au contrôle exercés par le donneur d'ordre et aux conditions matérielles d'exercice de l'activité.

La requalification d'une relation commerciale en contrat de travail a des conséquences importantes puisqu'elle emporte l'application - le cas échéant rétroactive - de l'ensemble des droits liés au statut de salarié, aussi bien en matière de droit du travail que de protection sociale.

Dans un arrêt du 28 novembre 2018, la Cour de cassation a ainsi fait application de sa jurisprudence classique pour apprécier l'existence d'un lien de subordination entre un livreur à deux-roues et la plateforme de livraison de repas Take Eat Easy 12 ( * ) . La cour d'appel de Paris a rendu une décision allant dans le même sens, le 10 janvier 2019, à propos de la relation entre un chauffeur de VTC et la société Uber 13 ( * ) .

Les juges français, après avoir rendu dans un premier temps des jugements favorables aux plateformes 14 ( * ) , semblent donc pencher pour l'assimilation de leurs travailleurs à des salariés, sans que le débat soit définitivement tranché. Les plateformes, dont le modèle économique repose fortement sur le recours à des travailleurs indépendants, développent cependant des stratégies visant à éviter ce risque, notamment en adaptant leur mode de fonctionnement afin de tenir compte de l'évolution de la jurisprudence.

La jurisprudence relative au statut des travailleurs de plateformes :
éléments de contexte internationaux

Au niveau de l'Union européenne :

La Cour de justice de l'Union européenne a estimé en décembre 2017 15 ( * ) qu' Uber ne se contente pas de faire de l'intermédiation mais a créé et organise une offre de transport. L'activité des chauffeurs Uber n'existe pas indépendamment de la plateforme, qui constitue un « service dans le domaine des transports » : elle est donc soumise à la réglementation sectorielle.

En Europe :

- Pays-Bas :

En janvier 2019, un tribunal d'Amsterdam 16 ( * ) a jugé que les livreurs opérant sur Deliveroo ne sont pas des travailleurs indépendants et que la plateforme relève du champ d'application de la convention collective du transport professionnel de marchandises.

- Espagne :

En février 2019, le Tribunal social n° 33 de Madrid 17 ( * ) a estimé que la relation entre la plateforme de livraison Glovo et un coursier revêtait le caractère d'une relation de travail car le service rempli par le coursier n'aurait aucun sens ni justification, si celui-ci n'était pas intégré à l'activité commerciale de la société.

Aux Etats-Unis :

La Législature de Californie a adopté le 11 septembre 2019 la proposition de loi dite « AB5 » ( Assembly Bill n. 5 ) 18 ( * ) qui tend à généraliser et codifier une décision rendue le 30 avril 2018 par la Cour suprême de Californie.

Aux termes de cet arrêt dit « Dynamex » 19 ( * ) , les chauffeurs d'une entreprise de transport ne peuvent valablement être regardés comme des entrepreneurs indépendants, notamment en matière de salaire minimum, de temps de travail et de conditions de travail, que si et seulement si l'entité qui les a recrutés parvient à démontrer qu'elle remplit les trois critères cumulatifs d'un test appelé « ABC » :

A) les travailleurs ne sont pas soumis au contrôle et aux instructions de l'entité dans l'accomplissement de leur travail, aussi bien aux termes du contrat que dans les faits ;

B) leur prestation est hors de la ligne d'activité ordinaire de l'organisme les ayant embauchés ;

C) indépendamment de l'entité qui les a recrutés, les travailleurs ont pris la décision de s'installer à leur compte et exercent habituellement une activité ou une profession de même nature que les tâches prévues au contrat.

En conséquence de l'entrée en vigueur de la loi, au 1 er janvier 2020, de nombreux travailleurs des plateformes, en particulier des livreurs et chauffeurs, pourraient prétendre aux protections offertes aux salariés des secteurs concernés par le droit du travail californien. Les principales plateformes de transport ( Uber , Lyft , etc.) ont toutefois indiqué qu'elles ne salarieraient pas leurs chauffeurs et livreurs.

Au demeurant, les requalifications au cas par cas par le juge ne sauraient constituer une solution .

On compte en effet à ce jour peu de demandes de requalification par des travailleurs de plateformes, ceux-ci ayant à court terme une préférence pour le statut d'indépendant qui leur garantit une souplesse dans l'organisation de leur temps de travail et une rémunération immédiate plus élevée. Le faible nombre de demandes de requalification pourrait toutefois également s'expliquer par une méconnaissance du droit du travail par les travailleurs concernés.


* 9 Les chauffeurs Uber utiliseraient couramment le statut de dirigeant de société par actions simplifiée unipersonnelle (SASU). Dans ce cas, ils sont donc « assimilés salariés » en matière de protection sociale.

* 10 Loi n° 2008-776 du 4 août 2008 de modernisation de l'économie.

* 11 Art. L. 8221-6 du Code du travail.

* 12 En l'espèce, la Cour a jugé que l'existence d'un système de géolocalisation permettant le suivi par la plateforme des livreurs, d'une part, et l'existence d'un pouvoir de sanction sous la forme d'un système de bonus-malus, d'autre part, caractérisaient l'existence d'un contrat de travail.

* 13 Un pourvoi en cassation a été formé par Uber contre cette décision.

* 14 L'Union de recouvrement des cotisations de sécurité sociale et d'allocations familiales (Urssaf) d'Ile-de-France, qui avait engagé une procédure de redressement contre la société Uber, a ainsi été déboutée fin 2016 par le tribunal des affaires sociales de Bobigny pour un motif de forme, sans que le tribunal ne se prononce sur le fond.

* 15 Cour de Justice de l'Union Européenne, 20 décembre 2017, Uber Systems Spain SL.

* 16 Rechtbank Amsterdam, (198 / 210), Deliveroo, 15 janvier 2019.

* 17 Juzgado de lo Social, n° 33 de Madrid, Sentencia 53/2019, 11 février 2019.

* 18 La loi a été ratifiée le 18 septembre 2019 par le Gouverneur de Californie.

* 19 Supreme Court of California. Dynamex Operations West, Inc. v. Superior Court of Los Angeles County, 30 avril 2018.

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