Rapport n° 240 (2021-2022) de Mme Valérie BOYER , fait au nom de la commission des lois, déposé le 1er décembre 2021

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N° 240

SÉNAT

SESSION ORDINAIRE DE 2021-2022

Enregistré à la Présidence du Sénat le 1 er décembre 2021

RAPPORT

FAIT

au nom de la commission des lois constitutionnelles, de législation, du suffrage universel, du Règlement et d'administration générale (1) sur la proposition de loi relative à la commémoration de la répression d' Algériens le 17 octobre 1961 et les jours suivants à Paris ,

Par Mme Valérie BOYER,

Sénatrice

(1) Cette commission est composée de : M. François-Noël Buffet , président ; Mmes Catherine Di Folco, Marie-Pierre de La Gontrie, MM. Christophe-André Frassa, Jérôme Durain, Marc-Philippe Daubresse, Philippe Bonnecarrère, Mme Nathalie Goulet, M. Alain Richard, Mmes Cécile Cukierman, Maryse Carrère, MM. Alain Marc, Guy Benarroche , vice-présidents ; M. André Reichardt, Mmes Laurence Harribey, Muriel Jourda, Agnès Canayer , secrétaires ; Mme Éliane Assassi, MM. Philippe Bas, Arnaud de Belenet, Mmes Nadine Bellurot, Catherine Belrhiti, Esther Benbassa, MM. François Bonhomme, Hussein Bourgi, Mme Valérie Boyer, M. Mathieu Darnaud, Mmes Françoise Dumont, Jacqueline Eustache-Brinio, M. Pierre Frogier, Mme Françoise Gatel, MM. Ludovic Haye, Loïc Hervé, Patrick Kanner, Éric Kerrouche, Jean-Yves Leconte, Henri Leroy, Stéphane Le Rudulier, Mme Brigitte Lherbier, MM. Didier Marie, Hervé Marseille, Mme Marie Mercier, MM. Thani Mohamed Soilihi, Jean-Yves Roux, Jean-Pierre Sueur, Mmes Lana Tetuanui, Claudine Thomas, Dominique Vérien, M. Dany Wattebled .

Voir les numéros :

Sénat :

42 et 241 (2021-2022)

L'ESSENTIEL

Réunie le 1 er décembre 2021, la commission des lois du Sénat n'a pas adopté, sur le rapport de Valérie Boyer (Les Républicains - Bouches-du-Rhône), la proposition de loi n° 42 (2021-2022) relative à la commémoration de la répression d'Algériens le 17 octobre 1961 et les jours suivants à Paris, présentée par Rachid Temal, Jean-Marc Todeschini, David Assouline et Hussein Bourgi et inscrite par le groupe Socialiste, Écologiste et Républicain dans le cadre de son espace réservé.

La proposition de loi se compose de deux articles.

Le premier tend à la reconnaissance par la France de sa responsabilité « dans la répression de manifestants algériens réclamant pacifiquement l ' indépendance de leur pays ayant eu lieu le 17 octobre 1961 et les jours suivants à Paris ».

Le second tend à ce qu'une commémoration officielle rende hommage chaque 17 octobre aux victimes de la répression de manifestants algériens réclamant pacifiquement l'indépendance de leur pays.

I. LA MANIFESTATION DU 17 OCTOBRE 1961 ET SA RÉPRESSION FONT L'OBJET D'UN IMPORTANT TRAVAIL HISTORIQUE ET MÉMORIEL

A. UNE HISTOIRE DÉSORMAIS ÉTABLIE ET LARGEMENT ACCESSIBLE

Soixante ans après la manifestation du 17 octobre 1961, ce n'est pas la question de la responsabilité pénale des acteurs qui est posée, mais celle de l'histoire et de la mémoire .

Les violences illégales commises lors de la répression de la manifestation le 17 octobre 1961 et les jours suivants n'ont pas eu de suites judiciaires. Les instructions, dont l'ouverture avait empêché la constitution d'une commission d'enquête sénatoriale, n'ont en effet pas abouti avant que la publication de l'ordonnance du 14 avril 1962 1 ( * ) n'entraine l'amnistie pour ces faits.

Après une « triple occultation » 2 ( * ) de l'événement et de ses victimes, la manifestation du 17 octobre 1961 a fait, depuis plus de trente-cinq ans, l'objet de nombreuses études historiques. Selon l'estimation de deux historiens britanniques, Jim House et Neil MacMaster, plus d'une centaine de livres et d'articles consacrés spécifiquement à cet événement ont été publiés dans les vingt ans qui ont suivi la publication d'un premier ouvrage en 1985. Ce chiffre a déjà été dépassé pour la période plus courte qui va de 2006 à 2021.

Les travaux des historiens ont été rendus possibles par la large ouverture anticipée des archives de la police et de la justice . Le 17 octobre 1997, à la suite de la discussion de la répression de la manifestation du 17 octobre 1961 dans le cadre du procès intenté à Maurice Papon pour complicité de crime contre l'humanité, le ministre de l'Intérieur Jean-Pierre Chevènement déclarait vouloir faciliter l'accès à l'information, permettant, suite au rapport de la mission Mandelkern 3 ( * ) , l'octroi de dérogations pour l'accès aux archives de la préfecture de police. Comme le précise la réponse apportée par le ministre de l'Intérieur à une question écrite de Nicole Borvo Cohen-Seat, alors sénatrice, en 2002 4 ( * ) : « une circulaire du Premier ministre datée du 4 mai 1999 et concernant l'accès aux archives relatives à la manifestation du 17 octobre 1961 est venue assouplir ce régime dérogatoire. La circulaire du Premier ministre, datée du 13 avril 2001 et publiée au Journal officiel du 26 avril 2001, a ensuite étendu ces facilités d'accès à l'ensemble des archives publiques en relation avec la guerre d'Algérie ». Des archives qui n'auraient pu être accessibles qu'en 2021 en application de la loi n° 79-18 du 3 janvier 1979 et du décret n° 79-1038 du 3 décembre 1979 sur les archives le sont donc depuis plus de vingt ans.

B. UNE MÉMOIRE RECONNUE PAR LES POUVOIRS PUBLICS

Parallèlement à ce travail scientifique pour établir les faits et les causes qui, malgré des divergences persistantes, a permis de dégager sur le 17 octobre 1961 et ses conséquences un certain nombre de consensus , un travail de mémoire s'est engagé porté par des associations et par des historiens militants. Depuis 2001, une cérémonie à lieu à Paris, organisée par la municipalité, à laquelle le Président de la République s'est associé en 2021.

Le 17 octobre 2012, le Président François Hollande publiait une déclaration ainsi rédigée : « Le 17 octobre 1961, des Algériens qui manifestaient pour le droit à l'indépendance ont été tués lors d ' une sanglante répression. La République reconnaît avec lucidité ces faits. »

Le 23 octobre 2012, le Sénat a pour sa part adopté la résolution proposée par Nicole Borvo Cohen-Seat et plusieurs de ses collègues, demandant la reconnaissance par la France de « la réalité des violences et meurtres commis à l'encontre de ressortissants algériens à Paris et dans ses environs lors de la manifestation du 17 octobre 1961 » et la réalisation d'un lieu du souvenir à la mémoire des victimes.

Le 17 octobre 2021, un communiqué de presse de la présidence de la République évoquait la répression « brutale, violente, sanglante » de la manifestation du 17 octobre 1961 et indiquait : « les crimes commis cette nuit-là sous l'autorité de Maurice Papon sont inexcusables pour la République.

La France regarde toute son Histoire avec lucidité et reconnaît les responsabilités clairement établies. Elle le doit d'abord et avant tout à elle-même, à toutes celles et ceux que la guerre d'Algérie et son cortège de crimes commis de tous côtés ont meurtris dans leur chair et dans leur âme. Elle le doit en particulier à sa jeunesse, pour qu'elle ne soit pas enfermée dans les conflits de mémoires et construise, dans le respect et la reconnaissance de chacun, son avenir. »

Cette déclaration intervient après la remise, le 20 janvier 2021, du rapport de l'historien Benjamin Stora, chargé en juillet 2020 par le Président de la République de « dresser un état des lieux juste et précis » sur la mémoire de la colonisation et de la guerre d'Algérie 5 ( * ) , qui, parmi une trentaine de préconisations, propose la constitution d'une Commission « Mémoires et vérité » chargée d'impulser des initiatives communes entre la France et l'Algérie sur les questions de mémoires. Cette commission pourrait « notamment proposer :

« - La poursuite de commémorations, comme celle du 19 mars 1962, demandée par plusieurs associations d'anciens combattants à propos des accords d'Evian, premier pas vers la fin de la guerre d'Algérie. D'autres initiatives de commémorations importantes pourraient être organisées autour : de la participation des Européens d ' Algérie à la Seconde guerre mondiale ; du 25 septembre, journée d'hommage aux harkis et autres membres de formations supplétives dans la guerre d'Algérie ; de la date du 17 octobre 1961, à propos de la répression des travailleurs algériens en France. À tous ces moments de commémorations pourraient être invités les représentants des groupes de mémoires concernés par cette histoire. »

Au regard de la reconnaissance de l'événement et des préconisations du rapport Stora, la proposition de loi propose d'aller plus loin dans la voie de la reconnaissance et de la commémoration en les prévoyant par la loi.

Les « lois mémorielles »

Sur le plan juridique, la reconnaissance d'un événement par le législateur est dépourvue de portée normative. Le Conseil constitutionnel a eu au moins à deux reprises, en 2012 (décision n° 2012-647 DC du 28 février 2012, loi visant à réprimer la contestation de l'existence des génocides reconnus par la loi) et en 2017 (décision n° 2016-745 DC du 26 janvier 2017, loi relative à l'égalité et à la citoyenneté), l'occasion de le rappeler. Le législateur est libre de reconnaître des faits mais les conséquences qui peuvent découler de cette reconnaissance sont limitées. Il ne peut attacher de conséquences pénales à la reconnaissance d'un événement : seule une décision de justice peut qualifier pénalement des faits.

II. LA PORTÉE DE LA RECONNAISSANCE PAR LA LOI DE LA RESPONSABILITÉ DE LA FRANCE ET DE LA MISE EN PLACE D'UNE COMMÉMORATION OFFICIELLE NE FAIT PAS CONSENSUS.

A. MÉMOIRE DES VICTIMES ET MISE EN CONTEXTE DE L'ÉVÉNEMENT

La formule retenue par la proposition de loi dans son article 1 er semble viser au plus large consensus possible . Elle n'attribue pas de responsabilité publique au sens strict, et s'abstient donc de toute prise de position sur la responsabilité individuelle des agents de l'État ou de l'exécutif, mais pointe une responsabilité nationale, celle de la France. Elle reconnaît « la répression de manifestants algériens réclamant pacifiquement l ' indépendance de leur pays » mais ne porte pas de jugement sur la nature de cette répression, ni sur son caractère légal ou illégal. Elle se distingue donc de la proposition de loi déposée en 2011 par le député Patrick Mennucci et plusieurs de ses collègues qui visait à la reconnaissance par la France de « sa responsabilité dans le massacre causé par la répression de la police française le 17 octobre 1961 à Paris » 6 ( * ) .

Ainsi que plusieurs des historiens auditionnés par la rapporteure l'ont souligné, l'enjeu mémoriel est d'abord la reconnaissance des souffrances subies par les victimes . Il se distingue donc de la recherche scientifique de la vérité des faits et de leur causalité qui caractérise la démarche historique. La violence de la répression contre les manifestants du 17 octobre 1961 ne fait aucun doute. Elle a été reconnue tant par le Sénat que par deux Présidents de la République.

La responsabilité de la France telle que l'article 1 er propose de la reconnaître ne fait pour sa part pas consensus. Tout d'abord la violence de la répression était illégale, illégalité imputable non à la Nation mais aux auteurs de ces actes et à leurs complices. Le communiqué de la Présidence de la République publié à l'occasion de la commémoration du soixantième anniversaire de la manifestation déclare : « les crimes commis cette nuit-là sous l'autorité de Maurice Papon sont inexcusables pour la République ». Il rappelle donc la responsabilité administrative et morale du Préfet de Police. La question de la responsabilité de la France peut paraître trop générale, à la fois à ceux qui souhaitent l'assignation claire et nominative de responsabilités et à ceux qui refusent que soit imputée à la Nation entière la responsabilité d'actes illégaux. Elle ne peut donc satisfaire ni ceux qui souhaitent l'assignation officielle d'une responsabilité ni ceux qui ne la souhaitent pas. De fait, nombre des partisans de l'adoption de la proposition de loi ont indiqué à la rapporteure qu'ils lui étaient favorables en tant qu'elle représente une première étape sur le chemin de la reconnaissance.

La question des responsabilités dans les violences commises dans la répression de la manifestation du 17 octobre 1961 ne peut non plus être abstraite du contexte historique dans laquelle celle-ci s'est déroulée . Les origines de la violence à Paris en octobre 1961 font l'objet de controverses historiques entre ceux qui en imputent l'origine aux attentats du FLN en métropole, spécialement dirigés contre les policiers (22 tués et 79 blessés en 1961 pour un total de 47 policiers morts et 140 blessés depuis 1957), et ceux qui considèrent que la cause réside d'abord dans la « terreur d'État » mise en place pour empêcher l'indépendance de l'Algérie.

La controverse historique sur les causes des violences du 17 octobre et des jours suivants renvoie à la question des motivations des manifestants du 17 octobre 1961 . Les auteurs de la proposition de loi se placent sur le plan de la décolonisation et des relations internationales en indiquant que les manifestants réclamaient pacifiquement « l'indépendance de leur pays ». Cette motivation n'était cependant pas la seule . Le rapport Stora évoque pour sa part le 17 octobre comme la « répression des travailleurs algériens en France », tandis que la rapporteure a également entendu la revendication d'une commémoration de la protestation contre le couvre-feu illégal et discriminatoire auquel étaient soumis les Français musulmans d'Algérie. La commémoration du 17 octobre apparaît moins liée pour les porteurs de mémoire à la question de l'indépendance de l'Algérie qu'à la dignité des victimes et à la question de la discrimination dont peuvent faire l'objet les travailleurs immigrés et leurs familles. Dès lors que les revendications des manifestants le 17 octobre concernaient à la fois l'indépendance de l'Algérie et la protestation contre les discriminations et contre le couvre-feu de fait imposé par la Préfecture de Police, il paraît difficile de n'identifier qu'un seul de ces motifs dans la loi.

La rapporteure s'est interrogée sur le choix de décrire les manifestants comme « Algériens », ce qui était juridiquement inexact au moment des faits : la nationalité algérienne n'existait pas et tous les citoyens résidents en Algérie avaient la même nationalité et les mêmes droits civiques depuis les réformes de 1944 et 1956, la seule distinction étant celle de leur statut civil.

La rapporteure a cependant constaté que cette formule fait consensus parmi les historiens, qui se fondent notamment sur la perception que les manifestants pouvaient avoir d'eux-mêmes en tant qu'Algériens et non en tant que Français musulmans d'Algérie, alors que d'autres, notamment les supplétifs de l'armée et de la police françaises, se considéraient comme Français.

B. LE RISQUE D'UNE CONCURRENCE DES MÉMOIRES

Dans une volonté de réunir les différentes mémoires de la guerre d'Algérie, la loi n° 2012-1361 du 6 décembre 2012 a reconnu le 19 mars comme journée nationale du souvenir et de recueillement à la mémoire des toutes les victimes civiles et militaires de la guerre d'Algérie et des combats en Tunisie et au Maroc.

L'exposé des motifs de la proposition de loi inscrit la démarche des auteurs dans le prolongement de la loi n° 99-882 du 18 octobre 1999 relative à la substitution de l'expression « à la guerre d'Algérie ou aux combats en Tunisie et au Maroc », à l'expression « aux opérations effectuées en Afrique du Nord ». Il s'agit de permettre « aux mémoires des rapatriés, des harkis et des autres formations supplétives, des appelés du contingent et de l'immigration algérienne, complémentaires et non concurrentes, de s'exprimer et d'être reconnues ».

Cependant, consacrer par la loi la commémoration d'un événement serait potentiellement de nature à créer de nouveaux débats sur la reconnaissance par la loi d'autres commémorations liées à la mémoire de la guerre d'Algérie.

En effet, c'est par décret qu'a été mise en place en 2003 la journée nationale d'hommage aux harkis et autres membres des formations supplétives 7 ( * ) . Les demandes de parallélisme en matière de niveau de norme trouveraient nécessairement à s'exprimer, de même que la demande de reconnaissance de dates relatives à la mémoire des victimes européennes en Algérie (disparus, victimes de la rue d'Isly à Alger le 26 mars 1962) et des rapatriés.

Il ne paraît donc pas que l'adoption d'une loi puisse contribuer à l'apaisement et au travail mémoriel commun.

*

* *

À l'issue de ses travaux, la commission des lois, sur proposition de la rapporteure, n'a pas adopté la proposition de loi n° 42 (2021-2022) relative à la commémoration de la répression d'Algériens le 17 octobre 1961 et les jours suivants à Paris.

En conséquence, en application du premier alinéa de l'article 42 de la Constitution, la discussion portera en séance sur le texte initial de la proposition de loi.

ANNEXE
LA GUERRE D'ALGÉRIE : LA LEÇON DES CHIFFRES

(Document élaboré et communiqué par M. Jean-Jacques JORDI.)

La guerre d'Algérie : la leçon des chiffres

(établie d'après les recherches de Charles-Robert Ageron, de André Prenant, Xavier Yacono, Maurice Faivre, Guy Pervillé, Jean Monneret, Fouad Soufi, Jean-Charles Jauffret, Jean-Jacques Jordi effectuées en archives, SHAT, CAOM, CADN, AMAE...)

« Algériens - musulmans » tués par les forces françaises : 152 000

Soldats français (y compris soldats et supplétifs musulmans) tués au combat ou dans attentats ALN-FLN : 28 500 (24 000 français et 4 500 « musulmans », et dont près de 8 000 par accident)

Européens tués par le FLN (attentats et représailles) jusqu'au 19 mars 1962 : 2 800

Européens tués par le FLN après le 19 mars 1962 : 463

Disparus européens enlevés par FLN jusqu'au 19 mars 1962 jamais retrouvés : 375

Disparus européens enlevés par FLN après le 19 mars 1962 : 3 098 dont 450 retrouvés morts et 1 700 jamais retrouvés dont on peut logiquement penser qu'ils sont morts.

Musulmans tués par le FLN (attentats et représailles) jusqu'au 19 mars 1962 : 16 400

Musulmans tués par le FLN (attentats et représailles) après le 19 mars : 143 (hors harkis)

Disparus musulmans enlevés par FLN jusqu'au 19 mars 1962 : 13 296

Supplétifs tués après le 19 mars 1962 : ici, faute d'avoir des chiffres relativement précis, le rapport est de 1 à 15 entre les 10 000 morts (recensés en novembre 1962 par le Secrétariat d'Etat aux Affaires algériennes) et les 150 000 morts (selon le rapport du sous-Préfet d'Akbou, M. Robert, et repris par les associations de Harkis). Actuellement, la plupart des historiens qui ont un tant soit peu travaillé sur cette question estiment le massacre des ex-supplétifs entre 25 000 (Charles Robert Ageron) et 70 000 (Maurice Faivre). Quant à moi, j'arrive à 47 000 tués tout en reconnaissant une certaine imprécision et une incertitude car depuis 10 ans, ce chiffre ne cesse de baisser dans mes évaluations.

Morts dus à la lutte fratricide FLN-MNA en France : 4 055 Algériens, 152 civils français

Morts dus à la lutte fratricide FLN-MNA en Algérie : 6 000 Algériens

Européens tués par l'OAS : 445

Musulmans tués par l'OAS : 2 200

Militaires français tués par l'OAS : 58

Européens (y compris membres OAS après avril 1961) tués par l'armée française (décembre 1960-juin 1962, y compris par les barbouzes) : 260

Européens tués par le « FLN » (de juillet 1962, à Oran et dans les campagnes jusqu'en novembre 1962) : 450

Résumé :

La guerre d'Algérie a fait au total 275 500 morts dont :

Civils Européens

Musulmans
civils et militaires

Militaires français

TOTAL

Tués par armée française

260

152 000

152 260

Tués par le FLN-ALN

5 778

83 653

28 500

117 931

Tués par l'OAS

445

2 258

58

2 761

TOTAL

6 483

237 911

28 558

272 952

Ordre de grandeur

6 500

240 000

29 000

275 500

EXAMEN EN COMMISSION

__________

MERCREDI 1 ER DÉCEMBRE 2021

M. François-Noël Buffet , président . - Nous examinons maintenant la proposition de loi relative à la commémoration de la répression d'Algériens le 17 octobre 1961 et les jours suivants à Paris.

Mme Valérie Boyer , rapporteure . - La proposition de loi déposée par Temal et plusieurs de ses collègues du groupe Socialiste Écologiste et Républicain a deux objectifs qui se traduisent dans ses deux articles. Le premier tend à reconnaître la responsabilité de la France dans la répression de la manifestation pacifique d'Algériens réclamant l'indépendance de leur pays à Paris le 17 octobre 1961 et les jours suivants. Le second article prévoit une commémoration annuelle en hommage aux victimes de cette répression.

Je ne reviendrai pas sur les faits et sur le déroulement de la journée du 17 octobre 1961 et des jours suivants. Je rappelle simplement que le texte qui nous est soumis a une vocation symbolique et mémorielle et non pas pénale puisque les faits survenus il y a plus de soixante ans sont soit couverts par l'amnistie décidée en 1962, soit prescrits.

Après une occultation des faits par l'ensemble des acteurs politiques, pour des raisons différentes, les historiens se sont rapidement saisis de cet événement pour en établir le déroulement et les causes. Dès 1985, un premier ouvrage historique paraissait sur la question, et en 1986 l'historien Michel Winock lui consacrait un article dans le journal Le Monde .

Selon l'estimation de deux historiens britanniques, Jim House et Neil MacMaster, plus d'une centaine de livres et d'articles consacrés spécifiquement à cet événement ont été publiés de 1985 à 2005. Ce chiffre a déjà été dépassé pour la période plus courte qui va de 2006 à 2021. Le travail historique est donc considérable et a abouti à de nombreux points de consensus entre les historiens.

Parallèlement à ce travail scientifique, un travail de mémoire s'est engagé porté par des associations et des historiens militants. Depuis 2001 une commémoration annuelle est organisée par la Ville de Paris, commémoration à laquelle le Président de la République s'est associé cette année.

En 2012, à l'initiative de notre ancienne collègue la présidente Nicole Borvo Cohen-Seat, le Sénat avait adopté une résolution tendant à ce que la France reconnaisse la répression de la manifestation du 17 octobre et qu'un lieu de souvenir à la mémoire des victimes soit créé.

Le président François Hollande a effectivement en 2012 déclaré : « Le 17 octobre 1961, des Algériens qui manifestaient pour le droit à l'indépendance ont été tués lors d'une sanglante répression. La République reconnaît avec lucidité ces faits. » Un communiqué de presse de la présidence de la République du 17 octobre dernier comporte pour sa part la déclaration suivante : « Les crimes commis cette nuit-là sous l'autorité de Maurice Papon sont inexcusables pour la République. »

On ne peut donc que constater l'importance du travail historique et mémoriel déjà accompli, y compris par le Sénat.

La proposition de loi soumise à notre examen nous propose d'aller plus loin et de reconnaître par la loi la responsabilité de la France. Je tiens à souligner le caractère mesuré de la formulation retenue qui vise la répression sans la qualifier pénalement.

Cependant, reconnaître la responsabilité de la France ne peut recueillir le consensus.

D'une part, parmi les historiens et militants, le souhait de voir des responsabilités clairement attribuées persiste, au-delà de la responsabilité du préfet de police de l'époque. Ceux qui sont favorables à cette proposition de loi m'ont indiqué qu'elle constituait une « première étape » dans la reconnaissance de la responsabilité. Elle ne pourrait donc pas clore le débat.

D'autre part, la proposition de loi isole le 17 octobre 1961 du contexte des violences liées à la guerre d'Algérie en métropole. Or cette mise en contexte est l'un des enjeux majeurs du débat entre historiens aujourd'hui, entre ceux qui estiment que les violences sont liées à la vague d'attentats du Front de libération nationale (FLN) visant particulièrement les policiers - 22 tués et 79 blessés en 1961, pour un total de 47 morts et 140 blessés depuis 1957 en métropole -, et ceux qui estiment qu'elle résulte d'une « terreur d'État » mise en place par les opposants à l'indépendance de l'Algérie.

Il me paraît impossible d'envisager de reconnaître la responsabilité de la France sans prendre en compte les violences, et particulièrement les attaques contre les policiers. Le climat de tension était intense à l'époque, notamment en raison de la lutte sanglante entre mouvements indépendantistes, le FLN et le Mouvement national algérien (MNA), que décrit bien le livre de Jean-Paul Brunet, Police contre FLN : le drame d'octobre 1961.

Outre cette question importante, la formulation proposée par l'article 1 er fait débat. N'est mentionnée en effet que la revendication de l'indépendance de l'Algérie. Or il m'a été indiqué avec force lors de mes auditions que c'est d'abord la protestation contre le couvre-feu de fait, qui avait été instauré par la préfecture de police et qui était ressenti comme discriminatoire, qui était l'objet de la manifestation. Mentionner la seule revendication indépendantiste ne reflète pas la volonté des porteurs de la mémoire de l'événement. Je note aussi que Benjamin Stora évoque, pour sa part, dans son rapport remis en janvier dernier au Président de la République, s'agissant du 17 octobre 1961, la répression de travailleurs algériens. Voilà qui est une troisième vision de l'événement.

Ainsi tant sur la responsabilité de la France que sur les motivations de l'événement, l'article 1 er ne me semble pouvoir être l'objet d'un consensus et risque de susciter de nouveaux débats.

Je me suis également interrogée sur le choix de décrire les manifestants comme « Algériens », ce qui était juridiquement inexact au moment des faits. La nationalité algérienne, en effet, n'existait pas à l'époque. Tous les citoyens résidant en Algérie avaient la même nationalité et les mêmes droits civiques depuis les réformes de 1944 et 1956. La différence concernait le statut civil. Je rappelle que, depuis le décret Crémieux de 1870, les juifs d'Algérie étaient devenus Français à part entière, car ils avaient accepté le code civil, à la différence des musulmans d'Algérie qui ne l'ont pas accepté, notamment à cause de la législation sur le mariage ou l'héritage. J'ai cependant constaté que cette formule fait consensus parmi les historiens, qui se fondent notamment sur la perception que les manifestants pouvaient avoir d'eux-mêmes en tant qu'Algériens et non en tant que Français musulmans d'Algérie, alors que d'autres, notamment les supplétifs de l'armée et de la police française, se considéraient comme Français.

J'en viens maintenant à l'article 2 et à la mise en place d'une commémoration annuelle. La mise en place d'une telle commémoration par la loi me paraît inadaptée pour deux raisons. La première est que la loi du 6 décembre 2012, dans une volonté de réunir les différentes mémoires de la guerre a déjà reconnu le 19 mars comme journée nationale du souvenir et de recueillement à la mémoire des toutes les victimes civiles et militaires de la guerre d'Algérie et des combats en Tunisie et au Maroc. On peut discuter de la date choisie, mais la commémoration existe pour toutes les victimes.

Dès lors, reconnaître par la loi la nécessité de commémorer les victimes du 17 octobre et des jours suivants appellera nécessairement la reconnaissance par la loi d'autres dates pour les autres victimes. Je rappelle c'est par décret qu'a été mise en place en 2003 la journée nationale d'hommage aux harkis et autres membres des formations supplétives, le 25 septembre.

Outre les difficultés qui s'attachent à toute loi mémorielle, cette proposition de loi risque de conduire à de nouvelles revendications et à une concurrence des mémoires que nous souhaitons tous éviter. D'autres épisodes sanglants ont eu lieu, comme ceux de la rue d'Isly en 1962 ou ceux du 5 juillet de la même année à Oran, qui ne sont pas prévus par la loi aujourd'hui.

La séance publique nous permettra de connaître la position du Gouvernement sur la question des mémoires de la guerre d'Algérie et peut-être de la clarifier. Hier, un groupe de jeunes descendants des acteurs de la guerre d'Algérie a remis ses préconisations pour une mémoire apaisée au Président de la République. Il me semble que cela constitue une piste intéressante. Je crois que nous devons éviter de « saucissonner » les commémorations et de créer un millefeuille mémoriel autour de la guerre d'Algérie ; la loi a déjà prévu deux dates - le 19 mars et le 5 décembre -, auxquelles s'ajoute la date du 25 septembre, prévue par décret. À titre personnel, j'aurais d'ailleurs préféré qu'il n'y ait qu'une seule date, celle de tous les Français et de ceux qui ont choisi la France.

Pour l'ensemble des raisons indiquées, je vous propose de ne pas adopter le texte de cette proposition de loi.

M. Jean-Pierre Sueur . - Je vous ai écoutée avec attention. Selon vous, si l'on décidait de commémorer le 17 octobre, il faudrait commémorer aussi bien d'autres événements. Pendant longtemps on a préféré parler des « événements » d'Algérie. La « guerre » n'a été reconnue que tardivement. Bien des atrocités ont eu lieu, de part et d'autre, c'est vrai. Toutefois, les faits qui se sont passés le 17 octobre 1961 sont particulièrement marquants : des corps ont été jetés dans la Seine ! Si on repousse à chaque fois ce genre de tentatives destinées à prendre en compte les souffrances, on ne fera rien et on ne parviendra pas à construire une mémoire apaisée, comme vous le souhaitez pourtant.

Je me rends aux cérémonies de commémoration le 19 mars. Cette cérémonie est organisée dans des milliers de communes ; les anciens combattants d'Algérie s'y retrouvent. Je ne comprends pas le fondement historique de la date du 5 décembre : il semblerait qu'elle ait été choisie, car elle correspondait au seul jour de libre dans l'agenda du Président de la République pour inaugurer un moment à Paris... Reconnaître la date du 17 octobre contribuerait, de manière non négligeable, à l'apaisement que nous recherchons tous. D'ailleurs, avec sa participation à une cérémonie le 17 octobre dernier, le Président de la République a engagé la République. J'espère que notre commission votera cette proposition de loi.

Mme Esther Benbassa . - En écoutant notre rapporteure, j'ai eu l'impression, par moments, qu'elle réécrivait l'histoire. Le couvre-feu était dû à la guerre d'Algérie ; des manifestations avaient lieu à Paris. On ne peut dissocier les deux. Les habitants de l'Algérie, dites-vous, étaient Français, c'est vrai, mais le décret Crémieux de 1870 ne visait pas les Arabes musulmans - c'est d'ailleurs toujours un point de friction entre juifs et musulmans en France. Il est difficile d'affirmer aussi que Maurice Papon était seul responsable de la répression : il n'a pas agi seul ! Il faut donc que la France assume cette répression envers les manifestants algériens. Il est temps, si l'on veut parvenir à la réconciliation et à l'apaisement, de reconnaître cette répression qui constitue un facteur d'identité des Algériens en France et donne lieu à différents rassemblements de leur part. Cela contribuerait aussi à la réconciliation avec l'Algérie.

M. Guy Benarroche . - Le dossier est complexe et sensible. Le conflit en Algérie était une véritable guerre, qui a laissé des cicatrices profondes. Je salue cette proposition de loi visant à créer un jour de commémoration officiel pour rendre hommage aux victimes d'une répression organisée. Le Président de la République l'a reconnu, en qualifiant les crimes commis cette nuit-là « sous l'autorité » de Maurice Papon, et non « par » Maurice Papon - j'insiste - d'« inexcusables pour la République». Maurice Papon était à l'époque préfet de police. Le Président de la République reconnaît ainsi l'existence d'un crime d'État qui a été préparé à l'avance. Les historiens ont montré, en effet, que plusieurs disparitions suspectes avaient eu lieu les jours précédents. Nous voterons ce texte et demandons que les archives soient totalement ouvertes aux historiens.

Mme Jacqueline Eustache-Brinio . - Merci à notre rapporteure d'avoir rappelé le contexte historique. Je suivrai son avis. Nous avons tous une volonté d'apaisement s'agissant de la guerre d'Algérie. Je ne suis pas sûr que ce genre de texte, qui nous installe dans une repentance permanente, y contribue. Il ne faut pas confondre le travail des historiens et celui du législateur. Il appartient aux historiens de rappeler ce que la France a fait de mal et de bien. Des atrocités ont été commises, il faut le reconnaître. Mais des Français vivant en Algérie ont aussi été meurtris, et on n'en parle guère. Ce n'est pas en remuant le passé et en se flagellant que l'on parviendra à apaiser les mémoires et à résorber les tensions avec l'Algérie.

M. Patrick Kanner . - Notre rapporteure préférerait que l'on parle de manifestants de nationalité française, plutôt que de manifestants algériens. Or, c'est lors d'un comité interministériel du 5 octobre 1961 que le préfet de police a décidé de mettre en place un couvre-feu « pour tous les travailleurs musulmans algériens » entre 20 h 30 et 5 h 50. Ceux qui se rendaient à leur travail pendant le couvre-feu devaient fournir un formulaire de leur employeur visé par le service d'assistance technique aux Français musulmans d'Algérie. Cette obligation a permis à la préfecture de police de ficher 14 000 Algériens. Si nous employons le terme de manifestants algériens dans cette proposition de loi, c'est à dessein. Il s'agissait peut-être de Français, mais alors de seconde zone.

Mme Brigitte Lherbier . - L'« apaisement » est un mot qui est revenu souvent. J'ai eu, parmi mes élèves, beaucoup d'étudiants d'origine algérienne. Ils veulent savoir ce qui s'est passé et se tournent vers les historiens. En revanche, dans les banlieues, les jeunes ne sont pas animés par un désir de recherche historique : ils sont en recherche d'identité ; tout est prétexte pour trouver, dans l'histoire, un exutoire à leur mal-être et des justifications à la violence. C'est compréhensible, car ces jeunes sont tiraillés entre deux cultures, mais cela relève plus de la sociologie que de l'histoire. Plus on parlera des violences qui ont eu lieu dans le passé contre leurs grands-parents, plus on risque de susciter chez eux un sentiment d'amalgame, et donc de créer des tensions. Ce n'est pas en ressassant le passé qu'on les incitera à aimer la France.

M. Philippe Bas . - Je suivrai l'avis de notre rapporteure. Lorsque le président Chirac a reconnu en 1995 la responsabilité de la France, non de l'État, dans la rafle du Vél' d'Hiv, il a pesé ses mots. Il s'appuyait sur une réalité historique : il a considéré que ce n'était pas simplement une administration qui avait commis le crime, mais bien la France. Sa déclaration a fait l'objet de contestations à l'époque. Elle est en effet très grave au sens où elle est empreinte de gravité. Mais on peut considérer que, dans la collaboration, il y a à l'oeuvre un antisémitisme qui exprime une certaine réalité française.

Puisque cette proposition de loi reprend les mêmes termes que ceux employés par Jacques Chirac, je me demande si l'on a affaire à des événements, quelle que soit leur gravité, de même nature et qui impliquent la Nation française. Je ne peux pas supporter l'idée que je doive assumer, en tant que Français, une part de responsabilité historique dans la répression sanglante d'une manifestation commise durant une guerre qui a donné lieu à des actes barbares de part et d'autre. Il me semble qu'il y a une forme de partialité à vouloir faire reconnaître la responsabilité de la France, et non simplement du préfet de police, voire de sa hiérarchie, pour des événements qui s'inscrivent dans un conflit qui a connu tant d'autres atrocités. Est-il justifié de reconnaître unilatéralement, comme les bourgeois de Calais, notre responsabilité, sans attendre de réciprocité de la part du gouvernement algérien, qui est l'héritier d'un mouvement qui a aussi commis des actes de barbarie ? Peut-être les Algériens considèrent-ils qu'ils avaient le droit pour eux, mais des atrocités ont bien eu lieu. Si je trouve ignoble la répression du 17 octobre 1961, je trouve excessif de reprendre les termes utilisés par Jacques Chirac en 1995 pour reconnaître la responsabilité de la France dans la rafle du Vél' d'Hiv.

Monsieur Sueur, la date du 5 décembre n'a pas été a été instaurée comme date de mémoire par le Président de la République en fonction de la disponibilité de son agenda, mais bien par le Parlement lorsqu'il a voté la loi du 23 février 2005. Il s'agissait de parvenir à une forme de consensus, qui n'a jamais existé en France, sur la célébration de la paix. Pour beaucoup de Français, on ne pouvait retenir la date du 19 mars, date anniversaire de la proclamation du cessez-le-feu en Algérie, car il y a eu des morts après cette date. Il n'est pas correct d'abaisser ainsi le choix de la date du 5 décembre en la réduisant à un motif de pure convenance personnelle.

M. Arnaud de Belenet . - Nous partageons l'avis de notre rapporteure et la remercions pour sa clarté et sa pondération. Comme l'a rappelé Philippe Bas, l'apaisement ne peut être unilatéral, pas plus que la construction de la mémoire.

Mme Éliane Assassi . - Je remercie notre rapporteure d'avoir fait référence à la proposition de résolution que nous avions déposée en 2012 et qui avait été, d'ailleurs, adoptée. Toutefois, je ne peux partager ses conclusions. Certains propos tenus à l'instant m'ont heurtée. Je ne peux accepter d'entendre que les jeunes d'origine algérienne seraient des abrutis qui recherchent un prétexte à la violence. Ce qu'ils veulent, c'est connaître la vérité. Il conviendrait de verser aux archives nationales les archives de la préfecture de police. Voilà qui constituerait un acte d'apaisement !

Mme Catherine Di Folco . - Je partage les propos de Philippe Bas. Une question technique : l'article 1 er relève-t-il bien du domaine législatif ?

M. Éric Kerrouche . - Cette question est étonnante : le Parlement a déjà eu l'occasion de voter des lois mémorielles, comme celle reconnaissant le génocide arménien. Manifestement, l'exercice de la mémoire est différent selon les bancs !

Je ne suis pas sûr, à la différence de Philippe Bas, qu'il y ait une gradation dans l'horreur. Ce n'est pas parce que l'on désigne les choses avec le même mot qu'elles deviennent identiques. La gravité d'un acte ne saurait en excuser un autre. Vous évoquez la réciprocité. Mais ce n'est pas la question de ce texte ! Faire un devoir de mémoire, reconnaître la responsabilité de la France dans la répression du 17 octobre 1961, ce n'est pas se mettre en situation de faiblesse par rapport à l'Algérie. C'est simplement reconnaître la responsabilité de la France à l'égard des victimes. J'ai été heurté par les propos de Brigitte Lherbier. Évitons d'essentialiser les sujets, en accréditant l'idée que les populations immigrées d'origine algérienne seraient incapables de s'intégrer, qu'il s'agit de populations à problèmes...

Mme Brigitte Lherbier . - Ce n'est pas ce que j'ai dit !

M. Éric Kerrouche . - Il faut faire attention à ses propos. Chacun a sa mémoire, sa culture ; nous avons tous des origines variées et cela ne nous empêche pas de nous intégrer, d'appartenir à ce pays et de l'aimer.

M. François-Noël Buffet , président . - Je n'ai pas entendu de propos désobligeants dans cette discussion. C'est l'honneur de notre commission de parvenir à échanger de manière courtoise et respectueuse, quels que soient les sujets.

M. Jean-Yves Leconte . - Savoir assumer notre histoire dans sa complexité est une force, aussi bien en interne qu'à l'égard de l'extérieur. Il s'agit de regarder notre histoire en face. L'enjeu n'est donc pas la réciprocité, mais la lucidité. Cette démarche est source de force et nous permet aussi d'exprimer des exigences, le cas échéant, à l'égard d'autres pays.

Notre rapporteure a évoqué la différence entre le statut civil de droit local et le statut de droit commun : en tant que sénateur des Français de l'étranger, je reçois de nombreux dossiers de demande de nationalité. Je suis toujours très étonné. Notre République d'aujourd'hui n'est plus la République des années 1950. Il ne serait pas concevable à l'heure actuelle que des personnes de même nationalité aient des droits différents. Cette histoire continue de peser sur les générations suivantes. Je m'étonne que pour prouver la nationalité d'une personne, il faille parfois se référer, encore aujourd'hui, à des décrets qui datent de 1870.

M. François Bonhomme . - Notre débat confirme que l'apaisement n'est pas toujours au rendez-vous. Je rejoins Catherine Di Folco : toutes les lois mémorielles ne sont pas les bienvenues. Les historiens, dont c'est le domaine de compétence, sont d'ailleurs les premiers à les regretter. C'est pourquoi les initiatives visant à faire reconnaître tel ou tel fait historique dans la loi me rendent toujours un peu fébrile.

En l'occurrence, les faits historiques qui nous occupent aujourd'hui sont parfaitement connus et dénoncés. La France a fait un travail d'examen de conscience considérable. Je ne suis pas sûr que le même travail ait été fait de l'autre côté de la Méditerranée. Protégeons la discipline historique de toute interférence de cette nature.

Mme Valérie Boyer , rapporteure . - Je vous remercie de vos interventions. Elles montrent que, soixante ans après, les cicatrices ne sont toujours pas refermées. Elles montrent aussi que nous devons être prudents afin de ne pas tomber dans la concurrence des mémoires.

Je n'ai pas choisi d'être rapporteure de ce texte qui ravive des difficultés, y compris personnelles. Je vais néanmoins m'efforcer de répondre à chacun.

Vous avez raison, monsieur Sueur, les mémoires évoluent, l'interprétation des faits et des connaissances historiques aussi. J'estime que sur cette question, le meilleur ouvrage est celui de Jean-Paul Brunet, qui était un homme de gauche. Il ne me semble donc pas que je puisse être suspectée pour cette référence. Toutefois, ce n'est pas par la loi que nous pourrons apaiser cette question. Le travail mémoriel est important, mais à mon sens il ne sera pas facilité par ce texte.

Monsieur Kanner, je rappelle que la notion juridique employée à l'époque était effectivement celle de Français musulman d'Algérie. On employait alors le terme d'Algérien comme celui de Breton, de Provençal ou d'Alsacien. Toutefois, vous avez raison, les personnes issues des trois départements d'Algérie étaient alors considérées comme des citoyens de seconde zone, et ce, quelle que soit leur religion. Je vous rappelle les propos de Gaston Defferre sur les rapatriés. À l'époque, la violence des propos et des actes était extrême.

Chère Jacqueline Eustache-Brinio, je partage votre constat : cette proposition de loi n'apportera pas l'apaisement, c'est d'ailleurs pourquoi je vous inviterai à la rejeter.

Madame Benbassa, monsieur Benarroche, l'époque était effectivement très violente. On ne peut pas analyser ce texte sans cette mise en contexte. Il n'y a hélas pas eu que le 17 octobre 1961. Pour le Front de libération nationale (FLN), la France métropolitaine et Paris étaient divisés en wilayas . Même si les faits furent à l'époque qualifiés d'« événements », il s'agissait bien d'une guerre civile, dont Jean-Jacques Jordi estime le nombre de morts à 275 500. Des assassinats étaient perpétrés quotidiennement contre la police française, qui déplorait aussi de nombreux blessés. Jean-Paul Brunet décrit très bien la répression orchestrée contre les Français musulmans d'Algérie, et le racket organisé par le FLN pour lever l'impôt révolutionnaire.

La violence de la manifestation du 17 octobre 1961 contre le couvre-feu s'inscrit dans ce contexte très violent. Si des morts sont imputables à la police, d'autres le sont au MNA et au FLN. La notion de crime d'État est grave, elle fait débat, et j'estime qu'on ne peut pas en discuter au travers de ce texte.

Monsieur Bas, je vous remercie de votre analyse profonde, que je partage pleinement. On ne peut pas analyser isolément les événements du 17 octobre. Ce n'est pas parce que les Français ont perdu cette guerre que cette histoire doit toujours être racontée d'une façon qui les met en cause. Contrairement à la date du 19 mars qui fait toujours débat, le 5 décembre est une date d'apaisement. On peut rendre hommage au président Chirac de l'avoir choisie.

Je partage votre analyse, monsieur de Belenet : ce n'est pas par le biais d'une repentance unilatérale que nous parviendrons à l'apaisement.

Madame Assassi, la vérité peut effectivement apaiser. J'ai signalé le travail d'étudiants qui ont remis leurs conclusions hier au Président de la République. Cela montre que les historiens travaillent toujours et que les mémoires évoluent.

Madame Di Folco, il est exact que l'article 1 er est dépourvu de portée normative. Il s'agit d'un texte symbolique et mémoriel.

Monsieur Kerrouche, je vous accorde qu'il n'y a pas de gradation dans l'horreur, mais mettre en cause la responsabilité de la France est grave, et j'estime qu'il n'appartient pas à la loi de trancher, en tout cas pas cette question précise.

Monsieur Leconte, les Français musulmans d'Algérie ont fait le choix de conserver le droit local musulman en matière civile. C'est parce que la France les a respectés dans leur choix qu'ils n'ont pas bénéficié d'un décret Crémieux qui leur soit adapté.

Le Parlement a reconnu le génocide arménien, mais il l'a fait parce que certains Français d'origine arménienne qui sont toujours menacés. Malheureusement, l'actualité récente a démontré l'utilité d'une telle reconnaissance. La démarche qui préside au texte qui nous est proposé est totalement différente, et c'est pourquoi je vous invite à le rejeter.

M. François-Noël Buffet , président . - Je vous propose de considérer qu'entrent dans le périmètre du texte les dispositions relatives aux événements liés à la manifestation du 17 octobre 1961 et aux jours suivants.

EXAMEN DES ARTICLES

Article 1 er

L'article 1 er n'est pas adopté.

Article 2

L'article 2 n'est pas adopté.

Après l'article 2

L'amendement COM-1 est déclaré irrecevable en application de l'article 45 de la Constitution.

La proposition de loi n'est pas adoptée.

Conformément au premier alinéa de l'article 42 de la Constitution, la discussion en séance portera en conséquence sur le texte initial de la proposition de loi déposée sur le Bureau du Sénat.

Le sort de l'amendement examiné par la commission est retracé dans le tableau suivant :

Auteur

Objet

Sort de l'amendement

Article additionnel après l'article 2

M. CANÉVET

1

Attribution du bénéfice d'une demi-part fiscale supplémentaire aux veuves de 74 ans et plus, quel que soit l'âge du décès de leur époux dès lors qu'il a été titulaire de la carte du combattant.

Irrecevable article 45

RÈGLES RELATIVES À L'APPLICATION DE L'ARTICLE 45
DE LA CONSTITUTION ET DE L'ARTICLE 44 BIS
DU RÈGLEMENT DU SÉNAT (« CAVALIERS »)

Si le premier alinéa de l'article 45 de la Constitution, depuis la révision du 23 juillet 2008, dispose que « tout amendement est recevable en première lecture dès lors qu'il présente un lien, même indirect, avec le texte déposé ou transmis », le Conseil constitutionnel estime que cette mention a eu pour effet de consolider, dans la Constitution, sa jurisprudence antérieure, reposant en particulier sur « la nécessité pour un amendement de ne pas être dépourvu de tout lien avec l'objet du texte déposé sur le bureau de la première assemblée saisie » 8 ( * ) .

De jurisprudence constante et en dépit de la mention du texte « transmis » dans la Constitution, le Conseil constitutionnel apprécie ainsi l'existence du lien par rapport au contenu précis des dispositions du texte initial, déposé sur le bureau de la première assemblée saisie 9 ( * ) . Pour les lois ordinaires, le seul critère d'analyse est le lien matériel entre le texte initial et l'amendement, la modification de l'intitulé au cours de la navette restant sans effet sur la présence de « cavaliers » dans le texte 10 ( * ) . Pour les lois organiques, le Conseil constitutionnel ajoute un second critère : il considère comme un « cavalier » toute disposition organique prise sur un fondement constitutionnel différent de celui sur lequel a été pris le texte initial 11 ( * ) .

En application des articles 17 bis et 44 bis du Règlement du Sénat, il revient à la commission saisie au fond de se prononcer sur les irrecevabilités résultant de l'article 45 de la Constitution, étant précisé que le Conseil constitutionnel les soulève d'office lorsqu'il est saisi d'un texte de loi avant sa promulgation.

En application du vademecum sur l'application des irrecevabilités au titre de l'article 45 de la Constitution, adopté par la Conférence des Présidents, la commission des lois a arrêté, lors de sa réunion du mercredi 1 er décembre 2021, le périmètre indicatif de la proposition de loi n° 42 (2021-2022) relative à la commémoration de la répression d'Algériens le 17 octobre 1961 et les jours suivants à Paris .

Elle a considéré que ce périmètre incluait :

- les dispositions relatives aux événements liés à la manifestation du 17 octobre 1961 et aux jours suivants.

LISTE DES PERSONNES ENTENDUES

M. Jim House , maître de conférences à l'université de Leeds

M. Jean-Jacques Jordi , historien

Mme Samia Messaoudi , journaliste, cofondatrice de l'association « Au nom de la mémoire »

M. Guy Pervillé , professeur émérite des Universités

M. Fabrice Riceputi , historien et professeur d'histoire-géographie

M. Jean Sévillia , journaliste, historien

LA LOI EN CONSTRUCTION

Pour naviguer dans les rédactions successives du texte, le tableau synoptique de la loi en construction est disponible sur le site du Sénat à l'adresse suivante :

http://www.senat.fr/dossier-legislatif/ppl21-042.html


* 1 Ordonnance n° 62-428 rendant applicable sur l'ensemble du territoire de la République le décret n° 62-328 du 22 mars 1962 portant amnistie de faits commis dans le cadre des opérations de maintien de l'ordre dirigées contre l'insurrection algérienne.

* 2 Selon l'expression de l'historien Gilles Manceron dans l'analyse publiée en 2011 avec l'ouvrage Le 17 octobre des Algériens de Marcel et Paulette Péju. Les trois facteurs qui ont contribué au silence entourant le 17 octobre ont été : « la négation et la dénaturation immédiates des faits de la part de l'État français, prolongée par son désir de les cacher ; la volonté de la gauche institutionnelle que la mémoire de la manifestation de Charonne contre l'OAS en février 1962 recouvre celle de ce drame ; et le souhait des premiers gouvernements de l'Algérie indépendante qu'on ne parle plus d'une mobilisation organisée par des responsables du FLN qui étaient, pour la plupart, devenus des opposants. »

* 3 Rapport de M. Dieudonné Mandelkern pour l'établissement d'un inventaire des archives administratives sur la répression de la manifestation du FLN du 17 octobre 1961, remis au ministre de l'Intérieur le 8 janvier 1998.

* 4 Réponse du Ministère de l'intérieur, de la sécurité intérieure et des libertés locales publiée dans le JO Sénat du 05/09/2002 - page 1971.

* 5 Rapport sur les questions mémorielles portant sur la colonisation et la guerre d'Algérie, Benjamin Stora, janvier 2021.

* 6 Proposition de loi n° 4162 (XIVème législature) relative à la reconnaissance du massacre des Algériens du 17 octobre 1961 à Paris.

* 7 Décret du 31 mars 2003 instituant une Journée nationale d'hommage aux harkis et autres membres des formations supplétives.

* 8 Cf. commentaire de la décision n° 2010-617 DC du 9 novembre 2010 - Loi portant réforme des retraites.

* 9 Cf. par exemple les décisions n° 2015-719 DC du 13 août 2015 - Loi portant adaptation de la procédure pénale au droit de l'Union européenne et n° 2016-738 DC du 10 novembre 2016 - Loi visant à renforcer la liberté, l'indépendance et le pluralisme des médias.

* 10 Décision n° 2007-546 DC du 25 janvier 2007 - Loi ratifiant l'ordonnance n° 2005-1040 du 26 août 2005 relative à l'organisation de certaines professions de santé et à la répression de l'usurpation de titres et de l'exercice illégal de ces professions et modifiant le code de la santé publique.

* 11 Décision n° 2020-802 DC du 30 juillet 2020 - Loi organique portant report de l'élection de six sénateurs représentant les Français établis hors de France et des élections partielles pour les députés et les sénateurs représentant les Français établis hors de France.

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