B. EN REVANCHE LES PRÉJUDICES INDIRECTS NE SONT PAS OU MAL COMPENSÉS

Au cours de ses auditions et de ses déplacements en Seine-et-Marne, dans la Mayenne et dans l'Orne, votre mission d'information a pu mesurer l'importance du préjudice occasionné par les mesures de lutte contre l'épizootie aphteuse, à commencer par les embargos. Pour autant, les éléments qu'elle a recueillis, ne sauraient lui permettre de dresser un bilan consolidé des pertes consécutives à cette épizootie. Son propos est donc de procéder de façon analytique afin d'évoquer les dommages occasionnés à la quasi-totalité des acteurs économiques des départements touchés par les foyers, ainsi qu'aux secteurs intéressés par les échanges d'animaux ou de produits animaux sensibles à la fièvre aphteuse. Il appartiendra à l'exécutif d'évaluer, in fine, l'ampleur exacte de préjudices qui semblent importants, au vu des estimations communiquées tant en ce qui concerne le secteur agricole et la filière de la viande, que s'agissant des secteurs des produits laitiers, ou du tourisme.

1. Le secteur agricole

Du fait de l'interdiction du transport des animaux vivants, les agriculteurs dont les productions animales étaient prêtes à être commercialisées ont subi une perte sèche qui, si elle est indirecte et difficilement chiffrable au niveau macroéconomique, n'en est pas moins certaine et importante pour chaque exploitant concerné. Qu'on en juge plutôt : au cours de ses auditions, votre mission d'information a entendu plusieurs producteurs de bovins dont les animaux étaient prêts à être vendus dans la catégorie des jeunes bovins (JB) peu avant que n'éclate la crise. Compte tenu de l'interdiction de transporter les animaux, ces producteurs subissent un double préjudice puisqu'ils ont dû continuer à alimenter ce cheptel et que ces animaux ayant dépassé 24 mois, ils ne sont plus considérés comme des « jeunes bovins », ce qui entraîne une perte de deux à trois francs par kilo, sachant que le cours moyen des broutards français de 18 mois s'établissait à 14,2 francs avant la crise. L'embargo décrété par l'Italie sur toutes les importations d'animaux vivants a eu une incidence catastrophique sur la situation de l'élevage dans de nombreux départements du Massif Central, car 1,3 million de « broutards » français sont exportés chaque année vers ce pays.

Des conséquences analogues sont signalées dans le secteur de l'élevage porcin , qui subit, selon les estimations de la Fédération nationale porcine, des surcoûts dûs :

- à la multiplication des trajets destinés à transporter les animaux pour environ neuf millions de francs ;

- aux pertes subies par le secteur génétique porcin à hauteur de 21 millions de francs au plan national (à cause de perte de prime génétique, et de marge de commercialisation ; de surcoûts alimentaires, de surcoûts de transports et de pertes à l'export).

Les exploitations porcines situées en Mayenne, qui produisent des porcelets destinés à être envoyés en Bretagne pour l'engraissement ou des cochettes destinées à la reproduction ont aussi été touchées de plein fouet par l'interdiction des mouvements d'animaux.

2. Le secteur de la viande

La crise aphteuse a entraîné une paralysie des activités du secteur du commerce de bétail , tant en ce qui concerne l'activité des commerçants eux-mêmes , que s'agissant des marchés de bétail vif ou du commerce de viandes en gros .

L'interdiction du transit des animaux sensibles à la fièvre aphteuse par les centres de rassemblement agréés, la prohibition de la collecte des animaux de boucherie et de l'échange des animaux d'élevage et d'engraissement, l'obligation d'effectuer des transports directs sans rupture de charge et, pour les échanges intracommunautaires, la nécessité d'obtenir l'autorisation préalable des autorités sanitaires du pays destinataire ont, aux dires des représentants des commerçants en bestiaux, entraîné une paralysie totale de leurs activités. Selon la même source, le volume d'affaires des entreprises spécialisées dans le commerce national a, en moyenne, au cours des six derniers mois, baissé de 35 à 40 % . On notera d'ailleurs que ces pertes ont touché l'ensemble des départements français : dans l'Aveyron -qui n'a pas subi de cas de fièvre aphteuse ou d'abattage préventif et a été soumis aux mesures d'embargo nationales- le chiffre d'affaires des entreprises de commerce de bétail a diminué de 36 % par rapport à l'an 2000, passant pour la période novembre-mars de 452 à 290 millions de francs.

En ce qui concerne l'activité des marchés aux bestiaux , on notera que ceux-ci ont été totalement fermés entre le 5 mars et le 17 avril . A compter du 17 avril, seuls les animaux destinés à l'abattoir y ont transité tandis qu'à partir du 19 avril, des assouplissements ont été obtenus pour les bêtes d'engraissement et d'élevage, sous réserve de certaines contraintes telles que la limitation du nombre de destinations pour l'ensemble du rassemblement. Le marché des bovins n'a repris une activité normale qu'à compter du 10 mai, tandis que le marché des ovins a été, plus longtemps limité par des contraintes sanitaires telles que l'interdiction du retour en élevage ou des limitations au rassemblement des animaux.

En ce qui concerne les gestionnaires privés ou publics de marchés aux bestiaux , la Fédération française des marchés de bétail vif estime qu'entre novembre 2000 et avril 2001, le total des pertes dues à la baisse du volume des droits d'entrées serait de 12,79 millions de francs, tandis que les charges fixes auraient représenté 0,65 million de francs pour la même période.

Pour l'industrie et le commerce en gros de viandes , le total du préjudice causé en France par la crise aphteuse serait d'environ 13 millions de francs (hors départements de la Mayenne, de l'Orne, de la Seine et Marne, de Seine-Saint-Denis et du Val-d'Oise). Il pourrait s'élever à 15 millions de francs , si l'on prend en compte les préjudices occasionnés aux entreprises qui n'appartiennent pas à la Fédération nationale de l'industrie et des commerces en gros de viandes. Ces sommes résulteraient :

- pour 2,5 millions de francs, de la destruction, du déclassement ou de mesures conservatoires (désossage et congélation destinés à éviter la destruction) relatives à des marchandises d'origine française ;

- pour 6,3 millions de francs 56 ( * ) , de marchandises originaires du Royaume-Uni qui ont été détruites, renvoyées outre-Manche ou transformées, moyennant une dévalorisation ;

- pour trois millions de francs, de marchandises en provenance des Pays-Bas qui ont subi le même sort que les produits britanniques ;

- pour 1,5 million de francs résultant de la destruction de marchandises provenant d'Irlande ou d'ovins vivant indemnisés en fonction du barème fixé par la DGAl.

On notera, en outre, que les marchandises ont été détruites et incinérées aux frais des entreprises.

Dans les départements touchés ou menacés par un foyer de fièvre aphteuse, le secteur de la viande a subi d'importants préjudices. Dans l'Orne, à la fin mars, les risques de pertes financières étaient estimés à 75 millions de francs . En Mayenne, l'entreprise SOCOPA EVRON qui emploie 820 personnes et abat 1,6 millions de porcs par an, lesquels sont exportés dans le monde entier, évaluait ses pertes à plus de 48 millions de francs fin avril 2001 -dont 29 millions dus à des retours de stock exportés au Japon et en Corée- et à une perte d'exploitation estimée à 7,5 millions de francs. Pour une autre entreprise du secteur de la viande du même département, les retours de marchandise et la destruction de certaines d'entre elles occasionnaient un préjudice estimé à 3,2 millions de francs .

Aux craintes du secteur de la viande se joignent celles du secteur des produits laitiers.

3. Le secteur du lait et des produits laitiers

a) Un problème grave pour l'ensemble du secteur laitier des départements concernés par la crise

Le secteur du lait et des produits laitiers a, quant à lui, subi de plein fouet la crise aphteuse, du fait des restrictions au transport laitier et des mesures préconisées pour traiter le lait afin de le débarrasser du virus aphteux.

L'obligation de procéder à une double pasteurisation a, au demeurant, posé des problèmes techniques à toute la filière. Il était, par exemple, nécessaire de disposer de deux citernes différentes pour collecter 100.000 litres de lait par jour, l'une pour acheminer ce liquide, et l'autre pour pouvoir lui faire franchir les frontières du département sous embargo.

Afin de prévenir la diffusion du virus aphteux, et en vertu de la décision 2001/2008 de l'Union européenne, les autorités françaises ont ordonné un renforcement des mesures sanitaires de désinfection des citernes destinées à la collecte de lait, outre la double pasteurisation. Ces mesures ont contribué à allonger le temps de collecte et astreint à réorganiser les tournées de collecte laitière. On retiendra, à titre d'exemple, qu'en Mayenne, la fromagerie Bel estime son préjudice à 1,46 million de francs.

Question très grave pour les producteurs et les utilisateurs de lait pasteurisé, la crise aphteuse est devenue une question vitale pour les producteurs de fromages fermiers et de fromages au lait cru.

b) Une question vitale pour les producteurs de fromage au lait cru

Les produits au lait cru ont pâti des mesures de lutte contre la fièvre aphteuse

Les mesures de consignation et d'interdiction d'expédier des fromages au lait cru ont eu de graves conséquences en Mayenne et dans l'Orne où les pouvoirs publics ont ordonné la destruction des fromages produits depuis le 16 février soit, à titre d'exemple, 385.000 camemberts au lait cru de la Société Gillot qui produit 10 % du camembert appellation d'origine (AOC).

En Seine-et-Marne , la crise est survenue peu avant Pâques (entre le 25 mars et le 13 avril) ; elle a entraîné une baisse des achats, notamment à l'export, et un embargo sur les produits. Ce problème est d'autant plus grave que les fromageries qui utilisent du lait cru comme matière première dans des zones où le coût de production du lait est, proportionnellement, plus élevé qu'ailleurs contribuent à valoriser cette matière première à un prix plus avantageux -et donc plus rentable- que celui obtenu si le produit fini était pasteurisé. Dès lors, la crise survenue dans le secteur du fromage au lait cru menace l'équilibre de toute l'économie de l'élevage de ce département.

Un problème analogue se pose dans l'Orne , où les fromageries Gillot de Saint Hilaire de Briouze, Riches Monts d'Alençon où la laiterie Fléchaud de la Chapelle d'Andaine, au coeur de la zone soumise à surveillance réalisent de 20 à 50 % de leur activité grâce à des produits au lait cru.

Dans tous les départements concernés par les embargos, les producteurs fermiers de lait de vache ou de chèvres et de fromages ont également été gravement atteints car l'interdiction de vente hors des limites de leur département (le débouché naturel de leur production est souvent la région parisienne) aboutissait à leur interdire toute activité. On retiendra, à titre d'exemple, que selon le Comité agro-alimentaire de l'Orne, 28 transformateurs de lait à la ferme ont subi en trois semaines un préjudice direct total de 857.000 francs, soit plus de 30.000 francs par exploitation, préjudice considérable pour des exploitations de taille moyenne. En Seine-et-Marne, comme votre mission l'a constaté en visitant l'entreprise Pré-forêt, les producteurs de fromage de Brie fermier ont subi une crise analogue, alors même que leurs troupeaux étaient sains ! 57 ( * )

Il va sans dire que l'ensemble de ces mesures pénalisent l'image des produits qui en sont victimes et contraindront les producteurs à entamer une vigoureuse action de reconquête des marchés qu'ils ont perdu de ce fait. Il conviendrait que la puissance publique les aide à cette fin, d'autant plus que le risque de transmission du virus aphteux dans certains fromages au lait cru est scientifiquement contesté , ce qui signifie que quelques mesures préventives auraient pu être évitées.

Des mesures inutiles ?

Selon plusieurs témoignages concordants reposant sur des travaux scientifiques, les mesures prises au sujet des produits au lait cru procèderaient d'une application trop rigoureuse du principe de précaution.

Les articles 211-24 et 211-25 du code zoosanitaire international prévoient que les produits laitiers (lait, crème, poudre de lait, et autre produits élaborés à partir de lait) qui proviennent d'une zone infectée par la fièvre aphteuse doivent, pour être exportés, avoir été traités par un procédé qui assure la destruction du virus de la fièvre aphteuse. Ce procédé consiste, en vertu de l'article 3625 de l'annexe au même code en :

- un traitement à très haute température (plus de 132° C pendant au moins une seconde) ;

- une pasteurisation haute (72° C pendant 15 secondes au moins) si le lait a un pH inférieur à 7 ;

- une pasteurisation haute appliquée deux fois si le lait a un pH supérieur ou égal à 7.

Au cours de la dernière crise, les traitements du lait et des produits laitiers officiellement considérés comme assainissants au regard du virus aphteux ont été rappelés par les articles 4 (lait destiné ou non à la consommation humaine) et 5 (produits laitiers) de la décision 2001/208/CE.

Il apparaît cependant que, selon une étude 58 ( * ) , l'inactivation totale des virus susceptibles d'être présents dans un fromage fabriqué au lait cru est possible, dès lors que celui-ci reste plusieurs jours à un pH inférieur à 6. En outre, d'après le Professeur J.-L. Maubois, directeur de recherche au laboratoire de Recherches de technologie laitière de l'INRA-Rennes, il est possible « d'affirmer avec une très grande certitude que le virus de la fièvre aphteuse ne survit pas à un Ph de 4,6 pendant une semaine, quelle que soit la contamination initiale. Ces conditions de Ph et de durée sont celles existantes dans des fromages camembert au cours de leur affinage . » 59 ( * )

Dès lors, il est loisible de se demander si la destruction de tous les fromages au lait cru concernés était bien indispensable, ou si elle relevait d'une interprétation un peu trop extensive du principe de précaution.

Votre mission d'information estime que, si la technologie de fabrication de certains fromages à pâte molle (comme le camembert ou le brie) au lait cru assure le maintien à un pH bien inférieur à 6, il est indispensable qu'à l'instar de ce qui est pratiqué pour les viandes importées, on permette leur exportation, sous réserve de contrôles appropriés.

Il convient cependant de s'assurer que le procédé de fabrication des fromages au lait cru détruit bien le virus aphteux. Le sort des fromages au lait cru à pâte pressée (fromage de brebis par exemple) qui ne subissent pas un processus d'acidification ne serait, au demeurant, pas réglé pour l'avenir.

4. Une incidence indéniable sur le tourisme

En France comme en Grande-Bretagne, où les chemins de randonnées ont été fermés au public pour cause de fièvre aphteuse, où les rencontres sportives ont été interdites et où la maladie fait fuir les touristes 60 ( * ) , l'économie touristique est fortement touchée autour des foyers où la maladie s'est déclarée. Dresser la liste des activités touristiques et de loisir mises à mal en Seine-et-Marne où la mission s'est rendue à l'invitation du sénateur Jaques Larché, en Mayenne et dans l'Orne relèverait de la gageure, compte tenu du très bref délai au cours duquel votre mission d'information a mené ses investigations. C'est pourquoi, son rapporteur évoquera ici quelques exemples les plus caractéristiques de la variété des préjudices subis en la matière.

En Seine-et-Marne, il existe plus de vingt centres équestres . Or ceux-ci, qui avaient déjà été touchés par la tempête de décembre 1999 n'ont pas pu avoir une activité normale pendant plus d'un mois du fait de l'interdiction des mouvements d'animaux vivants : on sait, en effet, que le cheval est résistant à la maladie, mais peut en transporter le virus. Au cours du mois en question, les centres équestres n'ont, au grand dam de leur clientèle, participé à aucun concours, aucune compétition ou sortie. La mise à l'herbe des chevaux a été retardée, ce qui a grevé les dépenses d'entretien qui leur sont consacrées (l'entretien et la nourriture mensuels d'un cheval sont estimés à environ 1.000 francs et chaque centre équestre en possède une quinzaine en moyenne). Il s'ensuit un manque à gagner et des pertes d'exploitation dont le total est estimé pour ce département à plus de 415.000 francs.

Dans l'Orne et en Mayenne, il a été signalé à votre mission d'information que le caractère impressionnant des images des - trois seuls - bûchers qui y ont été allumés a pourtant vivement troublé les touristes dont le nombre s'est restreint, au moment où la saison commençait. En outre, la pose d'équipements prophylatiques nécessaires à la prévention de la diffusion du virus par les véhicules, tels que des rotoluves sur les différentes voies d'accès au département, lesquelles étaient surveillées par la gendarmerie, voire même à proximité des thermes de Bagnoles-de-l'Orne, a également eu une incidence sur le tourisme.

Votre mission d'information souhaite que soit pris en compte le préjudice occasionné au tourisme et à l'image des départements soumis à embargo -lesquels ont fortement investi dans le tourisme vert- et que la solidarité nationale s'exprime en leur faveur, autrement que par des mots.

Tous les préjudices doivent être compensés, à commencer par ceux qui résultent de la destruction totale de certains produits.

5. Des questions communes à tous les secteurs

Il s'avère que la crise aphteuse pose des problèmes en ce qui concerne le versement des cotisations sociales et le paiement des impôts.

Votre mission d'information estime nécessaire de prévoir que les versements à la Mutualité sociale agricole soient étalés dans le temps. Quant aux sommes perçues au titre du remboursement des pertes occasionnées par les abattages, il ne saurait être question de les soumettre à l'impôt sur le revenu , même de façon différée.

La question de la compensation du manque à gagner dû au chômage partiel qu'ont subi certains salariés mérite également d'être résolue.

* 56 Sur ce total, environ deux millions de francs avaient été pris en charge par l'Etat au titre de l'arrêté ministériel du 7 mars 2001.

* 57 Cf. « Menaces sur le Brie » dans le Parisien, et « Les Bries Seine-et-Marnais en danger » dans La République de Seine-et-Marne, 9 avril 2001.

* 58 Cf. H. L. Bachrach et al. « Inactivation of Foot and Mouth Disease virus by Ph and Temperature changes and by Formalde hyde » dans Proceeding of the Society for experimental biology and medicine, 1967, volume 95, pages 147-152.

* 59 Communication à votre mission d'information du 29 mai 2001.

* 60 Selon Goldman Sachs, cité par « La lettre de l'expansion », la fuite des touristes aurait occasionné une baisse de la croissance au Royaume Uni de 0,3 points de PIB.

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