EXPOSÉ DES MOTIFS

Mesdames, Messieurs,

La proposition de loi tendant à favoriser l'expérimentation relative à l'aménagement et à la réduction du temps de travail, que le Sénat avait examinée en première lecture le 12 février dernier, revient en deuxième lecture, après avoir fait l'objet d'un nouvel examen à l'Assemblée nationale le 28 mars. Sous réserve de quelques ajouts, son contenu est celui qui nous avait été transmis la première fois ; nos collègues députés n'ont tenu aucun compte de nos positions. A la lecture des deux versions, les divergences entre nos deux Assemblées apparaissent donc profondes.

Il convient de rappeler que l'objet de la proposition de loi, due à une initiative de nos collègues députés Marie-Thérèse Boisseau et Denis Jacquat visait à assouplir le dispositif de l'article 39 de la loi quinquennale n° 93-1313 du 20 décembre 1993 : cet article encourage, à titre expérimental, les réductions conventionnelles du temps de travail, en contrepartie d'un aménagement annualisé de ce temps de travail et de créations d'emplois. Mais l'article n'a pas rencontré le succès escompté et les entreprises qui s'y sont engagées souhaiteraient que les avantages consentis par l'État soient prolongés au-delà de trois ans, car, semble-t-il, le nouvel aménagement du temps de travail ne peut être consolidé sur une période aussi courte, surtout dans une conjoncture économique difficile. D'où la proposition de loi de l'Assemblée nationale qui supprime le caractère expérimental du dispositif et le pérennise, écarte toute mention de diminution des salaires, transforme l'aide de l'État en une exonération partielle de charges sociales et porte de trois à dix ans la durée de l'avantage d'exonération consentie à l'employeur. Pour l'Assemblée, il s'agissait d'accompagner les négociations ouvertes le 31 octobre 1995 par les partenaires sociaux.

La proposition de loi, lors de son examen en première lecture par votre commission des Affaires sociales, avait été accueillie avec une certaine réserve. Il en avait été de même en séance publique. Cette réserve s'expliquait notamment par la nécessité de laisser les partenaires sociaux poursuivre leurs négociations sur la réduction et l'aménagement du temps de travail avant d'intervenir par la voie législative, par les risques d'interférence avec le temps partiel, par la charge financière que constituait ce dispositif pour les caisses de sécurité sociale et par son coût pour le budget de l'État qui resterait sollicité combien même les nouveaux emplois ne seraient pas maintenus.

Après un débat très riche, votre commission avait accepté la proposition, mais largement amendée, afin de rechercher de façon constructive de nouvelles voies pour lutter contre le chômage. Les orientations retenues, encore affinées au cours du débat en séance publique, visaient essentiellement à réduire les ambitions du texte -tout en lui conservant son caractère expérimental- afin de le rendre plus réaliste et compatible avec la situation économique des entreprises.

En s'en tenant aux points fondamentaux, c'est-à-dire essentiellement à l'article premier, les divergences entre les deux Assemblées sont les suivantes :

Les hypothèses retenues par le Sénat

Les hypothèses retenues par l'Assemblée


10 % de réduction minimum du temps de travail ;


15 % de réduction du temps de travail ;


une modulation du taux d'exonération fixée entre 30 et 50 % la première année et 20 et 40 % les années suivantes en fonction des efforts de l'entreprise en matière de réduction du temps de travail et de création d'emploi ;


taux de réduction non modulable, de 50 % la première année et de 30 % les années suivantes ;


durée d'exonération de 5 ans (sauf si les engagements de l'entreprise ne sont plus respectés) ;


durée d'exonération de 10 ans :


pourcentage minimum d'embauché de 5 %.


pourcentage d'embauché de 10 %.

Pour s'opposer à la modulation, l'Assemblée a mis en avant la « lisibilité » du dispositif.

Par ailleurs, pour le Sénat, l'avantage d'exonération ne pouvait être accordé que si les salariés acceptaient une baisse de leur rémunération, même symbolique. L'Assemblée nationale a considéré en revanche qu'il s'agissait d'un élément de la négociation entre les partenaires sociaux, dans laquelle le législateur n'avait pas à intervenir, sauf à prendre le risque de bloquer ces négociations.

Il apparaissait donc avec évidence que les positions des deux Assemblées n'étaient pas compatibles, l'Assemblée nationale soupçonnant le Sénat d'avoir voulu réduire au maximum l'intérêt de la proposition de loi, le Sénat considérant au contraire que l'Assemblée nationale était trop ambitieuse et risquait de déstabiliser les dispositifs d'aménagement du temps de travail déjà existants.

Vers un rapprochement des positions des deux Assemblées

Dans ces conditions, il a paru opportun au président Jean-Pierre Fourcade et au président Gilles de Robien, plutôt que de laisser perdurer ces divergences au fil des navettes, navettes que le Gouvernement n'aurait sans doute pas interrompues par la réunion d'une commission mixte paritaire puisqu'il s'agit d'une proposition de loi, de provoquer une réunion de concertation, le 17 avril, avec les rapporteurs et plusieurs collègues députés et sénateurs intéressés, dont l'un des co-auteurs de la proposition de loi, Mme Marie-Thérèse Boisseau.

Le premier point de convergence a été immédiat : puisque les partenaires sociaux tardaient à respecter les objectifs qu'ils s'étaient eux-mêmes fixés le 31 octobre 1995 et que seul un nombre restreint de négociations de branche étaient parvenues à leur terme, alors que les entreprises étaient de plus en plus demanderesses, l'intervention du législateur était justifiée.

Sur le reste, le débat a été assez vif mais, finalement, un accord a pu être trouvé : 10 % de réduction du temps de travail, 10 % d'augmentation des effectifs, pas d'augmentation corrélative de la masse salariale, maintien du nouvel effectif pendant deux ans, mais poursuite du droit à exonération pendant encore cinq ans, enfin exonération de charges patronales de 40 % la première année et de 30 % les années suivantes. Chacun avait donc fait un pas vers l'autre.

De nouvelles informations conduisent à enrichir le dispositif élaboré par le groupe de travail

Mais deux séries d'informations sont venues enrichir le débat en cours et incitent à aller au-delà du dispositif retenu, que votre rapporteur se disposait à vous soumettre sous forme d'amendements :

- la première série d'informations a pour origine le ministère du travail : celui-ci a communiqué à votre rapporteur les premières conclusions portant sur les négociations en cours sur l'aménagement du temps de travail, d'une part, et sur les problèmes liés à la mise en oeuvre des aides au secteur textile dans le cadre de l'article 99 de la loi n° 96-314 du 12 avril 1996 portant diverses dispositions d'ordre économique et financier, d'autre part.

Il ressort essentiellement des premières conclusions que les négociations en cours s'orientent vers d'autres types de modulation que l'annualisation, comme le semestre par exemple : dans ces conditions, le dispositif de la proposition de loi ne pourrait leur être appliqué puisqu'il repose obligatoirement sur une modulation annuelle. Il conviendrait donc de l'assouplir sur ce point, faute de quoi il risquerait de manquer son objectif.

Quant à la mise en oeuvre du dispositif d'aide au secteur textile, elle révèle deux types de difficultés : le premier concerne le cumul des exonérations diverses, qui pourrait à l'avenir atteindre plus de 100 %. La proposition de loi autorise en effet le cumul de l'incitation à l'aménagement du temps de travail avec la ristourne dégressive et l'exonération de cotisations d'allocations familiales. Un écrêtement serait donc nécessaire, mais la mise en oeuvre de cet écrêtement, qui devrait se faire feuille de paie par feuille de paie, apparaît particulièrement lourde et compliquée : c'est pourquoi le ministère du travail suggère de ne pas procéder à l'écrêtement mais d'imputer l'exonération globale non plus salarié par salarié, mais sur l'ensemble des cotisations sociales versées à l'URSSAF, dans la limite des cotisations patronales. Cela permettrait de réduire un peu plus le coût du travail pour les emplois peu qualifiés, tout en évitant de compliquer encore davantage la tâche des employeurs. Ce dispositif jouerait dès maintenant pour le secteur textile et à l'avenir dans d'autres secteurs, si la ristourne dégressive était augmentée.

La mise en oeuvre du système d'aide au secteur textile, qui repose sur des négociations de branche, a également montré qu'il serait inopportun et inutile de subordonner exclusivement l'application de la présente incitation à l'aménagement et à la réduction du temps de travail à une convention ou à un accord d'entreprise. Sans doute serait-il plus efficient pour le succès de l'incitation de laisser le choix entre l'application d'un accord ou d'une convention de branche étendu et une convention ou un accord d'entreprise.

Ces considérations ont emporté la conviction de votre rapporteur, puis de votre commission qui y ont vu une justification a posteriori de leurs réticences de première lecture à légiférer, puisque les longs délais d'examen de la proposition de loi permettent de prendre aujourd'hui en considération certaines orientations dégagées par les partenaires sociaux. Votre commission vous proposera donc des amendements dans ce sens.

- la seconde série d'informations concerne le coût financier du dispositif pour l'État, tel qu'il apparaît après simulation de ses effets.

Ces simulations prennent en compte d'une part les paramètres retenus par le groupe de travail Assemblée-Sénat : 10% de réduction du temps de travail, 10% de création d'emplois, avec 40% la première année et 30% ensuite d'exonération de charges sociales. Une deuxième série d'hypothèses a également fait l'objet d'une simulation pour voir ce que donneraient les chiffres retenus par l'Assemblée nationale, dans la perspective d'une alternative donnée aux partenaires sociaux, comme l'avait souhaité le Sénat en proposant une modulation et comme l'a de nouveau suggéré à votre rapporteur le ministère du travail : « 15-15-50-40 ».

Les salaires retenus sont :

1° Salaire moyen mensuel de l'entreprise : 10.000 F, salaire d'embauche : 10.000 F ;

2° Salaire moyen mensuel de l'entreprise : 10.000 F, salaire d'embauche : 7.500 F ;

3° Salaire moyen mensuel de l'entreprise diminué de 3 % : 9.700 F, salaire d'embauché : 7.500 F.

Les principaux résultats 1 ( * ) sont regroupés dans le tableau suivant (pour un effectif initial de 100 personnes) :

Hypothèses :

10- 10-40-30

15- 15-50-40

(1) Après réincorporation des cotisations sociales correspondant aux emplois créés.

Ainsi, la première année, dans l'hypothèse « 10-10-40-30 » la baisse du coût annuel d'un emploi initial, grâce à l'exonération, entraîne une économie de 122.000 F par mois sur les 100 personnes. Cette économie permet de financer 9,4 emplois nouveaux et cela sans diminution de salaire.

Les années suivantes, avec un taux d'exonération de 30 %, la réduction de charges sur les 100 emplois finance encore 6,89 emplois nouveaux. Le complément (49.620 F) doit donc être rajouté par l'entreprise, qui devra le financer en se réorganisant.

Si le salaire des nouveaux embauchés est de 7.500 F, l'entreprise fait des économies la première année, puisque la réduction de charges permet de financer 12.53 emplois nouveaux. Les autres années, la réduction de charges lui permet de financer 9,18 emplois. Chaque emploi nouveau créé lui coûtera alors 9.765 F par an.

Une réduction de salaire de 3 % permet à l'entreprise de financer tous les nouveaux emplois avec un « gain » substantiel. Elle pourrait dans ces conditions embaucher plus de 10 salariés sans augmentation de la masse salariale.

Dans l'hypothèse « 15-15-50-40», les mêmes simulations montrent que l'entreprise peut financer grâce à l'exonération 12,03 emplois sur 15 la première année et 9,40 les années suivantes pour un salaire d'embauche de 10.000 F équivalent au salaire moyen de l'effectif initial, et 16,04 puis 12,53 si le salaire d'embauche est de 7.500 F. Si les salaires initiaux diminuent de 3 %, les emplois financés par l'exonération sont de 20,04 la première année pour un salaire d'embauche de 7.500 F et de 16,53 les années suivantes.

Il apparaît donc, à travers ces simulations que les critères de 15 % de réduction du temps de travail, 15 % de création d'emploi et 50 puis 40 % d'exonération, plus créateurs d'emploi, se révèlent acceptables pour l'entreprise dès lors que le salaire d'embauche est inférieur au salaire moyen ; les gains de productivité attendus de l'accord d'aménagement et de réduction du temps de travail devraient absorber sans difficulté les surcoûts et combler la réduction du nombre d'heures annuelles de travail (équivalentes à 1 % des emplois dans l'hypothèse 10-10 et à 4 % dans l'hypothèse 15-15). Dans ces conditions, il semble opportun de permettre aux partenaires sociaux de choisir entre les deux formules. En outre, dans la mesure où la masse salariale ne varie pas dans des proportions notables 2 ( * ) -du moins dans l'hypothèse la plus probable, celle d'un salaire d'embauche inférieur au salaire moyen-, on peut sans doute laisser le soin aux partenaires sociaux de régler l'évolution de cette masse salariale. Il leur reviendra donc de décider dans le cadre de la négociation, s'il y a lieu de diminuer les salaires. Il convient en outre de noter que l'effort des salariés en faveur des créations d'emploi peut prendre d'autres formes qu'une réduction de salaire, comme par exemple, ainsi que le prévoient déjà les projets d'accord, une renonciation à certains avantages conventionnels. Il faut d'ailleurs souligner que toute diminution de salaire a un coût public (non pris en compte dans le tableau ci-dessus), puisqu'elle se traduit par une baisse des cotisations sociales. Votre commission vous proposera donc d'insérer l'hypothèse « 15-15-50-40 » dans la proposition de loi et de ne plus mentionner l'exigence de stabilisation de la masse salariale. Ces propositions devraient satisfaire nos collègues députés, car elles sont très proches des leurs.

Les simulations permettent également d'évaluer le coût pour le budget de l'État de ces incitations à la réduction du temps de travail. On rappellera en effet que l'État doit compenser les pertes de recettes des caisses de sécurité sociale consécutives aux dispositifs d'exonération de charge relevant de la politique de l'emploi.

Le coût annuel de chaque emploi créé s'échelonne de 161.040 F par an à 114.741 F dans les hypothèses 10-10 et de 140.300 F à 105.652 F dans les hypothèses 15-15. Le dispositif, certes incitatif, est donc aussi très coûteux. Il l'est moins dans l'hypothèse 15-15 3 ( * ) . Il faut en outre avoir à l'esprit que l'État s'engage pour 7 ans aux termes de l'accord du groupe de travail Assemblée nationale-Sénat, les députés s'étant prononcés initialement pour 10 ans et le Sénat, pour 5 ans.

La question de la durée semble en effet cruciale si l'on croise l'objectif recherché (le partage du travail) et l'effort budgétaire de l'État. Le cumul sur 7 ans des coûts annuels pour l'État rapporté au nombre d'emplois et au nombre d'années pendant lesquelles les emplois ont été conservés permet de connaître le coût d'une année-emploi : lorsque les emplois sont conservés pendant 7 ans le coût de l'année-emploi est, pour un salaire des nouveaux embauchés de 7.500 F, de 123.656 F dans l'hypothèse «10-10» et de 112.458 F dans l'hypothèse « 15-15». Ce coût est légèrement inférieur au coût moyen d'un chômeur.

De ce coût doivent en outre être déduits les effets positifs d'une reprise d'emploi, en termes de cotisations, de consommation et de cohésion sociale.

Il est cependant évident que si les emplois n'étaient pas maintenus pendant les 7 ans, les coûts de l'année-emploi augmenteraient considérablement, ce qui ne serait pas tolérable, surtout en période d'austérité budgétaire.

Les cas où l'entreprise ne jouerait pas le jeu et continuerait à bénéficier d'une exonération de charges sociales sans contrepartie de maintien des nouveaux emplois devraient être rares : on voit mal en effet une entreprise négocier un accord de réduction-annualisation, ce qui suppose une réorganisation de ses modes de fonctionnement, pour ne plus l'appliquer au bout de deux ans. Ces situations devraient plutôt se rencontrer en cas de graves difficultés économiques entraînant des licenciements. L'exonération -au même titre que celle de l'article 39-1- interviendrait alors comme un moyen de permettre à l'entreprise de passer un cap difficile.

Néanmoins, votre commission s'est posé la question de savoir s'il ne convenait pas d'éviter les dérapages du dispositif, comme elle l'avait fait en première lecture. Ne souhaitant pas prendre le risque d'engager les finances de l'État dans un tel processus incontrôlé et dispendieux, elle vous proposera un système de sortie progressive du dispositif d'incitation.

Sur les autres dispositions du texte, votre commission ne vous suggérera aucun amendement, l'Assemblée nationale ne les ayant modifiés que dans un but de coordination, si ce n'est à l'article premier bis, relatif aux incitations à la réduction du temps de travail en cas de plans sociaux, par coordination avec la modification de l'article premier.

En revanche, elle vous demandera, en conséquence de l'enrichissement progressif du texte, de modifier le titre de la proposition de loi.

La proposition de loi, telle qu'elle devrait ressortir de nos débats, si vous agréez les conclusions de votre commission, devrait enclencher un processus d'aménagement et de réduction du temps de travail dans un but de partage ou de préservation de l'emploi. Certes, ce dispositif a un coût non négligeable, mais ses effets directs sur l'emploi et indirects sur la cohésion sociale devraient largement justifier l'effort initial qui repose sur la solidarité nationale, ainsi que sur celle des entreprises et des salariés. Ce partage du temps de travail est l'une des rares voies qui n'aient pas encore été véritablement explorées pour obtenir des résultats en matière de lutte contre le chômage.

* 1 Ces résultats ne sont qu'indicatifs. Ils ne prennent pas en compte les coûts supportés par l'entreprise pour les emplois nouveaux.

* 2 Variation qui se situe entre - 1 % et + 2 %.

* 3 Par comparaison, un CIE coûte à l'État : 46.800 F par an.

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