B. L'ESPACE DE LIBERTÉ, DE SÉCURITÉ ET DE JUSTICE

M. Hubert Haenel, président - Madame le Garde des Sceaux, je vous souhaite la bienvenue parmi nous pour engager le dialogue sur un thème qui intéresse tous nos concitoyens.

La construction européenne ne peut se limiter à ses succès économiques, ni même à sa politique étrangère et de défense. Elle doit aussi être synonyme de sécurité et de liberté pour les personnes. Il ne peut en effet y avoir d'adhésion aux institutions communes si l'Europe ne se montre pas capable de définir un cadre protecteur et d'assurer ainsi le respect des droits fondamentaux : liberté, sécurité, justice.

La criminalité n'est pas à l'écart du mouvement de la mondialisation, elle a même été à son avant-garde.

Le traité d'Amsterdam a renforcé l'Europe de la justice, de nombreux domaines relevant de la coopération intergouvernementale ayant été communautarisés. Surtout, il a été décidé, lors du conseil européen de Tampere, d'accélérer l'établissement d'un espace de liberté, de sécurité et de justice. Cet objectif est devenu une priorité, conformément à l'attente de nos concitoyens. Il reste à le concrétiser.

Je souhaite donc, Madame le Garde des Sceaux, que vous nous apportiez des précisions sur les résultats que vous espérez atteindre sous la présidence française et sur les perspectives.

Mme Elisabeth Guigou, ministre de la justice, Garde des Sceaux - Je suis très heureuse de participer avec vous à cette Conférence - que j'ai connue dans l'exercice d'autres responsabilités et aussi comme parlementaire européenne - pour vous parler du principal chantier des 25 années à venir : l'espace de liberté, de sécurité et de justice.

J'ai plaisir à saluer les présidents Haenel et Barrau, qui ont montré comment les deux chambres du Parlement français savent mobiliser sur les questions européennes.

Ces réunions de la COSAC nous donnent l'occasion de faire progresser l'Europe de la démocratie. Les peuples ne sont pas suffisamment associés à la construction européenne. C'est en travaillant avec le Parlement européen et les parlements nationaux que nous pourrons les associer davantage.

Vous avez ce matin débattu avec Lionel Jospin et Pierre Moscovici sur les priorités de la présidence française. Vous aborderez la question de l'élargissement.

J'ai tenu à ce que mon ministère s'implique fortement dans ce processus en multipliant les liens avec les pays candidats à l'adhésion. Ainsi, nous avons procédé à des jumelages institutionnels notamment avec la Pologne, la Roumanie et la République tchèque. Mon ministère a une longue tradition de coopération bilatérale, mais nous sommes allés plus loin encore à l'occasion de la présidence française.

Cela fait trois années de suite que le 16 octobre est pour moi la date d'un rendez-vous important concernant l'espace de justice, de sécurité et de liberté.

Le 16 octobre 1998, à mon initiative, a eu lieu à Avignon une des premières réunions sur ce thème. M. Haenel y était. La Déclaration d'Avignon a elle-même inspiré les orientations décidées le 16 octobre 1999, par le Conseil européen de Tampere, grâce au travail remarquable de la présidence finlandaise. C'est à partir des conclusions de ce Conseil qu'ont été définies les priorités de la présidence française. Nous avons travaillé avec les présidences précédentes, comme avec celles qui suivront, dans la meilleure entente. Les conclusions de Tampere m'ont permis de donner une impulsion forte au processus, dans la ligne de la présidence portugaise, qui avait obtenu d'excellents résultats.

L'action de la présidence française comporte trois axes principaux : le rapprochement des systèmes judiciaires grâce au principe de la reconnaissance mutuelle des décisions de justice ; le renforcement de la lutte contre la criminalité organisée en particulier contre le blanchiment de l'argent sale ; enfin, le développement de la coopération et de l'entraide judiciaires, sans attendre une harmonisation des systèmes judiciaires évidemment souhaitable, mais difficile à obtenir.

Je parlerai aussi du renforcement des droits fondamentaux, même si cette avancée ne concerne pas seulement la justice. Il a été conclu à Tampere qu'un jugement devait être respecté dans toute l'Union européenne, la reconnaissance mutuelle des décisions ayant été considérée comme la " pierre angulaire " de la coopération judiciaire.

Au plan civil, d'importants progrès ont été réalisés. La France a été chargée d'élaborer un calendrier qui fixera, avant la fin de l'année, un programme de travail précis et contraignant, de manière à inscrire le principe défini à Tampere dans le droit de chaque Etat-membre .

Nous avons aussi progressé en matière matrimoniale, avec le règlement des litiges relatifs aux " couples mixtes ". Une convention négociée sous la présidence portugaise a été reprise sous la forme d'un règlement communautaire, dit de " Bruxelles II ". Il s'agit d'un texte important, puisque les couples mixtes, en cas de divorce, passeront devant un juge unique. Nous ne verrons plus ces situations absurdes dans lesquelles deux juges de deux pays différents rendaient des jugements contradictoires. Ce texte entrera en vigueur au début de l'an prochain. La décision du juge du lieu où vit le couple s'imposera, ce qui constituera un progrès considérable.

Nous avons encore travaillé à concrétiser le principe de la reconnaissance mutuelle sur un autre point sensible : le droit de visite des enfants. Pour la première fois, la décision d'un juge sera exécutoire sur le territoire d'un autre pays que le sien. Avec mon homologue allemand, j'ai étudié tout particulièrement le cas des couples franco-allemands.

Autre application du principe de la reconnaissance mutuelle, le recouvrement des créances. Beaucoup de PME, faute de filiales, peinent à recouvrer les créances qu'elles ont à l'étranger. Nous souhaitons la création d'un titre exécutoire européen, de façon qu'une décision de justice puisse faire l'objet d'une exécution forcée sur tout le territoire de l'Union sans procédure supplémentaire de validation.

Ainsi donc, sur deux sujets qui touchent au quotidien, des progrès ont été réalisés. J'ai l'espoir qu'il y en aura d'autres.

Je souhaite par ailleurs que le principe de la reconnaissance mutuelle s'applique aussi en matière pénale. Il faut réduire la durée des procédures judiciaires.

La reconnaissance mutuelle ne peut cependant être décrétée. Elle implique le développement d'une culture judiciaire commune. C'est pourquoi la France propose de constituer un réseau des écoles de la magistrature, associant d'ailleurs les pays candidats, comme la France le fait déjà dans les séminaires qu'elle organise. Le programme Phare y contribuera, tout comme les jumelages institutionnels.

Le second axe de notre action est la lutte contre la criminalité organisée. Il faut l'intensifier car elle se développe et utilise les nouveaux moyens technologiques. Aujourd'hui l'argent sale circule à la vitesse électronique et l'euro rend l'Union européenne plus attrayante. D'autre part, l'élargissement sera un défi supplémentaire. Il faut être vigilant pour lutter contre la corruption, le blanchiment d'argent, les trafics criminels. La criminalité organisée brasse aujourd'hui de telles sommes, que c'est la démocratie elle-même qui est en cause. L'Union européenne se doit de prouver que la liberté de circulation ne profite pas plus aux criminels qu'aux policiers et aux magistrats.

La présidence française concentre ses efforts sur la lutte contre le blanchiment de capitaux. Ce premier pas a été franchi avec l'accord politique des ministres des finances sur le contenu d'une nouvelle direction renforçant le dispositif communautaire en ce domaine. J'ai veillé, avec mes collègues ministres de la justice, à ce que, tout en étendant la lutte contre le blanchiment aux professions juridiques, le texte préserve le secret de la défense pour les avocats.

Un pas supplémentaire sera franchi demain à Luxembourg où se tiendra le premier conseil conjoint des ministres de la justice, des affaires intérieures et de l'économie et des finances. J'avais fait cette proposition il y a deux ans et demi sous la présidence allemande. Elle n'avait pas été retenue car un tel conseil peut être la meilleure ou la pire des choses. Il doit être très bien préparé. En l'occurrence sur un tel sujet, un conseil conjoint s'impose. Les praticiens nous disent en effet que ce qui fait défaut c'est la coordination entre ceux qui sont chargés de la prévention -institutions financières et professions juridiques- et ceux qui sont chargés de la répression, policiers et magistrats. Je me réjouis de la tenue de ce Conseil qui favorisera leur information réciproque et leur efficacité.

La présidence portugaise avait remporté un beau succès en faisant adopter une convention d'instruction pénale qui modernisait la convention du Conseil de l'Europe de 1959. J'ai souhaité la compléter par un projet de convention d'entraide pénale dans la lutte contre la criminalité financière, afin d'éliminer des obstacles auxquels se heurtent les magistrats, tels le secret fiscal et l'opacité bancaire.

Notre troisième axe d'action est le développement de la coopération judiciaire. La justice est une compétence nationale et il en sera encore longtemps ainsi. Je ne pense pas que nous aurions intérêt à centraliser au niveau européen la justice pénale et la justice civile. Certes, avoir les mêmes codes faciliterait les choses. Mais plutôt qu'une unification, je crois qu'il faut viser une harmonisation qui évite les délais et préserve des systèmes décentralisés.

Dans d'autres domaines comme la protection des intérêts financiers des Communautés et la lutte contre la fraude on a évoqué le projet d'instituer un procureur européen. Peut-être faudra-t-il l'approfondir, mais notre responsabilité immédiate est d'assurer une bonne coordination entre les Etats. C'est pourquoi j'ai souhaité la création d'un réseau juridique européen pénal, avec des magistrats servant de points de contact.

Suite à un travail approfondi entre quelques Etats et sur proposition de la France, le Conseil de Tampere a décidé la création d'une unité de coopération judiciaire, EUROJUST, pour lutter contre les faits graves de criminalité. EUROJUST devrait devenir l'équivalent judiciaire d'EUROPOL. Cet acquis me semble tellement important qu'il paraît indispensable de le faire figurer dans le Traité. Sa création est prévue fin 2001. Mais, pour ne pas perdre de temps, nous avons proposé de créer, dès la fin de cette année, une unité de coordination provisoire qui fonctionnera dès le début de l'année prochaine. Le 28 septembre dernier, j'ai obtenu l'accord politique de tous mes collègues sur cette proposition et nous attendons le résultat de la consultation du Parlement européen. Notre approche est pragmatique. L'harmonisation des dispositions fiscales qui fait l'objet de débats juridiques, prendra du temps. Sans attendre, nous voulons favoriser les contacts entre magistrats, systématiser la coopération quotidienne et limiter les dérogations.

S'inspirant de ce dispositif pénal, la Commission a déposé le 28 septembre un projet de réseau juridique européen civil pour surmonter certains blocages. Sans attendre l'harmonisation des dispositions de droit civil, il pourra faire fonction de maison de la justice civile européenne et informer les citoyens sur les procédures.

Tous ces efforts pour lutter contre la criminalité et rapprocher les procédures doivent se faire dans le respect des droits fondamentaux. Je salue le travail de la convention qui a élaboré la Charte, dont un aspect nouveau et essentiel est la protection des données personnelles. Outre un règlement qui assurera le respect par les institutions communautaires des garanties nationales en la matière, un document relatif à cette protection dans le cadre de la coopération judiciaire pénale est en cours d'élaboration. La Charte, qui définit clairement les droits des personnes résidant dans l'Union européenne, affirme au moment opportun un socle commun pour la construction européenne. Nombreux sont ceux qui souhaitent que la Charte soit contraignante. Je suis convaincu que sa qualité est la meilleure garantie de son respect. Néanmoins, la Charte pourrait être intégrée dans les traités fondamentaux plus vite qu'on ne le pense. Nous avons aussi pris toutes dispositions pour assurer une bonne répartition des compétences entre la Cour européenne de Strasbourg, qui applique la Convention européenne de droits fondamentaux, et la Cour de justice des Communautés européennes.

Les parlements doivent être mieux associés à la construction de cet espace européen de liberté, de sécurité et de justice. Ils en ont trop longtemps été écartés pour la raison qu'elle relevait de la coopération intergouvernementale. Le traité d'Amsterdam a marqué un premier progrès pour la communautarisation de la matière civile, le pouvoir d'initiative accordé à la Commission conjointement avec les Etats et de meilleures garanties sur la consultation de Parlement européen en ce qui concerne les délais. En outre, des décisions-cadres, qui se rapprochent beaucoup des directives communautaires, permettent d'associer les parlements nationaux à la définition des moyens pour atteindre les buts définis en commun. C'est avec les parlements nationaux et le Parlement européen que nous progressons dans ce domaine qui intéresse bien plus la vie quotidienne des gens que les questions économiques ou monétaires -du moins aussi longtemps que nul n'a d'euros dans son porte-monnaie !

Nous devons agir sans attendre pour mener à bien ce grand chantier.

Mme Maria Eduarda Azevedo (Portugal) - A la suite de Maastricht, on a craint que le marché unique ait pour effet de faciliter l'internationalisation du crime et du terrorisme, ainsi que la circulation de la drogue. La chute du Mur a aussi amené la population européenne à souhaiter une gestion plus commune du problème des migrations. Amsterdam a permis d'avancer vers un espace judiciaire et de sécurité commun et d'améliorer la coopération policière, notamment en intégrant Schengen au Traité. Mais il reste encore beaucoup à faire.

Les divergences n'apparaissent pas au stade du diagnostic, sur lequel l'accord est général, mais sur la manière d'aller de l'avant, pour que les citoyens européens fassent confiance aux institutions communautaires en matière de justice et de sécurité. Comme vous l'avez dit, Madame la ministre, l'harmonisation du juridique ne doit pas conduire à une unification : chaque peuple a sa culture propre et ses idées spécifiques, qui doivent être sauvegardées dans leurs différences.

M. Tanase Tavala (Roumanie) - Les citoyens roumains doivent, comme les Bulgares, disposer d'un visa pour circuler sur le territoire de l'Union européenne. Cette exigence est difficilement compatible avec notre statut de pays candidats, qui suppose une relation de partenariat et de confiance. On nous place dans la même catégorie que les pays qui n'entretiennent aucun lien particulier avec l'Union, et l'on nous refuse un statut analogue à celui des autres pays candidats. Comment expliquer cela à nos concitoyens ?

Les autorités roumaines agissent. Elles ont pris des mesures concrètes pour lutter contre l'immigration illégale et le crime organisé, renforcer les contrôles de nos frontières orientales et les sanctions contre les citoyens roumains qui commettent des infractions à l'étranger, réformer la politique des visas et améliorer le niveau de sécurité des documents de voyage. Cette action conséquente reflète la manière responsable dont la Roumanie entend honorer ses obligations de futur Etat membre. L'intérêt pour l'Union européenne de disposer d'une frontière extérieure élargie impose que la Roumanie soit rayée de la liste des pays soumis au régime obligatoire des visas à l'entrée de l'Union. La Commission européenne a fait une proposition en ce sens. J'insiste auprès des parlementaires de l'Union pour que les citoyens roumains puissent circuler sur le territoire de l'Union sans visa.

M. Tino Bedin (Italie) - Ces questions de sécurité et de justice touchent de très près les citoyens européens. Vous n'avez pas évoqué l'immigration, Madame la ministre ; il me semble pourtant que c'est un sujet actuellement très sensible. La présidence française a prévu d'organiser une réunion informelle des ministres de la justice et de l'intérieur sur les questions liées à l'immigration. La France, l'Allemagne et l'Italie ont décidé ensemble un plan d'action prévoyant le contrôle des frontières extérieures de l'Union. Qu'en pensent les autres pays européens ? Il faudra aussi traiter des problèmes connexes comme le regroupement familial ou l'accueil des réfugiés.

M. Gérard Fuchs (France) - J'entends bien qu'il n'est ni nécessaire ni souhaitable d'unifier nos systèmes judiciaires. Le système que vous proposez, celui de la reconnaissance mutuelle, est à la fois plus rapide à organiser et plus respectueux des spécificités nationales. Une unification est toutefois nécessaire dans trois domaines.

Quand l'Union crée une situation nouvelle pour laquelle n'existent pas encore de systèmes de sanctions nationaux - je pense, par exemple, à l'instauration de l'euro -, il conviendrait de définir un système européen de sanctions - contre, par exemple, le faux monnayage.

La Charte des droits fondamentaux mentionne des droits nouveaux, en matière de bioéthique, notamment. On pourrait, là aussi, en profiter pour définir les sanctions communes visant, par exemple, une violation de l'interdiction de clonage...

Ma dernière suggestion sera plus générale : chaque fois que l'Union adoptera une directive ou un règlement, ce texte devrait être assorti, non seulement d'une annexe financière ou environnementale, comme c'est parfois le cas, mais aussi d'une annexe pénale présentant les sanctions applicables dans les différents pays. Des mécanismes de convergence pourraient être définis au cas où la situation serait trop contrastée entre les pays : ce serait dans l'intérêt de nos concitoyens car, on le sait bien, les délits sont surtout nombreux là où la répression est moindre.

M. Juergen Meyer (Allemagne) - Je vous félicite, Madame la ministre, pour le compromis que vous avez obtenu à propos de la directive sur le blanchiment de l'argent sale. Il importe en effet de démontrer que, littéralement, le crime ne paie pas ! Quant aux banques et aux établissements de crédit, ils doivent comprendre que leur réputation est en jeu.

Pour ma part, je suggérerai de soumettre au même traitement que le commerce des armes et le trafic des stupéfiants, les formes graves de fraude fiscale. Aucun criminel, l'exemple d'Al Capone le prouve, ne peut prospérer sans se livrer à de telles fraudes, en général considérables, car déclarer ses revenus reviendrait pour lui à se dénoncer. Considérons donc ces fraudes fiscales graves comme un acte préalable au blanchiment d'argent sale !

Tous ceux qui ont participé à l'élaboration de la Charte des droits fondamentaux s'en félicitent et c'est à juste raison que vous avez dit que cette Charte deviendra plus vite qu'on ne le pensait un instrument juridique contraignant. La qualité de cet instrument est en effet telle que nombre de parlements nationaux se sont déjà prononcés en ce sens -y compris le Bundestag. D'autre part, cette évolution paraît conforme à l'article 6 du traité sur l'Union européenne, aux termes duquel celle-ci doit se fonder sur les principes de la démocratie et de l'Etat de droit et sur les droits de l'homme. Il n'y a donc, au total, rien d'étonnant à ce que la Cour de Luxembourg considère que cette Charte doive devenir le fondement de notre droit.

Mme Tuija Brax (Finlande) - La Finlande vient de consacrer de longues années à la réforme de son code de procédure pénale, vieux de plus de cent ans : tout changement en matière juridique exige un temps considérable ! Dans une démocratie, la loi pénale ne saurait changer tous les ans sans dommage, d'autant que la matière touche aux principes de l'Etat et à la culture de chaque pays. Je suis donc heureuse, Madame la ministre, que vous ayez souligné la nécessité de progresser en coopération et de ne pas imposer des normes identiques à tous les pays. L'harmonisation doit être prudente et respectueuse des traditions nationales.

Cela étant, la Convention a observé au cours de son travail que les principes sur lesquels nous nous fondions tous étaient assez similaires et il paraît donc possible d'avancer assez vite. Je suis par conséquent assez confiante dans nos capacités à lutter efficacement contre la criminalité organisée ou contre les délits écologiques - pourvu que nous nous montrions humbles devant la tâche et que la coopération n'exclue pas la juste reconnaissance des différentes traditions !

Mme la Garde des Sceaux - En effet, Madame Azevedo, il reste beaucoup à faire et c'est pourquoi j'ai parlé de notre prochain grand chantier : l'objectif politique n'a commencé à devenir " lisible " que grâce au Conseil de Tampere et nous venons juste de définir les instruments qui nous seront nécessaires pour avancer. Il a fallu 40 ans pour instituer le marché unique, 30 ans pour faire la monnaie unique : il faudra de même beaucoup de temps pour réaliser l'espace de liberté et de sécurité intérieure.

Comme vous, je pense qu'il faut améliorer les capacités opérationnelles d'EUROPOL, s'agissant de la lutte contre le terrorisme et contre le blanchiment, et renforcer ses liens avec le futur EUROJUST. La police doit avancer en même temps que la justice. L'enjeu est considérable, puisqu'il s'agit de protéger les droits fondamentaux.

Je conviens que, travaillant à rapprocher nos systèmes, nous devons faire la part de l'existant et des traditions ou cultures de chaque pays. Des codes pénaux et de procédure pénale uniques pour toute l'Union sont aujourd'hui hors de notre portée. Néanmoins, comme l'a relevé Mme Brax, nous pouvons nous appuyer sur des principes communs et sur la grande proximité de nos droits respectifs. M. Fuchs a donc raison de souhaiter l'établissement de règles communes à chaque fois que sont instaurés des droits nouveaux : domaine monétaire et financier, environnement, sécurité alimentaire, bioéthique, nouvelles technologies... Nous n'avons pas encore suffisamment emprunté cette voie et je souhaiterais donc qu'on développe la capacité d'initiative de la Commission dans ce domaine. Je tiens à ce propos à saluer le travail réalisé par M. Vitorino.

J'ai bien noté votre appel en faveur de l'élimination des visas imposés à vos compatriotes, M. Tavala. La France attache un grand prix à ce que la Roumanie puisse adhérer à l'Union européenne et elle ne ménage pas ses efforts en ce sens, appuyant les projets de jumelage institutionnel par exemple.

La question de l'immigration relève plus particulièrement de mon collègue de l'Intérieur mais, comme nous participons au même Conseil, nous devons nous concerter et je puis donc faire état d'une position commune. Le problème ici tient avant tout à la difficulté de surveiller effectivement les frontières extérieures lorsqu'une bonne part des contrôles sont effectués à l'intérieur des Etats membres. Nous devons donc travailler à ce que les systèmes juridiques, judiciaires, policiers et administratifs soient les plus efficaces possible, y compris dans les Etats qui n'ont pas encore adhéré. Pour combattre le crime organisé et l'immigration clandestine, il ne suffit pas d'avoir une législation correcte, il faut aussi avoir des systèmes de contrôle satisfaisants. Or, nous sommes encore loin du compte et c'est pourquoi la présidence française a élaboré un projet de décision-cadre sur ce point.

Je crois vous avoir répondu, M. Fuchs. Nous pourrions, c'est vrai, nous fixer pour objectif d'élaborer un droit commun dans les nouveaux domaines. Mais cela ne signifierait pas que nous nous engagerions, ce faisant, dans la définition d'une justice européenne uniforme. Rien n'empêcherait que des systèmes judiciaires décentralisés soient maintenus. Mieux vaudrait, à dire vrai, qu'il en soit ainsi, car les décisions de justice sont d'autant mieux acceptées qu'elles sont rendues près des citoyens.

Je pense, comme M. Meyer, que l'Union doit disposer d'un outil efficace de lutte contre les fraudes fiscales graves. L'organisme de lutte contre la fraude (OLAF) doit donc progresser encore, et il est important qu'une coopération parfaite s'instaure avec EUROJUST, notamment dans la lutte contre la criminalité financière organisée. On ne saurait en effet concevoir une quelconque rivalité entre institutions spécialisées.

Je me félicite que M. Meyer partage ma conviction, en ce qui concerne la Charte des droits fondamentaux : la qualité de ce texte est telle qu'il s'imposera.

M.  Giorgios Dimitrakopoulos (Parlement européen) - J'ai entendu avec intérêt Mme la ministre souligner la nécessité de faire progresser l'espace communautaire de liberté, de sécurité et de justice. A cet égard, que pouvons-nous attendre de la révision de l'article 67 du Traité, c'est-à-dire du passage au vote à la majorité qualifiée ? Mme Guigou, en sa qualité de parlementaire européenne, avait, à l'époque, contribué à ce que soit prévue, dans le traité d'Amsterdam, une période transitoire de cinq ans. Où en sommes-nous à ce sujet ? Les gouvernements des Etats membres entendent-ils proroger cette période transitoire et, si tel est le cas, quelle est la justification de cette extension ?

M. Gerrit-Jan Van Oven (Pays-Bas) - EUROPOL, établie à La Haye depuis 1994, s'est beaucoup renforcée depuis sa création, et les Etats membres ont très souvent fait appel à cette organisation, qui répond donc à un besoin patent. Cependant, combien de temps faudra-t-il avant que s'exerce sur elle un contrôle judiciaire communautaire, et par quelles voies ?

Mme la Garde des Sceaux - Je suis, depuis très longtemps, favorable à l'extension de la majorité qualifiée, sans laquelle aucune décision importante ne se prend - ou, si elle est prise, c'est très difficilement, et donc très lentement. Nos peuples n'accepteront plus que des années soient nécessaires avant que des accords soient trouvés sur des questions qui les touchent de très près.

S'agissant des litiges civils et commerciaux, je suis favorable au raccourcissement de la période transitoire. Un tel raccourcissement serait plus difficile à envisager en matière pénale, car les systèmes judiciaires nationaux ne se sont que très peu rapprochés. Cependant, la distinction faite à ce sujet dans le traité d'Amsterdam me semble artificielle : nous n'avons pas besoin de droit communautaire pour tout ce qui relève du droit civil, par exemple ; des solutions peuvent être trouvées, en utilisant les conventions existantes, en matière de divorce sans qu'il y ait eu harmonisation. Il faudrait, en revanche, progresser plus rapidement dans l'harmonisation des législations pénales si nous voulons combattre avec plus d'efficacité la criminalité organisée.

Quant au contrôle des compétences d'EUROPOL, il sera exercé par EUROJUST. Encore EUROPOL doit-il se développer conformément aux dispositions du Traité, ce qui n'est pas encore le cas aujourd'hui. EUROPOL doit être renforcé et, en attendant l'installation et le rodage d'EUROJUST, le contrôle de ses activités, sera exercé, comme maintenant, par les autorités judiciaires nationales, sans rivalité avec l'OLAF.

Un long chemin reste à parcourir, mais le sommet de Tampere a marqué une étape décisive. Je remercie la Finlande des remarquables résultats obtenus sous sa présidence et je saisis l'occasion pour souligner l'atout que constitue la coopération entre les présidences successives de l'Union. Elle permet que, des objectifs politiques simples et clairs ayant été définis, et des priorités hiérarchisées, les outils adéquats soient créés qui, après des tâtonnements initiaux bien naturels, démontreront leur utilité. Cette évolution a été particulièrement bienvenue au sein du Conseil des ministres de la justice : les discussions ne sont plus confisquées par les experts et l'on ne peut douter que, les questions politiques ayant été tranchées, des solutions seront trouvées. Avec votre aide, nous progresserons, j'en suis certaine.

M. Hubert Haenel, président - Mme la Garde des Sceaux, soumise à des impératifs catégoriques, ne peut assister à la suite de nos travaux. Je n'en donnerai pas moins la parole à tous les orateurs inscrits dans la discussion.

M. Lucas Apostolidis (Grèce) - M. le Premier ministre nous a fait l'honneur, ce matin, de nous communiquer en personne ses grandes idées, voire ses rêves, pour une Europe unie. Mais nous sommes confrontés à des réalités institutionnelles. J'attendais de la présidence française qu'elle s'engage sur les sujets sociaux, comme le chômage. Il est vrai qu'on a beaucoup discuté des 35 heures, depuis Amsterdam. Je dois aussi rappeler pour mémoire le programme pour l'emploi.

La Charte des droits fondamentaux est assurément un document très important, mais elle doit inclure les droits sociaux pour donner de la chair à la construction européenne.

J'en viens aux sujet qui sont du ressort de Mme la ministre de la justice. Peut-être la présidence pourra-t-elle me répondre. Où en sont les discussions sur le fonds pour les réfugiés ? Sont-elles toujours à l'ordre du jour ? Le document de travail sur le droit d'asile aboutira-t-il à un contenu concret ?

Quant aux progrès du droit judiciaire européen, il serait utile que les commissions des affaires européennes des parlements nationaux reçoivent en temps utile, par exemple sur Internet, les documents de travail sur EUROJUST et EUROPOL et qu'on ne se contente pas de les informer après coup.

Une autre question me préoccupe : pourra-t-on établir des règles communes qui s'appliquent aux affaires politiques et économiques et non aux seules affaires économiques ?

Il est utile de voir la lutte contre la criminalité érigée au rang de priorité de l'Union européenne. Où en sont les quinze ministres de la justice dans l'élaboration de règles communes qui montreraient une ligne directrice, propre à rapprocher la politique des citoyens ?

Il y a en France un ministère de la solidarité. Puisse ce thème devenir un véritable sujet de discussion politique en Europe !

M. Laurent Mosar (Luxembourg) - J'avais quatre questions à poser à Mme la ministre de la justice...

M. Hubert Haenel, président - Ses collaborateurs peuvent en prendre note...

M. Laurent Mosar (Luxembourg) - ...mais elle n'est pas là pour y répondre. Je renonce donc à la parole.

M. Philippe Mahoux (Belgique) - Je remercie Mme la ministre de son intervention.

Je me réjouis des tentatives d'harmonisation du droit civil, en particulier du droit de la famille - je pense aux enfants de couples mixtes. En ce domaine, il est souhaitable de fixer des règles communes, non seulement au sein de l'Union européenne, mais aussi avec les pays tiers. Je mesure les difficultés de l'harmonisation du droit pénal, qui touche parfois des problèmes culturels. Ainsi, pour les mutilations sexuelles des progrès restent à accomplir au niveau européen. Certains Etats ont pris des mesures pour poursuivre quel que soit le lieu où le délit a été commis.

Sur la protection de la vie privée et des droits individuels, nous n'avons pas obtenu tous les apaisements souhaitables. Un contrôle au niveau européen est nécessaire en ce qui concerne les investigations policières.

Quant à l'immigration -qui relève aussi des ministres de l'intérieur- nous insistons sur le contrôle du trafic d'êtres humains, qu'il ait pour objet l'exploitation sexuelle, le travail au noir, ou l'immigration illégale.

Le commissaire européen chargé de ces problèmes nous a informés que 3 000 cadavres étaient découverts chaque année sur les côtes d'un pays membre. C'est dire le chemin qui reste à parcourir en ce domaine.

Lord Wallace of Saltaire (Royaume-Uni) - La commission des affaires européennes de la Chambre des Lords publiera dans deux semaines un rapport sur le contrôle aux frontières qui sera, je l'espère, utile notamment pour les pays candidats. Comment surveiller efficacement les frontières de l'Union européenne, dans le respect du droit et de la coopération entre les Etats ? Cette question soulève des problèmes importants, en particulier aux confins méridionaux et orientaux de l'Europe.

L'Autriche et l'Allemagne risquent de demander des contrôles plus stricts que ceux en vigueur aux frontières extérieures de l'Union. Nous savons que des immigrants illégaux entrent au Royaume-Uni et dans l'Union européenne, en particulier par les frontières de l'Est. Les contrôles actuels ne sont pas suffisants.

L'efficacité exige une coopération avec les Etats situés de l'autre côté de la frontière : Pologne, Hongrie, Slovaquie et à l'avenir, Ukraine et Russie. Qui paiera ? Quelles en seront les conséquences, après l'élargissement, sur le budget de l'Union européenne ? Je tiens aussi à soulever la question des visas communs et à entrées multiples qui sont très utiles pour maintenir des relations économiques ouvertes avec les pays candidats. Ces relations ne doivent pas être entravées par les contrôles aux frontières.

M. Ignasi Guardans (Espagne) - Je voulais interroger Mme la ministre sur le contrôle parlementaire du troisième pilier. On a beaucoup débattu d'EUROPOL et du système de Schengen, au Parlement espagnol. Les contrôles des parlements nationaux ne peuvent pas fonctionner, non plus que le contrôle du Parlement européen, puisqu'il s'agit de mécanismes intergouvernementaux.

Les questions de visas et de police touchent directement aux droits fondamentaux. Il ne peut y avoir de contrôle parlementaire en ces matières. Quant aux propositions avancées par la présidence française pour lutter contre la criminalité organisée et le blanchiment de l'argent, nous pensons en Espagne que l'obligation faite à l'avocat de faire part de ses soupçons à l'encontre de ses clients pose problème : cette obligation est acceptable du point de vue politique, mais contestée par les avocats. Nous devons affronter en Espagne un véritable mouvement de désobéissance civile de leur part.

M. Pierre Fauchon (France) - Je reste sur ma faim après avoir entendu les explications de Mme la ministre. Nous restons, en réalité, dans ces interminables procédures intergouvernementales et interadministratives.

La décision sur EUROJUST a été prise il y a plus d'un an, rien n'a encore été fait. Nous sommes dans une situation de paralysie, alors que la criminalité organisée, elle, a fait l'Europe depuis longtemps.

Il faut changer de méthode. C'est trop facile de dire qu'on va rapprocher les systèmes judiciaires parce qu'il serait trop difficile de les unifier. A voir ! En France, un professeur de droit réputé, Mme Delmas-Marty, a montré dans un rapport qu'il ne serait pas tellement difficile, pour lutter contre la criminalité transfrontière, de définir un corpus juris commun et d'unifier les procédures en instituant un procureur européen qui aurait des correspondants dans les systèmes nationaux. C'est une proposition intéressante.

Il ne faut pas s'en remettre, pour une telle réforme, aux processus intergouvernementaux et interadministratifs, dont nous voyons bien les limites. J'avais proposé il y a deux ans de réunir une convention semblable à celle qui vient, contre toute attente, d'élaborer la Charte des droits fondamentaux. Pourquoi ne pas réunir une telle convention pour instituer le procureur européen et lutter contre le blanchiment ? Si on veut vraiment combattre la criminalité, il faudrait essayer. Essayons !

Mme Nicole Catala (France) - On a évoqué l'existence de dispositions permettant d'articuler la Convention européenne des droits de l'homme avec la nouvelle Charte des droits fondamentaux. Quelles sont-elles et comment répartissent-elles les compétences entre la Cour de Strasbourg et celle de Luxembourg ? J'ai déjà exprimé ma crainte d'un télescopage des textes et des compétences juridictionnelles.

Si Mme Guigou était encore ici, je lui demanderais s'il y a, dans les tiroirs des institutions communautaires, des projets de textes qui pourraient être adoptés -avant la fin du délai de cinq ans fixé par le traité d'Amsterdam- sur l'entrée et le séjour des étrangers ressortissant d'un Etat tiers. Allons-nous vers la définition de règles uniformes ?

Enfin, puisqu'elle a elle-même formulé des regrets sur l'étendue de la communautarisation des affaires de justice et d'affaires intérieures, j'aurais voulu lui demander si, selon elle, il serait possible un jour de revenir sur ce point. En effet, l'adoption du traité d'Amsterdam nous a mis dans une situation absurde : il nous faut utiliser les instruments juridiques du premier pilier pour définir la matière faisant l'objet d'une sanction pénale, et ceux du troisième pilier pour appliquer la sanction. Le traité d'Amsterdam a compliqué une situation qui n'en avait pas besoin.

M. Hubert Haenel, président - Nous sommes ici une dizaine à avoir participé à l'élaboration de la Charte des droits fondamentaux. Son articulation avec la Convention européenne des droits de l'homme a été un souci constant. M. Badinter, comme vous, a soulevé ce problème pour s'opposer à la Charte. C'est l'arbre qui cache la forêt. La Convention européenne a cinquante ans : des droits nouveaux devaient être reconnus. Nous avons travaillé en présence d'observateurs du Conseil de l'Europe et de représentants des deux cours, qui ont approuvé la rédaction de l'article 52-3 de la Charte, selon lequel " Dans la mesure où la présente Charte contient des droits correspondant à des droits garanties par la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, leur sens et leur portée sont les mêmes que ceux que leur confère ladite Convention ".

Je me permets également de vous renvoyer au commentaire de cet article, qui figure dans le texte établi par le Presidium de la Convention.

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