II. L'ASSEMBLÉE NATIONALE A PROCÉDÉ À UNE ANALYSE PARTISANE DE LA POSITION DU SÉNAT ET AGGRAVÉ LES DISPOSITIONS DU PROJET DE LOI INITIAL

A. UNE ANALYSE PARTISANE

L'Assemblée nationale n'a certes pas remis en cause l'intérêt du bicamérisme, comme " un moyen d'éviter la concentration des pouvoirs aux mains d'une seule institution ".

Elle a admis que, pour ne pas être le miroir de la chambre basse, les sénateurs devaient être élus sur des bases différentes de celles des députés et représenter les collectivités territoriales comme le prévoit la Constitution.

Evoquant le choix du bicamérisme fait par plusieurs nouvelles démocraties d'Europe de l'Est, M. Marc Dolez, rapporteur de la commission des Lois de l'Assemblée nationale, a constaté qu'il n'était pas possible de conclure au déclin du bicaméralisme.

Il a même admis que " notre bicaméralisme [pourrait] être qualifié de modérateur ". Plus adapté que celui de Conservateur cet adjectif mérite d'être adopté. (Voir infra.)

On ne peut que se réjouir, du fait que le dialogue - trop rare - que le débat actuel a ouvert entre les deux Assemblées du Parlement ait abouti à ce constat de convergence qui transcende bien des débats du passé.

Par contre
l'analyse de l'origine des Sénats, de celui de la République Française en particulier, qui est faite dans le rapport de l'Assemblée Nationale révèle quelques faiblesses.

A propos de la réforme en cours de la chambre des Lords au Royaume-Uni, par exemple, M. Marc Dolez a considéré que " la démarche entreprise outre-Manche [n'était] pas (...) très éloignée de celle proposée dans le présent projet de loi ", faisant ainsi un curieux parallèle entre une assemblée aristocratique ou composée de membres nommés et le Sénat dont les membres sont élus par les élus les plus proches des Français.

De même s'il est vrai que la comparaison avec les Sénats des Etats fédéraux n'est pas pertinente ( encore faut-il savoir que, disposant souvent de pouvoirs très supérieurs à ceux du Sénat français, ils sont parfois issus d'élections à fortes disparités démographiques ou sont formés de non élus, représentants des gouvernements fédérés), la permanence de la volonté des Français de voir représenté au Sénat le fait local ne s'est jamais démentie depuis la III ème République.

La commission des Lois de l'Assemblée a cependant cru percevoir, à propos de nos débats de première lecture, un " souci de se justifier de manière permanente pour conjurer une menace qui, en fait, n'existe pas ".

Les sénateurs ont simplement considéré que la détermination des principes de base de leur régime électoral devait être fondée sur leur place dans les institutions, sur laquelle il convenait donc de réfléchir sans esprit partisan.

Le rapporteur de la commission des Lois a par ailleurs porté, sur la manière dont le Sénat joue son rôle une appréciation basée principalement sur les périodes où les deux assemblées ont eu des majorités politiques différentes, comme si le Sénat n'avait de rôle constructif que lorsqu'il " suivait " l'Assemblée nationale, et encore seulement dans les cas où il s'agirait de suivre la majorité actuellement en place au Palais Bourbon !

Sans reprendre point par point les observations parfois désobligeantes pour le Sénat formulées par le rapporteur de la commission des Lois de l'Assemblée nationale, votre rapporteur tient à s'inscrire en faux contre une présentation faite de notre assemblée qui serait conservatrice et ne chercherait qu'à s'opposer aux réformes souhaitées par le pays.

Tout d'abord, la dénomination de "Sénat conservateur" ne provient pas des origines du Sénat républicain, puisque cette expression ne s'est appliquée qu'au Sénat nommé du Premier Empire.

Le Sénat de 1875 résulte certes d'une concession faite aux Monarchistes pour qu'ils acceptent la République, mais il fut l'oeuvre des modérés, des libéraux et des Républicains.

Significatif au demeurant est le fait que le Sénat de la III ème République est très rapidement apparu comme le premier et le plus ferme soutien des institutions républicaines et, disposant de pouvoirs égaux à ceux de la Chambre des députés en matière législative, a adopté les grandes lois de cette République, en particulier celles ayant trait aux libertés publiques.

Au cours de la V ème République, le Sénat a tout autant su montrer sa capacité d'ouverture, en particulier sur les problèmes de société (législation sur la filiation, le divorce, l'interruption volontaire de grossesse et les libertés publiques notamment), et parfois en avance sur l'Assemblée Nationale......

Lors des débats en commission à l'Assemblée nationale, M. Alain Tourret a rendu hommage à l'action du Président Gaston Monnerville , estimant qu'il avait " su s'opposer en son temps à une dérive autoritaire du pouvoir " et considérant que le Sénat avait joué un "rôle d'opposition constructive".

N'est-il pas paradoxal de constater qu'une telle attitude, qui a été courageuse et comportait un sens orgueilleux des responsabilités du Sénat ne mériterait ce qualificatif que lorsqu'elle convient à la majorité actuelle de l'Assemblée Nationale
?

L'argument selon lequel il n'y aurait pas d'alternance au Sénat est, d'ailleurs, contredit par les faits puisque, de 1958 à 1969, notre assemblée s'est trouvée dans l'opposition face à des gouvernements que la majorité actuelle de l'Assemblée nationale qualifie de conservateurs.

La notion d'alternance telle qu'elle est conçue aujourd'hui découle des circonstances politiques actuelles mais peut se révéler inadaptée à des évolutions imprévisibles de notre pays. Bien des événements - y compris en Europe - doivent nous inciter à relativiser le caractère absolu de nos propres raisonnements.

*

* *

Comme votre rapporteur l'avait déjà souligné et illustré en première lecture , le Sénat ne s'est pas limité à une opposition systématique à toute réforme, y compris dans la période la plus récente où sa majorité politique diffère de celle de l'Assemblée nationale.

Au demeurant, le Sénat ne dispose pas d'un pouvoir solitaire de blocage, y compris en matière constitutionnelle, puisque les compétences sont partagées de manière égale entre les assemblées, et que du coup l'Assemblée en a un parfaitement équivalent.


Certes, le Sénat s'est opposé à l'adoption définitive d'un nombre limité de projets de révision constitutionnelle, exerçant là son pouvoir égal à celui de l'Assemblée nationale, mais il a surtout utilisé son pouvoir de Constituant en proposant des innovations susceptibles de renforcer les pouvoirs des deux assemblées, par exemple lors de la révision constitutionnelle préalable à la ratification du traité de Maastricht, pour le contrôle des propositions d'actes communautaires.

Dans le domaine de la loi simple, le Sénat, qui ne dispose d'ailleurs d'aucun pouvoir de blocage puisque le dernier mot peut être donné par le Gouvernement à l'Assemblée nationale, est très loin de s'opposer systématiquement aux projets, la portée du bicamérisme inégalitaire devant donc être relativisée .

Y compris dans les périodes où les majorités politiques des deux assemblées sont différentes, les cas de désaccords persistants sont généralement limités aux textes les plus sensibles politiquement.

On est donc loin d'une opposition systématique du Sénat.

Ce point peut être illustré par le tableau ci-après, concernant l'année 1999 (non compris les 56 conventions internationales) :

- Textes adoptés en termes identiques par les deux assemblées sans recours à une commission mixte paritaire

34

- Commissions mixtes paritaires ayant abouti à un accord

8

- " Dernier mot " donné à l'Assemblée nationale

11

- Total textes adoptés définitivement

53

(hors conventions)

Donc plus de 79 % des lois adoptées par le Parlement l'an dernier (hors conventions) ont fait l'objet d'un accord entre les deux assemblées.

Ces accords ont été rendus possibles par la prise en compte par les députés, en 1999, de 44 % des amendements adoptés par le Sénat.

Ces votes identiques des deux assemblées, tant sur les textes que sur les amendements, sont-ils conservateurs au Sénat et progressistes à l'Assemblée nationale ?


On soulignera que la contribution déterminante du Sénat au travail législatif du Parlement -quelle que soit la configuration politique-, loin de se limiter à un aspect principalement formel, améliore significativement les textes en discussion, comme l'illustre l'annexe 5 du présent rapport, et contrairement à ce qu'affirme le rapporteur de l'Assemblée nationale.

L'annexe 5 cite aussi de nombreux exemples de propositions de loi d'origine sénatoriale ayant abouti à un texte de loi, et de missions d'information du Sénat ayant alimenté de manière efficace son travail législatif.

Le rôle naturel du Sénat est donc bien celui de modérateur encore que sur bien des sujets il soit apparu comme novateur qu'il s'agisse, pour ne citer que la période la plus récente, des nouvelles technologies, de la sécurité alimentaire, du bracelet électronique, de l'appel des cours d'assises ou de la prestation compensatoire en matière de divorce...

Au cours de navettes portant sur des lois ordinaires ou organiques ne concernant pas le Sénat (navettes dont on peut d'ailleurs regretter que la procédure d'urgence limite abusivement la richesse et ceci quel que soit le Gouvernement qui y recourt), le Sénat est certes parfois amené à rejeter tout ou partie d'une réforme dont il aborde l'examen sous un autre angle que l'Assemblée.

Il le fait alors sans prétendre dépasser son rôle d'alerte de l'opinion publique ou d'expression des réserves de ses mandants qui auront bien - trop - souvent la charge de leur application.

Il le fait aussi dans la pleine conscience du pouvoir qu'a l'Assemblée nationale de rejeter ses arguments , et sans blocage possible de sa part. Peut-on citer un projet législatif qui n'a pu parvenir à son terme si un Gouvernement appuyé sur sa majorité à l'Assemblée l'a vraiment voulu? Que les dispositions en particulier techniques ainsi adoptées aient pu parfois présenter des faiblesses est une autre affaire et un autre débat ...

Enfin, M. Marc Dolez, rapporteur de la commission des Lois de l'Assemblée nationale, croit pouvoir " constater qu'un décalage, voire un fossé, apparaît entre les aspirations majoritaires de nos concitoyens et (le Sénat) pris dans son ensemble ", en s'appuyant sur un sondage d'opinion concernant un projet de loi sur lequel les deux assemblées étaient en désaccord.

Votre rapporteur a, pour sa part, relevé que, selon un autre sondage réalisé l'an dernier, le Sénat était considéré par 70 % des Français comme " utile à l'élaboration des lois " et par 65 % d'entre eux comme " utile à l'équilibre des pouvoirs " 3( * ) .

Surtout, on soulignera que les deux référendums négatifs de l'histoire de la France (1946 et 1969) portaient sur des projets mettant en cause le bicamérisme lui-même.


Enfin, et c'est avec tristesse que votre Rapporteur est amené à le faire : on ne saurait passer sous silence certains propos tenus en commission des Lois de l'Assemblée nationale selon lesquels la présence de représentants des Français établis hors de France au sein du Sénat serait " une survivance historique de l'Empire Colonial Français " .

L'auteur de ces propos serait-il à ce point méprisant de la qualité de citoyens à part entière de nos compatriotes expatriés, de leur appui au rayonnement de notre langue et au génie de notre pays comme de leur rôle bénéfique à bien des égards au regard de nos intérêts dans la mondialisation de l'économie ?

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