ANNEXE N° 6
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COMPTE RENDU DES AUDITIONS

I. SÉANCE DU MERCREDI 7 JANVIER 1998

A. AUDITION DE M. RAYMOND SOUBIE, PRÉSIDENT D'ALTÉDIA

(M. Raymond Soubie est introduit dans la salle)

Le président rappelle le protocole de publicité des travaux de la commission d'enquête et fait prêter serment à M. Raymond Soubie.


Si vous en êtes d'accord , nous vous accordons dix minutes pour vous exprimer librement sur le sujet. Le rapporteur vous posera ensuite des questions, ainsi que l'ensemble des collègues. Vous avez la parole.

M. Raymond SOUBIE - Monsieur le président, il est extrêmement difficile de dire toute la vérité sur les 35 heures ; je dirai toute la vérité sur ce que je sais.

Je voudrais d'abord essayer de m'interroger devant vous sur l'origine de " l'affaire des 35 heures " ou plus précisément encore, sur les raisons qui justifient ou justifieraient le projet de loi et le processus engagé sur les 35 heures. Ayant écouté ce qui se disait ou ce qui s'écrivait, j'en ai trouvé trois. Je les rappelle brièvement.

Il y a des raisons économiques, liées à la lutte contre le chômage. Il y a des raisons, indépendamment de ce premier argument, purement sociales, à savoir que réduire la durée du travail ne peut que faire du bien. C'est un progrès social. La troisième raison est d'ordre aristotélicien et s'appuie sur l'argument d'autorité sur le thème : on va le faire, donc on le fait.

Voilà ce que j'ai pu noter dans les raisons qui sont données sur cette affaire des 35 heures et que je vais reprendre rapidement.

Tout d'abord, la raison économique. Premier argument qui est double en réalité : tout d'abord, la réduction du temps de travail telle qu'elle est engagée va permettre de créer des emplois. Deuxièmement, toutes les politiques pour l'emploi ont été essayées. Elles ont toutes échoué. Celle-là n'a pas été essayée ; donc, essayons la !

Quand on y regarde bien, ces deux arguments sont de nature différente. Je commencerai par le premier, à savoir les raisons économiques. Dans vos auditions, vous avez programmé -si j'ose ainsi m'exprimer- plusieurs économistes. Vous en entendrez plusieurs éminents cet après-midi. Je ne voudrais pas m'élever au-dessus de ma condition en évoquant leurs thèses et encore moins en les contredisant. Ces économistes sont de deux catégories : ceux qui y croient et ceux qui n'y croient pas. Si on devait voter, ceux qui n'y croient pas sont en majorité très nette par rapport à ceux qui y croient.

Ceux qui n'y croient pas disent qu'il y a un accroissement de coût évident pour les entreprises. Ce seul effet est destructeur d'emploi. Ils ajoutent que l'expérience menée en France à certaines périodes montre que les créations d'emplois ont été nulles ou, au mieux, faibles.

Ceux qui y croient -vous allez en entendre cet après-midi- disent que, sous certaines conditions, la réduction du temps de travail, accélérée, peut créer des emplois. Je prendrai l'exemple donné par l'Observatoire français des conjonctures économiques selon lequel des emplois peuvent être créés 700.000 emplois sur cinq ans mais avec des conditions tout à fait draconiennes de pleine utilisation des capacités de production, et surtout, de modération salariale pendant des années.

Il nous faut répondre à ces questions : si l'OFCE a raison, le corps social français est-il prêt à accepter des concessions ? Le processus engagé correspond-il à ces concessions ? Enfin, dès lors qu'il doit y avoir des négociations avec les syndicats dans les branches et dans les entreprises, les syndicats sont-ils prêts à accepter ces concessions ?

Dans l'état actuel du paysage syndical et des positions des uns et des autres, la réponse est plutôt non. D'après ce qui s'est passé dans certaines entreprises, nous savons qu'il n'y a pas eu amorce de négociation, et s'il y en a eu, dès lors que les directions d'entreprises ont évoqué le problème salarial, il y a eu un retrait des partenaires syndicaux. Cela pour la raison économique liée aux créations d'emplois.

La deuxième raison donnée est liée à la tendance historique à la réduction du temps de travail. On dit que le temps de travail n'a cessé de diminuer en France comme dans la plupart des pays industrialisés. Il s'est arrêté de baisser pendant douze ans, ce serait anormal. Il serait donc normal qu'il baisse à nouveau.

Cet argument fréquemment donné mérite la remarque suivante : ce sujet n'est pas le précédent. En admettant même qu'on reprenne un mouvement de baisse, séculaire allais-je dire, de la durée du travail, cette baisse séculaire ne crée aucun emploi, historiquement, ni en France ni dans un aucun pays.

Autre fait : il ne faut pas se fixer sur la durée hebdomadaire réelle du travail. Il faut raisonner en durée annuelle, voire même en durée de vie, au travail. Si l'on prend le cas de la France en durée de vie, on voit que ce pays a procédé à un abaissement massif de la durée du temps de travail par l'usage des préretraites. Le système de préretraite a été plus utilisé en France que partout ailleurs. Lorsque l'on regarde le nombre d'heures travaillées en moyenne dans une vie, il a baissé en France plus vite et plus fort qu'ailleurs et il est aujourd'hui en moyenne plus bas qu'ailleurs.

Quant au troisième argument que j'ai qualifié d'aristotélicien, je ne m'y arrêterai pas, justement parce qu'il est... aristotélicien.

J'ajouterai à cela quelques commentaires personnels sur le processus engagé. Premièrement, je ne crois pas du tout que la France ait essayé toutes les politiques pour l'emploi. Je crois même, pour dire la vérité, qu'elle en a essayé fort peu. Lorsqu'on regarde sur une durée de quinze ans, les politiques pour l'emploi menées par les différents gouvernements des différentes tendances, ce qui me frappe profondément, ce n'est pas la diversité mais la continuité.

M. Philippe MARINI - Très juste !

M. Raymond SOUBIE - Je dirai donc que l'on n'a pas essayé les différentes politiques possibles pour l'emploi. Peut-être qu'il n'était pas utile ni opportun de les essayer, mais le fait est qu'on ne les a pas réellement essayées. On est restés modérés en tous domaines et de tous côtés.

Deuxième remarque : les pays qui ont réussi à endiguer le chômage existent ; ce ne sont pas des mythes. Quand on regarde les raisons pour lesquelles ils ont réussi à avoir des taux de chômage très bas, de l'ordre de 5 % de la population active, on voit -comme dirait M. la Palisse que cela vient du fait qu'ils ont réussi à créer beaucoup d'emplois. S'ils ont réussi à créer beaucoup d'emplois, c'est qu'ils ont réussi à développer de nouvelles activités sous de nouveaux créneaux dans de nouvelles PME.

Un universitaire français bien connu, Michel Crozier, s'étant retiré de l'Université, est devenu consultant d'une grande société internationale de consulting, a fait un tour aux Etats-Unis où il a été professeur à Harvard. Il est revenu dans les endroits où il avait enseigné. Qu'a-t-il constaté ? Que 90 % des promotions de l'équivalent de nos grandes écoles de gestion, à la question qui leur était posée sur ce qu'elles voulaient faire à la sortie, répondaient : " créer une entreprise ". Non seulement elles le disaient mais le faisaient. Elles passaient parfois par l'antichambre d'un cabinet d'audit ou de consulting, mais elles le faisaient ! Le vrai problème du chômage est, je crois, profondément un problème d'esprit d'entreprise, notamment dans les parties les plus jeunes de la population.

Troisième remarque : on ne peut pas aborder cette affaire des 35 heures de manière homogène dans l'économie française. De nombreuses entreprises industrielles y sont ; beaucoup n'y sont pas et pourraient y être avec des gains de productivité évidents et sans grands problèmes : il s'agit des grandes entreprises industrielles.

A l'opposé du spectre, il y a les PME du secteur tertiaire et des services qui elles, auront beaucoup de mal à s'adapter sans hausses de coût et sans pertes de marchés aux 35 heures, d'abord en raison des hausses de coûts qu'elles connaîtront et ensuite, parce que les personnes qu'elles emploient, surtout dans les métiers évolués, ne sont pas substituables et qu'on ne peut pas les échanger.

Quatrième remarque : lorsque l'on parle du temps de travail et qu'on en fait l'alpha et l'oméga d'une politique et d'un raisonnement sur l'emploi, on raisonne en termes du passé et non pas en termes du futur.

Tout d'abord, qu'est-ce que la durée du travail ? Que veut dire la durée effective du travail ? Je ne lancerai pas un débat dont on pourrait parler pendant des heures. Encore faudrait-il avoir une conception homogène et réelle de la durée du travail. Pire, je suis convaincu que dans un nombre de plus en plus grand de métiers, les métiers du XXI ème siècle, de demain, le concept de temps de travail n'a plus de sens. Le vrai concept est le concept de la mission faite, notamment dans les métiers tertiaires et non pas le temps passé dans l'entreprise. C'est d'autant plus vrai que tous les moyens de transmission de l'information font que, aujourd'hui, les gens ne sont plus dans l'entreprise.

Je parlais d'entreprises de consulting. A Paris, le siège d'Arthur Andersen a supprimé les bureaux. Les consultants n'ont plus de bureaux. A la rigueur, ils les louent pour recevoir l'un ou l'autre client à qui ils veulent montrer leur éminence. Ils travaillent sur leurs portables, là où ils se trouvent. Que veut dire la durée réelle du travail ? Comment est-elle contrôlable ? Comment est-elle appréhendable ? Je crois que c'est un concept du passé.

Ma dernière remarque portera sur le processus de la loi sur la durée légale et sur ce qui a été entamé. Tout d'abord, la loi ne peut appréhender que ce qu'elle appréhende, c'est-à-dire, en dehors des incitations, la durée légale du travail. Cette durée légale du travail est mécaniquement un système de majoration et de contingentement d'heures supplémentaires. Ce système n'entraîne pas obligatoirement une réduction de la durée réelle. Celle-ci dépend, elle, des négociations dans les entreprises.

S'agissant des négociations dans les entreprises, il est clair aujourd'hui qu'il y a deux problèmes. Le premier, je l'ai évoqué et je n'y reviens pas. Pour qu'une réduction du temps de travail rapide entraîne des emplois, il ne faut pas trouver seulement des compensations d'organisation mais aussi des compensations salariales. On s'aperçoit, dans beaucoup d'entreprises en France que là où il y a des problèmes de restructuration pendants, cela peut être accepté et l'a été dans le passé ; que là où il n'y en a pas, ce n'est pas accepté et que les organisations syndicales ne sont pas prêtes à s'engager dans cette voie.

Le deuxième point que je souhaitais souligner est que le système de la loi tel qu'il a été engagé est - nous le savons tous - très mal vécu, non pas tant par les grandes entreprises que par beaucoup de petites et moyennes entreprises.

On dit aussi qu'il faut trouver des contreparties en termes de flexibilité.

Je dirai ceci qui pourra vous paraître paradoxal. Je suis convaincu que le droit du travail en France permet beaucoup plus de flexibilité qu'on ne le dit. L'ennui, c'est qu'il faut être entouré d'excellents conseils. Cela me ravit à titre personnel, mais cela me gêne pour les entreprises. Autrement dit, on peut toujours monter ces systèmes de flexibilité. Le droit a d'infinies facettes, mais ce n'est pas simple, ce n'est pas clair, ce n'est pas visible.

En tout cas, cela ne peut s'appliquer aux petites et moyennes entreprises. Il y a donc un problème spécifique de la flexibilité des petites et moyennes entreprises. Sur les grandes entreprises, il faut constater qu'en moyenne, par rapport à l'Europe continentale, les systèmes français ne sont ni plus ni moins contraignants que la moyenne des systèmes de l'Europe occidentale.

Je suis convaincu que s'il n'y a pas de signaux politiques donnés à ces entreprises, aucun processus de négociation ne s'enclenchera réellement dans les entreprises. Avec en outre, ce constat que nous faisons aujourd'hui : une rétention des entreprises sur les négociations salariales qui devaient avoir lieu. Les entreprises se demandent ce qui va leur tomber dessus. Par conséquent, elles retiennent les augmentations de salaires que, normalement, elles auraient accordées. Il y a donc un vrai risque social si on laisse ce phénomène se développer.

Je terminerai par un éloge de la loi sur un point. Cette loi est fondée sur la négociation collective d'entreprise je crois à cette négociation et permet enfin, là où il n'y a pas d'organisations syndicales, d'engager la négociation collective par le système du mandatement. Cela me paraît fondamentalement positif. J'ai rêvé l'autre jour que ce qui resterait de la loi serait cela. Ce ne serait pas un mince acquis qui, en outre, serait historiquement très important.

M. Alain GOURNAC, président - Je vous remercie. Après le rêve, nous allons en venir aux questions de notre rapporteur à qui je donne la parole.

M. Jean ARTHUIS, rapporteur - Monsieur Soubie, merci pour l'expression de votre opinion sur la problématique de la réduction du temps de travail. J'ai un certain nombre de questions à vous poser. Vous y avez implicitement répondu mais je voudrais y revenir pour qu'il n'y ait pas d'ambiguïté.

Première question au coeur de ce projet : selon vous, la réduction à 35 heures de la durée hebdomadaire de temps de travail est-elle de nature à créer des emplois ? C'est cela qui nous préoccupe ; c'est bien cela qui motive ce texte. D'autre part, s'il y a un potentiel de création d'emplois, pouvez-vous en faire une estimation ?

Ma deuxième question est liée aux conséquences de la durée du travail sur la compétitivité des entreprises. Quel peut être l'impact sur les coûts salariaux ? Vous avez laissé entendre que certains experts favorables à cette mesure l'assortissaient de conditions très strictes, notamment le gel des salaires.

Avez-vous quelques hypothèses sur la variation et l'augmentation des coûts du travail du fait de cet abaissement de la durée hebdomadaire ? Enfin, quel peut être l'impact sur les investissements, y aura-t-il substitution du capital au travail, et quel peut être l'impact sur l'attractivité de la France comme territoire d'enracinement d'entreprises ?

Peut-être aussi, quel est votre sentiment sur l'impact de ce projet par rapport à la croissance de l'économie française ? Enfin, quelles sont les alternatives à la réduction de la durée du travail hebdomadaire, les impacts sur le fonctionnement du marché du travail et sur le développement de l'emploi ? Vous avez évoqué l'annualisation. Vous pourriez peut-être revenir brièvement sur cette proposition.

M. Alain GOURNAC, président - Pouvez-vous répondre au rapporteur ? Nous passerons ensuite aux questions de nos collègues. (assentiment de M. Soubie)

M. Raymond SOUBIE - Pour répondre à Monsieur le rapporteur, sur la question de savoir si la réduction à 35 heures est susceptible de créer des emplois et combien, je vous répondrai que la réduction du temps de travail me paraît en effet capable, dans un certain nombre de cas qui respecteront les critères que j'ai indiqués tout à l'heure, de créer des emplois.

S'agit-il de beaucoup de cas et de beaucoup d'emplois ? Je ne le crois pas. Si vous aviez à donner un chiffre, lequel donneriez-vous ? Comme j'ai promis de vous dire la vérité, je n'ose pas donner de chiffre ; mais comme je suis imprudent, j'en donnerai quand même un : je ne crois pas que cela aboutirait à créer plus de 100.000 emplois dans l'économie française. C'est un chiffre non nul mais faible par rapport à la réalité du chômage.

La loi étant supposée votée, un certain nombre d'entreprises se la voyant appliquée, que va-t-il se passer ?

Premièrement, un certain nombre d'entreprises vont vraiment essayer de l'appliquer, dans son esprit en tout cas, c'est-à-dire de négocier en attendant 1999. Ces entreprises vont essayer d'obtenir des contreparties des organisations syndicales et du gouvernement. Des organisations syndicales en utilisant les flexibilités autorisées par le droit du travail actuel ; en obtenant non pas des baisses de salaires, mais une quasi stabilité des salaires sur plusieurs mois ou deux à trois ans. Je crois que s'ils ne l'obtiennent pas, ils ne signeront pas les accords. Ils préféreront supporter mécaniquement l'effet de la majoration des heures supplémentaires de la loi sur la durée légale à 35 heures.

D'autres en revanche signeront des accords. Je crois que cela ne sera pas la majorité. Parmi ceux qui signeront des accords, il me semble qu'une partie aura la subtilité de prendre le dispositif de la loi à la lettre et dans l'esprit, c'est-à-dire de faire des gains, et donc d'avoir des systèmes d'organisation entraînant des gains de productivité qui feront qu'il n'y aura pas d'emplois.

Par conséquent, entre ceux qui ne négocieront pas et ceux qui négocieront de la manière la plus intelligente en faisant des gains de productivité, ceux qui aboutiront réellement à des créations d'emplois seront la minorité. Voilà pour répondre à votre première question.

Sur l'influence sur la compétitivité des entreprises, j'ai deux réponses. Tout d'abord, la modération salariale aujourd'hui dans beaucoup de secteurs de l'économie française est un facteur de conflit. En outre, quand vous menez des enquêtes spécifiques avec entretiens qualitatifs dans des entreprises qui ne vont pas mal, comme heureusement la grande majorité des entreprises, et que vous demandez aux salariés ce qu'ils préfèrent en les amenant dans leurs retranchements, il est évident qu'une grande majorité d'entre eux opte pour des majorations salariales. C'est très clair. Et leurs organisations syndicales ne pourront pas ne pas tenir compte de ce problème. Je ne crois pas que le gel des salaires sera la règle.

Concernant l'influence sur la compétitivité des entreprises, je suis d'un naturel assez optimiste. Pour jouer un peu à Mme Soleil, que se sera-t-il passé dans un an ? Certaines entreprises auront conclu des accords qui seront donc qualifiés d'exemplaires par tout le monde, y compris leurs auteurs, dès lors qu'ils auront été conclus.

Tout le monde mettra sur le compte de ces magnifiques accords qui auront été conclus les créations d'emploi liées à ces accords. Des créations d'emplois seront donc affichées Tout le monde sera satisfait. La grande majorité des acteurs de cette affaire des 35 heures sera satisfaite. Les gens et les syndicats qui auront signé, le gouvernement qui aura obtenu des résultats, le patronat qui aura montré qu'il était moins borné que certains veulent le dire.

Mon analyse est que dans un an, une fois qu'un certain nombre d'accords seront signés, toute cette affaire aura tendance à se dissoudre quelque peu. Pourquoi ? Parce que d'aller plus loin et de faire pression sur d'autres entreprises pour qu'elles signent entraînera des conséquences graves sur les autres sujets, c'est-à-dire la confiance, l'investissement, la croissance. Personne ne prendra ces risques-là.

Je peux me tromper, mais c'est un schéma que je vois dans ma boule de cristal.

Dernière remarque. Profondément, je crois que cette affaire des 35 heures est, de la part de ses auteurs, une affaire de bonne foi. Je connais ceux qui ont inspiré cette idée depuis deux ou trois ans. Ce sont des hommes de bonne foi, très convaincus.

Sur le papier, ils n'ont pas tort. C'est-à-dire qu'on peut dire que si toutes les conditions sont réunies, ils n'ont pas tort. Le problème est qu'en France, nous n'avons pas un système de relations sociales, de compromis social qui permette d'arriver à ce résultat. On ne l'a pas au niveau national ; on l'a vu au moment de la Conférence sur l'emploi : aucun syndicat ni aucun patronat n'est prêt à s'engager sur ce point. On renvoie donc au niveau des entreprises pour le laisser au bon vouloir de chacun.

L'idée en soi, dans l'absolu, telle qu'elle a été montée n'est pas une idée absurde ; elle peut même être considérée comme une idée intelligente si les conditions sont réunies. Mais la grande difficulté dans le modèle français est de réunir ces conditions. Le problème est peut-être moins dans le concept de base que dans la difficulté d'appliquer aujourd'hui on le voit tous les jours ce concept de base.

M. Alain GOURNAC, président - Je vous remercie et passe la parole à nos collègues.

M. Paul GIROD - Monsieur le président, trois questions à M. Raymond Soubie.

Première question, le but de la commission d'enquête est de se faire une opinion sur la manière dont ce slogan électoral a été transformé en projet de loi. Gouverner un pays implique de prendre des précautions. Le pays a-t-il été consulté ? Lui qui est le président d'une organisation dont l'autorité est reconnue, a-t-il été consulté par quelqu'un dans la phase préparatoire ?

Deuxième question : je viens de représenter le président Monory à un colloque international sur des questions constitutionnelles en Italie. Les Italiens m'ont fait part d'un chiffre très récent, que je n'ai pas pu vérifier, mais qui me semble très important, à savoir que leur pays compte plus de travailleurs indépendants que de salariés. Le basculement est intervenu en décembre 1997. Plus de travailleurs à leur compte que de salariés en Italie ! On connaît les Italiens : leurs capacités à s'adapter aux réalités de la vie, quelquefois en transgressant certaines réglementations. Peut-on avoir au sein de l'Europe un pays réglementé selon le système de Colbert, et en même temps, un pays qui ne serait constitué que d'indépendants ?

Troisième question : il y a quelques instants, vous avez dit, Monsieur Soubie, que dans la mesure où l'on sait très bien que l'on ne peut pas régler le problème à l'échelon national, on le renvoie au niveau de l'entreprise. Vous qui êtes un homme averti de la vie politique et sociale française, pensez-vous que ce renvoi à la décentralisation est compatible avec notre notion jacobine de l'égalité de traitement des uns et des autres à l'échelon national ? N'y a-t-il pas un risque de voir le système exploser au bout d'une période d'adaptation et d'exploration par retour de l'esprit jacobin sur cette égalité de traitement ? Par conséquent, l'aspect souple de l'expérience, que vous avez par ailleurs souligné, et l'état actuel du droit du travail en France se trouveraient contournés par les résultats de l'expérience qui sera lancée.

M. Alain GOURNAC, président - La parole est à M. Philippe Marini.

M. Philippe MARINI - Monsieur le président, deux questions à M. Raymond Soubie après lui avoir dit combien j'ai trouvé lumineux son propos, comme toujours quand on a le plaisir de l'écouter. En premier lieu, ma question serait de lui demander si, à son avis, l'effet emploi du dispositif n'aurait pas des chances d'être meilleur s'il n'était pas contraignant. En effet, dans ce projet de loi, il y a un aspect incitatif et un aspect contraignant. En matière de création d'emplois, chacun sait que les aspects psychologiques ce qui va déclencher le ressort de l'embauche- jouent un rôle essentiel.

En second lieu, et sur un autre plan, nous voyons des contrôles se multiplier sur le temps de travail des cadres dans la législation actuelle. Nous imaginons que ces contrôles seront encore plus contraignants par définition au terme du processus annoncé.

Cela ne conduit-il pas, à son avis, à une réflexion de portée quelque peu générale sur l'évolution de la notion de cadre ? Ne sommes-nous pas en train de raisonner sur de véritables fictions ? D'autre part, ne faudrait-il pas imaginer que notre législation s'adapte et considère que certaines tâches et certains niveaux de responsabilités ne sont plus de l'ordre du quantitatif ?

M. Alain GOURNAC, président - La parole est à Mme Marie-Madeleine Dieulangard.

Mme Marie-Madeleine DIEULANGARD - J'aurai trois questions à poser, Monsieur le président. A la question de savoir si cette loi sur la réduction du temps de travail à 35 heures créera ou non de l'emploi, vous répondez : " peut-être, peu, plutôt peu, mais sous certaines conditions. " Dans les conditions, vous parlez de rapidité, de maintien de la production et de la modération salariale.

Je m'étonne que dans le maintien de la production, vous n'ayez pas mentionné l'importance du sujet valait en soi un développement la nécessité d'une réorganisation du travail au sein de l'entreprise. Il me semble que création d'emplois ne peut s'entendre sans repenser l'organisation au sein des entreprises.

Deuxième question. Concernant le processus de la loi et la durée légale, vous dites que cette durée légale des 35 heures n'influera pas du tout sur la durée effective puisque les heures supplémentaires y échappent. Or, il me semble avoir lu que les heures supplémentaires étaient intégrées dans les termes de la loi à hauteur de 130 heures supplémentaires annuelles. Si besoin était, on peut tout de même intégrer un quota d'heures supplémentaires à ne pas dépasser pour aller effectivement vers une durée légale qui n'excède pas ce que l'on décide.

Troisième point. Je vous ai trouvé quelque peu définitif sur le refus des organisations syndicales et de la population d'aller vers une modération salariale. Un certain nombre d'enquêtes récentes ne sont pas aussi catégoriques. A savoir qu'en échange de contreparties et d'un certain niveau de salaire, il n'est pas du tout exclu que certaines organisations syndicales acceptent l'idée de négocier, y compris là-dessus. Il ne faudrait pas aller trop vite sur cet aspect, même s'il est difficile.

Enfin, une question d'importance concerne ce que vous avez dit de vos raisons de trouver cette loi bonne et très positive, soit la relance de la négociation collective, à savoir que l'on pourra négocier dans les PME-PMI notamment par mandatement.

Il y a là un vrai problème de la négociation collective au sein de l'entreprise. Je ne pense pas que l'accord d'octobre 1995, et la loi qui a suivi, règlent tous les problèmes concernant les négociations dans les petites entreprises. Auriez-vous un certain nombre de suggestions à faire sur ce point.

M. Alain GOURNAC, président - La parole est à M. Denis Badré.

M. Denis BADRE - J'aurai deux questions à poser.

Tout d'abord, vous avez évoqué un effet pervers de l'existence même du projet de loi qui serait une certaine rétention de la part de certaines entreprises face aux négociations salariales en général. Plus généralement et à terme, la démarche dans laquelle le gouvernement engage le pays ne risque-t-elle pas de déboucher sur un freinage du développement du temps choisi ?

Deuxième question : vous avez souligné le fait que la notion de temps de travail était déjà quasiment obsolète. Demain, dans l'Union européenne, on ira vers une harmonisation des politiques de l'emploi. Dans ce contexte, si la France organise son corps de doctrine sur l'emploi, notamment autour de cette notion de temps de travail, ne risque-t-on pas de voir la France handicapée dans ce contexte d'harmonisation qui s'imposera, soit au contraire d'aller vers un freinage dans la construction de l'Union européenne du fait que la France, élément moteur de cette construction, aura fait en quelque sorte cavalier seul et choisi une autre voie ?

M. Alain GOURNAC, président - La parole est à M. Daniel Percheron.

M. Daniel PERCHERON - Vous avez les idées très claires, c'est une chance pour les sénateurs qui vous écoutent.

Ma première question, qui appelle des précisions de votre part, est une argumentation qui portera sur le raisonnement paradoxal que vous avez défendu sur la tendance historique, que je n'avais jamais jusqu'à présent entendu. Vous nous avez clairement dit que la tendance historique à la baisse de la durée du travail n'avait jamais créé d'emploi. De manière scolaire, quelque peu primaire, je vous poserai la question précise suivante : cela veut-il dire que si l'on travaillait aujourd'hui autant qu'en 1936 et autant qu'en 1890, nous n'aurions que 3 millions de chômeurs ?

Il me paraît très difficile a priori de vous accompagner sur se raisonnement et sur ce postulat. Mais peut-être avez-vous raison !

Deuxièmement, je pense que cela est dû à votre expérience irremplaçable : vous avez un raisonnement d'homme d'appareil au sens noble du terme. Vous écartez l'opinion qui, comme vient de le rappeler ma collègue, au travers des sondages répétés, au travers de photographies précises et, à mon avis, indiscutables, admet la réduction du temps de travail, envisage certains sacrifices et donne la priorité, soit au temps choisi, soit à la baisse du chômage. Cela correspond au choix démocratique que les Français ont fait en juin, même si les 35 heures n'ont pas été seulement et uniquement au coeur de leur décision.

Depuis une dizaine d'années, cette opinion ne dément pas sa bonne volonté et son intérêt pour la réduction du temps de travail, même contraignante en ce qui concerne l'évolution de son pouvoir d'achat. Vous la mettez de côté et vous nous expliquez que ce concept, après tout parfaitement intelligent -à la limite vous instruisez à décharge, ce qui est très bien et très sain au sein de cette commission- d'après votre expérience, peut être en quelque sorte, non pas dévoyé mais freiné, morcelé entreprise par entreprise.

Vous ajoutez que, les patrons et les 8 % de salariés syndiqués français au coeur de cette cellule privilégiée dans le monde clos de l'entreprise vont finalement tourner le dos à l'opinion et à l'accord, et qu'il y aura très peu d'accords.

Ma question sera donc la suivante : ne pensez-vous pas que dans ce débat qui va occuper l'opinion française, l'opinion va jouer un rôle ? A propos des mouvements de chômeurs aujourd'hui, compte tenu de la médiation moderne telle qu'elle est pratiquée, nous avons quand même le sentiment que l'opinion pèse énormément.

Ou pensez-vous, en tant que praticien et théoricien du monde clos de l'entreprise, que la négociation entreprise par entreprise pourrait être une impasse pour ceux qui ont inventé et pris la responsabilité du concept, et que la faiblesse du syndicalisme français au sein du monde clos de chaque entreprise va peser très lourd sur le résultat final ?

Troisièmement, à propos des conséquences sur la croissance et sur les investissements, si l'investissement hésite compte tenu des 35 heures, comment expliquez-vous qu'il ait hésité de la même manière après le transfert massif de charges en faveur des entreprises ?

Au fond, les entreprises qui se sont adaptées à la mondialisation sont devant la première mesure contraignante depuis 1983. C'est le premier rendez-vous difficile et contraignant intellectuellement, économiquement, syndicalement qui leur est proposé.

Dès lors, pourquoi l'investissement hésiterait-il puisque depuis six mois, dans un contexte que beaucoup prévoyaient difficile, la confiance semble enfin apparaître, la consommation semble enfin se dégeler ?

Trente-cinq heures à l'horizon ou pas ? C'est l'une des questions qui me semblent importantes. Vous n'envisagez pas le cercle vertueux. Vous avez fait allusion au bilan d'une année qui pourrait être relativement heureux. Vous n'envisagez pas, là non plus, le cercle vertueux qui donnerait confiance et favoriserait la croissance.

M. Alain GOURNAC, président - La parole est à M. André Jourdain.

M. André JOURDAIN - Monsieur le président, en dehors des questions d'ordre général qui viennent d'être posées, je voudrais ajouter une question plus précise. Monsieur Soubie, vous n'avez pas parlé du temps partiel. Vous avez évoqué la flexibilité. Or, il me semble que le texte qui nous est proposé va vers un durcissement du temps partiel. Partagez-vous mon sentiment ?

D'autre part, quand je pense aux petites entreprises qui auraient besoin de cadres à temps partagé pour pouvoir se développer, j'ai l'impression que l'on va tout à fait dans le sens contraire de leur développement.

M. Alain GOURNAC, président - La parole est à M. Bernard Seillier.

M. Bernard SEILLIER - J'aimerais que M. Soubie puisse nous dire quelques mots de l'incidence du lien entre le taux horaire du SMIC et une réforme de cette nature. J'ai l'impression que tout en approuvant la clarté de son exposé, il y a un point majeur qui risque d'être assez explosif, et en tout cas difficile à régler légalement.

M. Alain GOURNAC, président - S'il n'y a plus de questions, je demande à M. Soubie d'essayer de répondre à l'ensemble de ces questions.

M. Raymond SOUBIE - Monsieur le président, plusieurs questions traitent du même sujet. Je vais donc essayer d'y répondre de manière groupée.

Pour répondre à la première question, au moment de l'élaboration du projet de loi, il y a eu de nombreuses consultations. Votre serviteur a été consulté. On ne peut donc pas dire qu'il n'y a pas eu de consultations ; il y en a eu beaucoup.

Ce qui m'a frappé au cours de toutes ces consultations, ayant participé à un certain nombre de réunions, c'est la bonne volonté collective et générale de cette affaire, un certain accord de fond, et une difficulté considérable à mettre le tout en pratique. Si vous me permettez d'en faire le résumé, je le crois profondément, ma réponse est une introduction à tout ce que je vais dire.

Concernant l'Italie et les travailleurs indépendants, on va de plus, en dehors de l'Italie, vers un accroissement des travailleurs indépendants. Il y a même une nouvelle race de travailleurs indépendants sous dépendance économique. C'est-à-dire notamment dans les activités de services, des travailleurs indépendants qui sont sous statut d'indépendants, mais qui sont en réalité dépendants d'un employeur. Cela tendra à se développer considérablement dans les nouveaux métiers que le droit n'appréhende pas aujourd'hui. C'est un réel problème qu'il convient de traiter. J'assistais récemment à un colloque où le phénomène était expliqué. J'étais assis à côté du patron d'une organisation syndicale française. Je lui ai demandé si ce discours le choquait. Il m'a répondu : " Pas du tout, c'est l'évidence. "

Cela montre que sur des sujet apparemment complexes, nombreux sont ceux à être d'accord. C'est un vrai grand sujet d'avenir. Tout comme il est clair qu'en Europe les diversités des systèmes sociaux de droit social et de protection sociale dans les quinze ans ne tiendront pas la route. Il y a là un problème de fond auquel il faudra bien un jour également s'atteler.

Sur le renvoi à la négociation d'entreprise, c'est vrai qu'il y a un risque considérable de disparité, mais je crois que c'est le seul moyen. En effet, les sujets traités et les choix laissés aux gens portent plutôt sur le temps de travail ou plutôt sur le salaire. Ce choix ne peut être fait qu'au plus près du terrain. Inéluctablement, on ira vers des négociations, avec certes des disparités, mais cela me paraît plutôt un bien et il faut continuer à y aller.

M. Marini m'a posé deux questions : l'une sur les cadres. Il est clair que le concept des cadres est un concept franco-français. Quand vous allez à l'étranger, les cadres, ils ne connaissent pas ! En outre, en France vous avez diverses définitions des cadres. Par conséquent, profondément je ne crois pas que le concept de " cadre " soit le meilleur pour appréhender toute une série de fonctions et de métiers.

Sur votre autre question, essentielle : n'aurait-ce pas été plus efficace si cela avait été moins contraignant, je vous répondrai oui et non. Je commencerai par justifier le non. Un accord a été effectivement conclu qui prévoyait des négociations de branches. Elles n'ont pas eu lieu. L'absence de contraintes a donc fait qu'il ne s'est rien passé. Il faut bien dire la vérité.

Inversement, il y a le fait que cette loi fixe une partie seulement -je ne l'ai pas assez dit tout à l'heure de la règle du jeu. La grande difficulté pour les entreprises aujourd'hui est qu'un projet de loi sera sans doute voté. Ensuite, un second volet à ce projet de loi interviendra dans deux ans. Elles se demandent toutes ce que contiendra ce nouveau volet du projet de loi dans deux ans.

Le gouvernement a répondu, dans un souci de concertation avec les entreprises : " Cela dépend de vos accords ". Les entreprises répondent alors : " Comment négocier des accords sans savoir ce qui se passera dans deux ans ". C'est l'histoire du chat qui se mord la queue.

Un processus qui eût été meilleur aurait été de dire à la collectivité des entreprises : " Messieurs, vous négociez des accords, et dans un an, nous faisons le projet de loi. " Il n'y aurait pas eu la contrainte juridique -psychologiquement, cela aurait donc été différent mais il y aurait eu une contrainte politique.

Ce que je dis est tellement vrai que c'est ce que j'avais cru comprendre. Je m'explique : quand vous lisez les interventions des participants à la conférence tripartite de l'emploi, et notamment celle du Premier ministre à l'issue de la journée, c'est exactement ce qu'il a écrit dans l'intervention qu'il avait préparée. Qu'y disait-il ? : " Vous allez négocier. Maintenant va être retenu l'objectif cela figure dans son texte du passage de la durée légale à 35 heures. Mais toutes les modalités figureront dans la seconde loi. "

Au fond, il y a eu passage subreptice d'une intention clairement exprimée dans son texte à un projet de loi qui ne correspond pas exactement -et même sur un point fondamental psychologiquement à ce qu'il a dit.

M. Philippe MARINI - C'est de la tromperie !

M. Raymond SOUBIE - Cela tient en grande partie à la manière dont s'est déroulée la conférence tripartite, que j'ai appelée " une journée de dupes ". Parce que M. Gandois croyait avoir convaincu le Premier ministre, et le Premier ministre croyait avoir convaincu M. Gandois ! Le problème est que les deux avaient raison et que tous les deux pensaient avoir eu tort. En clair, la déclaration du Premier ministre était une vraie ouverture pour les entreprises et elle a été prise comme une insulte par les entreprises. Quelque chose ne s'est pas bien passé dans les transmissions et explications. Tout est vraiment parti de là.

Madame, vous avez posé une série de questions. Si je n'ai pas parlé de la réorganisation, c'est qu'elle me paraît être au coeur de sujet. Je suis convaincu que dans de nombreuses entreprises françaises, il y a des possibilités considérables de réorganisation, de gains de productivité.

Je crois dès lors que l'on peut c'est bien de cela dont il s'agit dégager du temps par les gains de productivité liés à la réorganisation. Ce temps, on peut en faire ce que l'on veut. On peut l'affecter à la réduction du temps de travail ou à d'autres facteurs de production. Mais je ne suis pas convaincu que cela aboutisse à créer des emplois. C'est cela que je crains.

Je crois que l'un des aspects très positifs du processus engagé est d'obliger les entreprises à réfléchir sur la réorganisation du temps de travail, mais je ne suis pas sûr que la réponse qu'elles vont trouver aboutira à des créations d'emplois. Cela dit, je suis totalement d'accord avec vous sur l'aspect de la réorganisation.

Sur le processus de la durée légale, il est clair que l'un des points fondamentaux est le contingent d'heures supplémentaires. Cela me paraît tout fait évident.

Sur le problème, également évoqué par M. Percheron, de l'opinion et de la négociation collective : deux remarques. Tout d'abord, le dispositif implique des accords, des appareils, et des accords d'entreprises dans une France où le syndicalisme est tombé si bas, constitue un vrai problème, fondamental d'application.

M. Alain GOURNAC, président - 8 % !

M. Raymond SOUBIE - C'est un vrai problème, fondamental d'application. Personnellement, je n'ai pas la réponse.

Sur le problème de l'opinion que vous avez évoqué tous les deux tout à l'heure, certes on connaît bien les enquêtes d'opinion. Simplement, lorsqu'on fait un effet de zoom sur diverses entreprises, on voit bien que si l'on demande aux gens un arbitrage entre le salaire et la durée du travail, lorsqu'ils sont prêts à le rendre, c'est pour voir des résultats visibles dans leur entreprise ou autour d'eux.

Or, malheureusement et pour la raison qu'évoquait madame, liée à la réorganisation- je ne suis pas sûr que les résultats soient si visibles. Je ne suis pas sûr non plus que le cycle vertueux de l'opinion puisse vraiment s'enclencher dans les entreprises. D'autre part, en raison même de la faiblesse des syndicats, ils hésiteront à s'engager dans ce contexte. Voilà ce que je voulais exprimer.

La réponse à cela est qu'il faudrait qu'il y ait suffisamment d'entreprises où des accords soient conclus.

Sur la remarque de M. Percheron sur la baisse tendancielle de la durée du temps de travail, on peut dire que les baisses lentes de la durée du travail ne créent pas d'emplois. Les gains de productivité absorbent immédiatement tout cela. Si l'on veut vraiment créer des emplois, M. Fitoussi l'expliquera tout à l'heure, il faut aller rapidement dans la réduction du temps de travail. C'est une autre opération répondant à d'autres logiques.

Sur le cercle vertueux de la croissance et de l'investissement, les décisions en matière d'investissement relèvent des entreprises. Il est tout de même caractéristique de la situation française de constater qu'il n'a pas été brillantissime depuis huit ou neuf ans.

M. Daniel PERCHERON - Quels qu'aient été les efforts dans leur direction !

M. Raymond SOUBIE - Oui. C'est donc quand même un comportement des décideurs quelque part contraints, de non confiance. Ce n'est pas seulement l'attitude des consommateurs, mais c'est aussi l'attitude profonde des décideurs.

Un autre aspect que je n'ai pas évoqué : il ne faut pas exclure que certaines négociations sur le temps de travail débouchent sur des conflits. Des entreprises préviennent qu'elles n'accorderont pas les augmentations de salaires ; les salariés et les syndicats le prennent très mal. Une partie du processus risque donc de déboucher sur des conflits, ce qui irait psychologiquement dans l'autre sens.

Sur les questions de MM. Badré et Jourdain concernant le temps partiel, c'est pour moi un mystère. Tout le monde était d'accord pour dire que le temps partiel est la manière la moins conflictuelle, la plus rapide et la plus massive de réduire le temps de travail sans compensation salariale et de manière paisible.

C'est tellement vrai que M. Bérégovoy avait mis en place, puis Martine Aubry, des dispositifs massifs d'aide au temps partiel qui ont été remarquablement efficaces. Le projet de loi marque un coup de frein à ce sujet. Pourquoi ? Parce que certains secteurs ont abusé de cela, notamment la grande distribution pour appeler un chat un chat. Cela dit, c'est grandement dommage car des secteurs entiers du tertiaire ont utilisé très intelligemment cette mesure. Il ne faudrait donc pas enterrer le temps partiel, tout en prenant des précautions dans certains secteurs.

Je termine par la question sur le taux horaire du SMIC. C'est une vraie question, mais vous me pardonnerez, Monsieur le sénateur, je n'ai pas de vraie réponse.

M. Alain GOURNAC, président - Je voudrais vous remercier d'avoir répondu à toutes les questions et d'avoir donné à votre propos beaucoup de clarté et ainsi éclairé cette commission.

B. AUDITION DE M. JEAN-PHILIPPE COTIS, DIRECTEUR DE LA PRÉVISION AU MINISTÈRE DE L'ÉCONOMIE, DES FINANCES ET DE L'INDUSTRIE

( M. Jean-Philippe Cotis est introduit dans la salle)

Je voudrais maintenant accueillir M. Jean-Philippe Cotis.

Le président lit la note sur le protocole de publicité des travaux de la commission d'enquête et fait prêter serment à M. Jean-Philippe Cotis, directeur de la direction de la prévision au ministère de l'Economie, des finances et de l'industrie.

La parole est à M. Jean-Philippe Cotis .

M. Jean-Philippe COTIS -  Monsieur le président, avant de débuter mon intervention, j'ai deux ou trois points matériels à porter à votre connaissance. Les notes qui doivent vous parvenir le seront avec une lettre du ministre des Finances. Le Premier ministre a adressé une lettre au Président du Sénat dans laquelle il lui fait part d'un certain nombre de réflexions générales et des instructions transmises aux fonctionnaires appelés à déposer.

Le Premier ministre est soucieux d'informer le Parlement. Il a donné l'ordre aux fonctionnaires de déférer aux convocations et leur a demandé de veiller à ce que les documents nécessaires pour éclairer la teneur et la portée du projet de loi vous soient fournis.

Il nous a donné également pour consigne de ne pas donner suite aux demandes de communication présentant un caractère systématique ou portant sur des pièces destinées à préparer les choix du pouvoir exécutif, et constituant de ce fait des documents de travail internes au gouvernement.

Cette ligne de conduite a été portée à la connaissance du Président de la République au titre de l'article 5 de la Constitution.

M. Alain GOURNAC, président - Je vous en remercie. J'ai en effet reçu le double de la lettre envoyée par le Premier ministre.

M. Jean-Philippe COTIS - Monsieur le ministre, Monsieur le président, Mesdames et Messieurs les sénateurs, je suis très honoré de l'invitation qui m'est faite de " plancher " aujourd'hui devant vous sur les conséquences du passage aux 35 heures. Il s'agit d'un sujet difficile dont les ramifications s'étendent très au-delà de la sphère économique et qui invite les techniciens à la prudence et à la modestie.

Au cours de cette intervention, j'aurai à coeur, en conséquence, de faire la part entre ce que les experts connaissent mal, ce qui reste encore incertain, et ce sur quoi l'on peut raisonnablement tabler.

Je prie par avance les membres de la commission avec lesquels je me suis déjà longuement entretenu du sujet avant-hier, dans des conditions il est vrai quelque peu imprévues, pour les redites qui ne manqueront pas d'émailler mon intervention.

Mon propos s'articulera autour de 3 grands thèmes :

- le premier concerne les difficultés et les limites qui s'attachent à tout exercice de prévision ou d'évaluation quantifiée des conséquences de la réduction du temps de travail. Dans ce domaine l'expertise reste, par définition, très incertaine ;

- dans un deuxième temps, j'insisterai plus particulièrement sur l'apport de la théorie économique. Si l'analyse économique reste, en effet, sans réponse à la question : " la réduction de la durée du travail est-elle, en soi, favorable ou défavorable à l'emploi ? ", elle permet en revanche de définir, dans leurs grandes lignes, les conditions du succès et de mieux cerner les écueils à éviter;

- dans un dernier temps, j'essaierai de vous proposer une lecture du projet de loi, à la lumière de cette grille d'analyse.

Les informations micro-économiques qui permettraient de procéder, dès aujourd'hui, à une évaluation quantifiée, et robuste, des conséquences de la réduction du temps de travail ne sont pas encore disponibles. Elles ne le deviendront qu'au cours de la période intérimaire, lorsque les négociations entre partenaires sociaux auront pris corps.

Du point de vue de l'analyse macro-économique, la réduction du temps de travail avec maintien du salaire et incitation publique se ramène à la combinaison de trois phénomènes :

- une hausse du coût salarial par unité produite, suivie éventuellement d'une phase de modération ;

- un partage du travail plus favorable à l'emploi;

- une réduction des prélèvements pesant sur le travail.

Ces 3 types de " chocs ", dès lors que leur ampleur est connue, peuvent servir d ' " inputs " à des simulations macro-économiques, dont les conclusions se révéleront, malgré les incertitudes inhérentes aux " modèles macro ", relativement robustes.

L'obstacle majeur, qui rend très difficile à l'heure actuelle toute évaluation quantifiée, se situe en amont de l'analyse macro-économique, dans la collecte de l'information micro-économique.

Pour déterminer, par exemple, dès aujourd'hui l'ampleur de l'effet de partage du travail ou du choc initial de coût de production, il serait nécessaire de connaître une masse importante d'informations " privées ", que seules les entreprises sont en mesure d'appréhender, et qui varient fortement d'un secteur, d'une entreprise, voire d'un établissement à l'autre. Il s'agit, par exemple, des gains de productivité latents dont disposent les entreprises, de leurs coûts de réorganisation éventuels ou encore de la capacité des partenaires sociaux à maîtriser, dans une phase ultérieure, l'évolution des rémunérations.

Ces " informations de terrain " ne peuvent être glanées, pour l'heure, qu'à partir de précédents historiques. Les deux expériences historiques qui viennent à l'esprit, le passage des 40 aux 39 heures de 1982 et la mise en oeuvre de la loi de Robien, restent cependant difficiles à mobiliser :

- le passage aux 39 heures s'était effectué dans un contexte macro-économique particulièrement difficile et peu transposable à la période actuelle. Il ne portait, en outre, que sur une réduction d'une heure.

- l'expérience du " Robien " reste encore trop récente et de courte durée pour en tirer des conclusions fermes.

Il convient de signaler, cependant, que la DARES publiera, demain, un premier bilan de l'expérience Robien, qui fait apparaître de premiers enseignements intéressants.

Pour l'heure, les économistes doivent donc se contenter pour l'instant de scénarios illustratifs qui restent fragiles. Cette fragilité est bien illustrée par les chiffrages, d'origines diverses, qui sont recensés dans l'excellent rapport du Sénateur Barbier. Les effets induits par une réduction échelonnée de 5 % du temps de travail, avec compensation salariale, varient en effet de 250.000 à 620.000 emplois créés selon les équipes de recherche concernées (INSEE, Ecole Centrale, OFCE). On passe donc du simple au triple.

Le souci du Gouvernement de laisser se développer les négociations au cours d'une période intérimaire trouve, pour une part, son origine dans la nécessité de mieux appréhender ces données de terrain, qui manquent encore largement aux économistes.

J'en viens maintenant à mon deuxième point, qui concerne les conditions de réussite de la RTT et les écueils à éviter. Ces conditions du succès et ces écueils, l'analyse économique peut utilement contribuer à mieux les cerner.

Il y a une " fausse question " que l'on peut évacuer d'emblée : celle de savoir si la réduction du temps de travail est intrinsèquement bonne ou mauvaise pour l'emploi. Sur ce point, la théorie économique, comme d'ailleurs l'histoire économique, sont totalement " agnostiques ".

Toute l'expérience de l'après-guerre montre, par exemple, que dans un contexte de forte croissance de la productivité, permettant à la fois une progression soutenue du pouvoir d'achat et un accroissement du temps libre, une baisse régulière et relativement spontanée de la réduction du temps de travail peut être compatible avec le plein-emploi.

Par conséquent, la question de savoir si, dans l'absolu, c'est bon ou mauvais pour l'emploi, est probablement une question qui ne se pose pas exactement aujourd'hui.

La question qui mérite d'être posée aujourd'hui me semble être d'une autre nature. On peut la formuler de la manière suivante : une intervention publique visant à " réenclencher " le mouvement de réduction du temps de travail qui s'est interrompu au début des années 80, peut-elle stimuler l'emploi ? Cette question prend une acuité particulière dans un contexte où les gains de productivité n'ont plus l'ampleur qu'ils connaissaient au cours des Trente glorieuses.

Pour qu'une intervention publique soit fondée, il faut :

- mettre en évidence des défaillances de marché, d'une part sur le marché du travail, ou sur l'économie dans son ensemble ;

- montrer en quoi l'intervention publique peut atténuer ces imperfections ;

- s'assurer, enfin, que cette intervention ne générera pas d'effets pervers qui se révéleraient plus coûteux que les imperfections de marché que l'on cherche à corriger.

Ces défaillances de marché, quelles sont-elles aujourd'hui en France ? Elles sont à la fois macro-économiques et structurelles.

Macro-économiques tout d'abord, avec l'existence d'un important volet de chômage keynésien. La Direction de la Prévision l'estime à près de 3 points de taux de chômage correspondant à un " déficit " de demande globale de près de 4 points de PIB (en 1996). C'est-à-dire l'écart entre la demande effective et le potentiel de production.

Ce diagnostic est plus ou moins partagé. Le FMI et l'OCDE estiment ce déficit à près de 3 points de PIB, la Commission européenne et la Banque de France à 1 point seulement.

Ce retard de demande est imputable au " policy-mix " très déséquilibré (déficits budgétaires excessifs, conditions monétaires très tendues), qui ont caractérisé la politique économique en Europe Continentale et en France durant la première moitié des années 90.

Ces évaluations mettent en évidence le " terrain perdu " au cours de la grande récession des années 90, par rapport à une situation où la conjoncture serait restée normale. Elles ne garantissent pas, en revanche, que tout le terrain perdu sera rattrapé. Les économies européennes ne sont pas prémunies, en effet, contre d'éventuels " effets d'hysteresis ". J'y reviendrai par ailleurs.

Les défaillances " structurelles " maintenant. Elles concernent, pour une large part, le marché du travail :

- un coût du travail peu qualifié, qui reste sans doute encore trop élevé, malgré les progrès accomplis ;

- des négociations entre partenaires sociaux, qui n'ont pas, du point de vue de l'économiste, l'efficacité souhaitable ;

- des effets d'hysteresis, liés au phénomène du chômage de longue durée.

Je reviendrai sur ces points plus longuement par la suite.

Quelques précisions, peut-être, sur ces deux derniers points.

Les négociations sociales, tout d'abord. Elles sont le plus souvent focalisées sur les seuls salaires et portent plus rarement sur l'emploi, sauf dans les situations de crise.

C'est un phénomène regrettable qui nous distingue des économies d'Europe continentale qui ont réussi (Pays-Bas, Danemark, Norvège, Autriche, Allemagne de l'Ouest jusqu'à la fin des années 80). Dans ces pays, les négociations sociales portent à la fois sur les salaires, l'emploi, voire même la durée du travail. Elles débouchent généralement sur des accords et des compromis plus favorables à l'emploi.

Si nous comparons, par exemple, la France et les Pays-Bas, nous constatons que dans ces deux pays, la part des salaires dans la valeur ajoutée a chuté de plus de 10 points depuis son " point haut " du milieu des années 80. Dans le cas de la France, cette modération salariale a été associée à une stagnation de l'emploi. Aux Pays-Bas, en revanche, la modération salariale a été de pair avec une amélioration de la situation de l'emploi.

Il existe aujourd'hui un " espace " suffisant pour permettre une remontée de la part des salaires dans la valeur ajoutée (les taux d'intérêt ont beaucoup baissé, la situation financière des entreprises s'est améliorée). Il serait donc souhaitable que, comme aux Pays-Bas au cours de ces toutes dernières années, cette remontée de la part des salaires profite en priorité à l'emploi.

Un mot, pour conclure ces développements théoriques, sur les effets d'hysteresis. Ces effets, qui ont été initialement observés dans les sciences physiques, décrivent des situations dans lesquelles " les conséquences persistent alors même que les causes ont disparu ".

En économie, on peut souvent observer des phénomènes de cette nature. Une hausse du chômage peut trouver, par exemple, son origine dans la faiblesse de la conjoncture et ne pas se résorber pour autant, lorsque l'économie revient à une " conjoncture normale ". Dans l'intervalle, en effet, la durée du chômage a pu s'allonger, entraînant par là-même une détérioration du " capital humain " des demandeurs d'emploi et une perte de contact avec le marché du travail.

Ce risque d'hysteresis n'est pas absent en France où d'une certaine manière nous assistons peut-être à une " course de vitesse " entre, d'un côté, la reprise économique en cours et, de l'autre, la démoralisation et la perte d'employabilité des chômeurs.

Que peut alors apporter la RTT dans un tel contexte ?

Elle peut contribuer, tout d'abord, à endiguer les effets d'hysteresis le plus tôt possible au cours de la phase de reprise. La RTT peut contribuer à accélérer, dès le début de la reprise, le rythme des embauches et à réintégrer au sein des entreprises des demandeurs d'emploi avant que leur " employabilité " ne soit dégradée de manière irréversible.

L'autre apport de la RTT en termes d'amélioration du fonctionnement du marché du travail est de déplacer le " centre de gravité " des négociations sociales, en plaçant l'emploi au coeur des discussions. Si elle s'accompagne d'une maîtrise adéquate des évolutions salariales, la RTT peut contribuer à créer les conditions d'un redémarrage de la masse salariale tirée par l'emploi.

Les écueils à éviter.

On reproche parfois à la RTT de reposer sur des hypothèses mal fondées. Au premier rang de celles-ci, l'hypothèse selon laquelle le volume de travail serait fixé une fois pour toutes et pourrait être partagé sans difficultés, ni précautions particulières.

Cette thèse de la " quantité invariable " de travail n'est, en effet, pas absente des débats. Prenant appui sur l'existence d'un chômage keynésien, certains économistes soutiennent, par exemple, l'idée qu'une RTT accompagnée d'une hausse des coûts de production ne pèserait pas sur l'emploi, et pourrait même le stimuler avec l'augmentation de la masse salariale qui entraînerait celle de la demande globale et de l'emploi.

Sur la base d'une telle analyse, la pénurie d'emploi ayant pour origine un manque de débouchés, il serait souhaitable de renchérir vigoureusement le coût des heures supplémentaires, de façon à partager le plus largement possible le travail disponible.

Il ne faut pas chercher dans cette direction les bases d'une réduction réussie du temps de travail.

Nous vivons, en effet, dans une économie ouverte, dans laquelle la demande étrangère, et donc la compétitivité des entreprises, ont une importance cruciale. Une économie également où le travail qualifié et le capital seront de plus en plus mobiles. Ce qui impose de respecter certains impératifs de rentabilité et d'efficacité.

Ces exigences, loin de se relâcher, se renforceront avec l'entrée dans l'Union économique et monétaire.

Sur la base de cette analyse, la mise en oeuvre, réussie, de la RTT doit s'efforcer d'éviter :

- la dégradation des coûts salariaux par unité produite. Toutes les simulations de modèles, qu'ils soient de facture néo-keynésienne ou plus néo-classique, montrent qu'en économie ouverte et en changes fixes, une hausse des coûts salariaux unitaires déprime assez rapidement la demande globale, même si elle stimule dans un premier temps la consommation des ménages ;

- le renchérissement des heures supplémentaires. En période de reprise, avec le retour à une conjoncture normale, c'est un facteur de tensions inflationnistes qui peut contribuer à étouffer le redémarrage de l'activité. Le renchérissement du prix des heures supplémentaires est particulièrement nocif pour les petites entreprises qui n'ont pas, physiquement, la faculté de substituer des embauches aux anciennes heures supplémentaires ; ce que l'on appelle dans notre jargon un " phénomène d'indivisibilité ".

- les " effets d'aubaine " en matière de finances publiques c'est-à-dire ne pas subventionner des créations d'emploi qui auraient existé en tout état de cause, de manière à préserver l'équilibre des finances publiques.

Au total, l'analyse économique suggère, me semble-t-il, qu'une mise en oeuvre efficace de la RTT passe par des incitations positives plutôt que par des contraintes, par une négociation décentralisée mais en même temps globale, portant à la fois sur les emplois et sur les salaires, et par la prise en compte spécifique des difficultés rencontrées par les petites entreprises, par des incitations " bien calibrées ", qui limitent au maximum les effets d'aubaine.

Très brièvement, comment peut-on lire le projet de loi à la lecture de cette grille d'analyse ?

Le projet du Gouvernement est fondé pour l'essentiel sur une démarche incitative.

Les changements apportés au cadre légal et réglementaire dans lequel opèrent les entreprises resteront modérés.

Dans la période intérimaire 1998-2000, les changements seront modestes (léger durcissement de régime du repos compensateur, moralisation souhaitable du temps partiel, possibilité ouverte de signer un accord, même en l'absence de syndicats dans l'entreprise).

En régime de croisière les " effets contraignants " du passage aux 35 heures légales ne doivent pas être surestimées. Comme le rappelle clairement le projet de loi, le surcoût associé à l'utilisation des heures supplémentaires ne dépassera en aucun cas les 25 % actuels. Dans un tel contexte, les entreprises qui souhaiteraient rester à 39 heures ne subiraient qu'un surcoût modeste de l'ordre de + 2,5%.

En outre, une attention particulière devrait être accordée aux petites entreprises, de manière à ce que leurs comptes d'exploitation n'aient pas à souffrir de la RTT.

Je conclurai en signalant que les incitations positives seront puissantes.

Comparées au " Robien ", les aides à la RTT seront certes un peu moins fortes mais il sera plus facile d'en bénéficier (conditions de créations d'emploi de + 6% au lieu de + 10% avec le Robien).

Compte tenu de l'aide accordée, et même avec une compensation salariale totale, le surcoût pour les entreprises resterait limité. Pour une entreprise caractérisée par une forte proportion de salariés payés au SMIC qui appliquerait la RTT aujourd'hui, les aides se révéleraient même avantageuses.

La mise en oeuvre d'un système d'incitation à la RTT ne devrait pas entraîner de dégradation des soldes publics. Comme dans le Robien, les conditions posées en termes de créations nettes d'emplois limiteront nécessairement les effets d'aubaine et entraîneront vraisemblablement de ce fait des effets de retour favorables sur les finances publiques.

L'analyse des premiers accords Robien semble confirmer la faiblesse des effets d'aubaine. Les projets de RTT apparaissent bien mûris et longuement négociés : réorganisation importante, annualisation fréquente, implication forte des syndicats, pause dans la progression des rémunérations souvent prévue.

M. Alain GOURNAC, président - Monsieur le directeur, je vous remercie de votre propos et de bien vouloir nous remettre une copie de votre exposé. Je donne immédiatement la parole à notre rapporteur qui souhaite vous poser quelques questions.

M. Jean ARTHUIS, rapporteur - Je voudrais d'abord remercier le directeur de la prévision pour l'éclairage qu'il a bien voulu nous apporter. En cette matière, je comprends qu'il n'est pas aisé de faire des projections et qu'il y a une démarche expérimentale.

Il nous a rappelé les contraintes à respecter pour que cette démarche soit couronnée de succès. Je voudrais revenir sur quelques points particuliers et demander à M. Cotis s'il veut bien nous faire part des conclusions auxquelles il aurait pu aboutir, ou en tout cas les évaluations auxquelles pourrait aboutir telle ou telle simulation.

En supposant toutes les contraintes que vous avez bien voulu rappeler, ainsi que les réserves que vous avez exprimées; peut-on faire des hypothèses de création d'emplois sur la base de cette réduction à 35 heures de la durée légale du travail ? Si des évaluations ont été faites, pouvez-vous nous indiquer les différentes hypothèses ?

Avez-vous pu chiffrer les conséquences de la réduction de la durée du travail sur la compétitivité des entreprises, leur impact sur les coûts salariaux, et donc sur le coût relatif du travail ?

Egalement, l'impact que peuvent avoir ces mesures sur l'investissement des entreprises et sur l'attractivité de la France pour les entreprises. J'ai bien noté que vous avez souligné que l'économie était dans un environnement ouvert sur le monde et que nous devions être prudents.

Avez-vous pu évaluer l'impact du projet de loi sur la croissance économique et avez-vous étudié les alternatives à la réduction de la durée hebdomadaire du travail pour que le fonctionnement du marché du travail contribue au développement de l'emploi ?

Enfin, avez-vous fait des simulations sur l'annualisation du temps de travail ?

M. Alain GOURNAC, président - Monsieur Cotis, je vous propose de répondre au rapporteur et ensuite nos collègues vous poseront des questions.

M. Jean-Philippe COTIS - J'ai peur d'apporter une réponse partiellement décevante à la question qui vient d'être posée. Dans le cadre de la préparation du projet, nous avons fait toute une série de chiffrages qui portaient sur des dispositifs qui ont varié dans le temps. Ces hypothèses ont été faites avec des calibrages divers.

Nous n'avons pas encore d'estimation définitive du dispositif tel qu'il vient d'être arrêté dans le projet de loi, mais plutôt, d'une certaine manière, toute une gamme de résultats dont j'évoquais la grande dispersion à propos du rapport du sénateur Barbier.

Ce que je peux dire de manière plus globale, qui anticipe donc sur les travaux en cours, sur les grands enseignements de ces estimations, c'est que les résultats sont plus ou moins bons pour l'emploi en fonction des paramètres. Plus la modération salariale est forte, plus les résultats en matière d'emploi sont favorables. On retrouve cette conclusion dans les simulations que le ministère du Travail a demandées à l'OFCE. Les résultats sont meilleurs si les coûts de réorganisation sont faibles et si les gains de productivité sont élevés. L'autre point est la taxation ou le renchérissement des heures supplémentaires qui a, a priori, un effet défavorable.

Si les coûts sont mal maîtrisés, ce que montrent les simulations c'est vrai pour toute hausse de coût quelle qu'en soit l'origine il y a un risque pour les exportations et pour l'investissement. En revanche, c'est bon pour la consommation des ménages s'il y a un peu plus de masse salariale, mais l'effet net sur le PIB en général, dans ce type d'estimation, est plutôt négatif.

C'est-à-dire qu'entre deux scénarios de réduction du temps de travail celui où la modération salariale serait plus faible n'aurait pas d'effet aussi positif sur l'emploi. Ces mêmes conclusions s'appliquent aux gains de productivité qui sont favorables à l'emploi à terme.

Ceci est d'ailleurs très proche des résultats de l'OFCE. Lorsque l'on parle de réduction du temps de travail avec ou sans modération salariale, le rendement en termes d'emploi est très différent. Il est bien meilleur lorsque les rémunérations sont maîtrisées ainsi que sur l'activité. C'est-à-dire que les effets de compétitivité l'emportent en quelque sorte sur les effets de revenu dans ces simulations.

Cela explique l'accent qui est mis dans ce projet de loi sur la nécessité de stabiliser les coûts de production et de faire en sorte que la RTT ne dérape pas. Cela étant, les travaux sont en cours pour finaliser...

M. Jean ARTHUIS, rapporteur - L'enjeu est donc la modération salariale et l'emploi !

M. Jean-Philippe COTIS - C'est l'enjeu macro-économique. Le deuxième enjeu important est, je crois, le coût des heures supplémentaires pris globalement.

Là, le problème n'est pas simple. La théorie économique dit grosso modo que si vous êtes dans une situation de chômage keynésien, c'est-à-dire avec une pénurie de débouchés pour les entreprises, à ce moment-là l'emploi est contraint, non pas par son coût mais par l'absence de demande. Dans ce cas, si vous taxez les heures supplémentaires, ou si vous les renchérissez, c'est bon pour l'emploi à très court terme.

Mais dès que l'économie revient à conjoncture normale, à ce moment-là, les coûts marginaux à la production sont plus tendus. On a alors des conditions de production plus inflationnistes. C'est de nature à contrarier le développement de la reprise. A partir de là, ce qui compte, c'est de déterminer les bonnes conditions sur le moyen terme plutôt que de se focaliser sur une situation qui comporte une composante keynésienne forte.

A priori, c'est à la politique macro-économique de combler ce déficit de demande keynésien. Ce que la RTT doit pouvoir faire, de son côté, est d'aider à ce que le redémarrage de la masse salariale passe plutôt par des créations d'emplois, davantage que cela n'a été le cas en France dans le passé. En effet, si on compare la France et les Etats-Unis sur les quinze dernières années, on observe que pour une croissance de la masse salariale réelle de l'ordre de 30 %, aux Etats-Unis, il y a 30 % d'emplois créés. Le partage est donc extrêmement favorable à l'emploi. En France, il l'est moins.

Cela signifie que sur longue période, il y a eu peu de création d'emplois. Pour le reste, l'accroissement de la masse salariale a pris la forme d'une hausse du coût du travail. Cela ne veut pas dire que les salaires nets ont augmenté mais que le coût du travail a absorbé à peu près tous les accroissements de salaires.

M. Marcel-Pierre CLEACH - En raison des cotisations sociales.

M. Jean-Philippe COTIS - A cause des cotisations sociales. En même temps, la part des salaires a baissé. Il est un peu paradoxal qu'avec la même baisse de la part des salaires dans la valeur ajoutée que les Néerlandais, nous n'ayons pas pu conduire des négociations en " face à face ", porteuses d'un deal emploi-salaire, ce que font bien les pays scandinaves et que nous avons des difficultés à réussir.

M. Jean ARTHUIS, rapporteur - Une question complémentaire : le potentiel d'emploi est surtout le fait des petites et moyennes entreprises. Dans vos simulations, avez-vous pu faire tourner vos modèles par rapport à ce type d'entreprises, et aux conséquences que la baisse de la durée hebdomadaire du travail aurait sur l'emploi dans les petites entreprises ?

M. Jean-Philippe COTIS - Les modèles macro-économiques ne distinguent malheureusement pas les tailles d'entreprise. Les instruments qui existent sont plutôt des maquettes globales où l'on raisonne sur le bouclage macro-économique.

Il est clair que dans les petites entreprises, en raison des " indivisibilités ", du fait que chacun est très spécialisé dans son domaine, il paraît difficile de recruter 10 % d'une secrétaire, d'un contremaître, etc. Là, les risques de hausse des coûts sont plus élevés, incontestablement, que dans les entreprises de moyenne et grande tailles.

C'est cela qui motive aujourd'hui l'attention particulière que le projet de loi porte aux petites entreprises. Si vous réduisez le temps de travail de 10 % dans une entreprise de moins de dix salariés, il paraît difficile de recruter de tous petits segments de travail. On recrute des personnes par unité complète.

M. Jean ARTHUIS, rapporteur - Il y a les PME, mais il y a également les très grandes entreprises qui fonctionnent avec des réseaux de tout petits établissements.

M. Alain GOURNAC, président - Comme les banques par exemple.

M. Jean-Philippe COTIS - L'interprétation que j'ai du projet de loi de ce point de vue est qu'à l'automne 1999, un examen très attentif sera fait sur ce qui se sera passé dans les petites entreprises. L'idée que le coût des heures supplémentaires ne dépassera pas 25 % concerne notamment ce qui peut se passer du côté des petites entreprises.

Le texte tel qu'il est là est surtout orienté vers des incitations positives pour les entreprises qui basculent dans la réduction du temps de travail. L'idée n'est pas de faire l'impossible, c'est-à-dire de renchérir les heures supplémentaires là où à l'évidence, la substitution entre les hommes et les heures n'est physiquement pas possible.

Ces difficultés ont été clairement identifiées et tout le monde en est bien conscient.

M. Alain GOURNAC, président - La parole est à Mme Marie-Madeleine Dieulangard.

M. Marie-Madeleine DIEULANGARD - Monsieur le directeur, votre propos est d'une extrême prudence, et bien qu'il était quelque peu difficile, je souhaiterais vous poser quelques questions.

La personne qui vous a précédé a parlé d'une réorganisation du travail au sein de la cellule entreprise si on veut effectivement qu'en termes de création d'emplois, cela puisse porter des fruits, avec une réserve cependant, en précisant que l'on peut gagner en compétitivité dans les entreprises en réorganisant et en regardant de près. Si bien qu'au total, cela peut être dangereux en termes de créations d'emplois que de réorganiser l'entreprise de façon très efficace.

Je voudrais avoir votre sentiment à ce sujet. Voilà une première question autour de la réorganisation du travail dans l'entreprise.

Une deuxième question concerne le coût du travail. Vous avez bien mis en évidence que le coût du travail pesait et que, notamment les cotisations sociales la protection sociale pouvaient être un élément important dans la structure des salaires.

On n'a pas encore parlé d'une piste qui consisterait à examiner de plus près les cotisations versées par l'employeur à l'Unedic et qui pourraient peut-être être retravaillées en fonction de la création d'emplois au sein des entreprises.

La troisième question concerne les heures supplémentaires. Je considère pour ma part que le texte laisse peut-être des ouvertures sur les heures supplémentaires, notamment la tarification. Je crains tout de même que de ne pas toucher aux quotas des 130 heures supplémentaires annuelles, maintienne un quota élevé d'heures supplémentaires possibles et n'intervienne pas dans les heures effectives travaillées au sein de l'entreprise, puisqu'on ne touche pas à ces 130 heures.

M. Alain GOURNAC, président - La parole est à M. Daniel Percheron.

M. Daniel PERCHERON - A propos d'une question posée par M. Arthuis, je suppose que vos services ne découvrent pas les 35 heures. Et comme M. Arthuis est ministre sortant et qu'il a accompagné la loi de Robien, j'aimerais qu'il nous fasse part de ce que disaient, de son temps, les simulations des services de la prévision. Nous ne voulons pas jouer au chat et à la souris avec le directeur et découvrir d'un seul coup la réduction du temps de travail.

Vous aviez tous les éléments que vous aviez certainement étudiés. Cela vous a sûrement amené à préférer la méthode de Robien à la loi actuelle qui n'a pas votre appui. Vous pourriez donc éventuellement nous donner votre sentiment sur les prévisions qui étaient déjà vraisemblablement réalisées. Sinon, je n'aurais pas le sentiment d'une rigueur absolue dans ces débats et je me sentirais quelque peu frustré.

M. Alain GOURNAC, président - En l'occurrence, nous sommes dans le cadre de l'audition de M. Cotis. On a bien noté votre demande.

M. Daniel PERCHERON - Vous avez bien fait de la noter. Ma liberté de ton existe comme la vôtre. Deuxièmement, une idée m'intéresse beaucoup avec l'esquisse que vous venez de donner en conclusion sur la loi de Robien. Car elle s'oppose totalement aux craintes de M. Soubie.

Vous avez expliqué en gros que le premier bilan semble faire état d'accords mûrement réfléchis, sérieusement discutés, avec des effets d'aubaine pratiquement nuls. Bref, vous avez tracé un tableau très positif.

Or, votre prédécesseur nous a dit que sa crainte, à partir d'un concept qu'il acceptait et qu'il jugeait aussi intelligent qu'un autre était que le niveau d'application, c'est-à-dire l'entreprise, débouche sur un échec et sur des arbitrages plus égoïstes que mûrement réfléchis.

Je voudrais que vous redisiez, avant que la publication en soit donnée à tous, ce que vous venez de dire sur ces deux aspects tout à fait intéressants de cette première journée. Ce qui s'est passé avec la loi de Robien plaide en faveur de la responsabilité au niveau de l'entreprise et sans déboucher sur le succès au niveau de cette entreprise, alors que pour votre prédécesseur qui est tout à fait reconnu dans le domaine social, la faiblesse du mouvement syndical et le fait que, même si c'est inévitable, la discussion se fasse par entreprise, ce serait plutôt de mauvais augure pour un succès global.

M. Alain GOURNAC, président - La parole est à M. André Jourdain.

M. André JOURDAIN - Monsieur le président, je voudrais revenir sur deux points développés par M. Cotis. Il a dit que le coût du travail peu qualifié était encore trop élevé malgré les efforts faits au cours de ces dernières années ; efforts qui ont été stoppés par la loi de finances pour 1998.

Pourrait-il nous dire quel est le nombre d'emplois qui ont été créés ou maintenus grâce à ces allégements de charge sur le travail peu qualifié ?

Deuxième remarque pour aller dans son sens sur le fait d'éviter l'alourdissement du coût des heures supplémentaires en particulier pour les petites entreprises. C'est vrai qu'elles ont des difficultés à transformer une augmentation de leur production par des emplois aussitôt, et qu'elles ont besoin d'adaptation. Par conséquent, ces adaptations ne peuvent se faire qu'en pratiquant des heures supplémentaires. Si ces heures supplémentaires sont d'un taux plus lourd, cela risque de casser leur développement.

Dans le projet de loi, le repos compensateur interviendrait dès la 41 ème heure, alors qu'actuellement, elle intervient pour la 42 ème heure, et cela au 1er janvier 1999, sans attendre le 1er janvier 2000.

Troisième observation que je partage avec Mme Dieulangard quand elle dit qu'elle souhaiterait que les cotisations d'assurance-chômage ou cotisations ASSEDIC soient peut-être activées en créations d'emplois par les entreprises. Je rappelle que j'ai déposé une proposition de loi dans ce sens. Cela dit, pour ma part, je ne l'envisage pas avec une réduction du temps de travail. Au contraire, je souhaite qu'on aide, par cette application, les entreprises qui ont des perspectives de développement.

M. Alain GOURNAC, président - La parole est à M. Michel Bécot.

M. Michel BECOT - Monsieur le directeur, j'attends simplement une confirmation sur les enjeux macro-économiques. Vous les avez évoqués tout à l'heure. Ne craignez-vous pas en effet que si nous réduisons le temps de travail il faut se placer dans l'hypothèse de la loi : les entreprises ont commencé ou vont négocier avec les syndicats sur le maintien, voire la diminution des salaires ou le gel des salaires sur deux ou trois ans cela constitue une réduction du pouvoir d'achat ? Malheureusement, je crains fort que cela crée un chômage supplémentaire, c'est-à-dire l'inverse de ce que nous souhaitons.

M. Alain GOURNAC, président - La parole est à M. Denis Badré.

M. Denis BADRE - Deux questions, Monsieur le directeur : une question centrale de notre débat est de savoir quel serait l'impact de la RTT en termes d'emplois. Cet impact est-il fonction des conditions économiques du moment, de la mise en oeuvre ou non du texte ? Si oui, dans quelle mesure ?

Deuxième question : la transposition des conditions de mise en oeuvre du texte dans la Fonction publique nous imposerait quel type d'adaptation ou de précautions ? Avez-vous des éléments de réponse sur cette importante question ?

M. Alain GOURNAC, président - La parole est à M. Franck Sérusclat.

M. Franck SERUSCLAT - Monsieur le directeur, on a dit qu'en France tout au moins, tout ce que l'on avait fait pour créer des emplois n'avait jamais réussi à en créer. En revanche, il a été fait référence à des pays qui ont pu créer des emplois, en particulier l'Amérique.

J'aimerais savoir si, selon vous, les conditions dans lesquelles se créent des emplois aux Etats-Unis sont compatibles avec nos conceptions sociales, de précarité ou non de l'emploi et de la valeur du salaire ? Pourquoi, si l'Amérique fait si bien selon M. Soubie, ne ferions-nous pas comme l'Amérique ?

M. Alain GOURNAC, président - S'il n'y a plus d'autres questions, je vous poserai deux questions, Monsieur le directeur. Premièrement, à votre avis, les salariés sont-ils prêts à accepter l'annualisation du temps de travail ? Quels seraient les effets à attendre d'une flexibilité accrue ?

Deuxièmement : Sommes-nous en mesure actuellement de distinguer l'impact en fonction des différents secteurs économiques ?

Je vous remercie d'apporter des réponses à toutes ces questions.

M. Jean-Philippe COTIS - Je commencerai par la fin si vous le permettez. Sur la comparaison France-Etats-Unis et sur le diagnostic très pessimiste de M. Soubie que je ne connais pas personnellement mais dont les publications sont réputées.

M. Daniel PERCHERON - La dernière étude de Thomas Piketty semble donner des clefs, sur l'hôtellerie et la restauration.

M. Jean-Philippe COTIS - En effet. Ce que l'on peut dire sur la France est qu'un changement y est intervenu au début des années 90 en matière de contenu en emplois de la croissance. On ne peut pas passer cela par profits et pertes. Dans les années 80, on ne commençait à créer des emplois en France qu'à partir de 2,5 % de croissance, et à réduire le chômage qu'à partir de 3,5 %.

Aujourd'hui, le seuil de croissance du PIB annuel à partir duquel on crée des emplois est de 1,5 %. On est donc en bien meilleure situation de ce point de vue. Ces progrès sont malheureusement passés inaperçus. Pourquoi ? Parce que nous avons changé notre dosage des politiques monétaire et budgétaire. En effet, alors même que nous avions des conditions macro-économique très mauvaises en Europe occidentale, nous avons eu objectivement, un dosage des politiques macroéconomiques inadapté avec un laxisme budgétaire et des conditions monétaires inadaptées à la conjoncture européenne pour des raisons diverses - réunification allemande, etc. alors qu'aujourd'hui, nous sommes en position raisonnablement favorable pour profiter de conditions macroéconomiques plus saines.

Si nous avions eu le même fonctionnement du marché du travail depuis 1993 que dans le passé, avec les conditions macroéconomiques médiocres que nous avons subies depuis lors, nous aurions perdu 400.000 emplois de plus !

La bonne surprise, on ne la trouve pas dans l'industrie mais dans les services. En effet, une moitié de ces créations d'emploi inattendues est liée au développement du temps partiel dont le coût a été réduit à partir de 1992. Nous attribuons l'autre moitié à la baisse des charges sociales sur les bas salaires. On peut dire à cet égard qu'il y a consensus assez fort, même si ce n'est pas une majorité absolue, dans la communauté des économistes pour estimer que les deux causes sont celles-là.

Les secteurs de services étaient justement ceux où la France était en déficit par rapport à ses partenaires du G7. Lorsque l'on compare la France et ses partenaires du G7 -mettant de côté le Japon qui est un peu particulier entre 1980 et 1995, nous avons connu un même taux de croissance du PIB que les autres, mais les créations d'emploi étaient en retrait d'un gros demi-point par rapport à la moyenne du G7. C'est donc vraiment ce déficit-là qui est en train de disparaître.

Dès lors, par rapport à ce que dit M. Soubie, je suis beaucoup plus confiant dans notre capacité à profiter d'une croissance plus forte pour créer des emplois. Encore faut-il que l'on soit en situation ce qui semble être le cas maintenant de profiter enfin d'une reprise robuste et d'un environnement favorable.

M. Daniel PERCHERON - Robuste dites-vous ?

M. Jean-Philippe COTIS - Il s'est donc passé quelque chose qu'il faut poursuivre. Le partage de la masse salariale a été plus favorable à l'emploi au début des années 1990 qu'il ne l'était dans le passé. On se rapproche donc des pays européens qui réussissent. Ensuite, toute la question de la RTT est de savoir comment elle s'insère dans la stratégie économique d'ensemble et quel rôle on veut lui faire jouer.

Les Etats-Unis ont créé beaucoup plus d'emplois, quel que soit le niveau de qualification. Le taux de croissance de l'emploi qualifié reste très supérieur aux Etats-Unis par rapport à la France. Nous avons été surclassés partout. La différence entre la France et les Etats-Unis n'est pas qu'ils aient créé plus d'emplois chez Mc Donald. Aux Etats-Unis, le stock d'emplois peu qualifiés n'a pas baissé comme il a pu baisser en Europe continentale. Il ne s'est pas beaucoup accru pour autant. Le volume d'emplois disponibles pour les salariés les moins qualifiés est resté à peu près stable, alors qu'en Europe continentale, il a continué à baisser. La différence est là.

Mais les Etats-Unis ont créé énormément d'emplois. Pour autant, la situation du travail peu qualifié aux Etats-Unis n'est pas bonne. Les plus pauvres ont perdu 20 points de pouvoir d'achat en vingt ans. Le salaire médian a perdu du pouvoir d'achat également

En Grande-Bretagne, cela a été un peu mieux. Les salaires des plus pauvres ont plus ou moins stagné. L'éventail des revenus s'est fortement élargi. On ne sait d'ailleurs pas très bien dire pourquoi. Nos amis anglo-saxons disent que c'est l'impact des nouvelles technologies de l'information qui ont biaisé les choses. Pour ma part, je n'y crois pas beaucoup. J'ai présidé un groupe de travail à l'OCDE pendant un an et demi sur le sujet ; nous ne retrouvons pas ces effets en France. Nous n'avons pas l'impression que l'ordinateur soit responsable grosso modo de la baisse des salaires réels des Noirs américains dans le Bronx. Il y a d'autres explications, d'autres idiosyncrasies américaines.

M. Daniel PERCHERON - Il y a également la baisse du syndicalisme aux Etats-Unis qui est considérable.

M. Jean-Philippe COTIS - Par ailleurs, le commerce Nord-Sud a été sous-pondéré par les économistes américains aussi. Ils ont tendance à laisser cela de côté pour des raisons pro domo . Toutes les nations gagnent à l'échange international ; mais à l'intérieur de chaque nation, il peut y avoir des perdants, qu'il faut dédommager, sinon cela ne fonctionne pas. Ce qui est crédible, c'est que l'espace économique de libre échange profite à tous les pays participants. Mais il faut dédommager ici aussi de manière active les perdants de l'échange, et il y en a dans au moins un pays. C'est exactement ce que dit l'analyse économique.

Voilà ce que l'on peut dire sur la comparaison entre la France et les Etats-Unis. Aux Etats-Unis, les salaires ont tellement baissé qu'il a fallu subventionner par voie budgétaire les " working poors " chargés de famille, ce qui nécessite un budget considérable. Cela ne fonctionne donc pas bien.

Nous, partant d'une situation opposée, nous réduisons les cotisations sociales sans toucher au pouvoir d'achat du SMIC même. Dans les deux cas, on essaie en quelque sorte de faire la même chose, c'est-à-dire que l'on essaie de faire en sorte que le coût du travail ne soit pas une barrière à l'entrée pour les moins qualifiés. Mais en même temps, on essaie de faire en sorte que les moins qualifiés puissent toucher des rémunérations suffisamment conséquentes par rapport aux revenus de remplacement pour faire en sorte que le retour à l'emploi soit possible. Car, dans le cas de " parents isolés ", même en France, on peut perdre de l'argent quand on reprend un travail. C'est difficile quand on n'en a déjà pas beaucoup. Mais ceci est un autre sujet.

Il y a un problème commun aux grands pays industriels sur l'emploi peu qualifié. Mais comme les situations sont extrêmement divergentes, les moyens sont différents. La solution serait que le coût du travail peu qualifié baisse, non pas sous la forme d'une baisse des salaires nets, mais plutôt par le biais d'une solidarité nationale plus forte. C'est en tout cas mon avis d'économiste.

M. Daniel PERCHERON - Vous vous libérez quelque peu, Monsieur le directeur, vous parlez. C'est très bien !

M. Jean ARTHUIS, rapporteur - Nous en sommes ravis. Et cela a marché.

M. Jean-Philippe COTIS - Il y a eu une question très intéressante, si je peux contribuer à éclairer les choses, sur la flexibilité, l'annualisation, la productivité et leurs effets en matière d'emploi. En fait, tout dépend de la situation macro-économique dans laquelle vous vous trouvez et du rôle que vous voulez faire jouer à la réduction du temps de travail. Si vous êtes dans une situation de chômage keynésien, conjoncturel et que vous n'en sortirez jamais, alors tout ce qui fait augmenter la productivité est mauvais puisque vous avez un volume limité de débouchés. Donc, plus vos salariés sont productifs, moins il y a d'emplois. Dans ce cas-là, il faut donner des augmentations salariales, il ne faut pas chercher des gains de productivité, etc. Il ne faut rien faire pour maîtriser les coûts.

En revanche, si vous vous placez dans une situation où l'économie est à conjoncture " normale ", concept difficile à définir, et où ce qui compte essentiellement est la compétitivité, la profitabilité des entreprises qui peuvent alors recruter, vous avez alors intérêt à mettre en place une réduction du temps de travail qui ne dégrade pas la compétivité, qui ne dégrade pas -je n'aime pas beaucoup le mot " flexibilité " la souplesse, l'efficacité de l'entreprise.

Aujourd'hui, il peut y avoir la tentation de faire jouer à la réduction du temps de travail un rôle de relance de la demande, visant à éponger le chômage " keynésien ". Je pense qu'il vaut mieux avoir une stratégie macroéconomique dans laquelle la politique macroéconomique elle-même se charge de résorber le chômage conjoncturel. La réduction du temps de travail sert à améliorer le contenant emploi de la masse salariale et à augmenter la masse salariale que nous anticipons dans les années à venir  ; que cela se fasse par l'emploi plutôt que sans l'emploi.

On ne peut donc pas répondre à la question de savoir si l'annualisation, c'est bon ou mauvais. Tout dépend du cadre dans lequel on se situe. Je crois qu'il faut se placer dans le cadre d'une économie qui sera revenue à une conjoncture normale après deux ans de bonne croissance et faire un raisonnement sur le long terme en pensant que la politique macro-économique sera capable de nous ramener à une conjoncture normale.

L'idée selon laquelle le taux de croissance moyen de l'économie française, de 1 % depuis cinq ou six ans, est appelé à se prolonger ne fait pas sens. L'estimation du potentiel de croissance de l'économie française se situe entre 2,25 et 2,5. Les estimations fluctuent quelque peu.

Il n'y a donc pas de raison pour que l'on n'ait pas une situation normale lorsque l'on passera aux 35 heures en l'an 2000. Dans ce cas, l'idée est plutôt d'améliorer l'efficacité de l'entreprise et de laisser jouer l'annualisation dans la mesure où elle constitue un moyen de faire en sorte que le coût de l'heure supplémentaire baisse. Si vous pouvez gérer cela en fonctionnement de pointe, cela peut aller mieux.

Enfin, une question visait à savoir si la modération ou le gel des salaires pouvaient éventuellement déprimer la demande. A priori, ce qui compte dans le revenu des ménages, c'est la masse salariale totale, c'est-à-dire à la fois les effectifs et le salaire par tête.

Dès lors, si une entreprise bascule dans la réduction du temps de travail, c'est parce qu'elle aura créé 6 % d'emplois supplémentaires en réduisant la durée effective à 35 heures. En tant que tel, c'est une augmentation forte de la masse salariale. Après, ce que l'on peut obtenir en matière de modération des salaires n'empêchera pas que la masse salariale totale a priori devrait augmenter, et donc, plutôt soutenir le revenu que le déprimer.

Là où réside peut-être une inquiétude éventuelle est que le pouvoir d'achat par tête diminuant, cela peut générer des comportements d'épargne et de précaution. Cela nuance quelque peu mon raisonnement. Néanmoins, je pense que l'effet de premier rang est qu'une entreprise qui bascule, qui crée effectivement 6 % d'emplois nets voit a priori sa masse salariale progresser, y compris avec une modération des salaires

Sur le bilan de la DARES, je pourrais faire mention des principaux résultats mais j'ai plutôt souhaité approfondir avec vous...

M. Alain GOURNAC, président - Il y a encore la semaine prochaine.

M. Daniel PERCHERON - Ce qui me paraît intéressant, c'est l'opposition dans le temps, immédiate, entre le jugement de M. Soubie qui ne doit pas être pris à la légère et les conclusions que vous donnez sur la loi de Robien. C'est cela qui me parait intéressant.

M. Jean-Philippe COTIS - Le ministère des Finances avait une vue très prudente de la loi de Robien. Ce que l'on constate dans le bilan est donc une surprise agréable. Mais n'ayant pas conduit le bilan, je ne peux pas ...

M. Jean ARTHUIS, rapporteur - M. Percheron, je vous rappelle que nous entendons M. Cotis, mais si vous souhaitez auditionner l'ancien ministre de l'économie, cela ne pose pas de problème. On y consacrera le temps qu'il faut. Il n'est pas question de ne pas avoir cet échange !

M. Daniel PERCHERON - C'est intéressant.

M. Alain GOURNAC, président - Il n'y a pas de ma part ni de la part de chaque membre de cette commission le moindre a priori.

M. Daniel PERCHERON - Je n'en ai jamais douté.

M. Jean ARTHUIS, rapporteur - Nous sommes confrontés à un vrai problème de société. La différence entre la loi de Robien et celle qui va être examinée dans quelques semaines est que la loi de Robien j'y reviendrai quand l'occasion m'en sera donnée.

M. Alain GOURNAC, président - La semaine prochaine si vous le souhaitez.

M. Jean ARTHUIS, rapporteur - ...ne comportait pas de volet contraignant de la réduction obligatoire du temps de travail.

M. Alain GOURNAC, président - Une question n'a sans doute pas encore obtenu de réponse.

M. Jean-Philippe COTIS - A la question de M. Badré sur la Fonction publique, je ne peux pas vous répondre. De fait, ce n'est pas dans le champ de la loi. Vous m'excuserez !

M. Denis BADRE - C'est précisément parce que ce n'est pas dans le champ de la loi que je posais la question de savoir si c'était transposable.

M. Jean-Philippe COTIS - C'est sans doute pour cela que j'avais du mal à répondre. D'autre part, l'impact de la réduction du temps de travail varie-t-il en fonction du moment ? Oui, d'une certaine manière. Il vaut mieux lancer le mouvement au début d'une période de reprise de manière à essayer de maximiser les effets de la création d'emplois, et de ne pas attendre. L'idée d'accélérer les créations d'emplois en début de reprise est une bonne chose, afin d'éviter ce mouvement d'allongement de la durée du chômage. Plus on peut aller vite de ce point de vue, mieux c'est.

La théorie économique dit aussi que, a priori dès lors qu'il y a plus de salariés dans l'entreprise, si les représentants du personnel sont de " vrais représentants ", ils seront aussi plus modérés par la suite sur l'évolution des rémunérations puisqu'il y a davantage d'emplois à défendre. C'est d'ailleurs ainsi que l'on explique la réussite des économies dites nordiques. Les grands syndicats qui se sentent responsables de l'ensemble de l'économie ne se comportent pas du tout de la même manière dans l'arbitrage emplois-salaires.

Cela dépend aussi des partenaires sociaux dans chaque pays, dans les cas où cela fonctionne bien.

M. Alain GOURNAC, président - En avez-vous ainsi terminé  ? ( assentiment de M. Cotis)

M. Jean ARTHUIS, rapporteur - Un dernier mot, Monsieur le président. Monsieur le directeur, vous faites l'hypothèse que les salaires ne seront pas affectés. J'ignore le contenu du rapport de la DARES, mais j'imagine mal que cela soit autre chose que l'inventaire des termes des protocoles.

Il n'y aura pas d'appréciation sur la mise en oeuvre. Autrement dit, on aura le catalogue des intentions manifestées par ceux qui ont signé ces accords de loi de Robien. Il y a deux types d'accords qui se répartissent à peu près à parité : les accords offensifs d'une part créateurs d'emplois, et les accords défensifs.

Je crois que dans les accords défensifs, dans la plupart des cas, il y a réduction des salaires. C'est-à-dire qu'en contrepartie de l'abaissement de la durée du travail, il y a une baisse du salaire. Autrement dit, on répartit une masse de salaires entre un plus grand nombre de personnes, mais globalement l'entreprise ne subit pas un supplément.

M. Daniel PERCHERON - Mais on sauve des emplois !

M. Jean-Philippe COTIS - Si mon souvenir est exact, mais je ne voudrais pas dire de sottise, il doit y avoir dans le bilan des réductions de rémunération. Mais les accords offensifs prévoient aussi des pauses. Il y a là une matière concrète que je n'arrive pas à appréhender complètement. Cela étant dit, il y a eu des entreprises dans lesquelles il n'y a pas eu d'accord de modération.

M. Alain GOURNAC, président - Nous remercions M. le directeur d'avoir répondu à l'ensemble de nos questions.

C. AUDITION DE M. JEAN-PAUL FITOUSSI, DIRECTEUR DE L'OBSERVATOIRE FRANÇAIS DES CONJONCTURES ÉCONOMIQUES (OFCE)

M. Fitoussi est introduit dans la salle

Le président rappelle le protocole de publicité des travaux de la commission d'enquête et fait prêter serment à M. Jean-Paul Fitoussi.


M. Alain GOURNAC, président - Monsieur Fitoussi, je vous propose de vous entendre pendant une dizaine de minutes. Ensuite, le rapporteur vous posera quelques questions auxquelles nous vous demanderons de répondre ; puis mes collègues vous poseront des questions avant d'entendre vos réponses à l'ensemble de leurs questions.

Vous avez la parole.

M. Jean-Paul FITOUSSI - Merci, Monsieur le président, je vais essayer de vous dire toute " ma " vérité sur les 35 heures, étant donné que, comme je l'imagine, les vérités en la matière sont multiples.

Nous terminons une étude importante sur les conséquences des 35 heures. Je serai donc amené à vous donner quelques chiffres qui ne sont pas encore définitifs ; il peuvent subir encore quelques révisions. Mais ce sont des ordres de grandeur qu'il est bon d'avoir à l'esprit car les équipes de l'OFCE ont tenté d'évaluer, aussi complètement qu'il était possible, les conséquences diverses selon les hypothèses que pouvait avoir sur l'emploi le passage aux 35 heures.

Il convient de considérer les résultats de ces études avec la plus grande des modesties. Il s'agit d'explorations d'un continent nouveau le partage du travail dans une société moderne, riche de surcroît dans un contexte nouveau pour un pays industrialisé, celui du chômage de masse. Le comportement des acteurs n'est donc pas extrapolable à partir du passé. Confronté à cette radicale nouveauté, il n'est pas d'autres méthodes pour le chercheur que de procéder par hypothèses, dont chacune est forcément simplificatrice et dont la conjugaison ne peut que conduire à un résultat fragile. Mais le doute n'implique pas la paralysie car il n'est de science que d'hypothèses. Il faut donc en permanence garder à l'esprit la nature exploratoire de ces travaux dont les conclusions valent davantage par leur vertu pédagogique que par leur capacité prédictive.

Par rapport à nos études antérieures sur le sujet, il convient cependant de souligner que l'éventail des possibles s'est notablement restreint. Il existe, en effet, un projet de loi dont les modalités constituent autant de points de repères dans ce territoire inconnu. Nous avons alors tenté d'établir les conditions qui peuvent conduire à l'échec ou au succès des 35 heures, car pour les raisons précédemment soulignées, aucune prévision n'est possible. En effet, " les probabilités de réalisation des jeux d'hypothèses les plus favorables ou défavorables sont, dans l'état de nos connaissances des comportements individuels et collectifs, non quantifiables ".

Le passage aux trente-cinq heures pour les entreprises de plus de vingt salariés (70 % de l'ensemble des salariés du secteur marchand) peut contribuer significativement à la création d'emplois (plus de 400.000) s'il s'effectue dans des conditions qui ne conduisent pas à la dégradation des équilibres macro-économiques, c'est-à-dire s'il n'a aucune conséquence sur les coûts du travail ou du capital. Cela implique " un effort " réciproque des différents acteurs, de réorganisation pour les entreprises et d'acceptation d'une compensation salariale non intégrale pour les salariés. Il est possible de parvenir à un tel résultat de différentes manières selon la répartition " des efforts " consentis. Ces derniers peuvent porter de façon privilégiée sur les salaires les plus élevés ou sur les nouvelles embauches.

L'effort de réorganisation est nécessaire pour que la durée d'utilisation des équipements soit maintenue et non réduite en proportion de la baisse de la durée du travail. La compensation salariale ne doit pas dépasser initialement l'augmentation de la productivité du travail (environ 30 % de la RTT) abondée par les subventions des pouvoirs publics, c'est-à-dire par une baisse des cotisations sociales correspondant aux 5.000 Fr. de subvention par salarié prévue par la loi.

L'un des intérêts de l'étude est de montrer que d'une part, " l'effort " demandé collectivement aux salariés n'est pas considérable -les 35 heures ne seraient pas payées 39, mais un peu plus de 37- et que " cet effort " pourrait encore être réduit si les entreprises profitaient de la loi pour augmenter la durée d'utilisation de leurs équipements. On devrait mettre le mot effort entre guillemets. Car il pourrait s'agir de fait non pas d'un sacrifice, mais d'un investissement dont la rentabilité pourrait être beaucoup plus élevée qu'on ne le croit. Les salariés ont collectivement intérêt à la croissance de l'emploi car elle réduit la précarité de leur condition et qu'elle est donc promesse de revenus plus élevés dans l'avenir. Les entreprises ont intérêt à repenser leur gestion, car cela est gage d'une plus grande efficacité future et producteur d'une externalité sociale positive. Le scénario choisi est favorable parce qu'il ne coûte pas un sou supplémentaire aux entreprises. En d'autres termes, les acteurs réalisent un échange inter-temporel profitable qui accroît le bien-être de chacun.

Evidemment, si les conditions favorables énumérées par l'étude n'étaient pas réunies, l'effet sur l'emploi des 35 heures en serait amoindri, et les conséquences macro-économiques en seraient défavorables au point que l'on peut se demander si le jeu en vaudrait la chandelle.

Parmi les différents scénarios envisageables, je n'en citerai que deux.

Le premier suppose qu'il n'y ait ni réorganisation, ni compensation salariale, ni baisse des cotisations sociales. Il en résulte une baisse du revenu des ménages. L'absence de recyclage des économies réalisées du fait de la baisse du chômage équivaut à une politique restrictive. L'absence de réorganisation diminue la productivité moyenne du capital, ce qui pèse à terme sur les coûts de production du fait des investissements supplémentaires nécessaires pour compenser la baisse des capacités de production.

Dans ce scénario, au bout de trois ans, l'emploi augmente, certes d'environ 400.000, ce qui suscite une certaine tension sur les salaires, et de fait une compensation salariale ex-post du fait de cette tension. Mais les effets défavorables conduisent à une baisse du PIB d'environ 2 %, qui rétroagit négativement sur l'emploi. Cette évolution de la production entraîne également une baisse des recettes fiscales qui conduit à une hausse des déficits publics.

Ce scénario illustre le fait que les 35 heures, même non compensées, et donc a priori neutres sur les coûts salariaux, ont potentiellement des effets négatifs sur la croissance, l'inflation et les grands équilibres macro-économiques si elles ne sont pas accompagnées d'un effort de réorganisation des entreprises.

Le second scénario ajoute au premier l'hypothèse d'une compensation salariale intégrale. L'emploi n'augmenterait quasiment pas, un peu plus de 100.000 à long terme. Mais les équilibres macro-économiques seraient profondément dégradés. Le PIB baisserait de près de quatre points à long terme, et l'inflation serait beaucoup plus importante. Les prix à la consommation seraient plus élevés d'environ 8 points au bout de trois ans.

Mais il dépend de la bonne tenue de la négociation sociale et de l'intérêt bien compris des acteurs collectifs qu'il n'en soit pas ainsi. Pour les économistes habitués à raisonner en termes d'agents micro-économiques rationnels surtout en ces temps de montée de l'individualisme la seule chose qu'il soit possible d'affirmer est que la loi sera d'autant plus efficace qu'elle mettra en place un système d'incitations et de contraintes tel que les choix individuels égoïstes conduisent spontanément au bien commun. Elle jouerait alors le rôle de la main invisible qui harmonise les intérêts individuels, selon la métaphore d'Adam Smith.

A moins encore que le modèle pertinent dans la société française aujourd'hui soit celui du " fou rationnel ", qui selon la conceptualisation de Sen, désigne l'individu calculateur mais non dépourvu de sentiments altruistes, en ce qu'il attache de l'utilité au bonheur des autres. Pour cela, il serait disposé à partager son travail et son revenu de façon suffisante pour que chacun trouve un emploi. Il serait alors théoriquement possible de fixer la durée du travail pour qu'à tout moment, toute la population active disponible soit employée à temps partiel, c'est-à-dire que le déséquilibre du marché du travail soit partagé entre tous et non pas supporté par quelques-uns.

En elle-même l'idée est généreuse. Elle revient à partager de façon beaucoup plus équitable le fardeau du chômage, sans le réduire globalement. On sent percer chez les économistes de l'OFCE qui ont procédé à l'étude une pointe de regret. La loi sur les 35 heures est crédible parce qu'elle est réaliste. Mais, précisément pour cela, le partage du travail ne décrit plus l'utopie d'une société devenue si solidaire qu'elle fournit un travail à chacun et à laquelle ils avaient rêvé dans un précédent travail. En devenant loi, l'utopie devient réaliste, mais divise par presque cinq leurs espérances : 400.000 emplois au lieu des 2.000.000 auxquels ils avaient rêvé lors d'une précédente simulation. Ils sont cependant suffisamment rompus à l'analyse macro-économique pour reconnaître que pour limité qu'il soit " il s'agit d'un résultat intéressant que peu de politiques peuvent égaler ".

Je ne suis pas loin de partager leur sentiment, mais pour d'autres raisons. La réduction du temps de travail est un objectif en soi de toute société humaine. Il témoigne de ce que la lutte contre la rareté, qui est le contenu même de l'activité économique, est victorieuse. La " fin du travail " est éminemment désirable car elle signifierait alors que nous aurions trouvé le secret de l'abondance. Ce qui est gratuit n'a, du moins en économie, pas de valeur, et il n'est nul besoin de travailler pour l'obtenir. Mais on ne peut sérieusement soutenir que tel est le cas aujourd'hui, en raison même de l'immensité des besoins non encore satisfaits.

L'histoire de la croissance est l'histoire de la réduction de la durée du travail, car la croissance économique rend solvable " la demande " de loisirs. C'est parce que nos sociétés ont aujourd'hui un niveau de vie incomparablement plus élevé que celui qui les caractérisait il y a 50 ans que l'on y travaille beaucoup moins. Et il est presque de l'ordre de la certitude -sauf accident de l'histoire que l'on travaillera encore beaucoup moins dans cinquante ans. C'est que l'arbitrage entre travail et loisir devient de plus en plus favorable au loisir à mesure que les niveaux de vie s'élèvent.

Mais une chose est de constater une évolution spontanée, la réduction de la durée du travail, lorsqu'elle se déroule dans un contexte de progrès économique et social ; une autre est de vouloir contraindre cette évolution, en justifiant cette contrainte par l'absence même de perspectives de progrès. La réduction du temps de travail est une fin en soi de l'activité économique, mais il me paraît improbable qu'elle constitue un remède à la pénurie d'emplois en période de crise.

Il est une seconde raison pour laquelle la réduction de la durée du travail peut être considérée comme un objectif désirable en soi. Dans une économie caractérisée par un chômage de masse, les rapports de force entre acteurs sont profondément déséquilibrés au détriment du travail. La baisse du temps de travail est alors conquête sociale si elle rétablit un espace de négociations entre salariés et entrepreneurs que le déséquilibre des rapports de force entre acteurs avait réduit à sa plus simple expression.

Par contre, la réduction du temps de travail comme moyen de lutte contre le chômage, m'apparaît beaucoup moins fondée si elle est conséquence d'un renoncement, consenti ou contraint, à des politiques de croissance. Elle est alors une solution de résignation dont le bon côté est qu'elle repose sur la solidarité, mais dont le risque est qu'elle accrédite l'idée que l'offre de travail est devenue surabondante et qu'il n'est d'autre solution d'avenir que de la rationner. On sait à quels errements une telle philosophie peut conduire.

L'étude de l'OFCE montre certes que la loi des 35 heures peut contribuer, dans les conditions les plus favorables, à la création d'emplois. Mais elle montre aussi qu'il ne faut en attendre qu'une réduction d'un point du taux de chômage. C'est évidemment important, mais -on le concevra aisément- pas vraiment à la hauteur du déséquilibre de l'emploi en notre pays. " Tout ça pour ça " pourrait-on dire.

En bref, la réduction du temps de travail est un objectif souhaitable pour les deux premières raisons. D'une part, nos sociétés sont suffisamment riches pour que le gouvernement soit fondé à les inciter à modifier leur arbitrage entre travail et loisir en anticipation de la croissance à venir, à condition que celle-ci advienne vraiment ; d'autre part elle accroît le pouvoir de négociation des salariés qu'une trop longue période de stagnation avait considérablement affaibli. Mais elle ne doit en aucun cas être considérée comme un substitut à une politique d'expansion qui, seule, permettra de retrouver vraiment le chemin de la croissance et de la réduction spontanée de la durée du travail. Les gouvernements ne devraient pas définitivement renoncer à l'usage des instruments de la politique économique pour vaincre le chômage.

M. Alain GOURNAC, président - Je donne la parole au rapporteur qui va vous poser quelques questions

M. Jean ARTHUIS, rapporteur - Je remercie M. Fitoussi pour sa communication et de nous livrer les éléments d'une étude qui va être prochainement publiée.

Votre prédiction reste relativement optimiste même si elle est seulement autour de 400.000 créations d'emplois, ce qui, dans le contexte actuel est toutefois un acquis très significatif. Vous évoquez la nécessité de la croissance. Comment situez-vous cette croissance par rapport aux contraintes budgétaires ? Cela vous mène-t-il à des préconisations de rupture par rapport à la politique budgétaire ?

Autrement dit, le cadre plus général dans lequel se trouve la France aujourd'hui constitue-t-il à vos yeux le principal frein à la croissance et à la création d'emplois ?

En second lieu, je voudrais vous demander si dans votre étude vous avez pu scinder les comportements d'entreprises par rapport à la réduction du temps de travail selon qu'il s'agit de grandes ou de petites entreprises dans lesquelles la flexibilité, en tout cas la réduction, est beaucoup moins évidente et la réorganisation très difficile. De même, la situation d'entreprises qui comptent des effectifs par dizaines de milliers mais qui répartissent leurs effectifs par petites unités au sein desquelles il est difficile de procéder à des réductions substantielles de la durée du temps de travail.

Je voudrais vous demander si cette voie réglementaire et l'accroissement du coût des heures supplémentaires ne risquent pas, à l'heure de la mondialisation, de freiner l'attractivité du territoire économique français ? Autrement dit, ne risque-t-on pas de subir des délocalisations ou de ne pas être en mesure d'attirer des entreprises. Je sais que Toyota s'installe en France, il faut s'en réjouir, mais je ne suis pas sûr que les salaires représentent une part significative dans la valeur ajoutée de ce groupe.

Accessoirement, au-delà des délocalisations territoriales, n'y a-t-il pas des risques de délocalisations dans des activités clandestines qui commencent à prendre de la substance dans notre économie ?

Enfin, peut-on imaginer des alternatives à la réduction de la durée hebdomadaire du travail ? Qu'est-ce qui vous paraîtrait le plus satisfaisant en terme de flexibilité et peut-être d'annualisation du temps de travail ?

M. Alain GOURNAC, président - Monsieur Fitoussi, vous pourriez peut-être répondre immédiatement à notre rapporteur.

M. Jean-Paul FITOUSSI - Monsieur le président, il s'agit d'une liste de questions importantes. Sur la première question qui concerne la conception que j'ai de ce que devrait être la politique économique aujourd'hui et des contraintes qui pèsent sur elle, je commencerai par une remarque. Ce que l'expérience des dix ou quinze dernières années suggère est qu'une trop grande contrainte sur le maniement des instruments de la politique macro-économique, à savoir les politiques monétaire et budgétaire, s'accompagne généralement d'un très grand degré d'interventionnisme. à savoir que la passivité macro-économique a pour coût un certain activisme structurel. La raison en est que les gouvernements ne peuvent pas rester passifs devant la montée d'un déséquilibre tel que le chômage et qu'ils sont contraints de trouver des solutions de résignation, telles que le traitement social du chômage ou les subventions à l'emploi.

Finalement, en termes de bien-être, cela n'est pas nécessairement favorable. Je crois qu'une politique structurelle n'est pas un substitut à une politique macro-économique.

Dans quelle mesure ? On le voit bien pour la loi des 35 heures : les 35 heures sont un substitut à la possibilité de pratiquer une politique de relance si on veut faire quelque chose pour l'emploi.

Il est curieux de constater que nous avons atteint un résultat assez paradoxal : plutôt que, par exemple, de baisser les prélèvements obligatoires d'un point ou de permettre une augmentation d'un quart de point du déficit budgétaire, on préfère réorganiser l'ensemble de la société en réduisant la durée du travail. Cela étant il existe des contraintes pour la politique macro-économique, contraintes que génère la construction européenne.

Ces contraintes notamment le pacte de stabilité pourraient être mieux comprises si elles l'étaient collectivement par l'ensemble des gouvernements européens puisqu'on peut aisément montrer qu'une politique de baisse des prélèvements obligatoires à l'échelle européenne ne conduirait à aucun déficit supplémentaire au bout d'un an en raison de l'élargissement de la base fiscale qu'implique le supplément de croissance que cette politique susciterait.

On voit bien qu'il y a un blocage ici qui est d'ordre institutionnel et politique davantage que d'ordre économique, parce que jamais les conditions de réussite d'une politique expansionniste n'ont été aussi favorables.

D'une part, il n'y a pas de contrainte extérieure c'est le moins que l'on puisse dire puisque les échanges extérieurs dégagent un excédent considérable. D'autre part, il n'y a pas de risque d'inflation c'est le moins que l'on puisse dire on est systématiquement en-dessous, en termes d'objectifs d'inflation, de ceux que se fixent les autorités monétaires. Les entreprises sont globalement, même si leur situation est diverse, dans une situation de bonne profitabilité puisque la part de profit dans le revenu national est important. Elles ont la capacité financière d'investir puisque le secteur des entreprises pour la quatrième année consécutive dégage un excédent financier, ce qui est un comble pour un investisseur, pour l'agent en charge de l'investissement.

Que l'agent en charge de l'investissement soit créditeur net de la nation apparaît extraordinairement paradoxal, quasiment non répertorié dans les manuels de macro-économie. Toutes ces conditions font qu'une politique d'expansion économique peut être efficace. Mais cette politique est empêchée et il dépend de la bonne intelligence entre les gouvernements européens que cet obstacle puisse être surmonté. Mais en l'absence de cette possibilité, on voit bien que, dans ce cas, les gouvernements sont contraints à l'action structurelle.

Pour répondre à votre deuxième question les entreprises ont-elle les mêmes marges de réorganisation selon qu'elles sont grandes ou petites ? nous n'avons simulé que l'effet pour les entreprises de plus de vingt salariés. Evidemment, nous n'avons pas une très grande expertise en termes de réorganisation des entreprises. Il existe cependant des expériences de conduite de réduction du temps de travail dans le passé. Notamment, des expériences de réduction du temps de travail qui ont été menées dans le cadre de la loi de Robien. Ces expériences ont été étudiées, intégrées ; nous avons essayé d'en tirer la substance. L'une des conclusions de l'étude est que généralement, la durée effective du travail converge autour de la durée légale je suppose que votre question devient beaucoup plus complexe pour les entreprises très petites parce que l'on passe au-dessous du seuil de vingt salariés. En tout cas, pour les entreprises de vingt salariés je parle bien ici des entreprises et non pas des établissement que vous avez évoqués tout à l'heure, et il se peut qu'une entreprise de plus de vingt salariés ait plusieurs établissements qui fait que chaque entité ne compte finalement que 7 ou 8 salariés...

M. Alain GOURNAC, président - Les banques par exemple.

M. Jean-Paul FITOUSSI - Dans ce cas, on voit bien que la réduction du temps de travail peut poser de graves problèmes, mais qu'elle peut aussi en résoudre si elle s'accompagne d'une flexibilité de la durée annuelle du travail.

Il y a donc là une possibilité d'échange profitable entre salariés et entrepreneurs pourvu que les intérêts de chacun soient préservés, et que la flexibilisation du temps de travail annuel ne soit pas trop grande. Tout est affaire de degré, de bonnes négociations, et les pouvoirs publics ont un rôle à jouer.

Quant à votre question sur la voie réglementaire, il y a deux solutions concernant la réduction du temps de travail. Il y a la voie incitative, qui est coûteuse même si elle est efficace. On l'a vu pour la loi de Robien. La voie réglementaire ne l'est pas, en principe.

Sur les conséquences en terme d'accroissement du coût des heures supplémentaires, je vois plusieurs scénarios : celui que je vous ai présenté en premier qui est dessiné pour qu'il n'en coûte rien aux entreprises. Pas d'augmentation du coût du travail en France. Et donc, il n'y a pas d'effet sur la profitabilité et la rentabilité des entreprises du fait du passage aux 35 heures. Pour cela, il faut que tout se passe bien. Dans ce cas, si le scénario favorable prévaut, ce n'est que ce scénario qui aboutit à la création de 400.000 emplois, au bout de 3 à 4 ans ! C'est pourquoi je dis " tout cela pour cela ". Ce ne sont pas 400.000 emplois qui se produiraient au second semestre 1998 !

Il dépend des acteurs d'avoir une bonne intelligence de la négociation pour qu'il n'y ait pas de conséquences défavorables en termes de choix de localisation, ni sur les activités clandestines. Je ne sais pas si ainsi j'ai répondu à votre question.

M. Alain GOURNAC, président - Je vous remercie. La parole et à M. André Jourdain.

M. André JOURDAIN - Monsieur le président, lorsque je me suis manifesté pour poser une question, j'étais en fait resté sur ma faim après l'exposé de M. Fitoussi. Mais suite aux questions du rapporteur, M. Fitoussi vient d'apporter quelques précisions.

Néanmoins, sur le scénario qui l'amène à des créations d'emplois, vous aviez précisé que 400.000 emplois dans trois ou quatre ans s'accompagneraient quand même de problèmes sur les déficits, si j'ai bien compris ?

M. Jean-Paul FITOUSSI - Dans le scénario favorable, le gouvernement se contente de recycler en termes de baisse des cotisations sociales ce qu'il payait en termes d'indemnisations du chômage, de sorte qu'il n'en coûte pas un sou au budget de l'Etat. Et il n'y a aucun effet sur le déficit budgétaire. Il y a même un léger excédent puisqu'on a calculé dans le scénario favorable que 5.000 francs par salarié représentait moins que l'économie réalisée du fait de la baisse des indemnités de chômage.

Par contre, dans le scénario défavorable, il y a augmentation du déficit public, non pas du fait de la subvention à l'emploi de la part du gouvernement mais du fait de la baisse de la production - du taux de croissance - qui réduit les recettes fiscales et qui génère donc le déficit public. Voilà pour le scénario défavorable.

M. André JOURDAIN - Excusez-moi d'avoir mal compris. Je souhaiterais, Monsieur le président, que l'on nous transmette le texte de l'intervention.

M. Alain GOURNAC, président - Nous l'avons photocopié pour vous le remettre. La parole est à M. Yann Gaillard.

M. Yann GAILLARD - Vous nous avez dit que le bénéfice attendu en termes d'emplois serait au mieux de 400.000 emplois dans un délai dont la longueur m'a étonné. Vous conditionnez ce résultat favorable à un certain nombre de facteurs difficiles à réunir.

Avez-vous un chiffre sur les bénéfices minimums que l'on peut en attendre ? Au mieux, c'est 400.000. Au pire, y aura-t-il quand même 100.000 emplois, ce qui était à peu près le chiffre que nous a donné M. Soubie, ou cela peut-il être zéro ?

M. Alain GOURNAC, président - La parole et à Mme Marie-Madeleine Dieulangard.

M. Marie-Madeleine DIEULANGARD - Une question très simple sans être simpliste : vous avez dit que la réduction du temps de travail ne pouvait pas représenter un remède au chômage. C'est bien un objectif mais elle ne peut représenter un remède au chômage d'autant moins qu'elle s'accompagnerait d'un refus de certaines contraintes et d'un renoncement à la croissance.

Est-ce qu'il y a des solutions plus favorables que le scénario qui nous est proposé à travers ce texte de loi qui, bon an mal an et en acceptant certaines contraintes et certains efforts, pourrait aller jusqu'à 400.000 créations d'emplois, et est-ce que d'autres scénarios ont été élaborés qui pourraient, selon vous, mieux correspondre à un remède au chômage ? C'est tout simple.

M. Alain GOURNAC, président - La parole est à M. Michel Bécot.

M. Michel BECOT -  Ma question est similaire à celle de Mme Dieulangard. La réduction du temps de travail a pour objectif de faire diminuer le chômage et donc de provoquer une création d'emploi. A-t-on exploré d'autres solutions ? Vous l'avez certainement fait, mais a-t-on exploré la possibilité qu'en diminuant les charges sociales des entreprises, on arrive à un résultat bien supérieur ? Cela a-il été exploré ?

M. Alain GOURNAC, président - S'il n'y a pas d'autres questions, je voudrais pour ma part revenir sur trois points. Premier point : le seuil de vingt salariés ? Ne pensez-vous pas qu'il y aura des effets de seuil ? Aujourd'hui, déjà nos entreprises rencontrent de grandes difficultés quand il y a des obligations au-dessus de X salariés au niveau syndical, comité d'entreprise, etc.

Deuxième souci : vous parlez de 400.000 emplois. Dans votre étude, avez-vous une première approche différenciée selon les secteurs économiques ? Dernière réflexion qui contient une question : S'il doit y avoir réorganisation -vous avez dit que pour réussir cette réduction, il faut envisager la réorganisation au sein de l'entreprise ainsi que respecter une certaine modération salariale- pendant combien de temps pensez-vous que les salariés vont accepter une modération salariale ?

M. Jean-Paul FITOUSSI - A la question combien d'emplois on pourrait créer dans le pire des scénarios, la réponse est un peu plus de 100.000, mais avec une baisse de croissance, avec une inflation plus élevée, avec peut-être des problèmes de contraintes extérieures qui émergeraient à nouveau. Ce n'est pas un partage à somme constante, c'est un partage d'un gâteau qui se réduit.

Sur ce que sont les autres remèdes, j'insiste sur ce que je disais initialement, à savoir que si les instruments de la politique économique ne sont pas disponibles, il faut bien que le gouvernement fasse quelque chose. Excusez-moi d'être aussi franc, parmi ces mesures, on ne voit guère autre chose que le traitement social du chômage l'expérience passée n'a pas produit de résultats très probants ou le partage du travail.

Il y avait d'ailleurs un certain consensus entre l'ensemble des partis politiques responsables en France pour penser que le partage du travail était une solution. La loi de Robien figurait au programme du précédent gouvernement, et la loi sur les 35 heures fait partie du programme de ce gouvernement.

Pour les autres remèdes, il y en a. Je viens de réaliser une étude qui n'est pas encore publique avec un économiste américain du MIT (Massachussets Institute of Technology) . sur la question de savoir quel taux de croissance serait nécessaire en France pour que, dans un horizon de 5 ans, on revienne à un taux de chômage de 7,5 %, soit - 5 points de chômage en moins par rapport à aujourd'hui. On aboutit au résultat que le taux de croissance nécessaire serait de l'ordre de 3,6 à 3,8 % par an. Ce n'est pas extraordinaire, c'est à portée de main. Surtout dans les conditions favorables que j'ai soulignées. Mais pour débloquer la croissance, il faut bien qu'il y ait une action des pouvoirs publics. Cette action, nous l'avons imaginée comme résultant d'une politique concertée à l'échelle européenne. Elle consisterait à baisser les cotisations sociales payées par les salariés.

Pourquoi les cotisions sociales payées par les salariés ? Parce que cela aboutit à une augmentation de salaire net, et donc à un effet de demande important. Mais c'est l'intérêt de la mesure à terme, qu'il s'agisse d'une baisse des cotisations sociales salariés ou d'une baisse des cotisations sociales employeurs, c'est la même chose puisque cela réduit le coût du travail à moyen terme.

Si cette politique était conduite à l'échelle européenne, elle impliquerait une baisse des cotisations sociales salariés équivalant à 2 points de PIB en 5 ans, dans ce cas on atteindrait effectivement cette croissance de 3,8 - 4 %. Il pourrait donc y avoir une solution au problème de chômage. L'intérêt de cette mesure est qu'elle n'engendre aucun déficit budgétaire supplémentaire parce que toute politique de relance conduite à l'échelle européenne a un effet multiplicateur beaucoup plus grand sur l'activité, qui fait croître beaucoup plus rapidement la base fiscale. Dans notre jargon économiste, on dit que le multiplicateur à l'échelle européenne est beaucoup plus élevé que le multiplicateur à l'échelle nationale.

On voit donc bien qu'il y a une possibilité de solution par le haut au problème du chômage. Il ne faut pas renoncer à la croissance. La croissance est quand même l'objectif naturel de l'activité économique.

Sur les effets de seuil, je ne sais pas y répondre. Il y aura probablement des effets de seuil. On peut supputer qu'ils seront d'autant moins importants que l'on connaîtra rapidement les conditions du passage aux 35 heures des entreprises de moins de vingt salariés. Il y a là un problème d'information important à prendre en compte.

Sur les conséquences différenciées, il est évident que la création d'emplois nette est de 400.000 c'est un ordre de grandeur j'y insiste, ce ne sont pas des chiffres définitifs lorsque toutes les conditions favorables sont réunies.

La tendance générale est celle d'une baisse des effectifs dans le secteur industriel et d'une augmentation des effectifs dans les secteurs des services. Il y a une aide à la création d'emplois un peu plus importante dans les secteurs des services qui compense une réduction des effectifs dans le secteur industriel. Mais à part cette grande division en secteurs, nous ne savons pas aller plus finement dans le détail.

M. Jean ARTHUIS, rapporteur -.Je voudrais revenir sur le rapport introductif de M. Fitoussi. Vous dites que nous n'avons pas de marge de manoeuvre macro-économique ou budgétaire. On fait donc du structurel. Je voudrais lui demander si le structurel que l'on fait depuis dix ans est vraiment du structurel ? En effet, on corrige à la marge par des opérations qui ont sans doute un impact social et surtout médiatique important. Mais je ne suis pas sûr que l'on assiste à une vraie réforme de l'Etat et aux transformations que l'on attend.

Lorsque l'on s'interroge sur le temps de travail que chaque citoyen va effectuer au cours de l'ensemble de sa vie, on découvre que la France est déjà dans une situation très allégée compte tenu des préretraites et de l'entrée tardive dans le monde du travail. Il y a de ce fait plus que des interrogations sur la pérennité des systèmes de financement des retraites dans notre pays. Je voudrais donc être sûr de me pas me méprendre sur la qualification de structurel que vous avez donnée aux politiques conduites depuis une dizaine d'années, et je me demande si c'est vraiment à la mesure des problèmes structurels et de quelques archaïsmes que nous avons du mal à déverrouiller.

M. Jean-Paul FITOUSSI -  Je vous répondrai en étant encore plus franc. Pour moi, le mot structurel n'a aucune connotation positive ou négative d'emblée. Il peut y avoir de bonnes ou de mauvaises réformes structurelles. Comment décrire une action gouvernementale qui, au lieu de s'exercer au niveau de la régulation globale, essaie de faire de l'interventionnisme pointu ? On peut la qualifier de " structurel désordonné ". Ce serait la qualification du structurel des dix dernières années. On voit bien que ce " structurel désordonné " est appelé à croître du fait du mouvement des chômeurs. Il s'agira bien d'y répondre.

Il ne s'agit pas de jeter la pierre au gouvernement. Il faut bien répondre aux situations d'urgence. De sorte que plutôt que " structurel désordonné ", ce serait plutôt du " structurel sans projet ", du structurel en réponse aux souffrances de la société qui apparaissent plus visibles selon les moments et les époques. Cela dit, il ne s'agit pas de vraies réformes structurelles. Une vraie réforme structurelle implique que l'on ait des marges de manoeuvre au niveau macro-économique. Par exemple, on a rarement vu une réforme fiscale à périmètre constant parce qu'elle est généralement alors inacceptable.

M. Jean ARTHUIS, rapporteur - L'exercice est difficile.

M. Jean-Paul FITOUSSI - Elle est généralement inacceptable. Une vraie réforme fiscale se fait d'autant mieux qu'il est possible d'accroître le déficit budgétaire. Mais alors le déficit qui résulte de cette réforme fiscale est un investissement sur l'avenir puisque l'on attend de la réforme fiscale structurelle, globale, une vraie réforme fiscale, des bénéfices importants dans l'avenir. Voilà.

Je n'ai jamais pensé qu'il y avait une relation de substituabilité entre la politique structurelle et la politique macro-économique. Pour conduire à bien une politique structurelle, il faut que l'on ait une bonne politique macro-économique. Si la politique macro-économique n'est pas idéale, les réformes structurelles s'en ressentiront et ne seront pas idéales non plus.

M. Alain GOURNAC, président - S'il n'y a pas d'autres questions à M. Fitoussi qui a répondu à l'ensemble de nos demandes, nous allons le remercier.

M. Paul Girod, vice-président, prend la présidence.

D. AUDITION DE M. JEAN MARIMBERT, DIRECTEUR DES RELATIONS DU TRAVAIL AU MINISTÈRE DE L'EMPLOI ET DE LA SOLIDARITÉ

M. Marimbert, directeur des relations du travail au ministère de l'emploi et de la solidarité, est introduit dans la salle

Le président rappelle le protocole de publicité des travaux de la commission d'enquête et fait prêter serment à M. Jean Marimbert.


M. Alain GOURNAC, président - Monsieur Marimbert nous vous demanderons de parler dix minutes, après quoi notre rapporteur vous posera quelques questions auxquelles vous répondrez avant d'entendre la suite des questions de nos collègues pour vous permettre d'apporter une réponse globale à l'ensemble des interventions.

Vous avez la parole.

M. Jean MARIMBERT - J'ai donc préparé la trame d'une intervention de présentation liminaire. Je ferai tout d'abord quelques observations de portée générale en commençant par la dimension historique du sujet. Je voudrais rappeler que la durée du travail a toujours été au coeur de la construction du droit du travail dans notre pays, et plus récemment des rapports entre loi et négociation. Quand on jette un regard sur l'histoire sans entrer dans le détail puisque tel n'est pas le propos aujourd'hui jusqu'au XIX ème siècle, la durée du travail a été le premier si ce n'est le premier sujet traité dans le cadre de la construction du droit du travail. Cela dès le milieu du XIX ème siècle. La première loi importante à cet égard est la loi du 22 mars 1841 qui, pour la première fois, a introduit une notion de durée maximale de durée du travail.

Je ne rappellerai pas toutes les étapes mais je voulais souligner qu'au fil du temps, cette caractéristique, cette importance de la durée du travail, conçue au départ comme une norme de la protection de la santé des salariés, s'est perpétuée dans le temps avec les changements importants que nous avons vécus. Le plus important est que le cadre temporel dans lequel a légiféré le législateur s'est déplacé. A l'origine, c'était la journée. Petit à petit, cela a glissé vers la semaine. Au fil du temps, et notamment avec l'apparition des congés payés dont la durée a varié, la notion de durée du travail s'est plutôt portée sur l'année. Cela n'enlève rien à la place de la durée du travail.

Je voudrais également souligner un élément générateur de beaucoup de confusion parfois dans les débats. Alors qu'au départ, le législateur traitait exclusivement de la durée maximale du travail, au fil du temps -il a fallu attendre le milieu de XX ème siècle il s'est intéressé à la notion de " durée légale " du travail, indépendamment de la durée maximale. Ce dont il sera question prochainement dans le cadre des travaux des deux Assemblées porte bien sur la durée légale du travail en tant qu'elle sert de point de référence pour déclencher le régime des heures supplémentaires d'une part, et en dessous, le régime du chômage partiel. Il ne s'agit donc pas des durées maximales ; ce n'est pas enfoncer une porte ouverte que de le souligner car cela permet de rappeler que la durée du travail effective qui peut être pratiquée dans telle ou telle entreprise peut s'écarter de la durée légale qui n'est pas une durée d'ordre public absolu, mais qui a une autre utilité.

Je voudrais rappeler que plus récemment, dans les vingt à vingt-cinq dernières années, la durée du travail a été un enjeu privilégié de l'interaction entre la loi et la négociation. Je n'infligerai pas à votre commission un rappel détaillé des allers-retours entre lois et négociations sur ce sujet puisque cela sera un élément de discussion dans le cadre des débats sur le projet de loi. Pour prendre des exemples récents, on s'aperçoit que le législateur a été amené assez souvent à intervenir, soit pour remédier à des échecs partiels ou des insuffisances de la négociation, soit au contraire pour étendre ou généraliser par la loi des éléments relatifs à la durée du travail introduits par la négociation.

Exemples concrets : l'ordonnance de 1982 ou la loi du début de l'année 1986 font suite à des phases de relatif échec de la négociation. En sens inverse, les troisième et quatrième semaines de congé, en leur temps, ont été étendues après des avancées qui, au départ, avaient été négociées au niveau de telle ou telle entreprise précise ou de telle ou telle branche. Voilà pour la dimension historique que je souhaitais rappeler.

Deuxième grande remarque, la conception de la réduction de la durée du travail actuellement développée me paraît se distinguer assez nettement des visions de la réduction du temps de travail qui avaient pu exister et être professées dans les dix ou quinze dernières années.

Je m'explique : tout part d'une analyse macro-économique - que je ne suis pas le plus qualifié pour apprécier dans mes fonctions de directeur des relations du travail -qui doit être rappelée parce qu'elle est centrale dans le raisonnement. L'analyse macro-économique, qui a été développée au moment de " l'après-conférence de l'automne " part de l'idée que les tendances spontanées de l'évolution économique sur les années à venir, telles qu'on peut les prévoir, ne permettent pas de mordre significativement sur le chômage, même en faisant des hypothèses de croissance relativement optimistes de l'ordre de 2,5 - 3 % qu'on aimerait bien voir se réaliser. Et même en tenant compte de ce que -fait plutôt positif ces dernières années- il semble que le seuil de croissance à partir duquel on se met à créer des emplois nets dans ce pays, se soit quelque peu abaissé. Autrement dit, le contenu en emploi de la croissance se serait quelque peu amélioré au cours de ces dernières années. Malgré cela, nous disent en effet les macro-économistes, les prévisions spontanées mènent en fait au mieux à une stabilisation du chômage, ou à une réduction comprise entre 60 et 70.000 chômeurs.

Dans ce contexte, d'un point de vue strictement intellectuel, on est amené à se dire qu'on peut difficilement se passer d'une variable comme le temps de travail si l'on veut dépasser cette contradiction et développer des politiques structurelles en faveur de l'emploi. On est amenés à considérer que la variable temps de travail est un des éléments incontournables d'une panoplie d'actions structurelles en faveur de l'emploi.

J'oppose les actions structurelles aux actions classiques d'intervention à court terme sur le marché du travail. Loin de moi l'idée que ces actions sont inutiles. Elles sont très utiles, ne serait-ce que pour améliorer les chances d'insertion d'un certain nombre de salariés particulièrement fragiles et, comme disent les spécialistes, pour " changer l'ordre dans la file d'attente ". Elles sont donc très utiles mais incontestablement insuffisantes.

Il faut des politiques structurelles au nombre desquelles la politique du temps de travail, sachant qu'il en existe d'autres -ce n'est pas le propos aujourd'hui qui doivent certainement être tout autant développées : l'allégement du poids indirect du travail non qualifié, le développement continu des compétences par l'amélioration de l'accès à la formation tout au long de la vie, la promotion des nouvelles activités dont les récents emplois jeunes se veulent un outil, et certainement bien d'autres dont je n'établirai pas la liste.

Si je souligne cette analyse, c'est pour indiquer qu'aujourd'hui, on prend la réduction du temps de travail comme un outil au service de l'emploi principalement. Cela n'allait pas forcément de soi. Le temps n'est pas encore très loin où, quand on parlait " réduction de temps de travail ", on pensait surtout " objectif temps libre ". On avait donc une conception sociétale de la réduction du temps de travail.

Je ne dis pas que cet objectif a disparu. Il est toujours très présent, c'est l'un des effets de la réduction de temps de travail que d'ouvrir des espaces de temps libre. Encore faut-il bien les occuper. Mais aujourd'hui, ce n'est pas l'objectif dominant qui est poursuivi.

Je soulignerai également que vouloir prôner ou vouloir mettre en oeuvre la réduction du temps de travail n'implique pas -pour autant que je comprenne bien- de jeter la valeur "travail" aux oubliettes. Les deux ne sont pas liés. On peut vouloir la réduction du temps de travail et considérer que le travail est toujours un élément d'intégration centrale dont on ne peut se passer. C'est sans doute un objet de débat.

Ce n'est pas non plus cultiver une vision malthusienne qui considérerait que l'on doit s'accommoder de la baisse d'activité et que la réduction du temps de travail serait un palliatif à une maigre croissance dont on devrait s'accommoder. Au contraire, elle doit avoir comme pendant la recherche, par tous les moyens, de marges de développement de la croissance et de l'activité. Sinon, on tombe dans une réduction " stagnationniste " et de pur partage de la réduction du temps de travail.

Cette priorité à l'emploi, cette réduction du temps de travail est aussi une vision actuelle qui se distingue d'une autre conception où la réduction du temps de travail est simplement un sous-produit de la flexibilité. C'est d'ailleurs assez largement ce qui a pu se passer sur le terrain au cours de ces dernières années. Les négociations sur l'organisation du travail cela n'a rien de scandaleux en soi ont été tirées par la demande de flexibilité des entreprises. Dans le cours de la négociation est apparue l'idée que la réduction pouvait représenter en quelque sorte une contrepartie le cas échéant, pas toujours d'ailleurs.

C'est ce que j'essaie d'exprimer en expliquant qu'il s'agissait d'un sous-produit de l'aménagement du temps de travail.

Or, l'approche actuelle dépasse également cette approche en mettant l'emploi au premier plan, comme levier, comme ressort de la démarche de réduction du temps de travail.

Je m'empresse d'ajouter que dans ma perception en tous cas, cela ne veut pas dire qu'une démarche de réduction de temps de travail qui veut produire des effets favorables à l'emploi pourrait ignorer la dimension " conditions de travail " et les exigences de réactivité des entreprises. Ce sont deux dimensions qui doivent être prises en compte si l'on veut que la réduction du temps de travail produise les bienfaits que l'on attend d'elle aujourd'hui.

Pour prendre un exemple concret, imagine-t-on que les gains de productivité que l'on peut attendre dans une entreprise du fait d'une réorganisation du temps de travail soient durables si elle s'accompagnait d'une détérioration des conditions de travail des salariés ? On risquerait de voir apparaître bien vite les effets pervers du point de vue de l'efficacité de l'entreprise, liés à l'absentéisme, aux maladies professionnelles, aux accidents du travail et à bien d'autres phénomènes. C'est dire que la dimension " conditions de travail ", si elle ne vient pas, a priori, en premier lieu dans le raisonnement doit, bien entendu, être prise en compte.

Troisième idée que je souhaitais développer à titre liminaire : il faut réunir les conditions nécessaires pour que la réduction du temps de travail soit bien créatrice d'emplois puisque c'est l'objectif poursuivi aujourd'hui. De ce que nous disent les modèles macro-économiques je n'y insisterai pas, sachant que d'autres sont plus compétents que moi je retiens globalement que la réduction du temps de travail, pour être créatrice d'emplois, ne doit pas diminuer les capacités de production mais au contraire, de préférence, les augmenter et ne doit pas dégrader les coûts de production des entreprises. C'est ce que disent les macro-économistes. Les coûts de production incluent le coût du travail mais aussi le coût du capital. Il convient de l'introduire dans le raisonnement.

Cela implique que toute négociation décentralisée sur le temps de travail ce dont il est question aujourd'hui dans la foulée du projet de loi dont vous aurez à débattre doit satisfaire ce cahier des charges. Cela implique d'abord que la réduction du temps de travail doit s'accompagner dans les entreprises d'une démarche globale d'une réorganisation du travail. On doit poser les problèmes d'organisation du travail dans leur globalité, et non pas se contenter de raisonner mécaniquement en appliquant une réduction.

Pourquoi ? Sans y insister, je dirai que c'est la condition d'une utilisation plus efficace de l'outil de production. On peut dire aussi que c'est la condition pour que les entreprises réduisent un certain nombre de coûts liés à l'utilisation des souplesses les plus rudimentaires les plus utilisées aujourd'hui. Quand je dis " rudimentaires ", je ne dis pas qu'elles sont inutiles mais rudimentaires par rapport à une organisation du travail. L'utilisation structurelle des heures supplémentaires, le recours, pour faire face aux à-coups, à l'intérim de façon permanente sont certes nécessaires, mais ne doivent pas être la source permanente de flexibilité de l'entreprise. La flexibilité doit venir de l'organisation du travail elle-même. Or, le recours massif aux flexibilités telles que les heures supplémentaires ou l'intérim est générateur de surcoûts pour l'entreprise.

Ce qui paraît intéressant dans les démarches des entreprises qui ont réduit la durée du temps de travail, avec ou sans aide les années précédentes, est que l'on se rend compte parfois que grâce à une organisation du travail intrinsèquement plus souple, ces entreprises peuvent stabiliser les emplois transformés. Par exemple transformer les contrats à durée déterminée ou des intérimaires en contrats à durée indéterminée dans le cadre d'une organisation générale plus souple et réduire leurs coûts de temps. C'est-à-dire stabiliser à la fois l'emploi et réduire les coûts. On voit là que la réorganisation du travail peut permettre de concilier à la fois des éléments de sécurité, de moindre précarité et des éléments de souplesse, de flexibilité qu'attendent les entreprises.

Deuxième condition importante à remplir pour que la réduction du temps de travail soit créatrice d'emplois d'autres y insisteront sans doute : une maîtrise de l'évolution des salaires. Pour les années à venir, les économistes nous disent en effet que le bouclage du financement des opérations de réduction du temps de travail, compte tenu de l'aide que l'Etat peut apporter par ailleurs, implique néanmoins une certaine modération salariale au moins pendant deux ou trois ans. Cela signifie, non pas que les salaires soient abaissés ce qui aurait de nombreux effets pervers mais que l'évolution des salaires sur les deux ou trois années suivantes soit moins forte qu'elle ne l'aurait été, toutes choses égales par ailleurs, s'il n'y avait pas eu la réduction du temps de travail. C'est un enjeu essentiel de la négociation et qui n'est pas que technique.

Quatrième grande série de remarques par rapport à l'impératif de réorganisation que j'évoquais à l'instant : la réduction du temps de travail, pour être vraiment créatrice d'emplois durables, doit s'accompagner d'une réorganisation, d une remise à plat de l'organisation de l'entreprise. Or, on peut s'appuyer sur des tendances de fond plutôt favorables.

Cela signifie tout d'abord que sur la longue période, sur les quinze dernières années, la législation sur la durée du travail a évolué. Le cadre de la durée du travail s'est diversifié et assoupli. On pourrait mettre beaucoup de dispositifs derrière mon propos : les modulations, les équipes de suppléance... De fait, pour qui veut aujourd'hui, dans le cadre légal prévu par le code du travail, adapter son organisation, de sérieuses possibilités sont offertes, à condition toutefois de négocier.

En tant que directeur des relations du travail, je ne méconnais pas d'ailleurs que cet assouplissement du cadre légal de la durée du travail a eu pour contrepartie une complexité croissante du droit de la durée du travail. C'est plus souple qu'il y a quinze ans, mais c'est aussi plus complexe. Le droit de la durée du travail était plus simple, plus robuste, mais aussi plus rigide il y a quinze ans. L'évolution de la législation permet donc aujourd'hui de faire beaucoup de choses en matière d'organisation du travail.

Enfin, plus important que l'évolution de la législation, une évolution des esprits est entamée depuis quelques années. Cela signifie que sur le terrain, la négociation des entreprises sur le temps de travail s'est développée. Elle s'est aussi développée au niveau des branches de façon sans doute moins spectaculaire. Par exemple, on compte 112 accords de modulation conclus dans les branches entre 1992 et 1997 portant sur 75 branches.

Ensuite, au niveau national, on peut remarquer notamment l'accord national interprofessionnel du 31 octobre 1995 qui traduit une certaine maturité des esprits de la part des partenaires sociaux. Je parle du premier des deux accords qui ont eu lieu le même jour, même si les suites de cet accord interprofessionnel au niveau des branches ont été en retrait par rapport aux attentes que l'on pouvait fonder en lui.

Enfin, pour terminer, la réduction du temps de travail est un enjeu majeur pour le développement du dialogue social. C'est plus particulièrement de mon domaine de compétences. C'est un enjeu majeur pour le développement du dialogue social sur l'organisation du travail. Autrement dit, cela implique une multiplication, un développement considérable de la négociation collective.

Là encore, on ne part pas de zéro, tant s'en faut. La négociation collective, notamment au niveau de l'entreprise sur le temps de travail s'est développée depuis une dizaine d'années. On en est aujourd'hui à un peu plus de 4.000 accords sur le temps de travail, qui ne couvrent qu'une petite proportion sans doute, guère plus de 10 à 12 % de l'ensemble des salariés, du champ du code du travail. Aujourd'hui, le thème du temps de travail au sein des entreprises est même passé légèrement devant les salaires.

Cela étant dit, on ne peut pas ignorer qu'aujourd'hui, le chantier de la réduction du temps de travail implique un changement de " braquet ". On peut considérer qu'indépendamment de l'aide financière dont vous aurez à débattre, la réussite dans ce changement de braquet de la négociation collective sur l'organisation du travail à partir de sa réduction implique certainement que l'on réunisse les conditions favorables, le renforcement des outils juridiques de négociations collectives, probablement un développement de la capacité d'aide au diagnostic et au conseil, notamment aux PME dans ce domaine ; une négociation collective plus globale qu'elle n'a été pratiquée jusqu'à présent, c'est-à-dire qui mette en relation les questions d'emploi, de temps de travail, de salaires, parfois même les questions de compétences puisque toute réflexion sur l'organisation du travail amène à tirer tous ces fils en réalité. Il est assez difficile de négocier sur tous ces sujets, même si de nombreux exemples ont montré que c'était possible au cours de ces dernières années.

Enfin, cela suppose certainement un développement de la capacité de suivi et d'évaluation de la mise en oeuvre des accords et de l'impact de ces accords en général et sur l'emploi en particulier. Cet enjeu du développement de la capacité de suivi concerne certainement les services de l'Etat, mais aussi les partenaires sociaux qui doivent être attachés à suivre la mise en oeuvre et l'effet des accords qu'ils passent, que ce soit au niveau des branches ou des entreprises. C'est certainement l'un des points sur lesquels l'effort devra être développé. Voilà, Monsieur le président, les quelques considérations liminaires que je souhaitais exposer devant vous.

M. Alain GOURNAC, président - Monsieur le directeur, je vous remercie de la densité et de la clarté de votre exposé. Je vous livre au rapporteur de la commission qui aura de nombreuses questions à vous poser. Nous passerons ensuite aux questions de nos collègues.

M. Jean ARTHUIS, rapporteur - Je remercie M. Marimbert, directeur des relations du travail pour la clarté de son exposé et l'objectivité qu'il y a mise en situant bien cette démarche dans les perspectives et le prolongement d'une évolution et d'une construction.

Première question : ma préoccupation fondamentale, Monsieur le directeur, est de savoir si ce dispositif est de nature a créer des emplois. Nous avons entendu ici certains économistes dont les appréciations sont nuancées. En vous écoutant, je me demandais si ce projet n'est pas d'abord un instrument au service de la négociation plutôt que contre la chômage. Avez-vous des estimations en la matière ? Si vous en avez, quelles sont les différentes hypothèses et leur transcription dans le temps ?

A propos des conséquences sur les entreprises, vous avez cité des cas d'entreprises qui appliquent des mesures très novatrices dans la réduction du temps de travail. Mais ne s'agit-il pas de grandes structures et ne sont-elles pas de grandes entreprises qui pratiquent tout à la fois le progrès social en France mais aussi la délocalisation d'activité, qui bien souvent jouent habilement d'opérations qu'elles qualifient d'exemplaires pour mieux dissimuler tous les transferts d'activités sur d'autres territoires que le nôtre ?

Quel est votre perception de ce qui se passe dans les petites entreprises ? Vous avez dit que l'on pouvait tout faire pratiquement. Vous confirmez ce que nous disait un consultant éminent cet après-midi et qui avait presque mauvaise conscience en disant que l'on pouvait tout faire, mais que cela coûtait très cher. Il faut en effet recourir aux meilleurs experts pour appliquer le droit du travail et la jurisprudence.

Bien souvent aussi, on insiste sur la nécessité de simplifier la fiscalité. Je constate que le problème est le même en droit du travail. N'avez-vous pas quelques idées sur les simplifications qui pourraient être introduites dans le droit du travail ? Comment expliquez-vous la prospérité des agences d'intérim ? Et n'y a il pas une situation de rente pour la plupart d'entre elles, liée à la difficulté que nous éprouvons à réformer notre droit du travail ? Est-il possible de penser que telle mesure, qui avait été conçue pour protéger l'emploi et les salariés, est devenue un instrument de propagation du chômage ? Ou bien cela est-il excessif ?

Enfin, je voudrais vous demander pour quel motif la participation suscite autant de réserve en France. Quand on parle de projet d'entreprise, non pas de " flexibilité ", - le terme anglo-saxon " flexibility " n'ayant pas son équivalent en français les éléments de souplesse d'adaptation de l'annualisation et de la négociation ne pourraient-ils pas trouver toute leur place dans le cadre d'accords de participation ?

M. Alain GOURNAC, président - Monsieur le directeur, je vous suggère de répondre d'abord au rapporteur avant d'entendre les questions des autres collègues.

M. Jean MARIMBERT - Plusieurs fils ont été tirés par M. le rapporteur. Je ne reviendrai pas sur ce que j'ai dit à propos des conditions sous lesquelles la réduction du temps de travail peut produire les effets que l'on en attend sur l'emploi. Les estimations des macro-économistes à partir de modèles macro-économique, dont on connaît également les limites, nous disent que la réduction du temps de travail doit remplir tels types de conditions pour être créatrice d'emplois, notamment par la négociation concrète, dans les unités de travail. Ils nous disent aussi que l'effet emploi est réel une fois que les modèles ont fonctionné et si l'on considère que les conditions sont remplies. Il y a convergence des modèles pour produire un effet emploi réel qui n'est pas mécaniquement et à cent pour cent en proportion de la baisse de la durée du travail. Cela veut dire que l'emploi ne va pas augmenter exactement à concurrence de la baisse de la durée du travail, ne serait-ce que parce que la réduction entraîne des surcroîts mécaniques de gains de productivité sur l'évaluation desquels je ne m'aventurerai pas.

Cela dit, je sais que les économistes eux-mêmes partent de ce point de vue et l'on entend souvent le chiffre d'une déperdition de l'ordre de 30 %, ce qui signifie que, si vous diminuez la durée du travail de 10 %, vous obtenez non pas 10 % d'emplois supplémentaires, mais seulement 7 %.

En revanche, sur la question des petites structures, je vous livre une réflexion que je me suis faite très récemment, plus particulièrement d'ailleurs à l'occasion de la mise en oeuvre de la loi de Robien. L'année dernière, on pouvait se dire, a priori, que ce dispositif ne serait utilisé que par de grosses ou moyennes structures parce que c'est compliqué, que cela implique une réorganisation, parce que l'aide elle-même suppose un conventionnement... bref, parce qu'il existe une série d'obstacles psychologiques dont on pouvait penser qu'ils bloqueraient l'accès des petites entreprises à ce dispositif.

Or, nous avons été démentis par les faits. On a, en effet constaté qu'en fait un nombre très conséquent de demandes émanait de petites, voire même de très petites entreprises, parfois de moins de dix et vingt personnes. La majorité des conventions de Robien ont été passées avec des entreprises de moins de 50 personnes. L'ordre de grandeur est réel. Nous avons donc été surpris de voir à quel point il y avait un effet déclencheur, y compris dans les petites structures. Il ne faudrait donc pas considérer a priori qu'il ne pourrait pas y avoir de réorganisation du travail avec réduction dans les petites structures qui ont quand même des problèmes pour mettre en oeuvre la négociation collective.

En revanche, il est apparu clairement que dans ces petites structures où le chef d'entreprise n'a pas des services du personnel très développés, la possibilité de donner un appui pour faire le diagnostic de la situation et gérer en quelque sorte l'opération complexe que représente une réorganisation, est tout à fait importante et essentielle.

Comme je l'indiquais dans mon exposé liminaire, il est probable que l'on devra monter en régime dans ce type d'aide. Les services déconcentrés du ministère du Travail, le réseau de l'ANACT qui a des compétences dans le domaine, peuvent aider à cette montée en régime.

Sur la simplification concernant surtout les PME, j'ai dit dans mon exposé liminaire qu'il me paraissait indiscutable -c'est le paradoxe de l'histoire- qu'en matière de durée du travail, la flexibilisation croissante, sans doute nécessaire, s'est faite par sédimentation, de strates successives qui se sont greffées, depuis quinze à vingt ans, sur le socle existant ce qui aboutit aujourd'hui à une construction complexe. C'est indéniable. La plupart des observateurs le reconnaissent. Encore une fois, je tiens à souligner que la complexité n'est pas venue de la rigidité mais de l'ouverture à la " flexibilité ", ce que l'on oublie souvent de souligner.

Pour l'avenir, il convient certainement de réfléchir à des simplifications en la matière. La phase de négociation qui devra s'ouvrir de façon beaucoup plus intense que par le passé si la loi est adoptée pourrait d'ailleurs nous donner des enseignements pour savoir dans quelle direction on peut simplifier.

Pour prendre un exemple qui est de notoriété publique, un des points sur lesquels, à terme même si cela ne se fait pas dans cadre de la loi qui sera soumise aux deux assemblées et qu'il faudra certainement simplifier : la modulation. En effet, aujourd'hui, du fait de l'histoire, notre code compte trois types de modulation du temps de travail. Il faut évidemment être un bon spécialiste pour s'y retrouver. On se dit qu'intellectuellement, il ne serait pas plus mal de simplifier tout cela et d'avoir un système général unique, avec évidemment des négociations pour sa mise en oeuvre. Voilà le type de piste auquel on peut penser.

Autre exemple : le régime des heures supplémentaires qui pourrait également être simplifié dans le futur. Nous avons plusieurs types de repos compensateurs dans notre système actuel : le repos compensateur dit " légal ", le repos compensateur de " remplacement ", des majorations pour heures supplémentaires. Le système diffère selon que cela concerne les entreprises de plus de dix ou de moins de dix personnes. Cela fait partie des éléments du droit de la durée du travail qui pourraient certainement être simplifiés. Mais encore une fois, il apparaît plus logique de laisser la négociation se déployer comme elle devra le faire, si la loi est adoptée, dans les deux ans à venir pour tirer les enseignements en termes de simplification pour le futur.

Monsieur le rapporteur vous avez évoqué l'intérim et son succès, alors que l'intérim est coûteux. Quand on voit les statistiques sur l'utilisation de l'intérim, on se rend compte que la tranche des petites et moyennes entreprises n'est pas trop utilisatrice de l'intérim globalement. La petite entreprise utilise plus le contrat à durée déterminée (CDD), pas beaucoup l'intérim, alors que la moyenne/grosse entreprise utilise davantage l'intérim et moins les CDD. C'est en tout cas ce que révèlent les statistiques.

Cela étant, je ne voudrais pas que l'on se méprenne sur mon propos liminaire. Quand je parlais des expériences négociées d'entreprises qui montrent qu'avec une réorganisation du travail, on peut réduire la part des contrats d'intérim et stabiliser l'emploi, cela ne veut pas dire pour autant que l'on peut se passer totalement de l'intérim. Ce serait déraisonnable ; il y a des utilisations tout à fait légitimes de l'intérim. Ce que je voulais indiquer, c'est que ces formes d'emploi sont génératrices de surcoûts pour les entreprises. Lorsqu'une organisation du travail permet d'internaliser la souplesse et la réactivité, comme on en a la preuve par des exemples d'entreprises, on peut alors arriver à réduire le recours à ces formes d'emplois tout en en conservant un peu, et avec une réduction des surcoûts. Cela fait donc partie de ces fameux gains d'efficience et de productivité qui peuvent contribuer au financement de la réduction du temps de travail.

Ayant eu l'occasion d'aller sur le terrain, pas seulement avec les services du travail mais aussi au contact de chefs d'entreprises, de DRH, de chefs du personnel, de représentants du personnel et de délégués syndicaux, j'ai été très frappé, notamment dans les témoignages des représentants du personnel par ce qu'ils répondaient lorsqu'on les interrogeait sur les motivations de leur signature : " Vous avez signé un accord qui comporte une réduction du temps de travail mais qui comporte aussi une annualisation, un assouplissement de l'organisation du travail. Pourquoi l'avez-vous signé ? " L'une des premières réponses des représentants du personnel était de dire : " Certes, il y a des plus et des moins, mais je l'ai signé d'abord parce qu'il y a création d'emplois, notamment des emplois qui vont bénéficier aux jeunes de la région. Mais aussi parce que la réorganisation, dont je n'approuve pas tous les aspects, a permis de transformer 20 à 30 contrats d'intérim en contrats à durée déterminée ", et donc de " déprécariser " -terme quelque peu technocratique. J'ai été frappé par le fait que ces motivations revenaient très souvent dans leurs propos.

C'est aussi ce que je voulais dire dans mon exposé liminaire lorsque je disais que les esprits ont évolué de tous les côtés ; du côté des représentants du personnel mais aussi du côté de certains chefs d'entreprise.

Sur la participation, j'aurai une réponse très prudente. Vous évoquiez les réticences, réelles, à la participation je l'ai constaté de la plupart des partenaires sociaux à l'idée d'utiliser la participation financière pour faciliter toutes les opérations de réorganisation, notamment la compensation salariale, dans le cadre d'opérations de réorganisation du temps de travail. L'argument très souvent employé pour justifier cette réticence consiste à dire que la participation financière est par définition aléatoire cela fait partie de sa nature en particulier l'intéressement. Mais même la participation obligatoire dépend des résultats.

Au fond, l'idée qu'une partie de la non compensation salariale pourrait être gagée dans le futur par le truchement d'un intéressement supplémentaire, c'est en quelque sorte troquer du certain aujourd'hui contre de l'aléatoire demain. Il y a donc une forte et réelle réticence à ce sujet. Pour autant j'ai pu le constater l'an dernier, puisque l'un des groupes de travail sur la participation a été amené à plancher sur le sujet il y a quand même quelques exemples d'entreprises dans lesquelles, de façon plus positive, il est arrivé que l'on réorganise le temps de travail et que l'accord d'intéressement soit modifié voire créé pour essayer de faire bénéficier les salariés des gains de productivité et d'efficience liés à la réorganisation du travail, dans une optique plus constructive. Les exemples existent, même s'ils ne sont pas très nombreux, il faut le reconnaître.

M. Alain GOURNAC, président - Je vous remercie. Y a-t-il des questions ?

M. André JOURDAIN - En dépit des réponses que vient d'apporter M. Marimbert aux questions de notre rapporteur, je reste quand même sceptique sur l'application aux petites entreprises entre 20 et 50 salariés. Cela posera beaucoup de difficultés et de problèmes. D'autre part, je regrette qu'une mesure autoritaire soit envisagée.

M. Jean MARIMBERT - L'intervention de M. André Jourdain est une appréciation qui en fait n'appelle pas de réponse. Le rôle des services du ministère, si la loi est votée par le Parlement, sera de faire en sorte que les conditions du succès soient réunies, que la réduction soit effectivement créatrice d'emplois. Je peux dire d'ores et déjà qu'un travail considérable a été entrepris pour mobiliser sur ce sujet les responsables déconcentrés du ministère. Le reste n'est pas de ma responsabilité, car il y a un rôle des partenaires sociaux, qui sont les acteurs de la négociation et qui ont leurs propres responsabilités.

M. Alain GOURNAC, président - La parole est à M. Yann Gaillard.

M. Yann GAILLARD - Dans un ministère comme celui auquel vous participez, il y a toujours des projets dans les cartons. On prévoit sur plusieurs années certaines évolutions de la réglementation, de la législation. J'ai été moi-même directeur de cabinet dans cette maison.

Avant que l'affaire des 35 heures arrive, comment l'administration que vous dirigez entrevoyait-elle l'évolution de la législation en matière de durée du travail, selon quel calendrier etc. ? Aviez-vous un quelconque projet administratif revolving en cours ?

M. Jean MARIMBERT - Le droit de la durée du travail est le type même de droit à propos duquel interviennent constamment des rédactions ou des projets. Depuis une quinzaine d'années, on peut dire qu'il ne s'est pas passé plus de deux ans sans voir éclore un texte sur la durée du travail. Chaque gouvernement est amené à légiférer sur le sujet ou à inviter les partenaires sociaux à se pencher sur le sujet, puis à légiférer. Il y a donc toujours des projets de cette nature. L'année 1996, indépendamment de la loi de Robien, issue d'ailleurs d'une initiative parlementaire...

M. Alain GOURNAC, président - Le Parlement n'a pas que des défauts.

M. Jean MARIMBERT - Le parlement est un élément essentiel de la démocratie, Monsieur le président.

M. Alain GOURNAC, président - Je vous remercie de le dire !

M. Jean MARIMBERT - C'était donc une époque de pause législative tout à fait volontaire de la part du Gouvernement, l'idée de laisser libre cours à la négociation à l'époque puisque 1996 était une année de négociation. Evidemment dès la fin de l'année 1996 se profilait la nécessité d'un bilan de cette négociation. Il est vrai que nous avions constaté à l'époque que la dynamique de négociation qui avait semblé s'engager début 1996 s'était quand même fortement assoupie au second semestre. Fin 1996, la question de savoir s'il fallait légiférer sur le temps de travail, de toute manière, commençait à pointer sérieusement, avec les problématiques évoquées tout à l'heure et touchant au temps partiel, aux heures supplémentaires, à la simplification ; tout cela est constamment présent. Ces problématiques étaient déjà présentés.

M. Paul GIROD - Je voudrais pour ma part vous poser trois questions, Monsieur le directeur. Vous avez dit tout à l'heure que 112 accords en matière de modulation étaient intervenus dans 75 branches. Pardonnez le côté quelque peu béotien de ma question, mais combien de branches y a-t-il au total ?

M. Jean MARIMBERT - La question est d'importance concernant le chiffre en valeur absolue. Nous comptons dans nos classements 214 branches de plus de 10.000 salariés. On ne répertorie pas les micro-branches. Les branches qui pèsent sont celles comptant plus de 10.000 salariés. Je vous ai volontairement cité ce chiffre du fait que la modulation est l'un des deux ou trois thèmes les plus négociés.

Sur quinze ans, 112 accords sont intervenus concernant 75 branches. C'est donc à la fois un nombre significatif qui n'est pas du tout négligeable. Mais en même temps, ce n'est qu'un tiers des branches de plus de 10.000 salariés, ce qui relativise bien son importance.

M. Paul GIROD - Deuxième question : à part le travail posté lié à une installation fixe, la notion de temps de travail, dans cette période d'expansion des activités de services a-t-elle encore une signification quelconque ? Je rentre d'Italie où je représentais M. le Président René Monory à un colloque de droit constitutionnel. La nouveauté du jour était moins le fait que les juristes italiens sont plus capables que les juristes français de couper les cheveux en quatre, notamment en 1997 sur un sujet aussi important que l'élection du Président de la République au suffrage universel, sujet intéressant s'il en est ! La grande nouvelle du jour était que depuis quelques semaines, on avait constaté qu'en Italie, il y avait moins de salariés que de travailleurs indépendants exerçant leur activité à titre personnel et individuel.

Je rapproche cela d'une information qui circule en ce moment sur le nombre de contrôles en matière de temps d'emploi des cadres que, paraît-il, on traque à la sortie des entreprises, et notamment des banques. On regarde les fiches de pointage pour voir s'ils respectent ou non la réglementation sur le temps de travail. Peut-on sérieusement penser que compte tenu de l'évolution de notre société, et en dehors du travail posté, la notion juridique de temps de travail comporte encore une réalité ? Entre nous, beaucoup de candidats aux concours des grandes écoles seraient-ils titulaires d'un poste quelconque si on limitait leur travail hebdomadaire de préparation à 35 heures ?

Autrement dit, quelle est la part de volontarisme de l'individu dans son temps de travail dans une société souple comme celle qui s'ouvre devant nous ? Ne sommes-nous pas en train de négocier ou de légiférer sur du vent ? Excusez la brutalité de ma question.

M. Jean MARIMBERT - Monsieur le président, il est certain qu'aujourd'hui il y a des débats théoriques autour de l'actualité du temps de travail. Pour ma part, je pense que l'on ne peut jeter aux oubliettes la notion du temps de travail. Vous avez évoqué les travailleurs salariés en les opposant aux travailleurs indépendants dont je rappelle qu'ils n'entrent pas dans le champ du projet de loi. Cela dit, il y a encore près de 85 % de salariés, et même s'il y a des situations intermédiaires qui se développent c'est exact aux franges du salariat et du travail indépendant, l'un des problèmes qui risque de se poser à l'avenir n'est pas tant de considérer que les protections accordées traditionnellement aux salariés seraient désuètes mais de se demander s'il ne convient pas de réfléchir à des modes de protection adéquats pour ces travailleurs qui sont aux franges du salariat et du travail indépendant, et qui souvent sont juridiquement indépendants mais économiquement très subordonnés. Je me demande s'il ne conviendrait pas de renverser l'approche.

Je soulignerai également qu'il n'y a pas nécessairement liaison entre l'efficacité d'un travail et sa durée. Les cadres, y compris ceux du public, ont été formés dans l'idée que plus on est sur son lieu de travail, plus on en fait, plus on est présent et plus méritant et meilleur on est. Ce n'est sans doute pas aussi évident. Je suis très frappé quand je vais à l'étranger, et que je rencontre des collègues, notamment allemands ou nordiques, de constater qu'ils ont le teint frais. C'est une boutade. Mais j'ai le sentiment que leur temps de présence sur leur lieu de travail est bien moindre que le nôtre à responsabilités équivalentes. Sont-ils pour autant plus inefficaces et moins à la hauteur de leurs tâches que nous ?

En s'interrogeant sur l'organisation du travail et la façon dont on travaille, on se rend compte parfois que l'on peut être aussi efficaces et performants en étant moins présents et en travaillant moins sur la durée. Je suis intimement persuadé de ce que je vous dis. Cela n'implique pas pour autant que tout le monde doive être assujetti de la même façon aux mêmes règles de la durée du travail.

Vous avez fait allusion au problème particulier des cadres. Je rappelle que d'ores et déjà dans la jurisprudence puisqu'à cet égard, il n'y a pas grand chose dans la loi il est admis que les cadres supérieurs sont en dehors du régime des heures supplémentaires. En revanche, cette jurisprudence ne s'étend pas à tout le personnel d'encadrement ou intermédiaire. Il faut faire attention : sans nier l'existence de problèmes réels d'application de la réglementation de la durée du travail à des salariés intermédiaires et à des cadres non supérieurs, il convient de se garder de l'idée qu'un cadre, parce qu'il est cadre, devrait rester à l'écart du mouvement général de réduction de la durée du travail. Ce ne serait pas rendre un bon service aux entreprises de ce pays que de perpétuer cette idée.

J'ajoute que si les contrôles auxquels vous faites allusion contrôles d'initiative décentralisée ont eu lieu, c'est que dans bon nombre de cas, les agents de contrôle ont été appelés. Cela signifie que ce qui était supporté, admis, bien toléré socialement par la communauté des salariés intermédiaires en question pendant des années se trouvent l'être beaucoup moins à l'heure actuelle. Il faut s'interroger à ce propos.

Ces affaires montrent que la question des horaires des cadres mérite d'être traitée avec beaucoup de sérénité et avec le souci de trouver des solutions qui ne partent pas de l'hypothèse que les cadres doivent travailler beaucoup plus que les autres et ne doivent pas bénéficier de la réduction de la durée du travail. Il est certain néanmoins que les formes de la réduction du temps de travail pour le personnel d'encadrement ne sont pas forcément les mêmes que pour l'ensemble des salariés. Probablement, la réduction de la durée du travail sous forme de jours de congé bloqués est certainement, pour les personnels d'encadrement, plus adaptée que la réduction de la durée du travail sous forme de réduction horaire hebdomadaire. C'est sans doute une piste à explorer davantage.

M. Jean ARTHUIS, rapporteur - Sur ce sujet, vous avez en quelque sorte répondu à la question que je souhaitais vous poser, mais je la pose quand même. Vous êtes directeur des relations du travail. Les inspecteurs du travail ne sont pas sous votre autorité ; ils sont indépendants. Cela dit, peut-être leur donnez-vous des priorités de la même façon que le Garde des Sceaux donne des priorités en matière criminelle et de politique pénale. Leur avez-vous donné instruction pour qu'ils se rendent attentifs aux horaires des cadres ? On nous signale de toutes parts que les contrôles se multiplient. Est-ce parce que les cadres ont alerté, de l'intérieur, les inspecteurs du travail pour qu'ils viennent procéder à des contrôles, ou est-ce une instruction émanant du ministère ?

M. Jean MARIMBERT - A question précise, réponse précise ! Sur cette question particulière des horaires des cadres, il n'y a pas eu d'instruction générale donnée aux services déconcentrés. Comme je le signalais tout à l'heure, certaines initiatives décentralisées ont été prises, souvent en réponse à un certain nombre d'appels venant de l'intérieur même des entreprises.

En revanche, pour revenir à ce que vous disiez au début de votre intervention, Monsieur le rapporteur, de manière générale, si les inspecteurs du travail bénéficient des garanties d'indépendance, notamment par les textes tels que les textes internationaux (Convention de l'OIT), cela signifie que je ne suis pas habilité à leur donner des instructions sur telle ou telle affaire individuelle en exigeant ou non de verbaliser, de constater ou non tel ou tel fait. Il résulte donc des textes que cela n'entre pas dans mes pouvoirs.

En revanche le ministre, en tant qu'autorité centrale, dont je suis le représentant, l'émanation, est parfaitement habilité à donner des orientations de portée générale. Vous preniez l'exemple du parquet tout à l'heure ou, mutatis mutandis, c'est assez comparable. Il est tout à fait normal que le ministre donne des orientations de portée générale aux inspecteurs du travail pour l'exercice de leurs attribution et leur demande d'être plus attentifs à tel ou tel phénomène, notamment en matière de durée du travail. Mais cela n'a pas été le cas pour les horaires des cadres. Je suis formel : il n'y a pas eu de consignes en cette matière.

M. Alain GOURNAC, président - Que peut-on dire de l'impact du télétravail sur la durée du travail ?

M. Jean MARIMBERT - La technique fait des miracles. Certains systèmes télématiques permettent, le cas échéant si on le souhaite, de réduire la durée de travail des gens qui travaillent en liaison avec l'entreprise en utilisant leur ordinateur mais chez eux. Il n'y a pas incompatibilité absolue entre l'application d'un régime de durée du travail et la situation de télétravailleurs. C'est plus complexe à contrôler que lorsque l'ensemble des salariés d'une entreprise est sur un même site géographique. C'est tout à fait indéniable du point de vue du contrôle de l'effectivité. Mais il y a des systèmes informatiques qui, si on s'en donne les moyens, permettent de gérer les durées de travail.

Cela étant, je ne nie pas pour autant que le télétravail nous confronte à des problèmes d'adaptation du droit du travail. Ces problèmes sont réels. Je voudrais simplement les relativiser sans pour autant les nier. Il y a quinze ou vingt ans, des rapports nous annonçaient une explosion du télétravail, déjà en 1979-1980. Or, cette explosion n'a pas eu lieu. Ne serait-ce pas une Arlésienne ?

M. Jean ARTHUIS, rapporteur - Quand même ! Le télétravail s'est développé au Maroc, en Inde. Avec le télétravail, on est allé en temps réel là où ce n'est pas cher, là où il n'y a pas de contraintes.

M. Alain GOURNAC, président - Où est le centre de réservation de Lufthansa ?

M. Jean MARIMBERT - Je vous laisse le soin de donner la réponse.

M. Alain GOURNAC, président - A Karachi !

M. Jean MARIMBERT - Quand je dis que cela n'a pas été l'explosion, je veux parler de l'ensemble des pays industrialisés. Le télétravail en Allemagne par exemple ne s'est pas formidablement développé. Par contre, qu'il ait été utilisé dans le cadre de stratégies de délocalisation est tout à fait plausible.

M. Jean ARTHUIS, rapporteur - Mais M. Marimbert quand vous faites appel au télétravail, vous ne restez pas en France ! Vous déménagez carrément les services.

Tout à l'heure, vous avez dit quelque chose d'inquiétant : vous avez parlé des salariés qui sont protégés et de ceux qui ne sont pas salariés et qui peuvent être dans une situation un peu précaire malgré tout. Dois-je entendre par votre observation que l'agriculteur qui est dans un processus d'intégration et qui doit de l'argent au Crédit Agricole, qui est donc très contraint, va devenir salarié du Crédit Agricole ? Dois-je entendre qu'il faut rendre rigide ce qui ne l'est pas encore ?

M. Jean MARIMBERT - Loin de moi l'idée de remettre en cause le régime des travailleurs indépendants ou même du travailleur agricole. Je faisais allusion à autre chose, à des situations qui se développent dans la sphère de l'entreprise traditionnelle et dans lesquelles des personnes qui, juridiquement, ne remplissent pas les critères classiques, sont placées dans des situations de dépendance économique vraiment fortes : externalisation, sous-traitance. J'indique simplement que c'est une problématique discutée depuis plusieurs années déjà. Il faut parfois s'inquiéter du report de charge. Quand on améliore les conditions de travail à certains endroits, mais au prix d'un report des contraintes dans des conditions mal ou pas réglées du tout vers des personnes, des groupes ou des petites sociétés extérieures qui, elles, sont mises en situation de ne pas pouvoir respecter les règles protectrices les plus essentielles, j'estime qu'il y a là un vrai problème. C'est ce à quoi je faisais allusion et pas à autre chose ; et certainement pas à l'idée de transposer ou d'imposer ce régime juridique aux agriculteurs indépendants.

M. Alain GOURNAC, président - Ne craignez-vous pas qu'une loi sur les 35 heures appliquée à de petites unités risque d'être extrêmement difficile à mettre en oeuvre ? Ne craignez-vous pas que l'application en l'an 2000 de la loi sur les 35 heures n'aboutisse à sauter des frontières et que l'on aille directement travailler à Karachi, comme on l'a évoqué tout à l'heure en parlant de la centrale de réservation de la compagnie Lufthansa ?

M. Jean MARIMBERT - Le projet de loi dont vous aurez à débattre prévoit le cas des petites entreprises de moins de vingt salariés.

M. Alain GOURNAC, président - Pour les petites entreprises, une adaptation de cette ampleur, ce n'est pas rien ! Je sors de mon rôle de président, mais nous sommes en train de légiférer contre la vie !

M. Jean MARIMBERT - Il y a ce premier argument que je combine avec les mesures comme la nécessité absolue du développement de l'aide au diagnostic pour les petites et moyennes entreprises. Il est évident que les PME ont des barrières particulières à franchir pour entrer dans une logique de réorganisation. C'est réel.

Tout à l'heure, je voulais introduire une note d'optimisme inspirée notamment par la loi de Robien, dont la surprise, agréable, a été de voir à quel point ces petites unités de moins de dix salariés, acceptaient d'entrer dans cette démarche.

M. Jean ARTHUIS, rapporteur - Quand vous prenez votre calculette concernant la loi de Robien, les conditions sont telles qu'économiquement vous y avez intérêt. J'ai répondu à la question que M. Percheron a posée tout à l'heure. Les gens font leurs comptes et s'aperçoivent qu'avec l'exonération accordée sur sept ans et les obligations imposées sur deux ans, c'est très tentant. Certaines entreprises, certains salariés n'ont pas compris pourquoi ils étaient écartés de ces mesures, et essayaient de rencontrer des représentants de syndicats.

J'ai découvert récemment une convention collective. Mon conseil général était à la veille de lancer des appels d'offre pour les marchés de nettoiement. Or, les conventions collectives précisent que celui qui reprend le marché s'engage à reprendre tout le personnel. Ce type d'articulation pourrait-il concerner d'autres activités ?

Mme Dinah DERYCKE - Notamment dans la restauration collective.

M. Jean MARIMBERT - Ce sont des conventions collectives. Je peux aussi vous citer le secteur de la propreté qui a une clause de ce type. La logique des partenaires sociaux a été de vouloir traiter ce qui n'est pas dans le champ de l'article 122-12 du Code du travail. En cas de transfert d'une entité sous forme de cession-reprise, il y a reprise automatique des travailleurs. Cette loi n'est applicable que dans le cadre d'un transfert. Il y a aussi certains cas où ces conditions ne s'appliquent pas, par exemple grosso modo dans le cadre de prestations de services pour lesquels il n'y a pas de matériel transmis. C'est le cas de la propreté, et tant le patronat que les syndicats sont très attachés à ces règles. Je n'ai pas l'impression que le patronat de la propreté veuille dénoncer quoi que ce soit en la matière.

M. Jean ARTHUIS, rapporteur - C'est extraordinaire. Le seul qui n'y trouve pas son compte finalement est peut-être le client car il s'aperçoit, quand il lance un appel d'offre, que cela ne sert à rien puisque celui qui va se substituer reprend tout l'effectif. Cela peut lui jouer de mauvais tours !

M. Alain GOURNAC, président - Il reprend tout le mauvais personnel. Cela m'est arrivé.

M. Jean ARTHUIS, rapporteur - En effet, je ne suis pas du tout étonné maintenant que le patronat et le syndicat des salariés aient signé cette convention avec une belle unanimité. On pourrait imaginer que cela s'applique à tous les secteurs de la vie économique.

M. Alain GOURNAC, président - Tout cela étant dit, je voudrais vous remercier, Monsieur le directeur, d'avoir répondu à des questions qui, par essence étaient quelquefois abruptes, et vous remercier d'avoir bien voulu contribuer à cette opération d'enquête du Parlement.

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