COMPTE-RENDU DE L'AUDITION DE MME AMÉLIE DE MONTCHALIN, SECRÉTAIRE D'ETAT CHARGÉE DES AFFAIRES EUROPÉENNES (19 FÉVRIER 2020)

M. Christian Cambon, président. - Nous accueillons cet après-midi Mme Amélie de Montchalin, secrétaire d'État auprès du ministre de l'Europe et des affaires étrangères, chargée des affaires européennes, afin d'évoquer l'ouverture des négociations en vue d'un nouveau partenariat entre l'Union européenne et le Royaume-Uni. Nous ne sommes pas naïfs : la négociation avec les Britanniques sera difficile.

Les Britanniques sont désormais unis - même si les divisions en Irlande et en Écosse nous préoccupent. Le Premier ministre Boris Johnson est déterminé et refuse tout alignement avec l'Union européenne (UE). Il s'agit probablement d'une posture offensive de départ dans la négociation, mais le peuple britannique a voulu le Brexit pour mettre fin à la libre circulation.

Les présidents de nos deux commissions ont déposé lundi dernier une proposition de résolution européenne afin que le Sénat puisse faire entendre sa voix.

Le Premier ministre britannique a indiqué vouloir une série limitée d'accords - et non plus 120 comme envisagé au départ. Il estime que la coopération en matière de politique étrangère et de défense ne nécessite ni nouveau traité ni nouvelles institutions - ce qui n'était pas la position du gouvernement de Theresa May. Quelle est la position du Gouvernement ? La France a proposé un conseil de sécurité européen, qui pourrait associer le Royaume-Uni sans porter atteinte à l'autonomie de décision de l'Union européenne : cette proposition a-t-elle encore un avenir ? Comment envisager une future coopération entre l'Union européenne et le Royaume-Uni dans les domaines de la politique étrangère et de la défense, sans la mise en place d'un cadre commun permanent d'information, de dialogue et de coopération ? Ce point ne risque-t-il pas de sortir de la négociation globale ?

Nous souhaitons par ailleurs que le Royaume-Uni puisse participer à l'effort capacitaire de défense commun, notamment au travers de la coopération structurée permanente et du Fonds européen de la défense (FEDef). Mais le Royaume-Uni le souhaite-t-il ? Alors que notre coopération avec l'Allemagne avance, quel est l'avenir de la défense européenne, car le Royaume-Uni joue un rôle essentiel dans l'architecture de sécurité de l'Europe et dans sa base industrielle et technologique de défense (BITD) ? Comment continuer à l'intégrer dans cette coopération qui est une construction difficile, lente, mais nécessaire ?

Demain, le Conseil européen examinera le futur cadre financier pluriannuel : nous sommes très inquiets de la réduction de moitié envisagée pour le budget du FEDef. L'effort annoncé de 13 milliards d'euros allait dans le bon sens ; sa réduction à 6 milliards d'euros serait mal comprise. L'ambition d'autonomie stratégique européenne ne risque-t-elle pas d'être indirectement remise en cause ?

J'appelle le Gouvernement à veiller à la bonne application de l'accord de retrait sur plusieurs points. Concernant les droits des citoyens, 4,5 millions de personnes sont concernées. L'accord de retrait leur fournit un certain nombre de garanties, mais il reste des incertitudes, pour les citoyens actuellement établis et, plus encore, pour ceux qui souhaiteraient s'établir après le 1er janvier 2021. Or cette question est supposée réglée et ne fait pas partie du mandat de négociation. Quels seront les pouvoirs de la Commission pour faire respecter l'accord de retrait sur ce point ?

Le protocole sur l'Irlande du Nord, qui doit préserver la paix et la stabilité en Irlande, est également supposé réglé par l'accord de retrait. Mais il implique la mise en place effective d'un dispositif frontalier en mer d'Irlande. Le Royaume-Uni et l'UE ont-ils commencé à préparer la mise en oeuvre des dispositions de l'accord de retrait sur ce point ?

Enfin, quelles sont les mesures envisagées par le Gouvernement et l'Union européenne pour préparer l'éventualité d'un non-accord, ou d'un accord a minima ? Les dispositions prises l'an dernier dans l'urgence, pour préparer un hard Brexit, seront-elles suffisantes ? Les entreprises se préparent-elles suffisamment à cette éventualité ?

M. Jean Bizet, président. - Je tiens à remercier M. le Président du Sénat qui nous a permis d'ouvrir cette audition à tous les sénateurs.

Une nouvelle page s'ouvre dans l'histoire de l'Union européenne, en raison du retrait d'un de ses membres, le Royaume-Uni, effectif depuis deux semaines. L'Union européenne a été éprouvée par les trois années et demie qui viennent de s'écouler, passées à concrétiser la volonté du peuple britannique, exprimée dans les urnes en juin 2016. L'accord de retrait finalement conclu en octobre dernier a été le fruit de négociations ardues, tant entre l'Union et le Royaume-Uni qu'au sein même du Royaume-Uni. Une nouvelle négociation encore plus ardue s'engage à présent, dans des délais encore plus contraints puisqu'elle doit se conclure d'ici la fin de l'année, sauf prolongation à demander avant fin juin, mais le Premier ministre britannique, M. Johnson, s'y refuse déjà - et je ne pense pas qu'il changera d'avis. Il s'agit de rebâtir une nouvelle relation euro-britannique, dans toutes ses dimensions. Nos économies sont étroitement imbriquées, l'UE étant le premier fournisseur et client du Royaume-Uni, la géographie nous gardera très proches, et nos liens historiques sont profonds. Sachez que les flux commerciaux sortants du Royaume-Uni sont dirigés à 47 % vers l'UE, tandis que les flux inverses ne représentent que 9 %. Établir un nouveau partenariat entre l'UE et le Royaume-Uni est donc impératif, mais aussi compliqué : de nombreux sujets sont sur la table. Nous nous félicitons que la proposition de mandat de négociation soit globale et couvre l'ensemble de ces sujets, car nous avons, selon les dossiers, des intérêts offensifs ou défensifs, et seul un accord couvrant le tout pourra être équilibré. Pour les Britanniques, il semble que les deux sujets majeurs de la négociation soient la pêche et les services financiers.

De ce point de vue, nous nous interrogeons sur un élément de calendrier : dans sa proposition de mandat de négociation, la Commission propose que les dispositions en matière de pêche soient établies d'ici le 1 er juillet 2020, afin de pouvoir déterminer à temps les possibilités de pêche en 2021. Or, nous sommes particulièrement inquiets, car nous avons absolument besoin de conserver un accès aux eaux britanniques pour nos pêcheurs qui y font entre 30 et 45 % de leurs prises, même si je rappelle que les trois quarts des prises britanniques s'écoulent sur notre territoire. Cette disjonction de calendrier entre la pêche et le reste de la négociation me semble dangereuse : ne risque-t-on pas d'aboutir à un mauvais accord sur la pêche s'il est conclu isolément du reste ?

Deuxième sujet de préoccupation : quelle forme juridique prendra l'accord commercial qui sera conclu entre l'UE et le Royaume-Uni ? S'agira-t-il d'un accord mixte, qui impliquera une ratification par chaque État membre ? Si l'on tient compte du temps que requiert la ratification de l'accord, non seulement par le Royaume-Uni et l'Union européenne, mais aussi par les États membres, cela impliquerait de conclure la négociation plusieurs semaines, voire plusieurs mois, avant le 31 décembre 2020, ce qui écourterait encore la phase utile de négociation. La jurisprudence de la CJUE sur l'accord commercial de l'UE avec Singapour s'appliquera-t-elle, ne laissant qu'une portion congrue de l'accord à ratifier par les parlements nationaux ?

Troisième motif d'inquiétude : nous entrons dans une phase plus délicate où chaque État membre n'a pas les mêmes intérêts à défendre dans cette négociation avec le Royaume-Uni. L'unité qui a prévalu entre les États membres durant la négociation de l'accord de retrait risque d'être fragilisée. Quel est votre pronostic à cet égard ? C'est avec une grande satisfaction que nous avons constaté que l'unité des 27 n'a jamais été prise en défaut jusque-là. Nous avons enfin réalisé que nous étions copropriétaires du premier marché économique mondial.

Enfin, puisque nous sommes à la veille du Conseil européen extraordinaire sur le cadre financier pluriannuel, je ne peux manquer de vous interroger sur la nature du compromis que Charles Michel entrevoit à ce sujet et sur ce qu'il adviendra des priorités du Sénat en la matière, que nous avons signalées au Gouvernement dans une récente résolution européenne. Nos propositions sur la politique agricole commune (PAC) sont restées lettre morte et nous n'avons obtenu, en ce domaine, aucune réponse sur nos trois propositions de résolution.

Mme Amélie de Montchalin, secrétaire d'État auprès du ministre de l'Europe et des affaires étrangères, chargée des affaires européennes. - Nous sommes au coeur d'une semaine européenne intense. Demain, un Conseil européen extraordinaire se réunira au sujet du budget. Nous y porterons quatre grandes priorités : l'agriculture - afin de ne pas demander aux agriculteurs de faire plus avec moins d'argent et de maintenir l'enveloppe de la PAC en euros courants pour l'Europe et pour la France -, la politique de cohésion - afin de préserver l'aide aux régions en transition ainsi qu'aux régions ultrapériphériques -, nos priorités thématiques - la défense, l'espace, Erasmus sont des programmes essentiels pour notre souveraineté -, et enfin de nouvelles ressources propres : aucun accord ne sera possible si nous n'avançons pas sur cette question. En effet, il n'est pas question d'augmenter les impôts sur les contribuables, mais il faut faire contribuer des acteurs qui bénéficient du marché intérieur sans y contribuer - importateurs de plastique, entreprises polluantes, Gafam, etc. Cette orientation est d'ailleurs assez convergente avec les résolutions adoptées par le Sénat.

Nous entrons dans ce débat de manière offensive. Nous n'accepterons pas de conserver indéfiniment les rabais : la France est contributeur net et n'a pas vocation à faire des chèques aux uns et aux autres. Nous ne voulons pas non plus d'une Europe au rabais, qui serait moins ambitieuse au motif qu'elle aurait perdu un membre.

Cette semaine a également été marquée par la réunion consacrée au Brexit qui s'est tenue lundi autour de Michel Barnier à Matignon. Le Brexit est désormais une réalité : le Royaume-Uni a quitté l'UE le 31 janvier sur un plan politique : il n'y a plus de commissaire britannique à la Commission, de députés européens britanniques au Parlement, ni de ministres britanniques au Conseil. Il s'agit d'un choix souverain et démocratique que nous respectons. Nous serons vigilants sur la mise en oeuvre des dispositions relatives aux droits des citoyens afin de préserver les conditions de séjour et de travail des citoyens européens au Royaume-Uni et des citoyens britanniques en France - qui n'auront plus le droit de vote ni d'éligibilité aux prochaines élections municipales. Nous veillerons en outre à ce que le Royaume-Uni mette bien en place l'autorité de surveillance indépendante, conformément aux engagements qu'il a pris dans l'accord de retrait.

L'accord de retrait garantit aussi que le Royaume-Uni honore les engagements qu'il a déjà contractés : ce qui a été décidé à 28, sera payé à 28. Le coût de la sortie est donc à la charge du Royaume-Uni.

Enfin, notamment en ce qui concerne les entreprises, l'accord de retrait prévoit que le droit européen continuera à s'appliquer au moins jusqu'au 31 décembre 2020. Pendant cette période de transition, les choses ne changent pas, ce qui nous permet de négocier dans un cadre apaisé.

Mais le délai de négociation a été fixé par Boris Johnson lui-même à onze mois. Ce calendrier contraint ne doit pas nous détourner de l'essentiel : notre objectif est d'aboutir à un accord équilibré, ambitieux et conforme aux intérêts de l'Union. Nous ne pouvons pas demander aux acteurs économiques européens de faire face à la concurrence déloyale du Royaume-Uni, sous prétexte que nous aurions mal négocié le traité. Atteindre un tel accord est difficile : les sujets sont complexes, nombreux, et nous sommes nous-mêmes nombreux autour de la table pour négocier.

Plusieurs écueils sont à éviter dans cette négociation. Nous ne devrons pas revenir sur nos ambitions. Boris Johnson déclare depuis quelques semaines qu'il ne voit pas de raisons de se restreindre, notamment sur la question des conditions équitables de concurrence - ce que nous appelons le level playing field. Or cette notion est au coeur de la déclaration politique de l'accord de retrait, approuvée par le Conseil et le Parlement européens, mais aussi le gouvernement et le Parlement britanniques : il ne s'agit pas d'un diktat européen.

L'Union ne doit pas craindre d'affirmer ses principes : les droits devront avoir des obligations en contrepartie ; plus l'Europe s'ouvre, plus elle doit exiger une relation équilibrée et loyale. Il en va de la protection du projet européen et autrement, il deviendra difficile de prendre des décisions coûteuses à 27 - comme le Green deal européen - en raison de la présence d'un concurrent à nos portes.

Nous ne devrons pas non plus céder à la pression du temps, en intériorisant les contraintes du calendrier politique britannique. À chaque étape, le fond doit primer le calendrier. Nous ne signerons pas le 31 décembre 2020 un mauvais accord qui nous engagerait pour plusieurs décennies.

Soyons lucides : la situation post-Brexit ne sera pas comme avant. Le statut d'État tiers ne peut pas être aussi avantageux que celui d'État membre de l'UE. Il n'y aura pas de statu quo : le Royaume-Uni ne bénéficiera plus de la politique de cohésion, de la PAC ni d'Eurojust, etc. Nous devons sensibiliser nos entreprises et nos partenaires à cette nouvelle réalité.

Ne nous divisons pas sur les priorités et sachons tenir un front commun. Cela a été notre force ces trois dernières années.

Le 3 février dernier, Michel Barnier a présenté un projet de mandat dont les principes doivent refléter les intérêts de l'Union. Ce mandat doit être approuvé mardi prochain lors du conseil des ministres des affaires générales, afin que les négociations puissent être lancées la première semaine de mars. Nos points de vigilance absolus concernent la situation des citoyens, des agriculteurs, des pêcheurs et des entreprises.

Le partenariat que nous allons bâtir est inédit par son étendue et sa profondeur. Au-delà des sujets thématiques, il y a des enjeux de gouvernance, de règlement des différends et de sanctions. Boris Johnson ne veut pas que la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) ait cette compétence. Mais il nous faudra contrôler le respect des engagements pris et sanctionner les écarts ! Évitons de rééditer ce qui a été fait avec la Suisse, de manière progressive et sans cadre de gouvernance commun. Des mécanismes transversaux doivent être établis.

En matière de conditions de concurrence, nous ne pourrons proposer zéro tarif et zéro quota au Royaume-Uni que s'il y a zéro dumping. Quelle que soit la nature de l'accord, il y aura des contrôles aux frontières : le libre-échange, même maximal, ne signifie pas absence de contrôle.

S'agissant de la pêche, nous poursuivons trois objectifs : l'accès aux eaux, la gestion de la ressource et le maintien des clés de répartition actuelles.

Ces quatre sujets - gouvernance, accord commercial, level playing field et pêche - seront liés dans la négociation : nous ne serons d'accord sur rien, si nous ne sommes pas d'accord sur tout. Cela nous met dans une position de force.

Pour la pêche, le choix de la date du 1er juillet est lié aux demandes de la filière qui a besoin d'un peu de visibilité, mais il n'y aura pas d'accord séparé sur la pêche. D'ici au mois de juillet pourraient être fixées les grandes orientations.

Les services financiers, qui constituent un enjeu important pour le Royaume-Uni, ne font pas partie de l'accord. L'équivalence financière est en effet accordée à un pays tiers par une décision unilatérale de l'Union : une telle décision ne se négocie pas et n'est pas permanente dans le temps. Il en va de même en matière de circulation des données personnelles.

S'agissant de la sécurité et de la défense, nous cherchons à établir un partenariat étroit avec deux piliers : la sécurité intérieure et la politique étrangère. Le Royaume-Uni est désormais un État tiers. Certains programmes sont ouverts aux États tiers, d'autres non, et nous ne ferons pas d'exception.

Nous sommes particulièrement attentifs aux prérogatives des parlements nationaux et à continuer à les informer et à les associer. Ne connaissant pas encore le contenu de l'accord, nous ne pouvons présumer de sa nature mixte ou pas. Il a donc été décidé que le sujet n'était pas encore tranché. Ce qui sera soumis aux parlements nationaux dépendra donc du contenu de l'accord.

Nous sommes préparés à tous les scénarios, il en va de la crédibilité de l'UE. Des infrastructures sont en place dans les ports normands et bretons, à Calais, à Boulogne, etc. ; certaines dispositions des ordonnances devront être renouvelées ; les mécanismes restent en sommeil, mais nous pourrons les déclencher le moment venu.

En conclusion, je tiens à redire, avec beaucoup d'amitié pour le Royaume-Uni, que l'on ne peut pas être un pied dedans, un pied dehors. Nous ne sommes pas en position de faiblesse face au Royaume-Uni, nous ne sommes pas demandeurs et nos principes sont clairs et fermes.

M. Olivier Cadic. - Je vous remercie pour vos propos et votre défense de l'UE dans cette discussion avec le Royaume-Uni. La secrétaire d'État britannique à l'intérieur, Mme Priti Patel, a annoncé la mise en place d'un mécanisme à points qui fermerait les frontières du Royaume-Uni aux locuteurs non anglophones ou non qualifiés : que prévoit la France à cet égard ? Y aura-t-il un principe de réciprocité ? Cela peut handicaper nos entreprises.

Seulement un tiers des inscrits au consulat français ont demandé à bénéficier du settled status. Je suis particulièrement inquiet pour les personnes âgées qui ne s'estiment pas toujours concernées et qui pourraient se retrouver sans couverture sociale à compter du 1er juillet 2021.

M. Richard Yung. - Le brevet unitaire va prochainement entrer en vigueur. Le Royaume-Uni fait partie de cet accord, qui prévoit une juridiction à Paris et la CJUE comme instance d'appel. Or Boris Johnson ne reconnaît pas l'autorité de la CJUE. Que va-t-il se passer ? La France souhaite-t-elle que le Royaume-Uni quitte l'accord sur le brevet unitaire ?

M. Jean-François Rapin. - La diminution du budget européen consacré à l'espace serait délétère pour notre autonomie et notre indépendance européennes. Cela aurait de surcroît un grave retentissement sur notre budget national, car nous ne pourrons pas revoir à la baisse nos programmes spatiaux.

Je partage votre préoccupation sur la question de la pêche. En revanche, je ne suis pas convaincu que tous nos collègues européens partagent la même ambition. Comment créer l'unité des 27 sur ce sujet ? Prévoir le pire, c'est nous préparer au meilleur : dans l'hypothèse d'un accord compliqué, prévoyez-vous des indemnisations ou des compensations pour toute la filière ?

Je reviens de Bruxelles où je n'ai pas senti de réelle unité sur les sujets entre les Parlements nationaux. Les divergences entre le Conseil, la Commission et le Parlement européens sont également perceptibles. Cela n'est pas de bon augure pour entrer dans une discussion forte avec le Royaume-Uni.

M. Ladislas Poniatowski. - Je m'étonne que deux sujets essentiels, dont pourtant Michel Barnier nous avait longuement entretenus, ne figurent pas dans le mandat de négociation. Je pense notamment à la question des droits des citoyens : 4,5 millions de personnes sont concernées, dont 3,2 millions d'Européens et 1,2 million de Britanniques ; le Royaume-Uni a adopté un statut de résident, mais, de notre côté, nous n'avons rien fait ! Le second sujet qui fait défaut est celui de l'Irlande : ce sujet n'est pas réglé ! L'Irlande du Nord aura désormais un double statut douanier, anglais et européen. C'est une erreur de ne pas intégrer cette question dans le mandat de négociation !

Nous ne nous préparons pas suffisamment à la perspective d'un échec. Il est impossible de régler en seulement dix mois tous les sujets que nous venons d'évoquer et nous nous dirigeons tout droit vers un échec. La date butoir du 1er juillet est un cadeau fait à Boris Johnson. Or rien n'est prêt et nous serons contraints de prendre des mesures de dernière minute !

M. Robert del Picchia. - Je ne suis pas aussi certain que vous que Boris Johnson ne changera pas d'avis !

Dans les milieux financiers et bancaires, les Britanniques ne respectent absolument pas le contrôle des financements. Il semblerait que certaines banques britanniques proposent déjà de placer de l'argent dans des endroits peu convenables...

M. Yannick Vaugrenard. - Vous vous montrez ferme à l'égard du Royaume-Uni, mais ne faudrait-il pas aussi se montrer rassurant ? L'Europe est économique et financière, mais aussi diplomatique et l'élaboration de positions communes avec le Royaume-Uni - sur la défense, le spatial, la géopolitique, la recherche, etc. - serait intéressante.

Ne pensez-vous pas qu'il sera difficile d'obtenir un accord global sans que l'unité des 27 ne se lézarde ? Les Français ont intérêt à défendre la pêche, les Allemands, l'automobile...

Et si l'on démontre que tout se passe bien, d'autres États membres ne risquent-ils pas d'être tentés de quitter l'Union ?

M. Jean-Yves Leconte. - La question des droits des citoyens est cruciale pour la crédibilité de l'Union européenne et la notion de citoyenneté européenne. Or ce sujet n'apparaît pas dans le mandat de négociation. 40 % des personnes qui ont demandé à bénéficier du nouveau statut de résident n'ont pas eu de réponse dans les délais. Ne faudrait-il pas prévoir la protection des droits des citoyens par le droit de l'Union plutôt que de renvoyer aux États membres ?

Par ailleurs, il semblerait que depuis le 1er février dernier, les transferts d'argent en provenance du Royaume-Uni ne fonctionnent plus...

Mme Laurence Harribey. - Je rejoins mes collègues qui ont évoqué la question des droits des citoyens.

S'agissant de la gouvernance, nous avons besoin d'un outil de règlement des conflits, mais de quoi s'agira-t-il précisément ? Cela ne risque-t-il pas de conférer au Royaume-Uni un statut spécifique et de donner des idées aux autres États membres de l'Union ?

Votre propos est ferme et volontariste. Mais quid des autres pays ? N'y a-t-il pas un risque que l'unité européenne ne se lézarde, car les enjeux ne sont pas les mêmes selon les pays ? Chaque État risque de souhaiter conclure un accord séparé sur les sujets qui l'intéressent.

M. Didier Marie. - Le projet de mandat de Michel Barnier est à la fois ambitieux et généreux. Mais la position de Boris Johnson est assez éloignée : il considère que onze mois seront suffisants, qu'il n'est tenu juridiquement par rien et qu'il pourrait s'écarter des règles européennes. Ne pensez-vous pas qu'il vise un non-accord et une sortie sèche de l'Union ?

Le Royaume-Uni refuse de se soumettre à la CJUE. Envisagez-vous la mise en place d'un comité mixte, organe de pilotage de cet accord, doté de pouvoirs de sanction en cas de non-respect des engagements du Royaume-Uni ?

M. Benoît Huré. - Je vous félicite pour votre volontarisme. La question du budget de l'Union constitue une grosse pierre d'achoppement. Nous n'avons pas le droit à l'erreur : un budget au rabais serait dangereux pour l'avenir de l'Europe.

Nous avons organisé hier un colloque de haut niveau sur la réunification de l'Europe depuis 1989, avec la présence notamment d'Alexis Tsipras, et je vous recommande la lecture des comptes rendus : cela permet de mieux comprendre les attentes des acteurs et les blocages réels.

Sans moyens financiers suffisants et ambitieux, nous n'avancerons pas. Vous avez insisté sur la nécessité pour l'Union de disposer de ressources propres. À chaque fois qu'une compétence est transférée à l'Union, les financements doivent également être transférés par les États, comme cela se fait habituellement entre les communes et l'intercommunalité.

Mme Évelyne Renaud-Garabedian. - L'année dernière, à la suite d'une décision de la Cour de justice de l'Union européenne, les Français résidant dans l'Union européenne ont bénéficié d'une exonération de CSG et de CRDS sur les revenus fonciers perçus en France. Cette exonération sera-t-elle reprise dans les accords avec le Royaume-Uni ? Dans le cas contraire, nos compatriotes français s'estimeraient lésés.

Mme Hélène Conway-Mouret. - Il est important que les États membres de l'UE soient unis, mais le Royaume-Uni, lui, ne l'est pas, puisque l'Écosse et l'Irlande du Nord ont voté majoritairement pour rester dans l'Union européenne. Pourtant, le Premier ministre anglais va négocier pour l'ensemble de ce royaume. Il faudrait que les droits des citoyens soient vraiment pris en compte. Cela enverrait un message très fort d'une Union européenne qui, elle, reste ouverte, s'intéresse aux gens et peut ainsi combattre les nationalismes, en tout cas le type de courant qui a mené au Brexit. Cela enverrait aussi un message très fort à nos amis écossais et irlandais du Nord qui, eux, continuent à être tournés vers l'Union et à croire en nous. J'ai passé le 31 janvier auprès de nos amis écossais pour partager leur tristesse et montrer que nous sommes toujours à leurs côtés. Les Français vivant en Écosse m'ont demandé, en effet, s'ils allaient de nouveau être imposés comme résidents dans un pays tiers.

Mme Amélie de Montchalin, secrétaire d'État. - Sur l'immigration, un système à points a été présenté hier, avec plusieurs critères : la maîtrise de l'anglais, une offre d'emploi, un niveau de salaire minimum... L'objectif recherché, tel qu'annoncé pour le moment, est bien d'organiser une immigration légale de travailleurs qualifiés. Ayons en tête que 70 % des Européens vivant actuellement sur le sol britannique, avec le système tel qu'il est présenté, n'auraient pas pu y entrer. Le ministre de l'intérieur et l'administration s'efforcent depuis hier d'analyser ce nouveau système. Une partie de l'analyse relève de la souveraineté nationale, une autre du marché intérieur. Or, les quatre libertés du marché intérieur sont liées : on ne peut pas ouvrir totalement une liberté sans réciprocité. Je placerais donc cela dans un paquet global, que nous suivrons avec vigilance, de construction de notre relation future. Des échanges auront lieu de manière à la fois bilatérale et collective. Chaque pays européen a ses propres points d'attention. Pour nous, c'est la pêche. Pour d'autres, c'est ce système nouveau d'immigration.

Nous suivons de très près les enjeux de mise en oeuvre du settled status. Il faut que nous arrivions à bien faire comprendre à tous les Européens présents sur le sol britannique que nous avons bataillé pour qu'ils puissent rester au Royaume-Uni dans les mêmes conditions s'ils se sont installés avant la fin de la période de transition, c'est-à-dire avant le 31 décembre 2020 - ou plus longtemps si cette période se prolonge. Il reste du travail, et l'organisme de gouvernance devra assurer un travail collectif qui soit à la hauteur des attentes des citoyens européens qui sont installés sur le sol britannique, et dont nous devons assurer réellement la protection des droits.

Le brevet unitaire est un sujet qui est au coeur du marché unique. Effectivement, il n'est pas encore en vigueur. Je peux toutefois vous dire qu'il est hors mandat et qu'il n'est pas question qu'y participent des pays tiers. Dans les négociations sur le cadre financier pluriannuel, l'espace, le Fonds européen de la défense et la politique de recherche font bien partie de nos priorités et sont au coeur de notre capacité à préparer le futur en tant qu'Européens. Il s'agit d'éléments de souveraineté essentiels, comme Thierry Breton l'a rappelé.

S'agissant de la pêche, Boris Johnson, dans son discours à Greenwich le 3 février que je vous invite à lire, n'a pas dit qu'il voulait la fermeture des eaux britanniques - et c'est un changement de pied important. Je l'ai entendu dire que les eaux britanniques seront sous contrôle britannique et qu'il chercherait à avoir un accord avec l'Union européenne tous les ans. C'était le point de départ de la négociation. Des dizaines de milliers d'emplois, de la filière dans son ensemble, sont concernés. Reste à négocier un bon accord.

Vous évoquiez les divisions entre les 27. La résolution du Parlement européen sur le mandat du Brexit est très claire, et correspond largement au discours que je vous tiens. Même si chaque État membre est concerné différemment, les échanges politiques au niveau ministériel avec le Parlement et la Commission permettent de mesurer une convergence certaine.

Il me semble y avoir un malentendu, Monsieur Poniatowski : beaucoup des points que vous évoquez sont réglés. Ils faisaient partie de l'accord de retrait, qui est entré dans le droit international depuis le 31 janvier. Sur les droits des citoyens, tout est en place.

M. Ladislas Poniatowski. - Rien n'est réglé !

Mme Amélie de Montchalin, secrétaire d'État. - En France, un système très simple permettra à tous les citoyens britanniques, dès le 1er juillet, d'accéder à des titres de séjour de dix ans ou plus. Tout a été préparé, en concertation avec les Britanniques et la Commission européenne. Nous sommes en train de mettre en place les procédures, et il ne faut pas donner l'impression que nous n'aurions rien fait, au contraire ! Nous ne souhaitons pas rendre la vie des Britanniques en France plus compliquée.

Sur l'Irlande, il en va de même : nous avons le cadre et tous les acteurs sont vigilants sur la mise en oeuvre de l'accord. Il doit y avoir des contrôles en mer d'Irlande, parce que tous les produits qui passeront de la grande île britannique à l'Irlande du Nord et qui passeraient ensuite cette mer d'Irlande doivent être contrôlés au même titre que s'ils entraient dans le marché intérieur. Nous avons délégué les contrôles européens aux douaniers britanniques.

M. Ladislas Poniatowski. - Oui, britanniques !

Mme Amélie de Montchalin, secrétaire d'État. - Comme sur les droits des citoyens, les engagements pris doivent être tenus. S'ils ne contrôlent pas comme nous le souhaitons, nous pouvons prendre des mesures de rétorsion. Sur le comité de suivi des droits des citoyens et sur cette question de l'Irlande, la priorité n'est plus de négocier, mais de contrôler la mise en oeuvre. C'est pourquoi la gouvernance future doit nous armer pour pouvoir, si les engagements pris ne sont pas tenus, prendre des mesures de rétorsion, de sanction, de sauvegarde, de suspension.

L'accord de retrait a déjà réglé un certain nombre de points. S'il n'y avait pas d'accord au 31 décembre, nous tomberions dans le régime de l'OMC. Boris Johnson a dit souhaiter un accord « à l'australienne ». Je rappelle qu'il n'y a pas d'accord commercial entre l'Union et l'Australie aujourd'hui. Cela équivaudrait donc au régime de l'OMC, ce qui signifie qu'il y aurait des tarifs douaniers et des quotas. Il y aurait des contrôles aux frontières et des droits de douane. Mais l'accord de retrait nous assure un certain nombre de protections.

Les milieux d'affaires britanniques veulent continuer à avoir accès au marché intérieur de la manière la plus ouverte possible : dans un cas, 65 millions de consommateurs, dans l'autre, 460 millions ! Les entreprises veulent donc conserver les mêmes règles parce que c'est pour elles la garantie d'avoir accès à un grand marché.

En ce qui concerne la gouvernance, le Royaume-Uni aura le statut de pays tiers. Cela ne constitue pas une originalité. Il existe déjà des organes de gouvernance qui règlent nos rapports avec des pays tiers, comme dans le cadre du CETA par exemple.

Monsieur Leconte, je comprends votre inquiétude sur les droits des citoyens : les engagements pris devront être tenus.

Monsieur del Picchia, vous évoquiez les sujets financiers et fiscaux : le Conseil Ecofin, hier, a ajouté les îles Caïmans à la liste noire des paradis fiscaux de l'Union européenne. L'Union a donc des moyens d'action et ne laissera pas faire n'importe quoi. Nous serons très vigilants à l'égard du dumping fiscal et Michel Barnier connaît très bien ces sujets.

Monsieur Vaugrenard, il faudra évidemment que nous puissions nous coordonner dans le cadre des instances multilatérales. Avec l'Allemagne et le Royaume-Uni, nous avons déjà l'habitude de nous réunir en format « E3 ». Ce format pourra être utilisé de manière plus fréquente, dans la mesure où nous ne pourrons plus nous coordonner au sein des instances de l'Union. Je ne crois pas que les Britanniques se désolidariseront systématiquement de nos positions. Il appartiendra à notre diplomatie de travailler dans un cadre bilatéral là où les sujets étaient traités dans le cadre européen.

J'en viens au risque politique. Il faut être clair : nous ne nous inscrivons pas dans une logique de punition ou de revanche. Notre position est économiquement rationnelle, à tel point que notre position en faveur de l'application de règles identiques est aussi défendue par de nombreuses entreprises britanniques. Toutefois, le Royaume-Uni ne peut avoir un pied hors de l'Europe et un pied dedans ; le Brexit doit avoir des conséquences. Le statu quo ne peut perdurer. Si l'on jouit des mêmes avantages en étant hors de l'Union européenne, pourquoi se plier aux contraintes de l'Union ? Mais les agriculteurs britanniques ne bénéficieront plus de la politique agricole commune ; les régions n'auront plus accès aux fonds de cohésion ; les chercheurs britanniques ne pourront plus participer aux programmes européens de recherche, sauf si le gouvernement britannique en fait la demande explicite ; il en va de même pour les étudiants avec Erasmus. L'Europe, c'est aussi des politiques concrètes. Le Brexit aura donc des conséquences concrètes dans la vie des Britanniques. Notre but n'est pas de pénaliser les Britanniques ni de les punir, mais nous devons exprimer une position rationnelle, et si nous signons un accord, celui-ci doit être équilibré et protéger nos acteurs économiques.

Monsieur Huré, vous avez raison sur le cadre financier pluriannuel, et le parallèle avec les intercommunalités est éclairant : les compétences doivent aller de pair avec les responsabilités et les moyens. Mais trop souvent au niveau européen, on veut faire des choses ensemble, sans s'en donner les moyens. La position des États « frugaux », qui consiste à chercher à définir le budget européen en fonction de ce que chacun est prêt à donner et de voir ensuite comment on répartit les parts du gâteau, aboutit à une Europe au rabais. C'est prendre les problèmes à l'envers. Il faut commencer par examiner les politiques qui gagnent à être exercées en commun plutôt que séparément, puis y consacrer les moyens nécessaires, pourvu qu'in fine, comme le disait Jean Arthuis, on ne paie pas plus cher au total et que l'on évite les doublons. C'est pourquoi nous avons ces discussions au niveau européen sur les ressources propres, sur le mécanisme d'ajustement carbone aux frontières, la taxe plastique, la fiscalité des Gafa, la taxe sur les transactions financières... Un certain nombre d'outils existent. Deux semblent plus mûrs : la taxe carbone et la taxe sur le plastique, pour taxer ceux qui nous inondent de plastique sans financer aucunement le recyclage, tout en permettant de moduler le taux en fonction du recyclage.

La question des exonérations de CSG et de CRDS est une question bilatérale qui ne concerne pas l'Union européenne. M. Darmanin pourrait mieux vous répondre que moi.

Enfin, je ne peux pas, pour des raisons évidentes me prononcer d'un point de vue politique sur la question de l'unité du Royaume-Uni. En revanche, il m'apparaît important que l'État de droit soit pleinement respecté dans tous les pays. Partout, les évolutions doivent se produire dans le respect de la Constitution.

M. Christian Cambon, président. - Je vous remercie.

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