B. UNE ÉPÉE DE DAMOCLÈS SUR LA FILIÈRE BOVINE FRANÇAISE

1. Des processus d'élevage diamétralement opposés conduisant à un déficit de compétitivité des éleveurs français

Les différences fondamentales entre les modèles d'élevage canadien et français, voire européen, conduisent nécessairement à un déficit de compétitivité en défaveur de nos éleveurs.

Dans un rapport au Premier ministre rendu le 7 septembre 2017, une commission indépendante chargée de l'évaluation de l'impact de l'AECG sur l'environnement, le climat et la santé présidée par Mme Katheline Schubert23(*) relevait que « les conditions d'élevage diffèrent beaucoup entre l'Union européenne et le Canada : bien-être animal, alimentation animale, administration d'antibiotiques comme activateurs de croissance », rappelant par exemple que « au Canada, si les exploitations détenant des vaches allaitantes sont familiales et de taille comparable à celles de l'UE, l'engraissement s'effectue dans des feed lots de grande taille : 60 % des feed lots ont plus de 10 000 têtes ».

Elle en tirait la conclusion que « dans le cadre d'une libéralisation des échanges, les agriculteurs européens pourraient être pénalisés par des coûts de production plus élevés, les règles européennes ayant souvent comme conséquence des itinéraires techniques plus coûteux en équipement et/ou en travail, la réalisation d'investissements non directement productifs (traitement du lisier, aménagement des bâtiments d'élevage...) ou des coûts de transport plus élevés ».

2. Si les importations de viande bovine canadienne sont à ce jour limitées, plusieurs facteurs sont susceptibles de faire évoluer cette situation

Comme rappelé supra, les différents bilans provisoires de la mise en oeuvre provisoire de l'accord réalisés tant au niveau européen que français laissent apparaître une faible utilisation des contingents prévus pour les exportations de viande bovine canadienne. Force est cependant de constater que cet accord continue de faire peser une épée de Damoclès sur la filière bovine française.

Ainsi, selon l'étude du CEPII précitée, l'impact de l'AECG sur les secteurs de l'élevage de bétail et de la viande rouge rapporté à la valeur-ajoutée serait négatif : respectivement de - 1,7 % et - 4,8 %. En valeur absolue, les effets seraient de - 9 M€ et - 56 M€.

En outre, la viande bovine importée du Canada est essentiellement constituée des morceaux nobles d'aloyau ou de ses substituts24(*). Selon Interbev un contingent canadien pleinement utilisé et exclusivement constitué d'aloyau conduirait à un déséquilibre de la production européenne équivalant à 200 000 téc, soit environ 600 000 bovins.

Or plusieurs facteurs pourraient conduire à une augmentation du taux d'utilisation des contingents par les éleveurs canadiens.

En premier lieu, le Canada, qui exporte plus de 50 % de sa production nationale de viande bovine25(*), est à l'heure actuelle principalement tourné vers les marchés américain et asiatique. Tout retournement sur ces marchés conduirait les producteurs canadiens à se concentrer sur le marché européen, ce dernier constituant dans cette hypothèse un marché de repli pour le Canada.

En second lieu, si, à l'heure actuelle, les règles européennes en termes d'utilisation de produits sanitaires et phytosanitaires constituent une limite au développement des importations de viande canadienne, cette situation ne pourrait être que temporaire pour plusieurs raisons :

les éleveurs canadiens n'ont pas consenti, à ce stade, d'investissements importants pour se conformer aux exigences européennes dans la mesure où l'accord n'a pas été définitivement ratifié. Il existe donc un risque pour que celui-ci soit dénoncé à la suite d'un rejet par un État-membre. L'entrée en vigueur définitive de l'accord changera certainement la donne ;

- il a été indiqué en audition que d'importants acteurs canadiens tels que JBS et Cargill commencent à manifester des signes d'intérêt pour le marché européen ;

- plus inquiétant, à l'occasion du comité mixte qui s'est tenu du 3 au 5 octobre 2023, l'Union européenne a confirmé que l'EFSA a reçu et évalué le dossier technique du Canada à l'appui de l'acide peroxyacétique (ou peracétique) en tant que substance de décontamination pour les carcasses de boeuf, le Canada indiquant garder « l'espoir d'un résultat favorable de la part de l'EFSA ».

Or, comme le relève le comité de suivi des filières sensibles dans son 5e rapport : « Il ressort que les règlementations sanitaires européennes constituent toujours un défi pour les producteurs canadiens, notamment s'agissant de la gamme complète de substances d'interventions antimicrobiennes que les principaux transformateurs canadiens utilisent pour répondre aux exigences réglementaires de l'Amérique du Nord (par exemple, le PAA - Acide peracétique comme traitement organique supplémentaire de la carcasse) ». Si l'Union européenne devait céder sur ce point, comme elle a pu le faire par le passé pour l'utilisation d'acide lactique, un obstacle important pour les producteurs canadiens serait ainsi levé.

Dans l'hypothèse d'une augmentation des importations de viande bovine canadienne, un rééquilibrage ne serait pas à attendre du côté des exportations européennes de produits laitiers dans la mesure où, comme le montre le tableau ci-après, le taux d'utilisation des contingents de fromage (93 % en 2023 et 83 % pour les fromages industriels) dont bénéficie l'Union européenne sont déjà pratiquement intégralement utilisés, ne laissant entrevoir que des perspectives limitées d'accroissement des exportations.

Évolution de l'utilisation des contingents tarifaires de fromage

 

2018

2019

2020

2021

2022

2023

Tous types

Ouvert

5 333

8 000

10 667

13 333

16 000

16 000

Utilisé

5 290

7 811

10 234

13 075

15 418

14 886

%

99,2 %

97,6 %

95,9 %

98,1 %

96,4 %

93 %

Industriels

Ouvert

567

850

1 133

1 417

1 700

1 700

Utilisé

403

660

876

1 321

687

1 407

%

71,1 %

77,6 %

77,3 %

93,2 %

40,4 %

83 %

Source : direction générale du Trésor, réponse au questionnaire du rapporteur, d'après des données Global Affairs Canada

En tout état de cause, s'agissant des exportations de fromage, le contingent attribué à l'Union européenne ne représente que moins de 0,2 % des quelques 10 millions de tonnes26(*) produites chaque année au sein de l'Union européenne, les quelques 7 000 tonnes de fromage français exportées au Canada en 202227(*) au titre de ce contingent, ne représentant pour leur part que 0,37 % de la production française.

3. Une filière qui ne doit plus servir de « monnaie d'échange » dans les accords négociés par la Commission européenne

Au-delà du seul AECG, il convient de considérer les conséquences globales des accords de libre-échange sur l'élevage européen.

Dans un rapport de 202128(*), le Centre de recherche commun de la Commission européenne estimait ainsi que la mise en oeuvre de 12 accords de libre-échange conclus par l'Union européenne (dont l'AECG) se traduirait à l'horizon 2030 par une hausse des importations de viande de boeuf dans une proportion comprise entre 21 % à 26 % en valeur, correspondant à des volumes compris entre 85 000 tonnes et 100 000 tonnes. Selon cette étude, ce phénomène s'accompagnerait d'une chute des prix au producteur de l'ordre de 2,4 %.

Au total, votre rapporteur considère que l'élevage et, plus généralement, l'agriculture ne doivent plus servir de « monnaie d'échange » pour la défense des intérêts « offensifs » dans le cadre des négociations des accords de libre-échange menées par la Commission européenne.


* 23 « L'impact de l'Accord Économique et Commercial Global entre l'Union européenne et le Canada (AECG/CETA) sur l'environnement, le climat et la santé », rapport de la commission indépendante présidée par Mme Katheline Schubert remis au Premier ministre le 8 septembre 2017.

* 24 Source : https://www.diplomatie.gouv.fr/IMG/pdf/fiche_boeuf_cle46febe.pdf.

* 25 Source : https://agriculture.canada.ca/fr/secteur/production-animale/information-marche-viandes-rouges/commerce-international/pourcentage-exportations-du-secteur-viande-rouge.

* 26 Donnée Eurostat.

* 27 Donnée CNIEL.

* 28 Joint Research Center, Cumulative economic impact of trade agreements on EU agriculture, 2021.

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