39. Audition de M. Michel Barnier, commissaire européen (12 juillet 2001)

M. Marcel Deneux, Président - Nous recevons M. Michel Barnier, commissaire européen, et nous sommes heureux de vous accueillir pour la deuxième fois en quinze jours. C'est à la fois une marque très symbolique de la solidarité européenne pour ces populations de la Somme qui sont dans le malheur et la reconnaissance de ce que nous connaissons du commissaire européen qui vient sur le terrain pour répondre à nos questions.

Les ministres étant dispensés de la prestation de serment, les commissaires européens, ayant rang de ministre, le sont également.

Monsieur le Commissaire, nous aimerions entendre votre point de vue avant de vous poser quelques questions.

M. Michel Barnier - Je suis prêt à faire un exposé introductif sur la problématique des risques naturels, sujet sur lequel je me suis toujours personnellement engagé. Il y a quelques années, j'ai d'ailleurs commis sur ce sujet un atlas des risques majeurs dans le monde, publié chez Plon. A l'époque, j'animais une équipe de géographes à partir d'une cinquantaine de cartes parfois plus éloquentes que les discours ou les rapports.

Vous m'avez invité à m'exprimer au titre de ma mission de commissaire européen, mais je vous donnerai également mon sentiment en tant qu'ancien ministre de l'Environnement, ayant fait de ce sujet l'axe principal de mon action gouvernementale à l'époque.

S'agissant de l'action de l'Union européenne, nous intervenons dans le cadre du traité, et donc des compétences reconnues à la Commission européenne et des politiques communautaires. Il n'y pas spécifiquement une politique européenne de sécurité civile et de protection  parce que les Etats membres n'en ont pas exprimé le souhait. Pour la même raison, il n'y a d'ailleurs pas non plus une politique d'aménagement du territoire européen. Certains Etats y sont d'ailleurs tout à fait opposés au nom du principe de subsidiarité.

Il est difficile d'imaginer une politique communautaire dans ce domaine qui irait au-delà de la simple coopération entre les gouvernements, la question des compétences étant l'un des points clés. C'est d'ailleurs un débat qui s'ouvre dans le cadre de l'avenir de l'Union européenne. Il a été précisément mis à l'agenda de la future conférence intergouvernementale de 2004 par les chefs d'Etat et de gouvernement à Nice, dans les quatre points du débat qui s'ouvre pour la réforme future du traité, à savoir : la Charte des droits fondamentaux, le rôle des Parlement nationaux dans l'architecture européenne, la simplification des traités et les compétences.

Pour le commissaire que je suis, c'est un point majeur et le traité est notre bible.

Les compétences telles qu'elles existent aujourd'hui montrent la complexité du problème quand on sait que dans de nombreux Etats membres, la compétence en matière de protection civile n'est pas nationale mais régionale.

Je me suis précisément aperçu de ces complications quand, arrivant à la Commission en septembre 1999, j'ai voulu tirer les toutes premières leçons de la catastrophe résultant en Grèce du tremblement de terre : cent morts et des centaines de maisons et d'entreprises détruites. Je suis allé sur place, comme je suis allé dans la Somme ou sur la côte atlantique ou encore aux Pays-Bas à la suite de l'explosion d'une usine pyrotechnique qui a détruit des centaines de maisons. J'essaie d'avoir cette pratique concrète de terrain.

A la suite de cette très grande catastrophe en termes de vies humaines qui s'était produite simultanément en Grèce et en Turquie, j'avais imaginé que l'on pourrait élaborer une réponse européenne en termes de sécurité civile et de secours. J'ai même rêvé d'une sorte de force européenne de protection civile, une force humanitaire, pour que les pays européens n'apportent pas des réponses juxtaposées quand ils ont à faire face à une catastrophe chez eux ou à côté de chez eux.

Ainsi, dans le cas de la Grèce, de la Turquie ou de l'Amérique centrale il y a quelque temps, on a vu les pompiers français et les médecins anglais se rendre sur les lieux. Chaque pays a fait quelque chose. Ce n'est pas un problème de bonne volonté ni d'argent, mais chacun le fait séparément. J'imagine que l'on pourrait envisager une réponse européenne, un peu sur le modèle de ce qui est en train de se faire avec la force d'intervention militaire européenne, à savoir des unités de protection civile nationales identifiées et coordonnées.

Il ne s'agit pas de créer une force européenne centralisée à Bruxelles ou ailleurs, mais de désigner ici une unité de maîtres chiens d'avalanche, là une unité hospitalière mobile, ailleurs des pompiers, des électriciens ; bref que l'on ait des éléments nationaux agrégeables en cas de catastrophe et apportant une réponse européenne. Cela me paraît être une belle idée pour laquelle je continuerai à plaider.

Quand j'ai voulu en parler après la catastrophe en Grèce, je me suis aperçu que ce n'était pas aussi simple en raison de la question des compétences. Le sujet des inondations et des catastrophes naturelles qui vous préoccupe me paraît assez proche quand on parle de réparation dans l'urgence.

Je rappelle qu'au moment des tempêtes ou de l'affaire de l'Erika, nous avons été très heureux que des barrages flottants britanniques et des bateaux aient été mis à notre disposition, que des électriciens luxembourgeois ou belges nous aient prêté main forte. Plutôt que de laisser cela au hasard, je me demande si l'on ne pourrait pas organiser les choses. Je ferme cette parenthèse qui n'est pas éloignée des leçons que je tire personnellement de l'ensemble de ces catastrophes.

S'agissant des crédits européens et ayant précisé qu'il n'y a pas de compétence communautaire et donc pas de politique spécifique dans le cadre des catastrophes naturelles, je confirme que nous ne pouvons travailler que dans le cadre des enveloppes de crédits attribuées à chaque pays, soit au titre de l'objectif 1, soit au titre de l'objectif 2.

S'agissant de la France, l'objectif 1 concerne les quatre départements d'outre-mer où les catastrophes naturelles sont malheureusement fréquentes, et en tout cas possibles, ainsi que la Corse et le Hainaut qui sont en période de transition, de sortie progressive de l'objectif 1.

L'essentiel de la métropole est concerné par l'objectif 2, à partir d'une somme attribuée à la France, répartie ensuite en enveloppes régionales sous l'autorité du Gouvernement français, en liaison avec les régions et les préfets de région. Nous devons travailler dans ce cadre. Je confirme la possibilité, en cas de d'accident grave, de redéployer une partie de ces crédits pour faire face à ces réparations.

En arrivant à la Commission en septembre 1999, j'ai été immédiatement confronté aux conséquences du tremblement de terre. A l'époque, les DOCUP (document unique de programmation) n'étaient pas signés et étaient même loin d'être négociés. Les cadres communautaires d'appui pour les régions de l'objectif 1 en étaient eux aussi au tout début de la négociation préalable. J'ai donc demandé qu'une ligne soit ouverte et qu'une orientation soit fixée pour la prévention des catastrophes naturelles dans chacun des DOCUP pour toutes les régions européennes. C'est ainsi que l'on retrouve en France dans la plupart des DOCUP des régions françaises, des lignes spécifiquement dédiées aux catastrophes ou à la prévention.

Si nous examinons le DOCUP pour la Picardie que j'ai signé en mars 2001, deux mesures intéressent directement la prévention des catastrophes :

- la mesure 4-1 "Action de restauration des milieux naturels"

- et la mesure 5-2 "Appui aux projets de développement territorial".

Ces deux rubriques permettent de financer des travaux de prévention.

Les rubriques 3-3 "Investissements productifs", 3-4 "Investissements immobiliers", 3-7 "Développement du tourisme" sont des tiroirs dans lesquels nous pouvons mettre en oeuvre le redéploiement que j'évoquais, dès l'instant où les autorités nationales le souhaitent, pour faire face à des dépenses non prévues initialement pour la réparation, pour les entreprises ou pour les investissements publics.

L'enveloppe du DOCUP de Picardie s'élève ainsi à 1,7 milliard de francs pour la période 2000 - 2006.

Lisant la presse de ces derniers jours, j'ai compris que le CIADT, réuni le 9 juillet, à Limoges avait concrétisé cette possibilité de redéployer une partie des crédits. Je n'ai pas bien compris s'il s'agissait de 60 millions pour la Picardie et de 60 millions pour la Bretagne ou de 60 millions pour les deux. J'attends que le Gouvernement français veuille bien me consulter à ce sujet. J'avais dit préalablement que c'était possible en Bretagne ou sur la côte atlantique après les tempêtes ; je ne suis donc pas surpris que les autorités françaises utilisent une partie de l'argent européen pour ces redéploiements. Je souhaite simplement ne pas en être informé uniquement par la presse, puisque j'aurai à donner mon accord sur la question !

Pour faire face à ces catastrophes, il y a aussi des adaptations possibles au titre de la politique des aides d'Etat. Nous ferons, de manière constructive, la même chose que ce qui a été fait en accord avec les autorités françaises après les tempêtes.

Un règlement particulier -numéro NN62 -2000- au titre des aides d'Etat a été mis en oeuvre après la marée noire et les tempêtes. Il permet d'approuver un dispositif d'aide nationale en adaptant la politique de la concurrence. Il en va de même pour la politique agricole commune qui, elle-aussi, a été adaptée pour aider les exploitants agricoles, notamment s'agissant des dates de récolte ou de semis qui ont été retardées ou de l'affectation des terres. Toutes les souplesses ouvertes dans le cadre de notre règlement peuvent être utilisées.

A la suite de ma première visite en Picardie, je me suis inquiété d'une question que vous m'aviez posée sur les délais ou les retards. Sil y a eu des retards par rapport à la mise en oeuvre des mesures dérogatoires en matière de PAC, ils ne devraient pas avoir de conséquences puisque, malgré leur parution tardive au Journal officiel, les agriculteurs restent couverts.

D'ailleurs, si j'ai bien compris, les retards ne sont pas excessifs compte tenu du fait que la France a demandé ces dérogations juste avant la réunion du comité de gestion. La publication a suivi aussitôt.

Nous appliquons un maximum de souplesse dans le cadre des règlements qui sont les nôtres pour adapter les politiques européennes aussi bien en termes d'argent que de mesures réglementaires. Voilà ce que je peux dire s'agissant de la politique européenne. Je suis prêt à entrer dans les détails et à vous dire mon sentiment en tant qu'ancien ministre de l'Environnement sur une politique de prévention qui avait été pour moi une des priorités de mon action gouvernementale.

Pour préparer cet entretien, je me suis replongé dans mes notes. C'est le 13 juillet 1993, quelques semaines après avoir été nommé au Gouvernement, que j'ai fait ma première communication sur cette question de la prévention des inondations au Conseil des ministres alors qu'il n'y avait pas de catastrophe. Vous pourrez retrouver le texte de cette communication qui avait été bleuie par le Premier ministre sur le plan interministériel.

Ensuite, il y a eu une succession d'actes concrets  : le plan "Loire grandeur nature", le plan décennal de prévention des risques, la loi de février 1995 qui avait donné lieu à une nuit de débats très intéressants au Sénat et loi que vous aviez beaucoup améliorée. Toutes ces étapes prouvent que l'on n'en fait jamais assez.

M. le Président - Monsieur le Commissaire, merci de cet exposé introductif. J'aimerais régler le problème des crédits européens pour parler ensuite des PPRI et de la manière dont l'ancien ministre voit les choses.

Sur les crédits européens, il n'y a pas de budget, mais une possibilité de redéployer des DOCUP avec l'accord des autorités françaises.

Vous n'avez pas évoqué le FEOGA garantie qui n'est pas zoné. On pourrait aussi jouer là-dessus. Concernant la réponse aux demandes des populations locales voire des élus locaux qui n'ont pas tous été bien informés de ce qu'est le budget européen et qui pensent qu'il y aura une solidarité européenne et des crédits de l'Europe, les choses sont moins simples.

Apparemment, vous n'avez plus cette ligne exceptionnelle du budget qui a été supprimée il y a deux ans pour les catastrophes naturelles ?

M. Michel Barnier - Une petite ligne budgétaire a été supprimée il y a trois ans en accord avec le Parlement européen et la Commission. Elle était hors de proportion par rapport aux conséquences des catastrophes. Elle existait et était consommée intégralement dès le début de l'année.

Dans le cadre du débat sur la future politique régionale, j'aurai à présenter des propositions à la Commission d'abord puis au Conseil en 2004 - 2005 pour l'agenda des années 2006 et suivantes. J'ai ouvert le débat pour préparer ces propositions à partir du rapport sur la cohésion, rendu public le 31 janvier dernier.

Mes propositions sont assez proches maintenant d'une demande de reconstitution de cette ligne. L'une des leçons à tirer de toutes ces catastrophe est que l'Union européenne devrait avoir une réponse plus rapide. L'autre conséquence que j'en tire -même si elle ne me concerne pas tout seul- est celle que j'ai développée sur une force européenne de protection civile.

M. le Président - Pour les 60 millions dont parle le communiqué du CIADT, je n'ai pas compris non plus si c'était une fois 60 ou deux fois 60 millions de francs. En clair, cela signifie que l'on redéploie autrement les DOCUP.

M. Michel Barnier - Le DOCUP de la Picardie et le DOCUP de Bretagne. Il y a une autre possibilité : sur le territoire français et entre régions -cela a été fait dans d'autres circonstances en Italie notamment lors du tremblement de terre en Ombrie- on demande la solidarité des autres régions en prélevant sur chaque DOCUP des 21 régions françaises une somme affectée à telle ou telle autre région. C'est une affaire française et c'est possible. Mais je ne veux pas aller au-delà sauf à indiquer cette possibilité. Je ne sous-estime pas les difficultés de cet exercice.

Une troisième possibilité, qui appartient aussi aux autorités françaises est l'affectation plus ou moins prioritaire de ce que l'on appelle la réserve de performance.

M. le Président - Dans 3 ans ?

M. Michel Barnier - Elle sera examinée en 2003 et affectée en 2004 ; elle concerne 4 % de l'enveloppe nationale de l'objectif 2 français. Ces sommes ne sont pas négligeables s'agissant de plus de 15 milliards d'euros, soit 102  milliards environ de francs.

M. le Président - Il y aura donc 4 % de 102 milliards à redéployer en 2003 ?

M. Michel Barnier - Je parlais des fonds structurels en général. La somme globale que je viens d'indiquer est celle de la contribution européenne au développement régional. Mais pour l'objectif 2, la somme est de 36 milliards de francs. Donc, 4 % de ces 36 milliard constituent la réserve de performance au titre de l'objectif 2.

L'attribution de cette réserve va être évaluée en 2003 et l'allocation se fera en 2004. Une fois que l'allocation sera faite, les autorités françaises auront une certaine liberté pour privilégier l'allocation précise de cette réserve. Je ne donne là que des faits et je ne veux pas me mêler des décisions qui seront prises le moment venu.

La France est le premier bénéficiaire du FEOGA. Sur cette politique du développement rural, elle perçoit 17,5 % de l'enveloppe européenne. L'allocation est de 760 millions d'euros, soit près de 5 milliards de francs pour les 7 ans. Dans ce cas, il n'y a pas de zonage.

M. le Président - Y a-t-il d'autres questions sur les aspects financiers ?

M. Paul Raoult - De ce que l'on sait déjà, la France a beaucoup de difficultés à consommer les crédits européens mis à sa disposition. Ne serait-il pas possible, à partir de cette sous-consommation, de prévoir une nouvelle répartition ?

M. Michel Barnier - Ce n'est pas tout à fait exact. Il y a eu des délais ou des retards, notamment au titre du Fonds social européen. Mais j'observe -et je me suis inquiété de cette question- que sur la période précédente 1994 -1999, la consommation a été proche de cent pour cent. Il y a parfois des délais dans les demandes de paiement, mais il n'y a pas d'argent disponible au titre de retard ou de non-réalisation des projets.

Les paiements pour la période 1994 - 1999 doivent être effectués avant la fin du mois de décembre de cette année 2001. Je ne crois pas qu'il y aura de retard.

M. Paul Raoult - Pour l'objectif 1 du Hainaut, on n'en est pas encore à 60 % des paiements à 6 mois de l'échéance.

M. Michel Barnier - Je pense que l'on sera à cent pour cent en décembre.

Cet argent est affecté à des projets, à des régions et à des programmes. S'il y a un lien direct avec les conséquences des inondations, je peux donner quelques mois de délai supplémentaire pour ces paiements. On pourrait aller au-delà du 31 décembre. Je l'ai fait pour l'Italie. Je peux le faire, à condition que l'on joue le jeu de la vérité. Je l'ai dit très clairement à Amiens. J'ai des obligations de transparence. Il ne faut pas me dire parce qu'il y a eu impéritie ou un problème particulier sur un projet, que l'on veut un délai en raison des inondations. Si cela n'a rien à voir avec les inondations, je ne peux pas me mettre en difficulté. Un lien direct ou indirect avec la réalité des inondations ou des catastrophes naturelles doit être établi, et on peut alors donner un peu de délai. Je viens de le décider pour l'Italie suite au tremblement de terre.

Je suis allé à Bordeaux, l'autre jour, où les industriels du bois m'ont expliqué que les chablis étaient tellement considérables qu'ils ne trouvaient pas d'entreprises pour les sortir. Les projets de la fédération du bois sont tous bloqués. Objectivement, il y a un lien avec la catastrophe naturelle.

M. Michel Souplet - J'ai été très intéressé par l'idée de la création éventuelle d'une force européenne de protection civile. Le risque est grand de connaître demain une situation identique, ou de connaître après-demain une situation de grande sécheresse dans d'autres régions.

A cet égard, M. Claude Allègre nous a dit avant-hier qu'il y avait des transformations très importantes qui l'amènent à penser que l'on va vers des intempéries qui s'accentueront, vers des zones cycloniques qui vont se déplacer, avec des périodes plus humides et des périodes plus sèches.

Ne va-t-on pas se trouver confronté en Europe à un problème de réserves d'eau utilisables que l'on devrait prévoir de mettre en place ? Je pense au gaz ou à l'électricité où la France s'est garantie une autonomie électrique au travers l'énergie nucléaire. On peut stocker du gaz dans le sous-sol que l'on réutilise au besoin. Ne pourrait-on envisager une grande politique communautaire de réserves d'eau ? Stocker quand il y en a trop pour la pomper quand il en manque ?

M. Michel Barnier - On ne fait jamais assez de prévention. La prévention coûte moins cher que la réparation. Ces réserves nationales d'énergie sont nationales par définition. Je ne crois pas qu'il y ait de politique européenne, même si Mme de Palacio a enfin, et heureusement, ouvert le débat sur le défi énergétique européen. Ces politiques sont de compétence nationale.

Naturellement, la problématique de la gestion de l'eau est l'un des grands enjeux dans le monde. Au Proche-Orient, c'est une source potentielle de conflits.

Claude Allègre vous a dit les changements considérables, durables et profonds qui vont se produire. J'ai été très marqué par une visite en Bolivie. Je suis allé à la rencontre des chercheurs de l'EURSTOM sur le développement. Je suis monté à la base de l'un de ces glaciers sur l'Altiplano en Bolivie à 4.300 mètres. Ils examinent les glaciers tropicaux de Bolivie, d'Afrique et d'Indonésie. L'examen qu'ils ont fait du recul de ces glaciers tropicaux fait ressortir une désertification inéluctable au sud de la France autour de 2050 et après. Ces risques de désertification vont toucher la moitié sud de la France, comme elle touche déjà l'Espagne et quelques régions italiennes.

Cela pose des questions majeures, pas seulement pour ceux qui aménagent des stations de sports d'hiver, mais au titre de l'eau, de la prévention, etc. Je crois que tout homme politique qui fait de la politique avec une certaine perspective doit prendre en compte ces faits dès lors qu'ils sont confortés ou confirmés au plan scientifique.

Cette question de l'eau peut être évaluée au niveau européen. Je suis prêt à l'évoquer demain lors d'une réunion des ministres européens de l'Aménagement du Territoire et de l'Environnement. Il faut savoir qu'en la matière, les compétences ne sont pas toujours les mêmes dans les gouvernements : en Italie, c'est le ministre des Finances qui est chargé de la politique régionale, des fonds que je gère ; en France, c'est le ministre de l'Environnement. Nous nous réunissons à Namur avec M. Yves Cochet, le nouveau ministre de l'Environnement.

J'évoquerai cette question sans cependant pouvoir revendiquer une compétence de la Commission. Pour toutes les raisons que j'ai évoquées ici, certains pays se mettent en retrait en évoquant le principe de subsidiarité. La Commission est bien placée, surtout si on le lui demande, pour faire une évaluation de cette question.

M. le Président - Comment l'ancien ministre de l'Environnement, voire le militant écologiste, voit-il l'application de la législation qu'il a mise en place ? Que pensez-vous des P.P.R.I. et des conséquences qui ont résulté de leur absence en Picardie ?

M. Michel Barnier - J'avais fait délibérément de cette question une priorité au ministère de l'Environnement, m'inscrivant dans l'action qui avait été menée avant moi.

Le 13 juillet 1993, nous avons fait suivre ma première communication sur le sujet d'une lettre à tous les préfets sur les précautions à prendre en cas d'inondation. En janvier 1994, le Gouvernement a approuvé le plan Loire grandeur nature que j'avais préparé avec l'accélération de la publication des cartes de risques dans les zones inondables et l'augmentation des moyens affectés aux annonces de crue.

Pour élaborer ce plan qui reste d'application et qui est prolongé par le Gouvernement actuel, j'avais fait une dizaine de visites dans les cinq régions françaises concernées par la Loire -plus de 20 départements et notamment la Haute-Loire, où la catastrophe de Brives-Charensac avait fait une dizaine de morts. Pour prévenir les inondations, on a mis en oeuvre simultanément des mesures de prévention lourdes en termes d'aménagement. Je suis allé voir il y a quatre ou cinq ans ces travaux qui ont été achevés à Brives-Charensac.

En janvier 1994, nous avons fait adopter par le Gouvernement, à la suite des grandes inondations qui ont touché l'Est et le Sud-Est de la France, le plan décennal de prévention des risques naturels qui met en oeuvre onze milliards de francs sur dix ans pour la restauration des cours d'eau, l'amélioration des systèmes d'alerte et l'annonce des crues. Pour moi, ce plan décennal comportait les axes de ce qui deviendra la loi du 2 février 1995 qui comporte beaucoup d'aspects et qui a été amélioré par le Sénat, notamment en matière de paysages. Un amendement sénatorial -que j'avais approuvé- a introduit cette idée parfois contestée d'interdiction de construire sur cent mètres de chaque côté de l'axe médian des routes à l'entrée et à la sortie des villes.

M. Hilaire Flandre- Et qui pose aussi des problèmes.

M. Michel Barnier - Cela pose moins de problèmes à terme que ce massacre des entrées de ville. Cela oblige à avoir un plan d'urbanisme. Dans la loi de 1995, aujourd'hui codifiée dans le code de l'environnement, il y avait plusieurs éléments auxquels nous tenions : la modernisation des règles relatives à l'entretien des cours d'eau, la fusion des quatre documents concurrents qui existaient en matière de prévention dans un seul document, le P.P.R.. Autrefois, nous avions le plan d'exposition aux risques (PER), le plan des surfaces submersibles, le plan des zones sensibles aux incendies de forêt et le périmètre de risque de l'article R 111.3 du code de l'urbanisme. Nous avons créé un outil unique avec le P.P.R.

Enfin un élément auquel je tenais infiniment et pour lequel je me suis battu une nuit entière avec le Sénat, à savoir l'instauration de la procédure d'expropriation pour risque majeur qui consistait à faire jouer la loi catastrophes naturelles avant qu'une catastrophe se produise. J'en suis heureux parce que j'attache plus d'importance à l'effet de suivi qu'aux effets d'annonce. Cette mesure joue dans une dizaine de cas par an.

Cette proposition avait été notamment motivée par la situation d'un village du Dauphiné menacé d'éboulements. J'avais prévenu que je quitterais mon poste si on ne donnait pas les moyens de traiter un tel cas. La procédure d'expropriation a été engagée ; le village sera déménagé. Grâce à un fonds spécial prélevé sur la masse des cotisations obligatoires d'assurance pour risques naturels, on indemnise les gens, sans les spolier comme si leurs biens n'étaient pas menacés. Les gens ne sont pas spoliés, alors que leurs maisons ne valent plus rien, ni leurs usines.

Ensuite, le plan Loire a mis en oeuvre cette mesure avec des crédits, le fonds d'assurance n'étant pas encore opérationnel. Plusieurs usines à Brives-Charensac ont ainsi été déplacées définitivement après avoir été inondées.

Il m'importe que cette loi et ces outils soient utiles, même si tout peut être amélioré. Vous êtes mieux placés que moi pour savoir combien de PPR sont mis en oeuvre. Près de 12.000 communes étaient concernées par un risque naturel -avalanches, risques sismiques, glissements de terrain-, ce qui représentait 5.000 PPR pouvant regrouper plusieurs communes.

Je reste persuadé que cet outil est difficile à mettre en place, demande du courage administratif et politique, mais il évite que les situations s'aggravent.

M. le Président - De manière pratique, ce Fonds pourrait-il intervenir en matière d'inondation dans notre situation ?

M. Michel Barnier - Oui, si des vie humaines sont concernées.

M. le Président - C'est le débat des inondations dans la Somme.

M. Michel Barnier - Rien n'interdirait d'améliorer le texte. J'avais dû me battre pied à pied pour créer ce fonds. D'abord à Matignon. J'ai été soutenu par le Premier ministre ; ensuite, avec ou contre les compagnies d'assurance et avec certains parlementaires. J'avais dû accepter que cela joue d'abord, quand un risque touche des personnes physiques, une priorité légitime et normale. Rien n'interdirait, en évitant d'ouvrir toutes les portes, d'identifier un second degré de risque, par exemple, lorsque des inondations se produisent de manière récurrente et concernent année après année les mêmes installations. Il serait alors légitime de déplacer ces installations.

Qui paie ? C'est une autre question. A moyen et long terme, il me semble plus normal, plus économe et plus logique de faire jouer la loi sur les catastrophes naturelles avant qu'elles ne se produisent. Ce que nous faisons à la Seychilienne, ce qui coûtera moins cher en vies humaines et en travaux que si le village était complètement détruit par la montagne. Une dizaine de cas peuvent vous être communiqués par les services du ministre de l'Intérieur ou de l'Environnement. Quand j'étais sénateur, j'avais pu obtenir la liste des cas d'expropriation mis en oeuvre à partir de cette loi.

M. Hilaire Flandre - Je suis d'accord pour que la solidarité joue quand il y a un risque pour les personnes ou quand il y a un risque renouvelé dans les vallées où l'on ne peut éviter l'inondation. Mais dans le cas particulier de la Somme, cela me choquerait que l'on fasse appel à la solidarité pour financer les conséquences d'inondations que l'on aurait pu éviter.

M. Michel Barnier - Il y a des communes où, sans utiliser d'autres fonds que des fonds publics locaux, les maires ont décidé de déplacer des installations. J'ai le souvenir de la commune dont Yves Duteil est le maire ; un quartier résidentiel de sa commune est chaque année sous l'eau. Ils ont décidé de déplacer les maisons une par une !

M. Hilaire Flandre- On a aussi déplacé des exploitations agricoles et des usines dans les Ardennes avec des financements locaux du département et de la région.

M. Pierre Martin, Rapporteur - Que pensez-vous de la gestion de l'eau dans notre pays ? Cela ressortit à la compétence de plusieurs ministères. Une autorité unique ne serait-elle pas préférable ?

M. Michel Barnier - Pourquoi pas une autorité régionale ? Dans le domaine de la régionalisation, on devrait pouvoir retrouver l'audace qui a été perdue depuis 1982, depuis la loi Deferre qui a été la dernière grande réforme dans ce domaine et qui est restée inachevée de mon point de vue.

La carte de la gestion de l'eau en France est très liée aux comités et agences de bassins. Quoi que l'on ait dit sur ces organismes, ils sont utiles. On peut les améliorer, les ouvrir davantage aux utilisateurs et aux associations, mais il faut tenir compte des bassins. Il y a un vrai problème de décentralisation.

Reste pour moi une intrigue : alors que l'on a demandé de couvrir la carte française de P.P.R. là où il y avait des risques, rien dans la mémoire collective ne fait apparaître un risque sur le bassin de la Somme. Je serai content de lire le rapport pour trouver la solution.

M. Hilaire Flandre - La mémoire collective s'estompe rapidement. Nous avons eu des inondations fin 1993 dans les Ardennes et à nouveau en 1995. Depuis 1995, il n'y en a pas eu parce que des travaux ont été faits et que la climatologie a fait qu'il a plu de façon moins concentrée sur la région. Les gens sont tout prêts à revenir dans des maisons en zones inondables qui ont perdu toute valeur marchande.

M. Michel Barnier - C'est pourquoi les PPR sont des outils indispensables et doivent être entre les mains de l'administration. Sur la mémoire, je suis très intrigué que l'on ne retrouve pas la trace de grandes inondations en Picardie, surtout par rapport aux changements climatiques Le PPR a de la mémoire puisque c'est un document juridiquement opposable. Des travaux de prévention sont faits.

Ce qui exige une vigilance permanente, c'est la formation des gens et des élus. On m'avait bien dit à Brives-Charensac que l'on oubliait. Les pompiers ne sont plus les mêmes, les responsables des services changent, les directeurs de cabinet ou de la protection civile sont nommés dans d'autres départements, les élus et les maires changent à chaque élection. Le souvenir ou la vigilance que l'on doit toujours avoir s'estompent. Dans chaque département, il faut que quelqu'un, préfet ou autre, ait la responsabilité de maintenir cette vigilance en éveil. En cas de catastrophe, une culture du risque et de la prévention doit être entretenue, sous la responsabilité de quelqu'un qui pourra exiger qu'à intervalles réguliers, des gens qui ont changé soient opérationnels.

M. Michel Souplet - A la première réunion à Amiens, j'avais suggéré que sur l'ensemble des communes de France, les maires actuels constituent un dossier à partir des gens qui se souviennent ou des expériences enregistrées, de façon à ce que celui qui veut acheter un jour dans une commune un immeuble quelconque puisse consulter le document pour savoir ce qui est inondable.

M. Michel Barnier - Aux Etats-Unis, c'est obligatoire. Personne n'achète un terrain sans savoir ce qu'il y a dans le sous-sol pour ne pas engager sa responsabilité.

M. Paul Raoult - La difficulté pour cette région-ci est qu'à mon avis, cela ne s'était jamais produit. Il n'y a donc pas de mémoire. Le problème est de comprendre pourquoi c'est arrivé aujourd'hui alors que cela ne s'était jamais produit auparavant, du moins à notre connaissance. A partir de l'augmentation du ruissellement, de l'évolution des pratiques de l'agriculture, on se retrouve dans des zones qui n'étaient pas à risque et qui le deviennent. On est dans une crue de nappe et dans un contexte différent de l'inondation classique.

M. le Président - Nous vous remercions M. le Commissaire.

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