N° 65

SÉNAT

SESSION ORDINAIRE DE 2001-2002

Annexe au procès-verbal de la séance du 8 novembre 2001

RAPPORT D'INFORMATION

FAIT

au nom de la délégation du Sénat aux droits des femmes et à l'égalité des chances entre les hommes et les femmes (1) sur le projet de loi n° 352 (2000-2001), ADOPTÉ PAR L'ASSEMBLÉE NATIONALE, relatif à l' accès aux origines des personnes adoptées et pupilles de l'État ,

Par M. Robert DEL PICCHIA,

Sénateur.

(1) Cette délégation est composée de : Mme Dinah Derycke, président : Mmes Paulette Brisepierre, Gisèle Gautier, Françoise Henneron, M. André Vallet, Mme Hélène Luc, vice-présidents ; MM. Jean-Guy Branger, André Ferrand, Patrice Gélard, secrétaires ; Mme Maryse Bergé-Lavigne, Annick Bocandé, Mme Claire-Lise Campion, MM. Marcel-Pierre Cléach, Yvon Collin, Gérard Cornu, Xavier Darcos, Robert Del Picchia, Mme Sylvie Desmarescaux, M. Claude Domeizel, Mmes Josette Durrieu, Françoise Férat, MM. Yann Gaillard, Francis Giraud, Alain Gournac, Serge Lagauche, Serge Lepeltier, Mmes Valérie Létard, Josiane Mathon, MM. Philippe Nachbar, Mme Anne-Marie Payet, M. Jean-François Picheral, Mmes Danièle Pourtaud, Gisèle Printz, Janine Rozier, Odette Terrade, M. André Trillard.

Famille.

« Alors, les promoteurs de la transparence de l'origine à tout prix se réconcilieraient avec les défenseurs des secrets verrouillés coûte que coûte. »

Catherine Bonnet, pédopsychiatre, in Les enfants du secret (Editions Odile Jacob - 1992).

Mesdames, Messieurs,

Au cours de sa séance du mercredi 27 juin 2001, la commission des lois du Sénat a décidé de saisir, à sa demande, votre Délégation du projet de loi n° 352 (2000-2001) relatif à l'accès aux origines des personnes adoptées et pupilles de l'Etat, adopté le 31 mai précédent par l'Assemblée nationale.

Présenté par le Gouvernement en janvier 2001, ce texte a pour objet essentiel de parvenir à un équilibre entre le droit des femmes à accoucher dans le secret et celui des enfants adoptés ou pupilles de l'Etat à connaître leurs origines. S'il précise le droit positif, il détermine surtout un cadre et des procédures qui, lorsqu'ils seront complétés par voie réglementaire, devraient conduire à unifier et à clarifier les pratiques. Pourrait ainsi se conclure, de manière satisfaisante, un débat qui a traversé les années quatre vingt-dix sous forme de multiples rapports, prises de position associatives et modifications législatives apparaissant à l'usage insuffisantes.

La question de l'accès aux origines des personnes adoptées et pupilles de l'Etat est complexe pour trois raisons essentielles.

Elle pose tout d'abord un problème éthique : comment concilier deux droits reconnus, l'un aux femmes de ne pas révéler leur identité lors de leur accouchement, l'autre aux pupilles de l'Etat et aux enfants adoptés de connaître leurs origines biologiques, qui sont par essence antinomiques ? Jusqu'à présent, le législateur n'a jamais vraiment tranché en faveur de l'un ou de l'autre, sans pour autant créer les conditions permettant de favoriser leur cohérence. Les dispositions sont éparses, relevant tantôt du code civil (Civ.), tantôt du code de l'action sociale et des familles (CASF), et leur rédaction est parfois confuse.

Par ailleurs, la question de l'accouchement dans le secret est intimement liée à celles de l'établissement de la filiation - problème juridique d'une autre nature mais connexe - et de l'adoption. Cette relation crée parfois des confusions et suscite des inquiétudes expliquant pour partie les crispations qui ont pu naître face aux recherches sur leurs origines entreprises par des enfants nés dans le secret.

Le dernier élément de complexité tient à la multiplicité des intervenants et à l'absence de tout formalisme dans les procédures, qui favorisent une hétérogénéité des pratiques tout à fait contestable, qu'il s'agisse de l'accueil des parturientes, de leur information et des conditions de leur accouchement, ou des réponses apportées par les pouvoirs publics aux personnes nées sous X qui entreprennent des recherches sur leurs origines.

Face à cette complexité, votre Délégation veut poser aussi clairement que possible les termes du débat, sur chacun des points évoqués, avant d'examiner les apports du projet de loi et de formuler des recommandations.

I. LE SECRET DES ORIGINES : UN DROIT ANCIEN, COMPLEXE, IMPRÉCIS, DIVERSEMENT INTERPRÉTÉ ET UNANIMEMENT CONTESTÉ

L'accouchement secret n'a longtemps été qu'une mesure de sauvegarde de la vie de nouveaux-nés et/ou de l'honorabilité des parturientes. Ce n'est qu'au XX e siècle que, par touches successives, une relation chaque fois plus nette s'est nouée avec la question de l'adoption et, partant, le droit de la filiation, jusqu'à aboutir, en 1993, à l'irruption même de l'accouchement sous X ( ( * )1) dans le code civil. Mais cette évolution n'a fait qu'approfondir les oppositions entre les tenants et les contempteurs du secret des origines, sans pour autant, et malgré une réforme entreprise en 1996, établir un corpus juridique satisfaisant et des pratiques homogènes.

A. L'ACCOUCHEMENT SECRET EST UNE PRATIQUE ANCIENNE

Dans notre pays, l'accouchement anonyme et l'abandon d'enfant qui lui est consécutif ont une longue histoire, étroitement liée à la prohibition des techniques contraceptives ou abortives et à la condamnation sociale et religieuse des naissances hors mariage. Dès le milieu du XVI e siècle fut créé à l'Hôtel-Dieu de Paris un asile réservé à l'accouchement clandestin, afin de permettre aux « filles » d'échapper au déshonneur qu'elles n'auraient pu éviter autrement que par l'abandon, voire par l'avortement ou l'infanticide, tous deux punis de mort. A partir du XVIII e siècle, des « tours » furent placés aux portes de certains hospices pour recueillir anonymement des nouveaux-nés, et l'Eglise elle-même reconnut la maternité secrète en 1774, sous le pontificat de Clément XIV.

Cependant, c'est sous la Révolution que fut institué le premier cadre législatif organisant spécifiquement la règle du secret de la grossesse et de l'accouchement et la prise en charge des parturientes qui le demandaient. Le décret-loi du 28 juin 1793 adopté par la Convention, faisant obligation à la Nation de se charger de « l'éducation physique et morale des enfants connus sous le nom d'enfants abandonnés » , obligeait chaque district à se doter d'une maison où « la fille enceinte pourrait se retirer secrètement pour faire ses couches » . Il garantissait la prise en charge matérielle de la mère ( « frais de gésine et tous besoins » ) pendant son séjour, qui devait durer jusqu'à ce qu'elle soit parfaitement rétablie, et exigeait que « le secret le plus inviolable [soit] conservé sur tout ce qui la concerne » . Il est vrai que, comme beaucoup de lois généreuses de cette époque, elle ne fut guère appliquée en pratique, malgré la faculté théorique d'accoucher en secret maintenue tout au long du XIX e siècle et une tentative de « réveil » réglementaire au début du XX e siècle (circulaire des hôpitaux du 15 décembre 1899).

Cette tentative fut l'une des multiples manifestations qui fleurirent à cette époque pour favoriser l'accouchement secret. Les motifs en étaient contradictoires : au souci traditionnel de prévenir de jeunes vies humaines de l'avortement ou de l'infanticide et de préserver l'honneur de jeunes filles ou de femmes, s'ajoutèrent alors les craintes nées de l'observation de la situation démographique nationale dans la perspective de la revanche de 1870. Pays ayant connu le premier sa « transition démographique », la France était en effet confrontée à une baisse continue de son taux de fécondité, et tous les moyens furent utilisés pour éviter que ne s'accentue le décrochage d'avec celui de son puissant voisin allemand. Si, dès 1860, le « tour » fut remplacé par le bureau secret d'admission où les mères, encouragées à garder leurs enfants, recevaient en échange des allocations, diverses initiatives se succédèrent dans l'esprit du décret-loi de 1793 : le professeur Adolphe Pinard, obstétricien de renom, créa au milieu des années 1880 une oeuvre d'assistance familiale à la femme enceinte dénommée « La Mère » et chargée d'accueillir en secret, dans des refuges-asiles, plusieurs milliers de femmes enceintes par an ; le sénateur Paul Strauss institua, à Paris et dans le département de la Seine notamment, des refuges-ouvroirs appelés « Maternités secrètes » qui, à partir des années 1890, eurent pour mission d'accueillir secrètement les femmes et de les aider, lorsqu'elles étaient seules, à élever leurs enfants en leur évitant toute opprobre sociale ( ( * )1) ; en 1904, enfin, fut créé le « local ouvert de jour et de nuit », ultérieurement qualifié de « bureau ouvert », destiné à recueillir les enfants dépourvus de filiation reconnue.

Mais c'est le décret-loi du 2 septembre 1941 qui, en organisant et en systématisant les dispositions législatives et réglementaires antérieures, constitua le fondement moderne du droit à l'accouchement dans le secret ( ( * )1). Ce texte admettait ainsi le secret de l'identité des parturientes et organisait la gratuité de leurs frais d'hébergement et d'accouchement, qui étaient pris en charge par le service de l'aide sociale à l'enfance. Dans ces principes, on reconnaît presque textuellement les intentions des Conventionnels de 1793 : la grande différence, cent-cinquante ans plus tard, tient au fait que les conditions matérielles de l'exercice de ce droit le rendaient définitivement applicable par le développement du système hospitalier.

Dans le même temps, la contraception et l'avortement étaient sévèrement réprimés, tous deux étant en particulier interdits depuis une loi du 31 juillet 1920. La prohibition de l'avortement a même été renforcée par le régime de Vichy en 1941 puis en 1942, allant jusqu'à l'assimiler à un crime contre la sûreté de l'Etat passible, après jugement par des tribunaux d'exception, de la peine de mort. Ainsi existait-il un lien direct entre la législation sur l'accouchement dans le secret et celle sur la contraception et sur l'avortement, la première constituant un utile complément de la seconde pour éviter de placer de trop nombreuses femmes dans une impasse totale en cas de grossesse imprévue et impossible à assumer, pour quelque raison que ce soit.

A cet égard, il est frappant de constater la régression quantitative fantastique qu'ont connue l'accouchement secret et l'abandon d'enfants au cours du siècle , entre les années de prohibition absolue de l'avortement et de la contraception et la période actuelle . A la fin du XIX e siècle, le professeur Pinard estimait que « les statistiques portent à 300 000 chaque année le nombre de femmes qui se réclament du droit à la grossesse secrète et à l'accouchement secret » . Cette estimation, peut-être un peu forcée pour les besoins de la cause, trouve cependant en écho le nombre des avortements clandestins avancé par les sociologues et médecins au début des années soixante-dix, lui aussi estimé à 300 000 par an (dont 40 000 à 80 000 pratiqués par des médecins). Dans le même temps, diverses statistiques évoquent le chiffre de 50 000 enfants nés dans le secret entre 1941 et 1991 ( ( * )2) et évaluent à 400 000 personnes actuellement privées de leur filiation maternelle ou à environ 10 000 naissances le flux annuel moyen d'enfants nés sous X avant les années quatre-vingt ( ( * )3). Si ces indications ne sont pas totalement cohérentes entre elles, elles sont significatives de l'ampleur du phénomène.

Or, aujourd'hui, le nombre d'enfants admis comme pupilles de l'Etat, dont la majorité sont des enfants nés sous X, n'avoisine plus que 600 environ chaque année , en constante diminution depuis dix ans ( ( * )1). Cette réduction, extraordinaire en si peu de temps, résulte à l'évidence de la généralisation de la contraception, autorisée depuis plus de trente ans, du recours à l'interruption volontaire de grossesse, légalisé depuis plus de vingt-cinq, du fait que l'une comme l'autre sont totalement prises en charge par la sécurité sociale, et surtout de l'évolution des mentalités, qui a largement fait admettre les naissances hors mariage, lesquelles représentent désormais plus du tiers du total annuel des naissances.

* (1) D'utilisation courante, cette formule n'est pas consacrée par le droit positif, qui parle de secret de l'admission et de l'identité de la mère lors de l'accouchement. Elle se réfère à la pratique hospitalière qui ouvre le dossier médical de la parturiente au nom de « Mme X » .

* (1) Ces refuges maternels secrets furent d'ailleurs légalisés lorsque Paul Strauss fut ministre de l'hygiène, de l'assistance et de la prévoyance sociale, entre 1922 et 1924, puis réorganisés en maisons maternelles par le décret-loi du 29 juillet 1939.

* (1) Ce texte, qui autorise l'accouchement anonyme et prévoit la prise en charge gratuite de la femme enceinte pendant le mois qui précède et le mois qui suit son accouchement dans tout établissement hospitalier public susceptible de lui donner les soins que comporte son état, a été repris par les décrets du 29 novembre 1953 et du 7 janvier 1959 sous l'article 42 du code de la famille, puis codifié à l'article 47 du code de la famille et de l'aide sociale par la loi du 6 juillet 1986. Il est devenu depuis l'article L. 222-6 du code de l'action sociale et des familles (CASF).

* (2) In « Les enfants du secret » (p. 128) - Catherine Bonnet - Editions Odile Jacob - 1992.

* (3) Avis de la Défenseure des enfants sur l'accès aux origines - 18 mai 2001.

* (1) 778 en 1991, 727 en 1993, 685 en 1995, 615 en 1997, 560 en 1999 - Chiffres cités par le rapport Henrion de l'Académie nationale de médecine - 18 avril 2000.

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