B. LE COMMUNAUTARISME, UN DÉFI POUR LA RÉPUBLIQUE

1. Une ligne de fracture au sein de la société

La société tend aujourd'hui à se fragmenter face à la montée du communautarisme . Comme l'indique l'exposé des motifs de la proposition de loi constitutionnelle, « des catégories de personnes demandent à se voir reconnaître, notamment en raison de leurs croyances religieuses, des droits particuliers » dans tous les secteurs de la vie sociale.

Les constats de la commission « Stasi » (2003) restent plus que jamais d'actualité : « des groupes organisés testent la résistance de la République » en excipant des exigences particularistes et en faisant « primer l'allégeance à un groupe particulier sur l'appartenance à la République » 20 ( * ) . Plus récemment, le Conseil d'État s'est inquiété « de la contestation de la légitimité même de la loi républicaine par de nouveaux fondamentalismes religieux convaincus du primat des préceptes religieux sur le droit institutionnel » 21 ( * ) .

Cet enjeu dépasse la problématique de la laïcité : la question n'est plus d'organiser les relations entre les Églises et l'État mais, plus largement, de préserver l'unité nationale dans une société laïcisée .

Le politologue Jérôme Fourquet décrit ainsi la France comme un « archipel d'îles s'ignorant les unes les autres », bien loin de l'idéal républicain 22 ( * ) . Pour Robert Badinter, « le communautarisme, c'est la mort de la République . [...] Si nous devions avoir des communautés qui négocient leur adhésion ou leur participation, ce serait fini. Ce serait un autre type de République, je ne le souhaite pas » 23 ( * ) .

Le Sénat alerte les pouvoirs publics depuis de nombreuses années . En janvier 2016, le sénateur François Pillet écrivait ainsi : « les aspirations communautaristes se font entendre de façon croissante [...]. Des catégories de personnes se voient reconnaître un traitement particulier ou des exonérations qui peuvent apparaître comme autant de dérogations au principe d'égalité devant la norme commune » 24 ( * ) .

Les travaux de la récente commission d'enquête du Sénat sur les réponses apportées par les autorités publiques au développement de la radicalisation islamiste et les moyens de la combattre (2020) 25 ( * ) confirment cette inquiétude, qui semble désormais partagée par le Gouvernement.

Devant le Sénat, Christophe Castaner, alors ministre de l'intérieur, a ainsi déclaré : « le communautarisme n'est pas négociable avec la République [...]. Nous devons être fermes, très fermes face à ceux qui veulent s'affranchir de nos lois et de nos valeurs, face à ceux qui placent les principes religieux au-dessus des lois de la République [...]. Ils veulent briser les libertés et endoctriner les esprits. Nous ne pouvons pas le tolérer et nous devons les combattre de toutes nos forces » 26 ( * ) .

Dans son discours de Mulhouse du 18 février 2020, le Président de la République a privilégié la notion de séparatisme , définie comme une « volonté de quitter la République, de ne plus en respecter les règles, d'un mouvement de repli qui, en raison de croyances et d'appartenance, vise à sortir du champ républicain ». À l'inverse, « nous pouvons avoir [...] des communautés », à condition qu'elles ne vaillent pas « soustraction à la République ».

Cette évolution du vocabulaire peut s'analyser comme une précaution oratoire. Comme l'indique Marlène Schiappa, ministre déléguée auprès du ministre de l'intérieur, « au début on parlait de communautarisme, et beaucoup trouvaient ce mot blessant pour une partie de la population, et trouvaient que se retrouver entre personnes de même origine n'était pas hostile à la République » 27 ( * ) .

La notion de séparatisme paraît toutefois trop étroite pour rendre compte de la réalité du communautarisme , qui correspond le plus souvent à des comportements de la vie quotidienne, dénués de toute idéologie séparatiste (voir infra ). Le communautarisme n'est pas assimilable aux séparatismes régionaux, que la République a dû combattre en Corse ou dans le Pays Basque : il ne remet pas en cause le territoire de la Nation mais sa capacité à produire du « vivre ensemble ».

Sur le terrain, des groupes comme les Frères musulmans pratiquent des stratégies d'entrisme au sein de la République. Ils ne cherchent pas à « vivre en marge, mais bien de pénétrer tous les champs de la vie sociale et politique, d'autant que la confrérie s'inscrit dans une logique de long terme » 28 ( * ) .

Au-delà des débats sémantiques, les discours du Président de la République s'enchaînent depuis quelques années : discours aux Bernardins (9 avril 2018), discours de Mulhouse (18 février 2020), discours du Panthéon (4 septembre 2020) et, dernièrement, discours des Mureaux (2 octobre 2020).

À ce stade, les actions du Gouvernement restent trop timides face à l'ampleur du phénomène communautariste.

Lutte contre le communautarisme : les actions mises en oeuvre par le Gouvernement

En février 2018, le Gouvernement a identifié quinze quartiers particulièrement exposés au risque de communautarisme et devant faire l'objet d'une surveillance renforcée. En deux ans, il a procédé à la fermeture administrative de 152 débits de boissons, 15 lieux de culte, 12 établissements culturels et quatre écoles. 34 mesures individuelles de contrôle administratif et de surveillance ont également été prononcées et 652 contrôles anti-fraude ont été menés.

La circulaire du 27 novembre 2019 29 ( * ) prévoit la mise en place, dans chaque préfecture, d'une cellule départementale de lutte contre l'islamisme et le repli communautaire (CLIR) . Cette dernière est chargée d'identifier « le réseau social, culturel, économique et associatif contribuant au repli communautaire » mais également de coordonner l'action des administrations.

Les préfets sont également appelés à suivre les phénomènes de déscolarisation et, de manière plus abstraite, à « porter un discours républicain fondé sur la liberté, l'égalité et la fraternité, ainsi que la laïcité ».

Dans son discours des Mureaux, le Président de la République a annoncé le dépôt d'un projet de loi visant à « renforcer la laïcité [et] à consolider les principes républicains » , qui devrait être examiné par le Conseil des ministres le 9 décembre prochain.

2. Les coups de boutoir du communautarisme : des difficultés concrètes et protéiformes

Le communautarisme défie la République dans tous les secteurs de la vie quotidienne , en particulier dans les services publics, les entreprises et le monde sportif.

D'après une étude réalisée par l'IFOP auprès des personnes de confession musulmane, 27 % des sondés sont d'accord avec l'idée que « la loi islamique, la charia, devrait s'imposer par rapport aux lois de la République » . Très préoccupant, ce chiffre varie toutefois entre les Français de naissance (18 %), les Français par acquisition (26 %) et les étrangers (41 %) 30 ( * ) .

Les revendications communautaristes sont particulièrement difficiles à gérer sur le terrain, notamment dans la vie municipale. Pour Arnaud Lacheret 31 ( * ) , « loin d'être des communautaristes, loin de se compromettre, [les maires] héritent de situations inextricables, doivent faire face à des pressions, des comportements si exceptionnels [qu'ils] doivent faire preuve d'un pragmatisme et d'un courage hors normes tout en gardant la tête froide » 32 ( * ) .

Les croyants comptent parmi les premières victimes du communautarisme . La sénatrice Jacqueline Eustache-Brinio rappelle ainsi que « la majorité des musulmans est [...] attachée au modèle républicain. Aspirant à l'anonymat, elle est aujourd'hui prisonnière d'une minorité qui revendique une pratique rigoriste, radicalisée et visible » 33 ( * ) .

Les femmes paient également un lourd tribut aux comportements communautaristes , par exemple lorsqu'ils remettent en cause l'accès aux soins ou encore la mixité des activités de loisirs. Dans certains quartiers, la philosophe Razika Adnani constate que « la présence des femmes sans motif valable est vue comme une exhibition qui mérite la réprimande sauf quand un homme les accompagne ». De même, Nadia Remadna, présidente de la Brigade des mères, n'aurait jamais pensé « devoir se battre ici, dans ce pays, pour boire de l'alcool ou fumer une cigarette » 34 ( * ) .

a) Dans les services publics

Le communautarisme est particulièrement difficile à gérer à l'hôpital , y compris lorsque la vie des patients est en jeu.

Extraits de l'ouvrage Inch'allah, l'islamisation à visage découvert ,
rédigé sous la direction des journalistes Gérard Davet et Fabrice Lhomme

L'ouvrage retrace l'expérience des acteurs de terrain de la Seine-Saint-Denis.

Il s'intéresse notamment aux grossesses difficiles et aux interruptions volontaires de grossesse, sous le regard de Ghada Hatem, gynécologue de 59 ans : « comment composer avec le conjoint, rétif à tout argument médical, rationnel ? “Car c'est toujours le mari qui refuse dans des cas comme ça”, révèle-t-elle. Genre : “ Ma femme peut crever mais au moins je suis en paix avec Dieu ”. Bien sûr, on demande au mari d'aller voir son propre imam, on lui explique que la vie de sa femme est en jeu. Et on espère que l'imam autorisera sa femme à avorter ».

« Le refus de se dévêtir est une demande de plus en plus récurrente de la part de certaines patientes ». Le docteur Dauphin, gynécologue, se souvient d'une patiente qui « refusait d'enlever son voile qui lui cachait le cou. Je l'ai auscultée mais son voile cachait une énorme thyroïde. Si ça avait été un cancer de la thyroïde, je serai passé à côté ».

Arnaud Sévène, sexologue, semble s'être fait une raison : « une femme en hijab noir ne voulait pas me consulter car j'étais un homme . Il faut prendre en compte les convictions religieuses de ses patientes tout en essayant de les ouvrir sur autre chose. Si on est dans la confrontation, c'est que l'on n'a pas assez dialogué en amont ».

L'école constitue également un lieu de tension face aux revendications communautaristes, comme les travaux du Sénat l'ont déjà démontré.

Rapport Faire revenir la République à l'école (2015) 35 ( * )

« Plusieurs directrices d'école, enseignantes et conseillères principales d'éducation ont rapporté des refus d'adresser la parole, de regarder ou de serrer la main à une femme de la part de parents d'élèves, voire d'élèves eux-mêmes ».

« Une directrice d'école évoquait un véritable repli identitaire, qui s'accompagne de la conviction - exprimée par de nombreux élèves de cycle 3 [...] - que les commandements religieux priment sur la loi de la République ».

« L'absentéisme sélectif est [...] une réalité dans de nombreux établissements, notamment le samedi pour les élèves juifs et à l'occasion du ramadan pour les élèves de confession musulmane. L'absentéisme vise également certains enseignements en particulier, notamment les cours d'éducation physique et sportive (EPS). Parmi ces derniers, les cours de natation sont prioritairement concernés [...]. Dans un collège de l'académie de Besançon, plus de la moitié des jeunes filles se prétendent allergiques au chlore, certificat médical à l'appui ».

Rapport « Radicalisation islamiste : faire face et lutter ensemble » (2020)

« On dénombre, sur l'année scolaire 2018-2019, 783 signalements pour atteinte à la laïcité et 349 signalements d'actes racistes ou antisémites . De janvier 2018 jusqu'à juin 2020, 1 708 signalements ont été faits ».

« Les faits perturbants la vie de l'école ou de l'établissement, constituent 40 % des faits recensés. Il s'agit de revendications infondées - demandes d'aménagements concernant l'alimentation (menu différencié dans les cantines), les pratiques sportives (cours séparés pour les filles et les garçons, refus du port de la tenue...), demandes de remboursement des parents pour non fréquentation de la cantine liée à la pratique d'un culte, des fêtes de l'école ; manifestations de refus de l'égalité femmes-hommes ou de la mixité ; ou encore provocations verbales contestant le principe de laïcité . »

« Comme l'a indiqué un recteur auditionné par la commission d'enquête : “Dans certaines disciplines, nous observons des renoncements de la part de nos enseignants. Je sais qu'il est difficile d'enseigner Voltaire dans certaines classes . Certains professeurs y renoncent donc. Pour certains professeurs femmes de SVT il peut être difficile d'aborder l'éducation à la sexualité, qui est pourtant obligatoire, et elles renoncent parfois”. »

Sur le terrain, des difficultés sont observées dans les transports publics . Selon les députés Éric Diard et Éric Poulliat, « le phénomène de communautarisme constaté au sein de certains dépôts de la RATP doit faire l'objet de la plus grande attention [...] Ont pu être évoqués les exemples d'agents priant sur leur lieu de travail ou refusant de serrer la main d'une femme ou l'apparition d'un syndicat communautariste dans les élections professionnelles de certains dépôts » 36 ( * ) . Il faut également faire face « au refus que des sandwichs au jambon soient proposés dans les distributeurs automatiques , sous prétexte qu'ils contamineraient les autres produits » 37 ( * ) .

b) Dans les entreprises

Le communautarisme représente un défi pour le monde de l'entreprise, en particulier lorsqu'il remet en cause la cohésion du collectif de travail.

D'après l'enquête « L'entreprise, le travail et la religion », 65 % des salariés observent des faits religieux sur leur lieu de travail 38 ( * ) . Les demandes d'absence pour motif religieux constituent la première manifestation d'appartenance confessionnelle (21 % des cas), devant le port d'un signe ostensible (19,5 %). S'ils restent minoritaires, les comportements sexistes sont particulièrement préoccupants, notamment lorsqu'un salarié refuse de travailler avec une femme (4 %).

Typologie des manifestations du fait religieux en entreprise

Source : Enquête « L'entreprise, le travail et la religion »

90,5 % des situations ne génèrent « ni conflit ni blocage dans l'entreprise ». La part des cas conflictuels a toutefois augmenté, passant de 7,5 % en 2017 à 9,5 % en 2018 .

55 % des managers disent ne pas disposer des ressources nécessaires pour gérer ces situations conflictuelles . 29 % considèrent que le fait religieux rend leur rôle hiérarchique plus délicat.

Enfin, seuls 32 % des entreprises ont complété leur règlement intérieur afin d'y introduite des règles applicables en matière de laïcité.

c) Dans le sport

Le monde du sport est également confronté au communautarisme, qui se manifeste de différentes manières . Pour les députés Éric Diard et Éric Pouillat, cela peut aller « de la prière collective dans les vestiaires, voire pendant les compétitions, à la nourriture exclusivement halal et à l'obligation du port du caleçon dans la douche. Certains individus refusent de s'incliner devant leur adversaire au motif qu'on ne s'incline que devant Allah [...]. Certains clubs ne sont pas ouverts aux femmes ou bien celles-ci ne peuvent s'y entraîner en même temps que les hommes » 39 ( * ) .

Ces constats sont corroborés par les travaux du sociologue Médéric Chapitaux, auteur de l'ouvrage Le sport, une faille dans la sécurité de l'État .

Extraits de l'audition au Sénat de Médéric Chapitaux 40 ( * )

« Dans le sud de la France, un club de football qui porte le nom de Maccabi, de confession israélite [...], a demandé auprès du district de ne plus jouer entre le vendredi soir et le samedi soir . Dans la foulée, les jeunes des clubs de ce département rural, plutôt catholique, ont demandé à ne pas jouer le dimanche matin. Et les musulmans, eux, ont décidé qu'ils ne joueraient pas le vendredi après-midi, au moment de la grande prière. Bilan : on arrête de faire du sport ».

« Dans le sud du pays, deux clubs de fitness et de danse, dont le public était presque exclusivement féminin, partageaient une infrastructure sportive avec un club de boxe ; les professeurs de boxe ont mis la pression sur les femmes au motif qu'elles étaient insuffisamment habillées . Le maire a fini par décider de transférer les deux clubs “féminins” vers une autre infrastructure. Le lendemain matin, les membres du club de boxe avaient privatisé la salle communale en y changeant les serrures. On me demande ce qu'il faut faire ; mais je ne suis pas serrurier... »


* 20 Rapport de la commission de réflexion sur l'application du principe de laïcité dans la République, op.cit.

* 21 Conseil d'État, « La citoyenneté. Être (un) citoyen aujourd'hui », étude annuelle de 2018.

* 22 « L'archipel français. Naissance d'une nation multiple et divisée », mars 2019.

* 23 Entretien avec le journaliste Darius Rochebin, diffusé sur LCI le 7 septembre 2020.

* 24 Rapport n° 342 (2015-2016) fait au nom de la commission des lois du Sénat sur la proposition de loi constitutionnelle visant à inscrire les principes fondamentaux de la loi du 9 décembre 1905 à l'article 1 er de la Constitution.

* 25 « Radicalisation islamiste : faire face et lutter ensemble », op.cit .

* 26 Compte rendu intégral de la séance du 8 janvier 2020.

* 27 Entretien accordé au journal 20 minutes , publié le 30 juillet 2020.

* 28 « Radicalisation islamiste : faire face et lutter ensemble », op.cit.

* 29 Circulaire visant à lutter contre l'islamisme et contre les différentes atteintes au principe républicain.

* 30 « Étude auprès de la population musulmane en France, 30 ans après l'affaire des foulards de Creil », réalisée en septembre 2019 pour Le Point et la Fondation Jean Jaurès. L'échantillon comprenait 1 012 personnes, représentatives de la population de religion ou d'origine musulmane âgée de 15 ans et plus.

* 31 Ancien chef de cabinet du maire de Rillieux-la-Pape, Arnaud Lacheret est l'auteur de l'ouvrage « Les territoires gagnés de la République ? », paru en 2019.

* 32 Cité par le rapport « Radicalisation islamiste : faire face et lutter ensemble », op.cit.

* 33 « Radicalisation islamiste : faire face et lutter ensemble », op.cit.

* 34 Citées par le rapport « Radicalisation islamiste : faire face et lutter ensemble », op.cit.

* 35 Rapport n° 590 (2014-2015) de Jacques Grosperrin, fait au nom de de la commission d'enquête du Sénat sur le fonctionnement du service public de l'éducation, sur la perte de repères républicains que révèle la vie dans les établissements scolaires et sur les difficultés rencontrées par les enseignants dans l'exercice de leur profession.

* 36 Rapport d'information n° 2082 du 27 juin 2019, fait au nom de la commission des lois de l'Assemblée nationale en conclusion de la mission d'information sur les services publics face à la radicalisation.

* 37 Échange de vues du 20 janvier 2020 devant la commission d'enquête du Sénat sur les réponses apportées par les autorités publiques au développement de la radicalisation islamiste et les moyens de la combattre.

* 38 Enquête réalisée en 2018 à partir de 1 453 questionnaires complétés par un échantillon représentatif de salariés.

* 39 Rapport d'information n° 2082 du 27 juin 2019, op.cit.

* 40 Audition du 27 janvier 2020 devant la commission d'enquête sur les réponses apportées par les autorités publiques au développement de la radicalisation islamiste et les moyens de la combattre.

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