ANNEXE 3

LISTE DES PERSONNALITÉS AUDITIONNÉES ET COMPTES-RENDUS DES AUDITIONS
EFFECTUÉES PAR LA MISSION D'INFORMATION

Audition de M. Jean-Paul COLLOMP,
inspecteur général des services judiciaires,
responsable du comité de coordination des « entretiens de Vendôme »

(27 mars 2002)

Présidence de M. Jean-Jacques Hyest, président

M. Jean-Jacques Hyest, président - Monsieur l'inspecteur général, nous sommes très heureux de vous recevoir. Les membres de la commission des Lois du Sénat ont souhaité se pencher sur l'évolution des métiers de la justice. Vous avez été responsable du comité de coordination des « entretiens de Vendôme », qui a déjà travaillé sur ces sujets. Vous êtes donc la première personne que nous avons souhaité entendre sur l'évolution du métier de magistrat.

M. Jean-Paul Collomp - Monsieur le Président, je vous remercie de m'accueillir.

Comme vous le savez, les entretiens de Vendôme ont été mis en place par la ministre de la justice, Madame Marylise Lebranchu, après un certain nombre de mouvements que je qualifierai de sociaux, qui ont marqué la fin de l'année 2000. C'est ainsi que nous avions vu des magistrats, mais aussi des fonctionnaires et des avocats, manifester sur la place Vendôme. A l'occasion de ces mouvements, et par la suite, de nombreuses demandes ont été formulées en termes d'états généraux de la justice et de mise à plat de l'institution judiciaire. C'est afin de répondre à cette préoccupation que Madame Marylise Lebranchu a instauré ces entretiens de Vendôme.

Je ne dirai que deux mots du dispositif, afin de rappeler que deux éléments importants ont été mis en place.

Le premier élément était ce que la ministre avait appelé « l'Instance nationale », à laquelle participaient des représentants de toutes les organisations professionnelles de fonctionnaires et de magistrats, ainsi que des représentants des professions juridiques ou judiciaires comme le barreau mais aussi les avoués ou d'autres professions. Le politique était également représenté puisque votre assemblée avait désigné un de ses membres ainsi que l'Assemblée nationale. Les entretiens de Vendôme ont fait l'objet d'une consultation large, puisque beaucoup de juridictions ont répondu, ce qui ne signifie pas que toutes aient contribué. L'initiative a en effet été diversement ressentie, dans la mesure où vous connaissez l'adage suivant : « quand vous avez un problème, créez une commission ». Certaines juridictions ont considéré les entretiens de Vendôme comme un rideau de fumée. D'autre part, il est vrai que ces entretiens se sont situés à un moment du calendrier politique et des échéances qui permettait à certains de penser que la Ministre ne pourrait pas donner immédiatement une suite aux diverses propositions.

Un « comité de coordination » a également été mis en place, second élément du dispositif, dont on m'a confié la présidence. Ce comité avait pour mission de dresser la synthèse de l'ensemble des contributions. Nous avons pu remettre un rapport provisoire puis le rapport définitif. Le rapport provisoire a été soumis à l'Instance nationale. Il y a donc eu un regard porté sur notre travail. La Ministre a pris un certain nombre de décisions à la suite des propositions formulées, certaines d'entre elles étant d'application immédiate ou rapide et d'autres nécessitant une réflexion et une expertise.

Enfin, il me paraît important de souligner, sur le plan des idées générales, que le rapport, la plaquette présentant les décisions de la ministre et une lettre personnelle ont été adressés à chaque magistrat, à chaque fonctionnaire, à l'ensemble des barreaux de notre pays ainsi qu'aux auxiliaires de justice, aux avoués et aux huissiers. Ainsi, le retour sur investissement a été réalisé de manière complète. Cela correspondait tout à fait à un voeu de la ministre.

Je souhaite situer quelques idées générales, parce que je pense qu'elles constituent le fond de la réflexion. Même s'il y a eu du déchet, je le disais, dans la consultation des juridictions, il me semble que ce type de consultation, dès lors que les professionnels s'y sont impliqués, peut tracer la route pour les années à venir quant aux orientations les plus importantes.

Dans une première partie, j'évoquerai le problème du concept d'accès au droit. On constate qu'apparaît nettement une ligne de partage entre deux tendances. Une première tendance consiste en ce que le judiciaire soit totalement et spontanément accessible, quel que soit le problème que puissent connaître nos concitoyens et quel que soit le niveau de difficulté, et en ce que chacun bénéficie d'un accès immédiat, gratuit et complet à la justice. La seconde tendance, en revanche, soutient la thèse selon laquelle il est nécessaire que le judiciaire reste normalement et relativement exceptionnel. Selon cette thèse, le tout judiciaire n'est pas une bonne manière de réguler les difficultés sociales. Il est nécessaire de donner l'information et de faciliter l'accès pour les classes défavorisées, mais aussi de placer des limites, proches du ticket modérateur en matière de santé. Ainsi, une juridiction propose d'imposer un droit fixe de 600 francs. La Conférence nationale des premiers présidents de cour d'appel propose qu'avant toute assignation, c'est-à-dire l'acte qui noue le procès, le demandeur puisse justifier qu'il a tenté une négociation ou une médiation avec son futur adversaire. Le but de cette politique est que le réflexe ne soit pas d'aller vers le juge mais vers les autres types de solution des conflits. Je pense que cette idée est importante.

Dans un second temps, j'insisterai sur la nécessité d'une pause législative et d'une simplification de l'appareil juridique. Les juridictions ont le sentiment que le droit se complique et que le législateur ne fait pas le travail de « toilettage ». Cette expression est revenue à plusieurs reprises. Il est fréquent qu'un nouveau texte apparaisse et que l'on ne reprenne pas pour autant l'existant antérieur. La mosaïque ainsi créée est difficile à aborder.

Le troisième aspect de mon propos sera d'évoquer la recherche faite autour des nouvelles implantations judiciaires. Il y a là un facteur extrêmement important. Je vous dirai tout à l'heure qu'il ne faut peut-être pas aborder le problème aujourd'hui en parlant de réforme de la carte judiciaire, car cette formulation est bloquante. Cependant, la recherche de nouvelles implantations judiciaires est un sujet sur lequel nous reviendrons.

Le quatrième axe de réflexion que je vous propose, aujourd'hui, est la notion d'efficacité. Les juridictions expriment le sentiment de travailler beaucoup pour un résultat qui est, parfois, quasiment inexistant. Cela n'est pas satisfaisant, et m'amène à parler de la nécessité de fixer des priorités. Les juridictions se tournent vers le politique et le législateur pour cela. Elles demandent qu'on leur fixe des voies afin de déterminer les axes principaux et ce qui est à la marge. Le but de cette politique est de ne pas traiter l'un et l'autre de la même manière.

Lié à la notion d'efficacité, nous retrouvons un discours, qui n'est pas nouveau mais qui prend de plus en plus de force, sur la qualité de la justice. Les juridictions disent souvent, à tort ou à raison, que ces dernières années l'accent a été mis sur la productivité judiciaire, sur l'aspect quantitatif des choses. Elles souhaitent que cette première démarche soit accompagnée par celle de la qualité et de l'évaluation, voire de l'auto-évaluation, des juridictions.

Vous devez avoir noté qu'une discussion extrêmement profonde est en cours concernant le statut des magistrats du parquet. Vous noterez que j'ai pris soin, dans le rapport, de ne pas interpréter, mais de restituer un certain nombre de contributions qui me semblent faire apparaître un certain nombre de questions de fond. Je pense que si vous entendez la Conférence générale des procureurs généraux ou celle des premiers présidents, des discours très importants vous seront tenus, qui ne font pas l'unanimité, mais qui permettent de dégager des axes importants de réflexion. La question du statut du parquet est donc fondamentale. Je pense qu'il sera nécessaire d'y apporter des réponses.

Enfin, et cela nous renvoie à la question générale des métiers, je souhaite aborder la notion de travail d'équipe. Sur ce point, nous voyons apparaître des idées nouvelles dans la mesure où, jusque-là, il était difficile de raisonner en termes d'équipes et de services. Des concepts nouveaux sont donc en train d'apparaître. Parmi les idées qui se situent autour du travail d'équipe, une première question se pose sur la notion même de service. Comme je vous le disais, la réalité est très différente selon les juridictions. Il est possible d'aborder une juridiction dans son ensemble, en tant qu'unité indivisible. Vous savez que nous travaillons sous forme de chambres. Pour autant, ces concepts ne semblent pas satisfaisants aujourd'hui. Nous sentons que les juridictions sont en recherche. Le contenu de la notion de service demeure flou. Nous voyons, par exemple, apparaître la notion de service pénal. La question du service pénal intéresse ce qui se passe entre la réception d'une procédure et la fin de l'exécution de la peine qui a pu être prononcée. Vous voyez donc apparaître cette notion de continuum et de responsabilité commune quels que soient les moments dans lesquels on se situe dans cet ensemble.

Il est également possible de parler d'une sorte d'unité de base de production. Certaines juridictions utilisent ce terme et définissent un service comme une équipe composée d'un magistrat, d'un greffier et d'une secrétaire. Je pense que ces idées, ou les questions qu'elles sous-tendent, devraient servir de prisme pour l'appréciation de la pertinence de notre organisation actuelle. Je cite la cour d'appel de Colmar : « Il convient de penser autrement les relations de travail au sein des juridictions et de mettre en application les notions de travail d'équipe à l'instar du secteur privé. » Ce message me semble fort et clair. Au plan interne, cela signifie une meilleure organisation, une meilleure efficacité et la notion d'équipe responsable.

Il me faut évoquer les trois thèmes importants qui ont émergé de notre réflexion sur le travail d'équipe : les différentes catégories de fonctionnaires, la notion d'animation d'équipe et enfin le rôle de l'assistant du juge.

Concernant les fonctionnaires, on voit également apparaître un autre aspect. Il existe, en juridiction, une sorte de clivage, un partage, entre les magistrats et les fonctionnaires. Pour le fonctionnement de la juridiction, nous retrouvons un peu trop souvent, selon les juridictions elles-mêmes, d'un côté les magistrats qui définissent un certain nombre de choses en termes de politique judiciaire et de partenariat avec les instances extérieures, et, de l'autre coté, les fonctionnaires, qui se sentent trop souvent exclus de cette réflexion. Les fonctionnaires demandent à être intégrés, voire réintégrés, dans ces notions de service et de travail d'équipe, et ce même pour ce qui concerne la réflexion et les actions à mener avec les partenaires habituels, comme la police, la gendarmerie, mais aussi la préfecture, les auxiliaires de justice, la trésorerie etc. Nous avons ressenti cela de manière extrêmement forte. Peut-être aurez-vous l'occasion de le constater lors de vos déplacements, ou si les juridictions vous adressent les contributions qu'elles nous ont fait parvenir. Vous verrez que, parfois, dans les tribunaux, ce qui nous a été apporté est bien le résultat d'un travail d'ensemble, alors que, dans d'autres juridictions, les fonctionnaires, et parfois les magistrats du siège et du parquet, sont à part. Je pense que le travail d'équipe constitue une piste de réflexion importante.

Je pense aussi, et cela a été évoqué, que lorsque l'on parle d'équipe, comme lorsque l'on parle de chambre ou de service, se pose toujours le problème de l'animation de cette équipe ou de cette direction. Il ne semble pas qu'il y ait d'équivoque sur le fait que le magistrat soit en quelque sorte le leader de cette équipe, en soit le responsable et l'animateur, mais encore faut-il que le magistrat soit suffisamment préparé et formé à cette tâche et à ces fonctions d'encadrement. Vous avez noté que, de ce point de vue, je m'étais permis d'appeler l'attention de l'Ecole Nationale de la Magistrature sur la nécessité de veiller, dans la formation initiale, à fournir un effort.

Je fais une parenthèse : il y a quelques années, au ministère et avec l'Ecole nationale de la magistrature, nous réfléchissions sur les dispositifs à mettre en place concernant la formation des cadres. Lorsque nous parlions de l'administration pénitentiaire ou de la protection judiciaire de la jeunesse, il apparaissait clairement que le cadre était le chef de service. En revanche, nous ne savions pas trop que penser concernant le magistrat, sauf à considérer, par exemple, qu'un jeune magistrat quittant l'Ecole Nationale de la Magistrature et étant nommé juge d'instance dans son premier poste, aurait des fonctions de responsabilité et d'encadrement. Il est donc nécessaire d'intégrer cela dans la formation initiale du jeune magistrat.

Dans le concept d'équipe, il est apparu un besoin très fort de ce que j'appelle l'assistant du juge. Vous avez noté que beaucoup de juridictions se plaignent du manque d'un statut intermédiaire entre celui de magistrat et celui de fonctionnaire du greffe, en termes de tâches d'exécution. Ce qui m'a beaucoup frappé, c'est que cette remarque est exprimée par de très nombreuses juridictions, souvent sous des formes différentes, mais relativement proches les unes des autres. De plus, cette idée est exprimée aussi bien par les magistrats que par les fonctionnaires, même si chacun ne voit pas la même entrée. Pour les fonctionnaires, cela constitue un facteur de valorisation de leur statut et de leur rémunération. Pour les magistrats, cela intéresse davantage la participation et le partage des tâches. Si le besoin s'exprime de cette manière, c'est que nous bénéficions aujourd'hui d'une sorte d'exemple qui est l'assistant de justice. Je vous rappelle que l'assistant de justice a été créé par voie réglementaire. Il s'agit de personnes recrutées pour deux ans renouvelables une fois seulement, qui ne peuvent pas avoir un emploi, en termes de nombre d'heures, supérieur à un équivalent mi-temps. Les contraintes sont donc dans le temps de présence en juridiction et dans le temps consacré à la formation.

Le but poursuivi à l'époque de la création de ce poste était d'accélérer le traitement des contentieux et de favoriser une expérience professionnelle pour de jeunes universitaires. Nous nous rendons compte aujourd'hui que l'utilisation des assistants de justice est allée beaucoup plus loin, puisqu'ils participent souvent à l'aide à la décision. En effet, on leur demande fréquemment de rédiger l'exposé des faits, qui est une partie de la décision de justice, ainsi que le rapport fait à l'audience par le magistrat qui a le dossier en charge, et, dans certaines juridictions, on va jusqu'à la rédaction de projets de jugements ou d'arrêts. Nous voyons également que ces assistants de justice font très souvent des recherches documentaires et jurisprudentielles. Il s'agit bien, là aussi, de participer au travail du juge. Certains de ces assistants sont utilisés dans les centres de documentation. Enfin, d'autres assistants aident le magistrat en matière de politique de la ville et de la politique associative.

Le gros reproche que l'on fait à l'institution, c'est que ce sont des personnes que l'on emploie à titre temporaire et que les juridictions sont chaque fois obligées de refaire, et parfois tous les trois ou six mois, un investissement considérable en termes de formation. Autant le besoin est apparu, autant la réponse apportée aujourd'hui n'est pas satisfaisante pour l'ensemble de ces raisons. L'idée a donc émergé d'arriver à un fonctionnement pérennisé de ce point de vue et d'avoir, dans ces équipes, une personne qui occuperait le champ que je viens de définir. Ainsi, un certain nombre de références sont faites explicitement au système allemand, assez proche bien que différent, du Rechtspfleger . En page 62 de mon rapport, apparaît la place que l'assistant du juge peut occuper. Il s'agit bien de la situation d'une personne qui n'est pas dans un statut de fonctionnaire au sens de fonctionnaire du greffe, mais qui est bien chargée d'un certain nombre de fonctions à titre juridictionnel. Les juridictions pensent qu'il y a une recherche importante à mener sur cette question. Madame la Ministre a demandé à la direction des services judiciaires de réfléchir à ces questions. Il est certain que nous rencontrerons des réticences, aussi bien de la part de certains magistrats que de certains fonctionnaires, mais je pense qu'il y a la place pour une recherche importante. J'ajoute, d'ailleurs, que nous avons actuellement, dans nos juridictions, un certain nombre de jeunes greffiers en chef qui sont des fonctionnaires ayant les mêmes diplômes que les magistrats. Tous ceux qui sont greffiers en chef dans une juridiction n'ont pas nécessairement des tâches d'encadrement de chef de service ou de chefs de greffe. Il est nécessaire de savoir utiliser les compétences des personnes en matière d'aide à la décision. Cela a d'ores et déjà été mis en place dans quelques juridictions, avec les greffiers en chef qui ont bénéficié de cette bonne formation sur le plan du droit, et les résultats sont excellents.

M. le Président - Je vous remercie, Monsieur l'Inspecteur général. Certains d'entre nous sont également membres d'une commission d'enquête sur la délinquance des mineurs. J'ai visité hier le tribunal de grande instance de Paris, et j'estime que le travail d'équipe constitue un thème de réflexion très important pour l'avenir.

M. Jean-Paul Collomp - Je pense que les juridictions pour mineurs sont précurseurs de ce point de vue.

M. Christian Cointat, rapporteur - La première question qui nous préoccupe, évoquée dans les entretiens de Vendôme, est celle de savoir si les magistrats doivent se concentrer sur leurs activités juridictionnelles ou s'ils doivent également avoir d'autres tâches, comme c'est le cas à l'heure actuelle. J'ai cru comprendre, en lisant le compte rendu de ces entretiens, que les magistrats souhaiteraient se focaliser sur leurs activités juridictionnelles, en abandonnant, le cas échéant, au greffier en chef ou à des assistants du juge, un certain nombre de tâches qu'ils exercent actuellement. Je souhaite savoir si vous pensez que nous devons aller dans cette direction, étant entendu que tout le monde a reconnu la nécessité pour le magistrat d'être le chef d'équipe. Si nous allons dans cette direction, pensez-vous que les autres tâches seront dévolues aux greffiers ou bien est-ce que vous pensez davantage aux assistants du juge ? Ne pensez-vous pas que ces assistants risquent d'apparaître, à terme, comme des succédanés de magistrat ? N'existe-t-il pas un risque de complication supplémentaire du dispositif ? Ne serait-il pas préférable d'augmenter le nombre de magistrats et de répartir de manière plus équilibrée les tâches entre les jeunes qui débutent et les autres ?

Par ailleurs, j'aimerais savoir si vous considérez que, en tout cas en ce qui concerne les juridictions les plus importantes, il ne serait pas nécessaire qu'un corps de fonctionnaires spécialisés dans la gestion administrative soit mis en place. Il s'agirait de créer un poste de secrétaire général du tribunal responsable de l'intendance, alors que les magistrats et les greffiers se chargeraient de la justice proprement dite.

M. Jean-Paul Collomp - Il s'agit d'une question centrale. Concernant le rôle du juge, mon premier élément de réponse porte sur l'existant. Qu'en est-il aujourd'hui ? Nous venons d'être destinataires d'une note de notre administration centrale, la direction des services judiciaires, rendant compte d'une étude des charges de travail des magistrats des parquets généraux dans les cours d'appel. Cette étude a été réalisée en 1999. Elle nous permet de nous rendre compte que, dans les petites et moyennes cours d'appel, les activités non juridictionnelles représentent 50 % de la charge de travail. Cela est parfaitement significatif. Nous prenons également conscience qu'en première instance, et notamment dans les parquets, la participation aux activités non juridictionnelles est également très importante.

J'évoquais tout à l'heure la politique de la ville, le partenariat et les contrats locaux de sécurité. Cela prend beaucoup de temps. Le temps dont les magistrats bénéficient pour travailler sur les procédures et les dossiers s'en trouve limité. En ce qui concerne le siège, la réalité est différente. Cette pression est moindre. Cependant, les juges des enfants sont des personnes qui passent beaucoup de temps à l'extérieur de leur cabinet. Il en va de même pour les juges de l'application des peines, qui ont besoin de se déplacer sur le terrain, de travailler avec les équipes et de visiter les établissements. La question est donc pertinente. Voilà pour le premier point sur le plan concret.

Je pense que si nous voulons réfléchir à ce que peut être le magistrat, il est nécessaire de s'arrêter sur une question théorique. Cela ne figure pas dans les entretiens de Vendôme. Un universitaire belge, Monsieur François Ost, a fait plusieurs études sur l'image des magistrats, et propose deux types de classification faisant apparaître l'évolution du droit et donc l'évolution de ce que l'on attend du juge. Voici les trois types de juges qu'il a mis en avant : le juge « Jupiter », le juge « Hercule » et le juge « Hermès ».

Le juge « Jupiter », c'est le juge qui se trouve au sommet du Sinaï dont émane la Loi. C'est le juge qui est au service du droit, et au service du pouvoir dans la mesure où le droit provient du pouvoir dans ce qu'il a de transcendantal. C'est dans cette catégorie que l'on trouve le juge avec son imperium, celui qui juge drapé dans sa robe et dans sa dignité.

Le juge « Hercule », c'est le juge qui est chargé de tous les travaux. Je me demande si nous ne sommes pas aujourd'hui dans cette situation. Je cite François OST : « Ce juge Hercule s'astreint à d'épuisants travaux. » Cela signifie aussi une chose importante pour vous, législateurs, que le juge devient la source du seul droit valide, car il est présent sur tous les secteurs.

Le juge « Hermès », c'est le juge du dialogue, le messager. Cela revient à dire que le droit est une mise en réseau, une infinité d'informations et de structures, et que ce que l'on attend du juge, c'est de mettre les parties en présence.

Cela présente l'intérêt de donner quelques idées. Le même auteur propose une autre classification, moins mythologique, mais tout aussi parlante.

- Le juge pacificateur. Nous retrouvons le juge vêtu de la robe, celui qui procède du pouvoir royal, dont l'auteur dit : « C'est celui qui fait la paix, qui apaise. »

- Le juge arbitre. C'est celui qui va être le décideur, l'homme de la juridiction, pas au sens de pouvoir de droit divin. Ce juge meurt aussitôt sa décision rendue. Son travail s'achève par le jugement qui est rendu.

Le juge entraîneur, c'est celui qui participe à la réalisation d'un certain nombre de politiques déterminées et celui qui interviendra avant le procès, dans ce qu'on appelle en droit pénal le pré-sentenciel, c'est-à-dire toutes les mesures qui accompagnent le délinquant, telles que le contrôle judiciaire. Il interviendra également après le jugement dans le post-sentenciel.

Le voeu le plus généralement exprimé dans les entretiens de Vendôme concerne la nécessité de recentrer le magistrat sur ses tâches judiciaires. Cela suppose néanmoins deux réserves. La première est que la participation du magistrat à d'autres activités apparaît comme incontournable et nécessaire lorsqu'il s'agit de la politique de la ville, de la politique associative, de la prévention et dans les interventions que j'indiquais tout à l'heure en termes de pré et de post-sentenciel. Je pense que des acquis sont ici importants et qu'il est difficile de revenir dessus, sachant que les contraintes ne sont pas les mêmes selon que l'on parle des magistrats du parquet ou du siège. Il existe une autre division au sein des magistrats du siège entre les juges non spécialisés et les juges spécialisés comme les juges des enfants et les juges de l'application des peines.

La seconde observation est que l'activité juridictionnelle ne cesse d'augmenter. Nous en avons un certain nombre d'exemples ces derniers temps, ne serait-ce qu'avec la loi du 15 juin 2000 sur la présomption d'innocence. Je vous rappelle que cette loi a créé un nouveau juge, le juge des libertés et de la détention, la juridiction régionale de la libération conditionnelle ainsi que la juridiciarisation du juge de l'application des peines. Cette loi a également créé l'appel des décisions des cours d'assises. Je vous parlais tout à l'heure de stratification. Vous voyez que la part du juridictionnel demeure extrêmement importante.

En ce qui concerne les tâches administratives au sein de la juridiction, la première observation est que nous assistons, depuis plusieurs années, à un mouvement de déconcentration très fort dans le domaine de l'administration des juridictions, depuis notre administration centrale vers les cours d'appel. Il s'agit d'un mouvement historique, qui était incontournable et auquel nous adhérons dans la mesure où il rapproche le décideur de ceux qui en ont besoin. Ce mouvement de déconcentration a eu pour conséquence une augmentation des tâches de gestion. Ce qui était géré autrefois à l'échelon de l'administration se trouve géré localement.

Ma seconde observation sur ce point est que cette gestion des juridictions fait l'objet de débats très importants. Elle fait notamment apparaître une différence de point de vue très nette entre les magistrats et les fonctionnaires du ministère. Il ne faut pas se leurrer sur ce point. Nous entendons régulièrement : « que les juges jugent, que les greffiers gèrent. » De ce point de vue, un partage des tâches devrait donc intervenir, qui déchargerait les magistrats de cette fonction d'administration, celle-ci étant assurée par les actuels greffiers en chef.

Rien n'émerge quant à l'intervention d'un tiers, appelé secrétaire général ou secrétaire administratif. Ce sujet n'intervient pas réellement dans le débat. Je pense que nous manquons de maturité sur ce point. Je ne puis donc pas vous en dire plus.

Ma troisième observation, très importante et à laquelle les magistrats, pour ne parler que d'eux, sont très attachés est la suivante. Quand nous parlons de gestion administrative, nous parlons de moyens et de résultats, et donc de politique. Les chefs de cour et les chefs de juridiction sont responsables de la politique judiciaire locale et, à ce titre, ils considèrent que la fonction de gestion leur revient. Ils ajoutent d'ailleurs que cela constitue un gage d'indépendance de l'institution judiciaire. Cet élément du débat me paraît important. Nous pouvons sentir ici que, dans le débat avec les fonctionnaires, il est nécessaire que les juges rappellent qu'ils ont été désignés de manière normale comme responsables de la gestion et de la production de nos juridictions.

En restant toujours sur le terrain de l'activité judiciaire et extra judiciaire, vous l'avez noté à travers les entretiens de Vendôme, se pose le problème récurrent de la participation des magistrats, du siège comme du parquet, à quantité de commissions administratives. Il s'agit encore de stratification due à la nécessité de la présence d'un magistrat du fait de son indépendance ou de son pouvoir de contrôle de la légalité. En annexe du rapport figure une liste à peu près exhaustive des commissions. Nous sommes arrivés à une double constatation sur ce point. Premièrement, la plupart de ces commissions sont de création législative. Deuxièmement, lorsqu'elles sont de création réglementaire, il s'agit de décrets d'application. Il est donc difficile de modifier le décret sans menacer l'équilibre de la loi.

J'avais suggéré de renvoyer le problème au législateur. Il s'agirait de lui soumettre la liste des commissions auxquelles participent les magistrats et de lui demander de supprimer ou de maintenir ce qui paraît utile. Il conviendrait que le législateur adopte une vue d'ensemble du problème et un certain nombre de critères.

Il ne s'agit que d'une perspective, mais nous sommes devant un réel problème. La participation à ces commissions prend beaucoup de temps, et les magistrats n'ont pas toujours l'impression d'être d'une grande efficacité.

M. le Président - Je puis donner un exemple qui illustre votre propos : naguère, les magistrats de l'ordre judiciaire présidaient les commissions de discipline des agents locaux. Je m'en suis étonné en disant que le droit de la fonction publique territoriale appartient à la justice administrative. Si la présence d'un juge avait été indispensable, ce qui ne me semblait pas être le cas, il eût été préférable de placer un juge administratif. Il s'agissait d'un paradoxe puisque, par définition, le juge judiciaire ne connaît pas le droit de la fonction publique.

J'ai vécu un autre exemple : les juges judiciaires président les commissions de propagande pour les élections locales. J'étais l'année dernière candidat au conseil général, et j'ai rencontré un jeune juge. J'ai dû lui présenter le droit électoral : il ne savait strictement rien sur ce point. Nous pouvons nous demander alors où est l'utilité de la présence du juge. Il en va de même lors de la remise de la médaille de la famille française.

M. Jean-Paul Collomp - L'inventaire à la Prévert est redoutable dans ce domaine.

M. le Président - Je pense que, dans ces exemples, le législateur aurait intérêt à accomplir un travail de tri.

M. Jean-Paul Collomp - Vous venez de citer la commission de discipline des agents municipaux. Il est intéressant de savoir que les juges administratifs, à qui la tâche a été confiée, ont refusé de siéger sans indemnisation pour leur participation. Il y a eu une période transitoire avant que l'indemnisation ne soit acquise durant laquelle on demandait au juge judiciaire de remplacer le juge administratif.

M. le Rapporteur - Vous avez écrit, dans votre rapport sur les entretiens de Vendôme, que les magistrats n'étaient pas prêts à accepter une gestion administrative par un secrétaire général dans certaines juridictions importantes. Les magistrats craignent que cela porte atteinte à leur indépendance. Je crois que les parlementaires sont, eux aussi, jaloux de leur indépendance, et pourtant ils sont contents de bénéficier d'un, voire de deux secrétaires généraux. Ces fonctionnaires exercent leurs activités sous l'autorité du président et du Bureau. J'aimerais connaître votre sentiment sur ce point.

M. Jean-Paul Collomp - J'ai eu à travailler dans des juridictions où il était nécessaire, compte tenu de leur taille, de bénéficier d'une personne assurant ces fonctions de secrétaire général. Bien évidemment, je me suis tourné à chaque fois vers des magistrats. Il m'est apparu que, pour un certain nombre de tâches qui relèvent de la gestion, la qualité de magistrat ne constituait pas une plus-value. En revanche, cette notion d'animation ne recouvre pas que le fait de gérer un budget. Il s'agit également d'assurer la mise en relation de certaines personnes, et de prérégler certains conflits. En l'occurrence, je ne vois pas très bien jusqu'où peut aller la ligne de partage. Voilà ma réponse et ma réserve de ce point de vue. L'inspection générale des services judiciaires va essayer de procéder à une évaluation des services administratifs régionaux (SAR). Ce dispositif est en place depuis 1996. Il a été créé par voie de circulaire. Je pense qu'il est temps de l'évaluer, d'autant plus que les échos que nous en recueillons sont assez variés. Il est possible de bénéficier ainsi d'un exécutif utile et intéressant. Cependant, j'ai toujours dit que tout doit passer par les chefs de cour, qui constituent notre exécutif.

M. le Rapporteur - Ma deuxième question porte sur l'accentuation d'une spécialisation des professionnels de justice. Sur ce point aussi, les entretiens de Vendôme, laissant entrevoir une vision globale de la justice et de son organisation. Il est entendu que nous ne pourrons pas traiter de la même manière une juridiction importante en nombre d'affaires par rapport à une autre plus petite, notamment en fonction des départements qui sont plus ou moins peuplés. J'ai cependant cru comprendre qu'il y avait une sorte de consensus, ou du moins de sentiment très majoritaire, favorable à ce que l'on mette en place des tribunaux de première instance, qui remplaceraient le tribunal de grande instance et le tribunal de grande instance. Cela signifierait-il que, selon les départements, ces tribunaux de première instance pourraient être autonomes dans leur gestion ou non ?

Il serait également possible de prévoir une répartition en pôles de compétences en fonction du nombre d'affaires. Ce dernier aspect est au centre de la question. Je souhaite savoir comment vous voyez cette évolution vers les pôles de compétence, qui permet d'être plus efficace sans donner l'impression à certaines juridictions d'être dessaisies et d'éloigner la justice du justiciable.

M. Jean-Paul Collomp - L'idée générale qui sous-tend cette réflexion est celle qui considère que le droit est de plus en plus complexe. Il est de plus en plus difficile pour un magistrat, mais cela est vrai aussi pour les auxiliaires de justice, d'être généraliste. Il y a quelques décennies de cela, c'était possible, mais ce n'est plus le cas aujourd'hui. Il ne faut pas que cette complexité du droit se trouve aggravée par des aléas géographiques. Il ne faut pas que le simple hasard, comme l'emplacement du siège social d'une société ; mette en péril le traitement d'une difficulté de cette société parce que nous ne disposerions pas, localement, du spécialiste capable de traiter cette affaire. Nous retrouvons donc à la fois le problème des implantations judiciaires et celui de l'efficacité. C'est autour de ces éléments de question qu'apparaît l'idée de la constitution de pôles de compétences. Il y aurait ainsi des juridictions ayant compétence en matière de droit maritime, de pollution ou de marque.

Nous voyons également émerger une demande en termes de développement des pôles spécialisés tels qu'ils existent déjà, comme le montre le pôle économique et financier situé à Paris. La création d'un pôle de compétences suppose la mise en place d'une compétence rationae materiae , alors que les pôles spécialisés supposent, dans leur définition actuelle, la nomination d'assistants spécialisés non-magistrats. Je prends l'exemple du département du Nord qui compte 7 tribunaux de grande instance pour 2 500 000 habitants. Ce département présente un niveau de peuplement très varié, selon que l'on se trouve dans le ressort du tribunal de grande instance de Lille ou dans celui du tribunal de grande instance d'Hazebrouck. Si le siège social d'une société se trouve à Hazebrouck, je ne suis pas certain que la juridiction ne risque pas de se trouver en difficulté selon la nature des problèmes.

M. le Rapporteur - Il s'agit donc d'une évolution souhaitable...

M. Jean-Paul Collomp - Une autre question est posée, que nous trouvons dans la loi modifiant le statut de la magistrature : faut-il véritablement maintenir un juge d'instruction par arrondissement judiciaire ? Ne peut-on pas imaginer de regrouper, autour de la notion de pôles de compétences, l'instruction pour les affaires qui le méritent ? Un juge d'instruction à Hazebrouck gère un cabinet qui contient trente dossiers. Il est donc juge d'instruction à temps partiel et participe à toutes les autres activités de la juridiction. Il en va de même en matière de crimes de droit commun : un juge d'instruction qui se rend sur les lieux d'un crime doit avoir quelques réflexes. Pour en avoir, il est nécessaire que ce juge pratique suffisamment.

M. le Rapporteur - Les questions suivantes sont importantes parce qu'elles touchent à la justice de proximité. Je souhaite que vous expliquiez à notre mission d'information comment vous ressentez l'évolution qui va avoir lieu, puisque tout le monde est d'accord sur la nécessité de rapprocher le juge du citoyen. J'ai vu dans les entretiens de Vendôme que les avis étaient partagés à ce sujet. Les uns sont favorables à l'échevinage. Les autres estiment qu'il peut être dangereux, même s'il est pratiqué en matière correctionnelle dans les territoires d'outre-mer. Je souhaite donc que vous nous disiez comment vous voyez cette proximité de manière efficace pour la justice.

Deuxièmement, je voudrais savoir comment tirer le meilleur parti des maisons de justice et du droit.

Troisièmement, comment pensez-vous articuler cette justice de proximité, qui relèverait de la responsabilité générale du tribunal de première instance s'il était créé, avec les autorités locales ?

Enfin, les professionnels du droit sont-ils suffisamment impliqués dans la justice de proximité ? Beaucoup de fonctions nouvelles ont été créées, n'y en a-t-il pas un trop grand nombre ? Quelles sont les voies porteuses d'avenir et d'efficacité ?

M. Jean-Paul Collomp - Vous avez bien vu qu'il y a, dans les entretiens de Vendôme, un partage sur ce sujet. Il me semble -et c'est à la fois une opinion personnelle et quelque chose que j'ai ressenti en tant que coordinateur- que la notion de proximité mériterait d'être définie. Je ne suis pas convaincu que l'on parle toujours de la même chose. Si la proximité doit signifier l'éclatement des structures judiciaires, alors il n'en est pas question. Si la proximité signifie la facilité de l'accès au droit et la recherche d'une meilleure répartition sur le plan national, alors la réponse est oui. Je suis souvent tenté de comparer les besoins de la justice à ceux de la santé. On nous dit, et cela est vrai, qu'il n'est pas nécessaire d'implanter une maternité dans chaque village. Cependant, un médecin est indispensable dans chaque village. En matière de justice, faut-il un juge dans chaque bourg ? Non. Ce qui fera que la justice pourra être de proximité, c'est qu'il y aura un avocat dans chaque bourg, mais pas nécessairement un juge. Ce sont donc des concepts qu'il nous faut manipuler avec quelques précautions. Je puis vous dire qu'au sein de nos professions, nous ne mettons pas les mêmes choses sous les mêmes mots.

M. le Président - Il serait possible d'imaginer un juge qui se déplace.

M. Jean-Paul Collomp - Absolument. Ma deuxième observation est que nous avons beaucoup parlé, ces dernières années, de la réforme de la carte judiciaire. Je crois que, sur ce point, se trouve un consensus qui consiste à ne plus parler de réforme de la carte judiciaire mais de modification des implantations judiciaires. Le fait de parler de modification de la carte judiciaire est trop souvent ressenti comme une mise en oeuvre de suppressions. Aujourd'hui, au contraire, dans un certain nombre de propositions, comme c'est le cas pour le tribunal de première instance, on ne supprime pas, on gère différemment. L'un des avantages que nous pouvons trouver à l'idée du tribunal de première instance, est que nous aurions réuni, au siège actuel des tribunaux de grande instance, un certain nombre de prestations, et que les juridictions d'instance seraient autant de lieux dans lesquels pourraient se déplacer les magistrats pour tenir leurs audiences foraines dans ce qui relève réellement de la proximité. Un critère utile pour définir la justice de proximité est celui de la nécessité d'un contact entre le juge et le justiciable. Cela est le cas du juge des enfants, du juge des tutelles et du juge de l'application des peines. Pour un procès normal, et notamment pour celui où la représentation est obligatoire, si le justiciable souhaite assister à son procès, cela ne concerne que lui, et pas l'institution.

La justice de proximité, c'est aussi le guichet unique des greffes. Vous l'avez vu, ce point reçoit l'unanimité. Cependant, il est nécessaire que, dans ce domaine-là aussi, nous placions les mêmes idées sous les mêmes mots. Le guichet unique des greffes représente la possibilité pour un habitant d'un petit village des Alpes-de-Haute-Provence, s'il y a une structure, de formuler un pourvoi en cassation. Une modification législative est nécessaire de ce point de vue. Il convient de modifier un certain nombre de règles de procédure pour que, en tout lieu du territoire, les personnes puissent pratiquer des actes qui ne sont aujourd'hui réalisables que dans des endroits limités.

Un mouvement extrêmement important se développe au sujet des maisons de justice et du droit. Il est vrai que cela appartient au domaine de la justice de proximité. Il est pourtant nécessaire d'étudier les compétences de la maison de justice et du droit. Deux étages sont traditionnellement distingués. Le premier est l'accès au droit : le renseignement, l'information, les dossiers d'aide juridictionnelle et les imprimés. Cela fonctionne très bien. Le second étage correspond à ce que l'on appelle la « troisième voie », c'est-à-dire le rappel à la loi, la médiation pénale, le délégué du procureur, les permanences tenues par les travailleurs sociaux de la protection judiciaire de la jeunesse ou de l'administration pénitentiaire et les conciliateurs de justice. Cet étage regroupe donc tout ce qui correspond au travail judiciaire, sans constituer des tâches juridictionnelles.

Il faut veiller à ce que les maisons de justice et du droit ne deviennent pas des micro-juridictions. La juridiction représente à la fois un lieu réel et symbolique et implique la présence du greffier et des avocats. Si les avocats doivent se déplacer sur vingt lieux à la fois, cela ne fonctionne plus. Je pense que, ici aussi, il faut être précis.

M. le Président - Je pense que le délégué du procureur, lorsqu'il procède à un rappel à la loi, notamment pour les mineurs, doit se trouver au tribunal. Le symbolisme et la solennité de la décision de justice sont indispensables, même lors de procédures alternatives. Nous nous souvenons des débats relatifs au port de la robe par le magistrat. Hier, j'ai été frappé de constater que les familles vivaient le fait de venir au tribunal de manière différente que s'il s'était agi d'un lieu banalisé. Il est donc nécessaire de se montrer prudent, parce que les alternatives peuvent ne pas avoir de sens pour les justiciables, surtout en matière de justice pénale.

M. Jean-Paul Collomp - En dehors de mon sentiment personnel, je puis vous dire que nous sommes divisés sur ce point. Pour un certain nombre d'entre nous, la justice doit se tenir dans un lieu symbolique pour toutes les raisons que vous venez d'évoquer. Pour d'autres, en revanche, il est important que la justice soit rendue dans un lieu plus neutre, ce qui n'empêche pas le travail en profondeur, mais constitue une approche différente.

M. le Président - Les fonctions émergentes de la justice de proximité (délégués du procureur, médiateurs, conciliateurs) traduisent-elles l'apparition de nouveaux métiers ?

M. Jean-Paul Collomp - A mon avis, ce ne sont pas de nouveaux métiers. Il s'agit davantage d'une aide citoyenne. Ce ne sont d'ailleurs pas des professions organisées, et vous connaissez leur mode de rémunération. Ce ne sont donc pas des métiers. La seule particularité concerne les médiateurs. Je me demande si la médiation, notamment la médiation familiale et la médiation en matière civile, demain, ne pourra pas déboucher sur une nouvelle profession. Pour le reste, non, ce ne sont pas des professions.

M. le Rapporteur - Qu'en est-il du déficit de communication et du cloisonnement entre les différentes professions dont vous faites état dans votre rapport ?

M. Jean-Paul Collomp - Un rapport de l'inspection générale sur la communication interne dans les juridictions a été rendu public il y a quelques mois. Nous n'avons pas à être fiers de nos savoir-faire dans ce domaine. Un certain nombre de propositions ont été avancées. Par exemple, j'ai pu constater que les juridictions qui ont été les plus fécondes lors des entretiens de Vendôme sont celles qui avaient des habitudes de dialogue. A l'occasion de nos déplacements, nous avons pu rencontrer, par exemple sur le dialogue entre magistrats et avocats, des bâtonniers qui nous disaient que, grâce aux entretiens de Vendôme, ils avaient pu entrer en contact avec les magistrats. A mon avis, cela ne provient pas d'un problème de textes, mais d'un problème de mentalité et de formation de nos cadres.

M. le Président - Un président de tribunal est aussi un « manager ».

M. Jean-Paul Collomp - Absolument !

M. le Rapporteur - Je souhaiterais évoquer à nouveau le problème de l'échevinage. Pour associer plus activement le citoyen à la justice, faut-il favoriser l'échevinage ou bien une autre formule ? Si vous n'êtes pas favorable à une association plus active du citoyen, comment, selon vous, est-il possible de redonner son sens à la justice rendue au nom du peuple français ?

M. Jean-Paul Collomp - Aucune unanimité sur ce point n'est apparue dans les entretiens de Vendôme. La tendance très majoritaire est un rejet massif. Les entretiens de Vendôme ont néanmoins ouvert la voie à une piste de réflexion. Nous pouvons suivre l'évolution des idées lors des différentes réunions. Le non massif laisse progressivement place à l'intérêt. Il est possible de considérer que le chantier sur ce sujet est en friche. Notre réflexion devra aller plus loin dans cette voie. Je suis frappé de constater que beaucoup de collègues et de fonctionnaires ignorent que l'échevinage appartient déjà au droit positif, notamment en matière correctionnelle en Nouvelle-Calédonie, par exemple. Nous constatons qu'une réflexion est également nécessaire sur les jurés d'assises. Les assesseurs des tribunaux pour enfants constituent eux aussi une source d'expérience que nous n'avons pas suffisamment explorée. Je pense qu'il est trop tôt, aujourd'hui, pour mettre en place l'échevinage. Cela reviendrait à violer l'institution et le citoyen. Cependant, nous devons réfléchir et nous doter d'instruments d'analyse. Une idée est apparue dans les entretiens de Vendôme et me paraît très intéressante. Elle revient à faire siéger des citoyens en correctionnelle, par nécessairement avec voie délibérative, cette activité constituant un temps de formation pour les préparer aux nouvelles fonctions de délégué de procureur ou de médiateur pénal.

M. le Rapporteur - Cette idée est très intéressante.

M. Jean-Paul Collomp - Cette idée est intéressante et elle permettrait de concrétiser la notion de juridiction à cinq.

M. le Rapporteur - Sur le fonctionnement des juridictions : quel est l'impact des nouvelles technologies ? Vous n'abordez ce point que très brièvement dans les entretiens de Vendôme. Pourquoi ? Que faire ?

M. Jean-Paul Collomp - Rien ne s'est dégagé de très net sur les nouvelles technologies, sinon les plaintes ou les observations habituelles concernant les logiciels qui ne sont pas compatibles entre eux. Nous bénéficions d'un équipement globalement satisfaisant, et nous travaillons avec, malgré toutes les difficultés liées à l'informatique. Il y a en revanche un fossé entre quelques pionniers sur le plan des idées qui parlent du procès de demain, virtuel, sans salle d'audience, sans juge et sans écrits, et les autres. Nous sommes très loin de cela, et cela n'a pas été une des préoccupations majeures exprimées dans le cadre des entretiens de Vendôme, ce qui signifie que nous sommes globalement satisfaits.

M. le Rapporteur - Pensez-vous qu'à terme, puisque nous évoquons l'évolution des métiers de justice, il y aura des implications non négligeables des nouvelles technologies sur les métiers de justice ?

M. Jean-Paul Collomp - C'est déjà le cas, et nous sommes relativement bien préparés. Nous bénéficions, sur le plan de l'initiative locale, d'un certain nombre de possibilités. Dans chaque cour d'appel, outre les produits nationaux créés par le ministère, nous bénéficions de crédits et d'un schéma informatique. Nous disposons, dans chaque service administratif régional, d'un ou de plusieurs responsables de la gestion informatique. Nous bénéficions de techniciens informatiques que nous pouvons recruter à de bons niveaux. Nous formons des correspondants locaux informatiques dans les juridictions pour les premières interventions.

M. le Rapporteur - Les entretiens de Vendôme se concentrent essentiellement sur les magistrats et les fonctionnaires des greffes et n'abordent pratiquement pas ni le rôle ni la place des avocats et plus généralement des auxiliaires de justice ? Est-ce un choix délibéré de la Chancellerie ? Ces professionnels n'ont-ils pas manifesté le souhait de s'associer à cette démarche ?

M. Jean-Paul Collomp - Cela a constitué une des difficultés. Vous avez noté que la ministre avait, dès le départ, clairement fait connaître son souhait de voir associés les auxiliaires de justice en général et les avocats en particulier. Cela faisait partie des consignes figurant dans le guide méthodologique que nous avons envoyé. Le résultat n'a pas été à la hauteur des espérances, parce que je pense que, dans beaucoup de juridictions, il y a des contacts entre avocats et magistrats, mais il n'y a peut-être pas suffisamment de contacts institutionnels, c'est-à-dire de rencontres de travail entre le Palais et le Barreau. Nous devons sûrement fournir un gros travail. Je pense, et je l'ai dit à la ministre, que les entretiens de Vendôme ne sont pas finis. Il faudrait utiliser la dynamique créée par cette consultation pour continuer et, continuant, il faut que nous partagions beaucoup plus nos réflexions avec les auxiliaires de justice.

Les membres des juridictions ont rencontré une seconde difficulté quand nous leur avons demandé de parler avec les citoyens. Il n'est pas évident, pour une juridiction, de rencontrer le citoyen. Là aussi, il sera nécessaire de trouver une solution dans la poursuite de nos réflexions. Nous devons trouver des supports, nous poser des questions : est-ce que nous pouvons utiliser la vie associative ? Si oui, quel type de vie associative ? Est-ce qu'il faut se tourner vers les municipalités comme porte-parole des citoyens ? Il s'agit donc d'une autre lacune, qui ne correspondait pas à une volonté politique.

M. le Président - Certains procureurs ont écrit aux parlementaires. J'ai été bien gêné pour répondre. Je leur ai dit gentiment que je ne voulais pas trop troubler les débats. Il y a peut-être un autre problème avec les avocats : certains barreaux ont pu éventuellement hésiter en se demandant si leurs propos correspondraient à la position de la Conférence des bâtonniers. Il y a, sur ce point, un certain jeu de centralisation et de réactions diverses des barreaux.

M. Jean-Paul Collomp - Souvenez vous du fait qu'à l'époque, le « rapport Bouchet » venait juste d'être déposé.

M. le Président - La période n'était donc pas favorable. Il y a un conflit qui n'est pas terminé, ce qui a peut-être incité un certain nombre de barreaux à ne pas participer. Cela est conjoncturel, je pense que vous avez raison de dire qu'il faut continuer. Les auxiliaires sont indispensables.

M. le Rapporteur - La question suivante concerne l'Union européenne. En effet, dans les entretiens de Vendôme, cet aspect de la question n'est pas abordé. Il est pourtant important, d'autant plus que des discussions sont en cours sur l'évolution de l'Europe et l'élaboration d'une convention. La Cour de Justice des Communautés Européennes existe déjà, de même que le tribunal de première instance. Ils occupent une place très importante dans l'évolution de la jurisprudence. Le Traité de Nice prévoit la création de chambres juridictionelles. Les discussions en cours en vue de l'élaboration d'une Constitution de l'Europe leur donneraient une place encore plus importante. Etes-vous préparés à cela ? Est-ce qu'une évolution des procédures sera nécessaire pour adapter le fonctionnement des juridictions françaises par rapport à la CJCE et au tribunal de première instance mais également par rapport aux autres juridictions nationales des Etats membres, puisque nous allons de plus en plus vers une reconnaissance des jugements rendus par celles-ci ? Cette reconnaissance suppose, à terme, ce qui n'est pas encore le cas dans certaines circonstances, que les critères sur lesquels se fondent les tribunaux pour rendre leurs jugements soient identiques et compatibles avec les principes fondamentaux qui régissent l'Union européenne. Que pensez-vous de cela ?

M. Jean-Paul Collomp - Vous posez une question difficile. Je puis dire que nous connaissons une présence très forte de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales et de la jurisprudence de la Cour de Strasbourg. Nous avons également une présence très forte en matière de droit pénal en général, notamment pour les juridictions frontalières, pour les commissions rogatoires internationales, pour l'espace Schengen, pour « Eurojust », et pour le mandat d'arrêt international. Cela émerge. En revanche, le droit communautaire lui-même et ses conséquences en matière civile et en matière commerciale sont réservés à quelques juridictions spécialisées. Il est ici possible de comparer le droit européen à l'Arlésienne. Nous en parlons, mais nous ne le voyons pas beaucoup. Il y a un domaine dans lequel il est beaucoup plus présent, c'est en matière familiale, notamment avec les conventions bilatérales, par exemple en matière d'enlèvement d'enfants. Ceci est à la fois européen et extra-européen, puisque nous avons passé des conventions avec les pays du Maghreb.

Tout cela explique que le droit européen ne soit pas apparu à l'occasion des entretiens de Vendôme. Deux éléments importants sont à prendre en compte dans votre réflexion :

- la Charte européenne sur le statut du juge, de juillet 1998. Pratiquement tous les magistrats français en possèdent un exemplaire et le consultent régulièrement. Cette charte constitue un repère ;

- la création d'un comité d'expert sur l'efficacité de la justice par le Conseil de l'Europe. Ce comité s'est réuni à Bayonne du 27 février au 1 er mars 2002. Les axes de travail sont l'accès à la justice, l'efficacité des procédures judiciaires, le statut et le rôle des professionnels de la justice, l'administration de la justice et la gestion des tribunaux. Il y a donc une conjonction de préoccupation.

M. le Rapporteur - Je voudrais poser une dernière question. Même si cela déborde de notre problématique, je souhaite connaître la position de Monsieur Collomp sur un point, la séparation du parquet et du siège, qui a été soulevé lors des entretiens de Vendôme. Je voudrais savoir pourquoi cela a été évoqué.

M. Jean-Paul Collomp - C'est une question qui est dans l'air. L'étude du statut du parquet est une tâche à laquelle il va falloir s'atteler. Autour de ce statut se trouve tout le débat relatif à l'unité de la magistrature ou à une moins grande unité. Les magistrats du siège et du parquet bénéficient aujourd'hui du même statut, de la même formation et il est possible de passer de l'un à l'autre. La Conférence des premiers présidents, il y a quelques années, avait proposé de mettre un terme à cette situation du fait d'une confusion des images. Le métier de poursuivre n'est pas le même métier que celui de juger. La proposition a été formulée de maintenir une formation commune, de laisser la possibilité de passer de l'un à l'autre durant les cinq premières années de la vie professionnelle, mais de créer deux conseils supérieurs de la magistrature différents. L'un gérerait les magistrats du parquet, et l'autre ceux du siège. Ce sont des pistes de travail. Ce débat est très actuel au sein de l'institution judiciaire.

M. le Président - Ce sujet a rencontré les débats que nous avons connus sur un certain nombre de réformes. Je pense qu'il s'agit d'une vraie question.

M. Lucien Lanier - Monsieur mon ancien Président, si vous me permettez cette appellation qui n'a rien d'impertinent, ma question rejoint celle que pose Monsieur le Rapporteur. Il s'agit de ces assistants du juge que vous avez présentés comme ayant une position précaire, subalterne et faiblement rémunérée. J'ai toujours été partisan de la promotion sociale dans l'entreprise. Ne serait-il pas possible d'envisager que les meilleurs de ces assistants, étant donné que nous pourrions les juger sur un temps un peu plus long, puissent faire l'objet d'un tour extérieur pour entrer dans la magistrature sans avoir à passer les concours traditionnels. Il me semble que cela susciterait un espoir à ceux qui n'ont pas eu la fortune de passer les concours, et que cela donnerait une émulation à l'intérieur du corps des assistants de justice. De plus, cela permettrait peut-être de recruter au tour extérieur des gens de talent. Je voudrais savoir si vous envisagez cela vous semble possible ou pas.

M. Jean-Paul Collomp - Cette proposition ne ressort pas des entretiens de Vendôme. Nous savons qu'il existe une association des assistants de justice, qui notamment souhaite ce mode de recrutement quasiment automatique.

M. Lucien Lanier - Je m'intéresse à une prise en compte du talent et du mérite.

M. Jean-Paul Collomp - Ceci est le souhait de l'association. C'est un pas que les deux derniers ministres n'ont pas souhaité franchir. Ce n'est pas un mode de recrutement pour l'Ecole Nationale de la Magistrature. En revanche, nous voyons apparaître de temps en temps des intégrations comme auditeurs de justice ordonnées par la commission d'avancement. Nous voyons autant de dossiers rejetés que de dossiers admis pour le moment.

M. Lucien Lanier - Cette situation est normale, le tour extérieur ne représente qu'une faible partie des intégrations. Il peut d'ailleurs être réglementé : un tour extérieur pour trois nominations.

M. Jean-Paul Collomp - Vous avez noté que la loi organique du 25 juin 2001 réformant le statut de la magistrature a considérablement modifié les modes de recrutement, dans la mesure où, jusqu'à présent, il y avait la voie privilégiée de l'Ecole Nationale de la Magistrature et les intégrations. Nous avons maintenant comme voie normale de recrutement les concours exceptionnels. Ce point est extrêmement important, parce que nous intégrons une autre génération. De plus, ce système permet d'intégrer des personnes qui ont eu une ou plusieurs activités professionnelles, parfois relativement éloignées des métiers du droit. Cela constitue un enrichissement. Nous avons reçu, dans la cour d'appel de Douai, des personnes issues de ce concours exceptionnel, et nous avons bénéficié d'un recrutement de grande qualité.

M. le Rapporteur - Quand nous avons parlé des nouvelles fonctions émergeantes, vous nous avez dit que le médiateur pouvait constituer un nouveau métier, mais pas les autres. Quelles sont les raisons de cette différence ?

M. Jean-Paul Collomp - La médiation joue déjà un rôle en matière pénale, mais il n'est pas impossible qu'elle prenne une place importante en matière civile. La rémunération des interventions extérieures en matière civile n'a rien à voir avec celle qui est valable en matière pénale. Si demain le juge des affaires familiales fixe à 2 000 ou 3 000 francs le coût d'une médiation familiale, sans doute des personnes pourront-elles vivre à temps complet de leur activité. Tant que la rémunération de la médiation pénale sera maintenue aux alentours de 300 francs, ce ne sera pas possible.

M. le Rapporteur - Qu'en est-il des relations avec les autorités locales pour les actions de justice de proximité ?

M. Jean-Paul Collomp - Cela est déjà en place dans le cadre des contrats locaux de sécurité. En dehors de ce qui existe, il faut penser que l'institution judiciaire a créé ou entretenu ces partenariats. Cependant, ces partenariats ne vont pas sans poser certaines difficultés. Je l'ai connu. Quand on travaille avec un élu local et que celui-ci se trouve mis en examen, la situation n'est pas facile. Il faut être concret. C'est une des limites qui met déjà en difficulté les collègues du parquet. Cela est encore plus difficile pour les magistrats du siège. En dehors de cet aspect-là, la vocation des magistrats du siège est de régler les situations individuelles, donc il n'est pas possible de prendre d'engagements globaux. Un juge des enfants ne peut pas s'engager auprès d'une instance partenariale à mettre en prison ou à ne pas mettre en prison les enfants qui ont commis tel ou tel délit. Cette question est une des limites de ce travail partenarial.

M. le Président - Nous tenons beaucoup à vous remercier pour votre participation à nos travaux.

Audition de Mme Evelyne SIRE-MARIN,
présidente du Syndicat de la Magistrature

(27 mars 2002)

Présidence de M. Jean-Jacques Hyest, président

M. Jean-Jacques Hyest, président - Je vous remercie d'être présente aujourd'hui. Sur l'initiative de la commission des Lois du Sénat, nous avons pensé qu'il était important de réfléchir à l'évolution des métiers de la justice. Nous nous intéressons tout particulièrement aux métiers de la justice judiciaire. Plusieurs questions nous intéressent, notamment le recrutement, la formation, la carrière et l'organisation du travail des magistrats et les relations entre les magistrats et les professionnels du droit. Il serait souhaitable que vous exprimiez votre sentiment général sur tous ces sujets, et que Monsieur le rapporteur vous pose ensuite quelques questions .

Mme Evelyne Sire-Marin -
Monsieur le Président, concernant le thème de votre mission d'information, il nous est apparu que nous devions évoquer un certain nombre de pistes de réflexion. Il s'agit non seulement de l'état actuel de l'appareil judiciaire, les métiers, la formation, les conséquences du décret du 31 décembre 2001, mais encore de l'idée de fusion entre les tribunaux d'instance et de grande instance, et surtout de la notion de justice de proximité.

Sur les questions générales relatives à la mission des magistrats, le syndicat a toujours expliqué que les magistrats étaient gardiens des libertés. Nous sommes très soucieux de cette mission qui nous est dévolue par l'article 66 de la Constitution. Nous avons actuellement le sentiment d'exercer de moins en moins cette mission, notamment du fait de ce que l'on appelle au pénal le traitement en temps réel. La plupart des dossiers au pénal se retrouvent soit en comparution immédiate soit en audience correctionnelle, traités de manière souvent expéditive, ce qui a pour conséquence que le métier de magistrat au pénal devient relativement machinal. Le magistrat ne dispose pas toujours du temps nécessaire pour se pencher sur les questions de fond et produire des décisions motivées. La situation est à peu près identique au civil, tous nos collègues juges d'instance nous expliquent que dans beaucoup d'audiences du Tribunal d'Instance et du tribunal de grande instance en matière familiale, les personnes sont entendues de manière extrêmement rapide, soit deux ou trois minutes pour chaque dossier. J'ai moi-même été juge d'instance, et je puis vous le confirmer. Nous souhaitons une justice plus humaine, qui donnerait aux personnes le temps d'être entendues avant d'être jugées. Nous avons peur du traitement en temps réel parce que nous nous apercevons que les magistrats du parquet sont extrêmement instrumentalisés par la police. Ce mode de traitement des affaires pénales détermine l'orientation de la procédure, la plupart du temps sans instruction et en procédure rapide, c'est-à-dire en comparution immédiate. C'est aussi la police qui décide implicitement du type d'infractions poursuivi devant les tribunaux ; ainsi les mineurs sont poursuivis à 80 % et les outrages et rébellions le sont systématiquement.

De même, le fait de prolonger une garde à vue en prenant la décision par téléphone sans voir la procédure n'est pas toujours évident. Dans ces cas-là, le contrôle des magistrats sur la garde à vue est illusoire, car l'avis du parquetier de permanence est induit par les seules informations données par les policiers. La conséquence est que la tendance est plutôt de maintenir la garde à vue, plutôt que d'ordonner la main-levée, surtout depuis les manifestations de policiers de l'automne 2001 et l'exploitation médiatique de l'idéologie sécuritaire.

M. le Président - Autrefois, les personnes étaient placées en garde à vue avant que le parquet ne soit prévenu.

Mme Evelyne Sire-Marin - Maintenant, le parquet est prévenu à peu près en même temps. C'est le magistrat qui prend la décision, mais il ne dispose pas souvent des éléments suffisants. Il faut rappeler que la Convention européenne de sauvegarde des libertés et des droits de l'homme va beaucoup plus loin que la législation française, puisqu'elle dispose que toute personne retenue doit être présentée à un magistrat. En France, nous n'en sommes pas à ce point, nous nous contentons d'un appel téléphonique ou d'un fax émis la nuit. Voilà pour expliquer l'état de notre justice et ce en quoi il n'est pas satisfaisant.

La création de 1.200 emplois en cinq ans nous a été promise. Nous ne sommes pas totalement satisfaits, parce qu'il s'agit d'emplois de magistrat qui ne nous semblent pas suffisamment formés. Ces magistrats sont recrutés grâce au quatrième concours, c'est-à-dire sur titre et par intégration directe. Le problème est qu'il n'est pas possible de former un magistrat en quelques mois. Je pense que la Chancellerie devrait envisager une formation plus spécifique et longue, parce que même quand on a déjà été juriste, rédiger des jugements civils ou pénaux et présider des audiences pénales nécessite une réelle formation.

Je voulais également attirer votre attention sur la multiplication des emplois précaires dans la justice. Les assistants de justice exécutent, malheureusement, de plus en plus des tâches de magistrats. Il suffit de se rendre à la bibliothèque de la cour d'appel de Paris pour constater qu'ils rédigent en grande partie ces arrêts. Les conseillers de la cour d'appel signent, mais, compte tenu de la charge de travail, l'assistant de justice fait l'essentiel, ce qui nous semble regrettable. De même que nous semble regrettable, à titre d'exemple, ce qui s'est produit au parquet de Lyon très récemment : une avocate a contesté une décision de prolongation de garde à vue parce que le magistrat du parquet normalement compétent était remplacé par une personne qui n'en avait pas le pouvoir. Le fait que des auditeurs ou des assistants de justice prennent des décisions à la place des magistrats du parquet est habituel au parquet de Lyon. Ces décisions concernent les libertés et ne devraient être prises que par des substituts.

Il est également nécessaire de souligner le fait que la protection judiciaire de la jeunesse comprend beaucoup d'aides éducateurs, qui parfois remplissent les tâches des éducateurs. Nous avons eu, par exemple, le cas d'un aide éducateur qui s'est trouvé seul en charge d'un groupe de huit à dix mineurs. Il y a eu un accident, et cette situation est absolument illégale.

Je souhaite également aborder le problème des agents de justice. Dans mon tribunal, je puis vous témoigner que lorsqu'il y a des agents de justice, ils exercent pratiquement les tâches des greffiers. Les agents de justice sont normalement là pour organiser l'accueil du tribunal, mais les faits sont différents. Les agents de justice ont généralement les mêmes diplômes que les greffiers. Ils comprennent rapidement en quoi consiste le travail, et fournissent des renseignements aux personnes qui en ont besoin. Vous devez savoir que l'accueil est essentiel dans un tribunal. Le fonctionnaire qui tient ce rôle reçoit les personnes et doit faire preuve de psychologie et de connaissances juridiques.

Nous sommes inquiets face à cette atmosphère de dé-professionnalisation de la justice et de la police, avec les adjoints de sécurité. Nous n'allons pas déborder sur cette question, mais vous savez que les policiers sont touchés par le même phénomène. Les adjoints de sécurité ne sont pas très bien formés, et nous devons faire face à une augmentation des procédures de rébellion.

M. le Président - Il y a peut-être également des jeunes qui se rebellent plus facilement.

Mme Evelyne Sire-Marin - En effet, il faut considérer que ces populations sont loin d'être faciles. Le fait d'avoir des adjoints de sécurité mal formés donne des résultats catastrophiques. J'ai été juge des enfants et je prétends que les brigades des mineurs arrivaient à un travail très correct et que nous ne connaissions pas les mêmes problèmes.

Je voulais également vous parler du problème du développement du nombre d'emplois de magistrats placés. A l'Ecole nationale de la magistrature, au moins 30 % des postes d'une promotion sont affectés à des postes de magistrats placés. Leur situation pose un problème du point de vue de l'inamovibilité, puisque ces personnes sont nommées à disposition du premier président, par exemple pour remplacer les magistrats absents, mais il est difficile de fonctionner ainsi. En ce qui concerne les magistrats eux-mêmes, ils sont à la totale disposition du premier président, et il est très facile de les écarter s'ils ne rendent pas les décisions qui conviennent.

Nous sommes également inquiets de constater que, sur 250 postes d'auditeurs dans la promotion de l'année 2000, seules 214 personnes ont été nommées. Nous nous demandons pourquoi il n'est pas possible de recruter parmi les étudiants en droit les effectifs nous avons besoin. Les critères retenus par le jury du concours pour admettre les candidats restent opaques.

Concernant la formation initiale des magistrats, nous disons depuis longtemps qu'il serait possible d'améliorer cette formation, extrêmement technique, ce qui est nécessaire. Le problème est l'omniprésence de l'évaluation. Un concours de sortie a été institué, il y a plusieurs années. Autrefois, il existait des conventions, ce qui nous permettait de ne pas être trop inquiets quant au poste que nous obtiendrions et de nous consacrer à la réflexion et à l'interrogation sur nos futures fonctions. Maintenant, et cela est tout à fait visible en ce qui concerne les nouveaux auditeurs, les étudiants sont extrêmement soucieux de l'opinion que l'on porte sur eux du début à la fin de leur stage en juridiction. Ils ont tellement peur d'être en désaccord avec le magistrat qui les forme, et qui les note, qu'ils perdent tout esprit critique. Il est fréquent que les auditeurs de justice n'osent pas poser de questions à leur maître de stage de peur de passer pour inaptes à la fonction. Quand ces auditeurs arrivent en juridiction, ils n'ont pas reçu toutes les réponses nécessaires du fait de la concurrence encouragée par l'Ecole nationale de la magistrature entre les auditeurs, en raison de l'importance finale pour eux du rang de classement qui détermine leur première affectation. Je trouve qu'il est dommage de ne pas se donner la possibilité de former l'esprit critique des futurs magistrats. Malheureusement, en juridiction ils n'auront plus le temps de se poser les questions de fond.

Nous avons un autre problème avec les auditeurs : l'évaluation n'est ni transparente ni contradictoire. Il arrive souvent que les auditeurs en juridiction s'aperçoivent à la fin de leur stage que leur note est mauvaise. Le redoublement constitue un drame pour ces étudiants. Je trouve qu'il est dommage que les notations se passent ainsi. Il serait préférable de se montrer plus francs avec les auditeurs afin de leur permettre de s'améliorer. Nous en avons souvent fait part à l'Ecole nationale de la magistrature.

M. le Président - Il est possible que l'on s'aperçoive pendant le stage qu'une personne qui a réussi le concours n'est pas apte à exercer la profession de magistrat. L'utilité de l'école et du stage est de vérifier que les personnes sont aptes à remplir ces fonctions.

Mme Evelyne Sire-Marin - Nous sommes parfaitement d'accord, mais il est préférable de le dire à cette personne dès que nous nous en apercevons.

M. le Président - Cette question relève peut-être de la formation des formateurs.

Mme Evelyne Sire-Marin  - Absolument. C'est également le problème des réunions d'évaluation. Souvent, le magistrat qui a été désigné n'a pas choisi cette fonction, et il doit la remplir en plus de ses tâches habituelles. Ce problème se posera tant que la formation ne fera pas l'objet d'une fonction à part entière.

S'agissant de la carrière des magistrats, le décret du 31 décembre 2001 procède à un reclassement des magistrats. Ainsi, les juges du second grade seront de moins en moins nombreux et représenteront 21 % du corps, et le nombre de juges de premier grade augmentera. Cela aura pour effet d'augmenter les salaires. Cependant, pour passer du second grade au premier grade, il est nécessaire de solliciter un tableau d'avancement, et certaines personnes souhaitent demeurer dans des fonctions du second grade. Ces personnes vont rapidement être bloquées dans leur carrière, à un indice assez bas.

De plus, nous observons que ce décret aboutit à un renforcement de la petite hiérarchie. Par exemple, dans pratiquement tous les tribunaux d'instance, un vice-président est nommé au lieu d'un juge directeur. Autrefois, cette fonction de juge directeur revenait au membre le plus ancien du tribunal. Maintenant, cette personne sera nécessairement un vice-président. Autrefois, pour prendre une décision concernant tout le tribunal d'instance d'un ressort, par exemple le contrôle des élections ou l'établissement de la liste des associations et gérants de tutelles, un groupe de travail était réuni et tous les juges d'instance concernés se réunissaient en assemblée générale. Maintenant, les réunions de travail ne rassemblent plus que les vice-présidents, et nous assistons à une sorte d'exclusion des juges d'instance de la prise de décision, d'autant plus que les assemblées générales sont contournées au profit de ces réunions.

Cela est d'autant plus dommageable que les vice-présidents sont en relation avec la hiérarchie, mais n'ont pas de mission d'information ni d'animation dans les pratiques juridictionnelles. Le vice-président a un rôle purement fonctionnel d'organisation du service, mais n'a en aucun cas un rôle hiérarchique. Il serait préférable de rassembler tous les juges d'instance afin de les convaincre d'appliquer tous la même pratique. Je suis partisane de la cohérence vis-à-vis des justiciables. Le fait que l'ensemble des juges concernés ne participe pas à ces réunions donne lieu à des pratiques incohérentes.

Il semble que la ministre ait pris la décision, à la fin des entretiens de Vendôme, de fusionner les tribunaux d'instance et les tribunaux de grande instance. Le Syndicat de la magistrature est en total désaccord avec cette position. La ministre a annoncé cette décision dans une sorte de bilan des entretiens de Vendôme. Je cite : « simplifier l'organisation judiciaire, fusion des tribunaux d'instance et des tribunaux de grande instance. » Nous pensons que les tribunaux d'instance doivent continuer à exister parce qu'ils remplissent une fonction de justice de proximité, contrairement au tribunal de grande instance.

M. Christian Cointat, rapporteur - Vous êtes donc contre le tribunal de première instance.

Mme Evelyne Sire-Marin - Nous sommes tout à fait contre, d'autant plus que cela ne repose absolument pas sur une concertation des juridictions. Nous ne savons pas comment cette idée est arrivée dans le bilan des entretiens de Vendôme. Nous doutons que beaucoup de juridictions aient demandé cette fusion. Ce qui est vrai, c'est qu'il faut trouver un allègement à la complexité des contentieux, comme cela a été fait en matière de baux commerciaux. Nous pensons qu'il faut suivre cet exemple, en développant l'accès aux tribunaux, par l'aide juridictionnelle et un meilleur accueil dans les juridictions par exemple. Il ne faut surtout pas fusionner le tribunal de grande instance et le tribunal de grande instance, car le tribunal de grande instance est la juridiction qui fonctionne le mieux en France (5 mois en moyenne pour traiter une procédure, contre 9 mois pour les tribunaux de grande instance). Casser un outil qui marche serait la pire des décisions de la Chancellerie. Nous demandons au contraire la création de tribunaux d'instance sur les territoires où la population a fortement augmenté depuis les années 1960, comme les banlieues, et le renforcement des effectifs réels des tribunaux d'instance, tant en magistrats qu'en greffiers.

Par exemple, dans les grandes juridictions telles que celle de Paris, certains juges sont mis à disposition d'autres administrations mais sont considérés comme étant toujours en poste et figurent dans l'effectif de la juridiction. En réalité, ils ne sont pas présents au sein de la juridiction. Il faut cesser cette pratique de prélèvement des effectifs d'une juridiction en créant des postes de magistrats détachés, qui permettent de combler les postes vacants.

M. le Président - Auprès de quelles personnes ces magistrats sont-ils mis à disposition ?

Mme Evelyne Sire-Marin - Ils sont mis à disposition auprès de commissions, par exemple. Je sais que cela concerne environ cinquante magistrats de la juridiction de Paris. Le président du tribunal de grande instance de Paris pourrait vous répondre.

M. le Président - Ils ne sont pas mis à disposition auprès de la Chancellerie.

Mme Evelyne Sire-Marin - Des magistrats ont été mis à disposition à la mairie de Paris. Ils sont essentiellement mis à disposition auprès d'autres administrations que celle de la justice. Je ne sais pas comment la Chancellerie gère ses emplois, et j'espère qu'il n'y a pas de mis à disposition auprès de cette administration. Nous observons en tout cas que lorsque la Chancellerie souhaite obtenir un magistrat, elle le prélève immédiatement sur l'effectif d'une juridiction sans que le magistrat ait le temps de présenter ses dossiers à ses collègues. Au contraire, quand une juridiction a besoin d'un magistrat, elle peut facilement attendre un à deux ans. Il suffit de consulter la Chancellerie pour se le faire confirmer.

S'agissant de la notion de « justice de proximité », nous sommes inquiets face aux déclarations avancées, lors de la campagne électorale, quant à la nécessité de créer des juges de proximité. Nous nous demandons ce que cela signifie. Le Premier ministre candidat a déclaré que ces juges seraient recrutés parmi les retraités de la police et de la gendarmerie. Nous pensons que les juges d'instance remplissent ce rôle et qu'il serait préférable de combler tous les postes de juges d'instance. Il est nécessaire de cesser de dé-professionnaliser la justice. Nous avons l'habitude de travailler avec les gendarmes et les policiers, et ces personnes n'ont pas toujours le sens de l'application de la loi comme l'ont les magistrats, ce qui est compréhensible, dans la mesure où ce ne sont pas des professionnels de la justice. Nous sommes donc absolument contre la création de juges de proximité.

M. le Président - Les tribunaux pour enfants travaillent avec des assesseurs. Est-ce que votre organisation envisagerait une possibilité d'associer mieux les citoyens à la justice ?

Mme Evelyne Sire-Marin - Nous envisageons l'échevinage. Il faut voir comment cela sera présenté, mais nous ne sommes pas hostiles à cette idée. Cette solution ne fonctionne pas mal dans les tribunaux pour enfants. Je suis pour un recrutement de magistrats non-professionnels large et ouvert sur la société, mais toujours en collégialité et avec la présence de magistrats professionnels dans la formation. Les cours d'assises fonctionnent parfaitement avec les jurés. Nous avons regretté la professionnalisation des cours d'assises en matière de terrorisme. Si l'échevinage est réservé à une petite catégorie de la population, tels que les retraités, ou à certaines professions (tels les anciens policiers ou gendarmes), nous y sommes opposés .

M. le Président -
Votre position dépend du mode de recrutement des assesseurs.

Mme Evelyne Sire-Marin - Tout à fait. Il faut que cela représente tout le monde, et pas que des policiers et des gendarmes, parce qu'il y en a déjà beaucoup dans la justice (conciliateurs, délégués du procureur, intégrations directes comme magistrats), et que ce n'est pas sans effet sur la nature des décisions prises par ces instances. Nous trouvons qu'il est tout à fait intéressant de recruter dans d'autres professions plutôt que dans la police et dans la gendarmerie.

M. le Rapporteur - Je vais vous poser quelques questions très brèves. Vous avez parlé des difficultés de recrutement. Pouvez-vous nous expliquer les raisons de ces difficultés ? Sont-elles récentes, anciennes, ou s'accentuent-elles ?

Mme Evelyne Sire-Marin - Je suis incapable de vous donner des statistiques sur ce point. Nous entendons, depuis dix ou quinze ans, parler du fait que tous les postes du concours ne sont pas comblés. Le jury a toujours fonctionné en ne comblant pas tous les postes. On nous dit que ce problème vient d'une question de niveau. Nous avons du mal à le croire, compte tenu du nombre de candidats au concours. Il est difficile de croire que, parmi tous les étudiants en droit, il n'y en ait pas 200 par an qui soient capables d'être magistrats. Cela provient peut-être d'un problème de fonctionnement du jury. Je ne peux pas répondre davantage à votre question.

M. le Rapporteur - Vous avez également évoqué l'inquiétude que crée, au sein de votre syndicat le statut précaire et particulier des assistants de justice. Seriez-vous favorable à une solution qui consisterait à créer, comme cela se fait en Allemagne, un véritable statut de l'assistant du juge ?

Mme Evelyne Sire-Marin - Nous pensons qu'il serait nécessaire que les assistants de justice aient un statut. Cependant, nous savons que les bons assistants de justice se destinent à devenir magistrats. L'idée serait peut-être de les aider afin de vérifier s'ils sont vraiment motivés par cette fonction et de les préparer au concours. Ils ne doivent pas rédiger les jugements à la place des magistrats, or, il est possible d'observer cela dans les fonctions de juge des affaires familiales. Il est facile de faire rédiger aux assistants de justice tout ce qui a trait aux questions de personnalité et d'histoire du divorce. Nous pensons que cela est dangereux et qu'il est préférable de recruter des magistrats.

M. le Président - Il semble tout de même utile aux magistrats que les assistants de justice exécutent les travaux de recherche. Lorsque les postes d'assistants de justice ont été créés, aucune juridiction ne souhaitait en bénéficier. Cela me paraissait étrange. Je pensais que ces assistants pouvaient être utiles. Il est vrai que ce poste a prouvé ses qualités à condition d'être bien utilisé. Je suis d'accord avec vous sur le fait que les dérives que vous exposez ne devraient pas exister.

Mme Evelyne Sire-Marin - Un assistant de justice est très utile pour exécuter les travaux de recherche. Cependant, dans certains tribunaux d'instance et tribunaux de grande instance, les besoins sont très faibles, alors qu'ils sont énormes en nombre de magistrats et de greffiers. Parfois, les juridictions ne savent pas à quelle tâche affecter les assistants de justice. On leur demande donc de rédiger, par exemple, les injonctions de payer ou des jugements simples, ou de tenir des permanences au parquet ; dans ce dernier cas, les décisions qui sont alors prises, en dehors de la présence des magistrats, sont parfaitement illégales.

M. le Rapporteur -
Beaucoup de magistrats se plaignent d'avoir trop de tâches administratives à exécuter. Seriez-vous favorables à un recentrage de leur fonction sur les activités juridictionnelles, ce, qui suppose que ce soit les fonctionnaires qui reprennent les tâches administratives.

Mme Evelyne Sire-Marin - Tout dépend de ce que vous entendez par tâches administratives. Par exemple, le fait de siéger dans différentes commissions, comme la commission d'expulsion des étrangers ou la commission des clauses abusives, nous semble très important pour les magistrats. Nous avons assisté au retrait d'une grande partie du droit de la nationalité de la compétence des magistrats. Nous observons que, depuis que les greffiers en chef sont chargés de cette tâche, la situation n'est guère satisfaisante. En effet, le délai de délivrance des certificats de nationalité est très long parce que, dès qu'un petit problème se pose, le greffier en chef interroge la Chancellerie et attend son avis. Autrefois, le magistrat prenait une décision, et il était possible de bénéficier d'un recours contre celle-ci. Tout dépend de ce que vous entendez par la notion de tâches administrative.

M. le Rapporteur - Quelles sont les tâches administratives qui vous semblent ne pas devoir nécessairement relever de la compétence des magistrats ?

Mme Evelyne Sire-Marin - Je ne vois pas quelle tâche il serait possible d'ôter au magistrat, parce que nous pensons qu'il doit être ouvert sur la cité.

M. le Rapporteur - Qu'en est-il des pôles de compétence, c'est-à-dire d'essayer de spécialiser les juridictions dans différents domaines ?

Mme Evelyne Sire-Marin - Il est possible d'imaginer que, dans les grandes villes, par exemple, tous les tribunaux d'instance ne comprennent pas un service de nationalité ou un service de saisie des rémunérations. Je pense cependant qu'il ne faut pas trop centraliser les services. Par exemple, il ne faut pas créer de grand pôle compétent en matière de nationalité. Cette juridiction se transformerait en une seconde préfecture de police. Le justiciable ne bénéficierait plus de l'accueil humain qu'il reçoit auprès des petits tribunaux. Il est certain qu'il serait en revanche possible de regrouper plus intelligemment les compétences. Cela pose le problème de la carte judiciaire.

M. le Rapporteur - Vous parlez de la proximité. Que pensez-vous des maisons de la justice et du droit et des relations avec les autorités locales ?

Mme Evelyne Sire-Marin - Je crois que la justice n'a pas suffisamment de liens de contrôle et de concertation avec les maisons de la justice et du droit. Les conseils fournis dans les maisons de la justice et du droit ne correspondent pas parfois aux jugements effectivement rendus par les tribunaux. Je pense qu'il existe également un réel problème de concertation entre les autorités locales et les tribunaux, sans qu'il soit, bien sûr, question d'empiéter sur les décisions juridictionnelles.

Je souhaitais également vous parler de la carte judiciaire. Nous déplorons qu'aucun gouvernement n'ait le courage de la réformer. Nous pensons qu'elle est totalement inadaptée, et tout le monde le pense. La réforme de la carte judiciaire ne consiste pas seulement en la suppression de tribunaux comme le craignent les élus. Cette réforme peut également avoir pour conséquence la création de tribunaux. Nous pensons qu'il serait nécessaire de créer des tribunaux dans les zones urbanisées ou péri-urbaines.

M. le Président - Je crois qu'il n'y a eu aucune création de tribunaux en France depuis la création des nouveaux départements de la région parisienne.

M. le Rapporteur - Vous n'avez pas répondu à ma question sur les relations avec les autorités locales pour la justice de proximité.

Mme Evelyne Sire-Marin - Nous craignons la municipalisation de la justice dans le cadre des contrats locaux de sécurité. Nous ne voulons pas que le maire ait un quelconque pouvoir de poursuite ni de sanction en matière de délinquance locale. Nous y sommes absolument opposés.

M. le Rapporteur - Les procédures deviennent de plus en plus lourdes et complexes. Certains métiers de justice sont développés dans le cadre de la justice de proximité et de rapprochement du citoyen. Que pensez-vous de cette évolution ? Croyez-vous que la justice risque d'étouffer sous autant de mutations ?

Mme Evelyne Sire-Marin - Je vous ai apporté le numéro de notre revue relatif à la composition pénale. La composition pénale nous pose problème parce que nous pensons que la justice concerne un juge, un parquet, un avocat et les parties. Nous nous apercevons que la médiation pénale et les autres solutions de médiation mettent en place une justice à deux vitesses, où des sanctions sont prononcées par un délégué du procureur, souvent sous la pression de la victime. Nous sommes inquiets face à toutes ces manières de contourner la justice. Assez souvent, les faits ne sont pas suffisamment prouvés lorsque les personnes sont face à un médiateur. Il est nécessaire de s'intéresser davantage à la culpabilité de la personne avant de prononcer la sanction.

M. le Rapporteur - Etes-vous favorables à la séparation du parquet et du siège ?

Mme Evelyne Sire-Marin - Nous pensons que nous devons demeurer dans un corps unique.

M. le Rapporteur - Vous trouvez normal le fait que la poursuite, l'accusation et la sanction puissent relever d'un corps unique alors que l'avocat, qui défend, en est séparé.

Mme Evelyne Sire-Marin - Nous pensons que tout magistrat doit passer du siège au parquet. Si le parquet devient un corps spécial, il deviendra de plus en plus dépendant de l'exécutif, alors qu'il l'est déjà beaucoup. Le nouveau système de composition pénale limite grandement le nombre de classements sans suite. De plus, le corps unique de magistrats du parquet sera, à mon avis, beaucoup trop centré sur la poursuite.

M. le Président - Vous déplorez que le parquet remplisse une fonction juridictionnelle.

Mme Evelyne Sire-Marin - Je ne le déplore pas, je constate que le principe de l'opportunité des poursuites est de moins en moins appliqué.

M. le Président - La composition pénale est quasi-juridictionnelle.

Mme Evelyne Sire-Marin - Oui, il s'agit d'un démembrement des fonctions du parquet.

M. le Président - Le parquet devient juge.

Mme Evelyne Sire-Marin - En quelque sorte, il prend la place du juge, en effet.

M. le Président - Je considère que ce sont deux fonctions différentes, même si les étudiants suivent la même formation.

Mme Evelyne Sire-Marin - Oui, mais je crois que ce n'est pas bien que le parquet devienne juge.

M. le Rapporteur - Par le passage du siège au parquet, un juge qui a été procureur ne me paraît pas tout à fait impartial.

Mme Evelyne Sire-Marin - Si, ce n'est pas impossible.

M. le Rapporteur - J'ai constaté à la lecture des entretiens de Vendôme que certains juges étaient découragés par l'inapplication de certaines sanctions et a fait que la partie défaillante puisse, par le biais de nombreuses voies de recours, échapper dans de nombreux cas à la sanction. Qu'en pensez-vous ?

Mme Evelyne Sire-Marin - Nous ignorons les chiffres réels. L'autre organisation syndicale, l'Union syndicale de la magistrature (USM), avait publié un chiffre important d'inexécution des décisions pénales. Je pense que cette information est à vérifier d'une part parce qu'elle n'a pas été confirmée par les services statistiques de la Chancellerie, d'autre part parce qu'elle repose sur une malhonnêteté dans l'exploitation des chiffres : en effet, l'USM a inclus dans les peines non-exécutées les peines autres que les peines d'emprisonnement fermes, telles les semi-libertés, les chantiers extérieurs ou les travaux d'intérêt général. Nous constatons en revanche dans les juridictions une volonté du parquet de faire exécuter les peines courtes par les juges l'application des peines dans un délai très rapide, mais qu'il y a d'inadmissibles manques de moyens pour toutes les alternatives à l'incarcération, alors que les prisons sont « archi-pleines » depuis fin 2001. Par exemple, des mesures pénales de milieux ouverts sont en liste d'attente depuis plusieurs mois. Cela est dû à un manque d'éducateurs. Il manque partout des places de travaux d'intérêt général et des places en centres de semi-liberté (59 places seulement pour les juridictions de Meaux, Paris et Bobigny !). Les services de contrôle judiciaire (mesure qui évite la détention provisoire) sont exsangues et le nombre de libérations conditionnelles a baissé de moitié depuis 1990, faute de possibilité de suivi des mesures d'individualisation des peines.

M. le Président - Je vous remercie, Madame la Présidente.

Audition de M. Dominique MATAGRIN,
président de l'Association professionnelle des magistrats

(27 mars 2002)

Présidence de M. Jean-Jacques Hyest, président

M. Jean-Jacques Hyest, président - Monsieur le Président, merci d'avoir répondu à l'invitation de la mission d'information constituée par la commission des Lois sur l'évolution des métiers de la justice. Notre mission d'information concerne la profession de magistrat de l'ordre judiciaire ainsi que tous les métiers qui l'entourent. Elle comporte également l'examen des nouvelles fonctions telles que celles de conciliateur et de médiateur. Nous nous intéressons particulièrement aux missions des magistrats. Les entretiens de Vendôme ont contribué à enrichir la réflexion. Nous nous intéressons également à la justice de proximité ainsi qu'à tout ce qui concerne le recrutement, la formation et la carrière. Enfin, nous souhaitons recueillir votre sentiment sur les relations entre les magistrats et les autres professionnels du droit, bien que cette question soit un peu secondaire aujourd'hui.

M. Dominique Matagrin - C'est un menu assez copieux auquel je vais essayer de donner quelques réponses. Je vous remercie de cette invitation.

M. le Président - Un exposé des positions prises par votre organisation professionnelle sur les sujets que j'ai évoqués conviendra parfaitement. Je pense que notre rapporteur pourra ensuite vous poser des questions.

M. Dominique Matagrin - Il est nécessaire de se demander quel service les Français peuvent attendre d'une institution qui s'appelle la justice et dont les missions se sont brouillées au fil du temps. Nous sommes confrontés à une perte du sens, aussi bien à l'intérieur qu'à l'extérieur de l'institution. Les magistrats et leurs collaborateurs ne savent pas toujours très bien ce que l'on attend d'eux. Le problème des moyens se pose également ici, cependant, je pense que la course entre les besoins et les moyens est toujours perdue d'avance. Il est nécessaire de se demander tout d'abord ce qu'est la fonction judiciaire, ici et maintenant. Au fil du temps, la mission s'est brouillée, avec des missions parasites dont on a chargé l'institution au prix d'une perte de cohérence et d'unité, sans que l'on ait jamais mis les choses à plat. Je rends d'ailleurs hommage au travail effectué dans cette assemblée à plusieurs reprises à travers des rapports faisant écho à nos préoccupations. A cet égard, le thème du recentrage du juge sur ses missions essentielles était nouveau à une époque et est devenu banal aujourd'hui. Tout le monde se contente de constater qu'il est nécessaire de recentrer le juge sur ses missions, mais personne ne va plus loin. Il est temps maintenant de combler cette lacune. D'autant que ces pratiques perdurent, malgré toutes les mises en garde effectuées par votre assemblée.

Un garde des Sceaux, Monsieur Jacques Toubon, dont j'étais le collaborateur, a souhaité aller plus loin, et avait confié à deux personnalités successivement la confection d'un rapport sur ce sujet. Cette mission a joué de malchance, puisque son premier titulaire a été nommé au Conseil Constitutionnel avant d'avoir eu le temps d'approfondir le sujet. Le second, M. Casanova, aurait pu aller plus loin, mais il a refusé de continuer son travail lors du changement de garde des Sceaux. Je trouve cela dommage, parce que ce sujet n'était pas lié à un parti pris et que cette mission constituait une innovation pour le ministère de la justice.

Vous avez entendu Monsieur Jean-Paul Collomp à ce sujet. Il y a fait allusion dans son rapport, mais de manière extrêmement « minimaliste ». Cette problématique se réduit à la question de la participation des magistrats aux commissions administratives. Ce sujet mérite un débat, mais il est également démagogique : il consiste à faire miroiter aux magistrats qu'ils auront moins à siéger à l'extérieur de leurs juridictions. La composition de ces commissions doit faire l'objet d'un regard critique. La liste en est impressionnante, et elle a dû enfler depuis.

M. le Président - La Commission Nationale de Dispense du service militaire n'est plus active, mais elle doit toujours exister...

M. Dominique Matagrin - Ce n'est que le petit bout de la lorgnette. De ce point de vue, il n'y a pas eu de vrai débat sur ce sujet dans le cadre des entretiens de Vendôme.

M. le Président - Ces commissions demandent beaucoup de temps. Cependant, parfois, cela tient de l'anecdote. Ainsi, les commissions électorales pour les élections sénatoriales ont lieu une fois tous les 9 ans, et nous nous apercevons que les magistrats ne connaissent pas le droit électoral. Il serait préférable de ne pas leur confier ces tâches. Une telle participation ne relève pas de leur métier.

M. Dominique Matagrin - C'est un hommage rendu au corps, ce qui est positif, mais nous serions aussi sensibles à d'autres formes d'hommage.

M. le Président - La préfecture organiserait cela très bien !

M. Christian Cointat, rapporteur - Cela poserait un problème de respect de la démocratie.

M. le Président - La mairie organise les élections, et personne ne s'en plaint. Il est toujours possible de faire appel au juge en cas de problème. En revanche, le parquet est très sollicité pour la politique de la ville et d'autres commissions de ce type.

M. Dominique Matagrin - Leur participation aux politiques publiques présente des aspects positifs, elle semble nécessaire. Un travail critique mérite toutefois d'être effectué au cas par cas. Il est facile de solliciter les magistrats. Il faudrait mettre en place une ligne logique. Cela dit, je ne récuse pas leur participation à des organismes extérieurs, car elle peut répondre à un véritable besoin et apporter une réelle plus-value. Dans certains cas, la situation donne l'impression que les personnes ont souhaité utiliser un « magistrat alibi » qui donne une garantie. Il est possible de trouver ces garanties par d'autres moyens.

Ce sujet est marginal par rapport à la problématique des missions. Les entretiens de Vendôme, -ou plutôt le rapport de Monsieur Jean-Paul Collomp, parce qu'il est abusif de parler d'entretiens dans ce cas-, est décevant sur le sujet des missions. Il serait souhaitable de reprendre le travail engagé par Monsieur Jacques Toubon afin d'aller plus loin. Il faut s'intéresser à la problématique des modes de traitements dits « non contentieux », en élargissant cette problématique afin de ne pas exclure le plus efficace d'entre eux, l'arbitrage. L'arbitrage est contentieux, mais il ne relève pas du contentieux judiciaire : il appartient au contentieux extra-judiciaire. Nous croyons beaucoup à ce mode de règlement des conflits et nous essayons de le promouvoir. La médiation et la conciliation sont utiles, mais lorsqu'un conflit est déjà suffisamment cristallisé, il est difficile de revenir en arrière. L'intérêt de l'arbitrage est d'être sentenciel et d'aboutir à une décision qui peut être revêtue de la force exécutoire comme un jugement. L'arbitrage peut ainsi être utile à certaines affaires qui ne nécessitent pas d'être portées devant le juge. La fonction du juge consiste d'abord à dire le droit lorsqu'un vrai problème juridique se pose. Actuellement, les fonctions « nouvelles », d'une justice qui ne serait plus « verticale », sont exaltées. Cette vision est souvent artificielle et constitue un « virus » à l'origine du brouillage de la mission du juge. Afin de retrouver une cohérence, il est essentiel de partir de l'idée que le rôle de l'institution judiciaire est de trancher les conflits irréductibles et d'essayer d'apporter un élément à la connaissance du droit quand son sens et son interprétation donnent lieu à discussion. Beaucoup de litiges sont des drames de l'incivilité, dus à des personnes qui refusent de respecter une norme qu'ils connaissent parfaitement. Dans ces cas, il est possible de faire intervenir un juge, mais il est préférable de trouver une autre solution, et l'arbitrage peut offrir une solution intéressante. Les grandes entreprises l'ont bien compris.

M. le Président - A l'initiative du Sénat, l'interdiction de la clause compromissoire en matière civile a été levée.

M. Dominique Matagrin - Cela constitue une avancée importante, que nous avions souhaité. Nous bénéficions, pour l'instant, de solutions de luxe, coûteuses mais rendant de grands services aux personnes qui peuvent se les offrir, comme c'est le cas des entreprises. Par parenthèse, nous avons prôné l'interdiction pour les magistrats en activité de procéder à de l'arbitrage, parce que cette situation n'était pas saine. Il faudrait mettre en place des structures plus légères pour de petits litiges ou destinées à des personnes qui ne peuvent pas s'offrir un recours à l'arbitrage. Je pense que cette réflexion doit avoir lieu au niveau des collectivités locales et des mairies, et doit être reliée à celle menée actuellement sur les conciliateurs. Le conciliateur pourrait être un arbitre. Cette réflexion peut également être liée à la réflexion en cours sur le notariat. Nous y croyons : cette profession bénéficie d'un gros potentiel, elle quadrille bien le territoire, elle jouit d'un crédit de confiance important et, depuis les réformes intervenues dans les années 1970, elle fait l'objet de garanties de compétence indiscutables. Je pense qu'il y aurait un marché pour elle. Enfin, la réflexion sur l'arbitrage doit être reliée à celle sur l'acte authentique. Nous bénéficions d'un instrument juridique qui a l'avantage de revêtir la force exécutoire et qui peut ainsi dispenser d'un jugement. La force exécutoire s'attache aux obligations de sommes d'argent. Il est possible d'imaginer de l'étendre dans certaines conditions et de faire exécuter directement une obligation de faire. Cela apporterait un réel service dans certaines situations.

Il serait également souhaitable d'encourager, dans les actes notariés, le recours à l'acte authentique. Il est possible d'inclure une clause compromissoire qui précise les conditions dans lesquelles, en cas de litige, la partie la plus diligente saisira un arbitre. Cela éviterait de se rendre devant la justice pour des litiges courants qui ne supposent pas de discussion sur la règle de droit. Ainsi, il est possible d'organiser une dérivation d'une partie du contentieux qui ne pose pas de problèmes juridiques. L'institution de la justice retrouverait alors son véritable rôle. Il faut donc trouver, au cas par cas, et contentieux par contentieux, d'autres modes de règlement des litiges. Cela n'est pas toujours facile. Il faut respecter des intérêts, et notamment ceux de la profession d'avocat. Par exemple, il y a eu un débat sur le divorce, qui a forcé le Gouvernement à reculer. Pourtant, nous n'étions pas hostiles à ce que, dans certaines hypothèses, le juge n'intervienne pas ou de manière facultative en tant que contrôle. Une simple information du juge serait parfois suffisante. Il aurait été possible d'alléger sensiblement la procédure. Cette réflexion est à reprendre. Je parlais de l'arbitrage, et je dois préciser que, s'agissant du divorce, l'intervention d'un juge est parfois légitime, ce qui n'est pas le cas dans des litiges très courants.

L'intérêt de l'arbitrage est de se situer sur une base volontaire. Dans la conciliation et la médiation, il manque parfois le petit élément de contrainte qu'exigent les justiciables. Sans contrainte, les personnes ont l'impression d'abdiquer face à la partie adverse. Ainsi, il est à noter que, lorsqu'il n'y a que de faibles sommes d'argent en jeu, le taux d'appel est beaucoup plus faible, et ce, même dans des contentieux très passionnels. Dans beaucoup de cas, une fois qu'une décision intervient, les parties acceptent d'en rester là. Je pense que l'arbitrage satisfait le besoin d'une décision contraignante sans pour autant faire appel à un juge.

M. le Président - Je suis interrogatif sur le rôle du juge des tutelles. Les juges ne bénéficient pas du temps nécessaire pour exercer convenablement ses fonctions. Ne serait-il pas préférable de trouver une autre solution qui présenterait toutes les garanties ?

M. Dominique Matagrin - Il y a, d'une part, le problème des gérants de tutelle proprement dits. Des scandales commencent à avoir lieu. Une réflexion est engagée sur ce point depuis plusieurs années, et je trouve qu'il est important que l'on s'en préoccupe. En ce qui concerne le juge des tutelles d'autre part, nous sommes encore une fois au coeur du brouillage de la fonction judiciaire. Bien entendu, le fait d'imposer à une personne une mesure contraignante qui restreint sa capacité relève de la décision d'un juge. En revanche, lorsqu'il s'agit de surveiller, de contrôler et de jouer le rôle de gestionnaire de fortune, le juge sort du champ de son métier. Il pourrait y avoir, entre le juge et les gérants, afin d'assurer un réel contrôle, une structure intermédiaire privée ou publique. Le juge pourrait se situer davantage en seconde ligne pour prendre les décisions fondamentales. Je pense que le juge devrait être moins impliqué dans le suivi de sa décision, ce qui n'est pas le cas actuellement, et ce qui oblige à faire des choix. Beaucoup de juges d'instance vous diront qu'ils procèdent à des choix, parce qu'ils ne peuvent pas assumer de front toutes leurs obligations. La fonction de suivie, qui est fortement liée à la gestion, pourrait être assurée par d'autres structures. La population française vieillit, les problèmes du quatrième âge, physiques ou mentaux, se multiplient et il est nécessaire que la collectivité puisse assumer cela sans demander à la justice de le cautionner.

M. le Président - Que pensez-vous de la séparation des magistrats du siège et des magistrats du parquet ?

M. Dominique Matagrin - Pour ce qui nous concerne, nous sommes favorables à l'unité de la fonction et aux passerelles de l'un à l'autre. Je sais que des personnes y sont farouchement hostiles. Il y a une unité de la fonction de magistrat, et je pense que le fait de dévaloriser les fonctions du parquet est mauvais. En effet, cette réflexion aboutit à considérer que les magistrats du parquet ne sont pas aussi importants que les autres, alors que, pour nous, l'intérêt du ministère public à la française est de confier cet acte particulièrement grave, qui met en branle le processus judiciaire et qui peut avoir des conséquences irréparables, à un magistrat plutôt qu'à un simple instrument du pouvoir exécutif. Le fait de dissocier, même en conservant un statut de magistrat au parquet, revient à mettre le doigt dans l'engrenage qui peut aboutir à la fonctionnarisation du parquet. Certains pensent que ce serait revaloriser le juge en tant que tel, mais cela me semble très artificiel. Les passages ne sont pas très fréquents, mais leur existence offre une possibilité de diversité du parcours professionnel. Il est également bien que les accusateurs puissent connaître le travail des juges. L'accusateur est le « juge de la poursuite ». J'utilise le terme de « juge », parce que le magistrat doit apprécier les éléments de l'affaire, au début du processus, à la manière d'un juge. Le fait d'accuser signifie la mise en branle du processus de jugement. Cela suppose d'anticiper le futur, et d'avoir suffisamment d'objectivité pour apprécier les éléments à charge. Les membres du parquet apprennent à l'Ecole nationale de la magistrature qu'abandonner une accusation si elle ne tient pas est parfois nécessaire. Pour cela, il faut connaître le fonctionnement du siège, et la meilleure école est d'en avoir été membre. De la même façon, le fait, pour un juge du siège, d'avoir été dans la peau de l'accusateur, ne peut pas nuire à son travail. Cela permet de savoir comment travaillent les policiers et les gendarmes concrètement. Ces passerelles offrent donc une possibilité d'enrichissement pour les magistrats du siège comme pour ceux du parquet. Je pense que nous perdrions à supprimer cette possibilité, et je ne vois pas ce que nous y gagnerions. Il est également proposé d'intégrer d'anciens policiers et gendarmes parmi les membres du parquet, une fois celui-ci séparé du siège. Personnellement, je ne suis pas opposé à l'intégration d'anciens membres de la police ou de la gendarmerie.

M. le Président - Tout le monde ne partage pas votre opinion sur ce point. En revanche, vous êtes tous d'accord quant au refus de voir le siège et le parquet séparés.

M. Dominique Matagrin - La situation est peut-être ambiguë, mais nous sentons la volonté d'intégrer des policiers et des gendarmes, de détacher les magistrats du parquet et, pourquoi pas, à terme de les remplacer définitivement. Cela nous ferait perdre ce qui fait l'intérêt du ministère public à la française. Je n'ai pas envie d'un ministère public à l'anglo-saxonne. Je suis très heureux et fier du ministère public que l'histoire a donné à mon pays.

M. le Rapporteur - Je souhaite vous poser une première question concernant les assistants de justice. Quelle est votre appréciation sur ces assistants ? Que pensez-vous des assistants de justice à l'allemande, qui bénéficient d'un statut particulier de juges assistants ?

Ma seconde question porte sur l'échevinage. Qu'en pensez-vous ?

M. Dominique Matagrin - La situation actuelle des assistants n'est qu'un début, nous devons continuer le combat. L'avantage de ce qui existe est d'introduire le mot et la chose comme nous le réclamions. Cette fonction ne constitue qu'« un petit boulot » pour étudiants, dépourvus d'un véritable statut, sans aucune perspective et qui doivent partir à peine formés. Cette situation n'est pas satisfaisante. Il faut passer à la vitesse supérieure, c'est-à-dire à la création d'un véritable statut, et, peut-être, d'un véritable corps ou bien une diversification des carrières à l'intérieur des greffes. Une identification de cette fonction est nécessaire, comme semble nécessaire celle de collaborateurs de magistrats à part entière, de catégorie A. Nous nous rapprocherions du « Rechtspfleger » allemand et peut-être même le dépasserions-nous. Je pense que cela constitue un des principaux axes de modernisation de l'institution. Plutôt que de recruter des magistrats qui coûtent très cher, recrutons-leur des collaborateurs. Plus on recrute de magistrats, plus on court le risque de dévaluer le corps et d'aller au-devant de problèmes.

Nous sommes également très favorables à l'échevinage. Cela existe et fonctionne bien en Allemagne. Je crois que la réforme des cours d'assises a été mal engagée et que la meilleure formule se trouvait dans l'« avant avant-projet Toubon ». Ce texte proposait la création d'un « super tribunal correctionnel » comportant des échevins et réservant le jury à l'appel, parce que cela représente la souveraineté et l'expression de la volonté populaire. Le taux d'appel estimé est de 20 %, ce qui signifie que 80 % des affaires pourraient être traitées par cette « super correctionnelle ». Je pense que, dans une logique d'appel, nous bénéficierions alors d'une réelle complémentarité des regards : en première instance se trouverait une majorité de « professionnels » ainsi que des assesseurs, de véritables échevins, et une composition totalement différente en appel, avec le jury et l'appel au peuple comme à Rome. Le fait que la distinction soit aujourd'hui de trois jurés de plus ou de moins ne change rien et entraîne des difficultés de gestion. Je pense qu'un retour au projet initial constituerait un réel progrès.

Pour ce qui est de la correctionnelle ordinaire, la présence d'échevins, avec voie consultative ou non me semble légitime et utile. Il me semble que de nombreuses personnes seraient motivées et intéressées par une telle fonction.

M. le Président - Merci Monsieur le Président.

Audition de M. Dominique BARELLA,
secrétaire général,
et de Mme Carole MAUDUIT,
membre du bureau de l'Union syndicale des magistrats

(27 mars 2002)

Présidence de M. Jean-Jacques Hyest, président

M. Jean-Jacques Hyest, président - Nous vous remercions d'être venus rencontrer la mission d'information sur l'évolution des métiers de la justice. Le Sénat a souhaité constituer une mission d'information sur l'évolution, à la fois, du métier de magistrat et de tous les métiers de la justice. L'émergence de nouvelles fonctions telles que celles de médiateur et de conciliateur nous intéresse plus particulièrement. Nos travaux se limitent à l'institution judiciaire et nous avons exclu de notre réflexion les mandataires et administrateurs judiciaires ainsi que les commissaires-priseurs dont le statut a récemment été modifié. Nous nous intéressons essentiellement aux missions des magistrats ainsi qu'à la justice de proximité, notamment à l'institution de juges de paix qui fait actuellement débat.

M. Dominique Barella - Merci Monsieur le Président. Je vous remettrai une note que nous avons déjà préparée sur les capacités de traitement de la justice. s'il est nécessaire de parler de métiers de justice, c'est bien parce qu'il y a d'abord une justice, qu'il y a un besoin de technicité et un besoin de répondre aux demandes de la population. Quelle justice ? Pour faire quoi ? Et donc, quels magistrats ? Quels fonctionnaires ? Quels auxiliaires de justice ? Dans quel but ? Ce sera le sens du résumé que je vais vous présenter.

Vous savez que la justice est plus que contestée à la fois dans sa symbolique mais aussi dans son efficacité. Nous avons, actuellement, dans les parquets, 5.300.000 procédures qui arrivent chaque année. La capacité de jugement en matière pénale s'élève à 590.000 procédures. On nous parle de tolérance zéro, d'impunité zéro ou d'efficacité de la justice, mais, à procédure constante, nous savons que le nombre de procédures traitées est limité. Les demandes des avocats, de plus en plus exigeantes s'agissant des débats, du respect des horaires et de la qualité des audiences vont conduire à une diminution des audiences. La capacité de traitement en matière pénale est actuellement comprise entre 400.000 ou 450.000 jugements par an, alors que le taux de saisine des juridictions correctionnelles ne cesse de s'accroître. Nous rendons 1.685.000 décisions civiles par an. Nous en avons à peu près autant en stock. Cela signifie que les procédures civiles et pénales, les modes de gestion des flux sont inadaptés ; mais aussi que le nombre de magistrats, d'auxiliaires de justice et de fonctionnaires est inadapté aux demandes de justice, c'est-à-dire aux entrées de procédures, que ce soit en matière de justice pénale ou en matière de justice civile.

Donc, au-delà de la formation des magistrats, des fonctionnaires et des auxiliaires, se pose la question du nombre et du type des interventions que nous souhaitons. Souhaitons-nous travailler avec un système de justice que je qualifierais de dégradé ou avoir le même système judiciaire, mais en calibrant les moyens qui lui sont donnés aux besoins ?

Ce dysfonctionnement de la justice a une conséquence sur les professionnels. Ils subissent une crise morale qui découle elle-même de cette crise d'efficacité de la justice, constatée par la presse, l'opinion publique et l'ensemble des intervenants. Messieurs les Sénateurs, vous connaissez depuis fort longtemps la situation et vous en avez d'ailleurs fait état au travers de nombreux rapports.

Vous entendez régulièrement les syndicats de fonctionnaires, de magistrats et d'avocats. Ces intervenants vous disent que nous ne travaillons plus dans des conditions d'efficacité et de qualité suffisantes.

Pour nous, il n'existe que quatre ou cinq solutions, qui peuvent être appliquées de manière alternative ou cumulative.

La première solution consisterait à aligner le budget de la justice française sur celui des grandes démocraties telles que l'Allemagne et le Royaume-Uni. Les chiffres sont éloquents avec :

- 13 milliards d'euros pour le Royaume-Uni ;

- 9,5 milliards d'euros pour l'Allemagne ;

- 4,6 milliards d'euros seulement pour la France .

Il ne sera pas possible de prévoir des recrutements suffisants d'éducateurs, de magistrats et de fonctionnaires, il ne sera pas possible de prévoir des moyens ni des locaux, non plus que d'installer la justice dans des lieux nouveaux dans lesquels la population a une forte demande en matière pénale sans un budget de 10 milliards d'euros. Nous estimons, à l'USM que, sauf à pratiquer de façon différente, le problème du budget est un problème de crédibilité de l'Etat et des élus vis-à-vis du citoyen.

La seconde solution viendrait d'une simplification des procédures. Depuis des années les procédures sont devenues de plus en plus complexes. En matière criminelle, en France, les délais moyens d'instruction s'élèvent à deux ou trois ans. Les Anglais et les Allemands arrivent à instruire des affaires en six mois. L'affaire des immigrés chinois retrouvés décédés sur le territoire anglais a été traitée en six mois. Nous mettons encore plus de temps à traiter, en France, de grandes catastrophes comme celle de l'autoroute A10 (7 ans de procédure). Pour la catastrophe de Toulouse, je pense que les délais seront longs, de même que pour la catastrophe du Mont Blanc, ainsi que s'agissant des conséquences des tempêtes de décembre 1999.

La justice française est incapable de gérer ces problèmes dans des délais suffisants, parce que les procédures sont trop lourdes. Il va donc falloir les simplifier. Monsieur François de Closet précisait, dans un livre datant d'une quinzaine d'années, que la difficulté de la police et de la justice était de gérer toutes les affaires comme de la chirurgie cardiaque à coeur ouvert. Nous sommes incapables de faire de l'ambulatoire en matière judiciaire. Nous avons, de plus, créé, avec l'aide juridictionnelle, une sécurité sociale judiciaire que nous ne sommes plus capables de prendre en charge. Nous savons très bien que le paiement à l'acte attire l'acte. Je pense à nos amis avocats. La simplification des procédures s'impose comme une nécessité. La loi du 15 juin 2000 relative à la protection de la présomption d'innocence a contribué à alourdir de manière inquiétante la procédure et la gestion dans les juridictions. Nous ne pouvons plus travailler efficacement.

La troisième solution pourrait consister en une refonte de la formation et une redéfinition du périmètre d'intervention du juge. Le juge professionnel statue sur des affaires très lourdes de garde d'enfants, dans des affaires de meurtres, d'homicides et de disparition. Ces affaires exigent une haute technicité juridique qui est une garantie de liberté. Il est nécessaire de prévoir, dans la formation du juge, une formation aux sciences humaines, que ce soit en psychologie ou en sociologie. Le contact avec des populations très agressives ou en extrême détresse n'est pas simple. Pour un juge d'instruction, les déplacements sur les lieux d'un crime et le face à face avec un cadavre massacré ne sont pas des activités faciles ni neutres, mais plutôt perturbantes. Il en va de même pour les policiers. Il n'est pas possible de laisser n'importe qui devenir un magistrat. Aucun stage probatoire n'est prévu lorsque les magistrats sont recrutés par concours complémentaire. Cette situation est inquiétante et constitue une erreur énorme du point de vue de la sécurité des citoyens et de la qualité de notre justice. En effet, des personnes à faible psychologie ou qui entrent dans la magistrature pour régler des comptes doivent être écartées. Les institutions doivent les détecter afin de n'intégrer dans la magistrature que les personnes qui bénéficient à la fois de cette haute technicité juridique, de capacités humaines et d'une formation en psychologie ou en sociologie suffisante pour affronter les drames individuels que sont les affaires judiciaires.

Enfin et c'est notre quatrième solution, il est également nécessaire de mieux former les magistrats à la gestion, en particulier s'agissant de la gestion d'équipe. Une formation complète à l'informatique s'avère indispensable. En ce qui concerne les métiers de greffe, la formation à la saisie informatique est, à notre sens, totalement insuffisante.

La formation doit donc être de qualité et anticipée. En effet, la Chancellerie, fait preuve d'une incapacité notoire depuis des années dans le domaine de la gestion des ressources humaines. De plus, je crois savoir que, depuis longtemps, le Sénat et l'Assemblée Nationale ont demandé au ministère de la justice d'évaluer le coût d'un procès et de fournir le taux d'exécution des décisions en matière pénale. Il me semble qu'aujourd'hui, le ministère soit toujours dans l'incapacité totale de donner ces informations. Les seuls chiffres dont nous disposons sont ceux de l'USM. Je suis content que nous puissions fournir un éclairage à nos partenaires ainsi qu'aux institutions de la République. Cependant, il me paraît anormal qu'un syndicat se charge de ce travail. Nous, qui avons l'esprit du contradictoire, estimons que nos chiffres devraient pouvoir être discutés par le ministère de la justice. Cela révèle le sous-dimensionnement du ministère de la justice en matière statistique, d'évaluation du personnel, d'évaluation de l'efficacité et s'agissant de gestion prévisionnelle. Tant que nous ne bénéficierons pas de ces moyens, le Parlement ne sera pas en situation d'exercer le contrôle qu'il est en droit d'exercer, il ne pourra pas être éclairé, et nous, syndicats, ne serons pas dans le cadre d'un débat éclairé. Nous tentons d'apporter des éclairages, mais sans ces moyens d'évaluation, la gestion des métiers de justice sera très difficile à apprécier.

Nous voyons se multiplier, à l'heure actuelle, une forme de sous-justice coûteuse, dont l'efficacité au fond et l'efficacité procédurale ne sont pas mesurées. Les conciliateurs, les délégués du procureur, les médiateurs et le personnel des maisons de justice et du droit sont coûteux. Quel est le rapport coût-intérêt pour la collectivité ?

Les maisons de justice et du droit constituent une richesse, dans le sens où les citoyens disposent d'un lieu d'écoute où la justice est présente dans des lieux desquels elle était absente. Mais à quoi servent-elles ? Elles ne servent sûrement pas à accroître le nombre des décisions pénales rendues, ni à augmenter le nombre des décisions civiles rendues. Or, de quoi ont besoin nos concitoyens ? Ils ont besoin, à l'occasion d'un litige prud'homal que la cour d'appel ne juge pas leur affaire 5 ou 6 ans après, comme c'est le cas à la cour d'appel de Douai. J'ai assisté hier à l'agression d'une dame qui s'est fait arracher sa carte bleue à un distributeur en plein centre de Paris. Je pense que, si l'auteur était arrêté, cette dame accepterait difficilement une médiation avec son agresseur dans une maison de justice et du droit. Les conciliations et les médiations, qui peuvent être considérées comme un travail amoindri du droit et de la décision collective, ont leur utilité pour des affaires qui ne concernent pas l'intérêt général, c'est-à-dire à l'exclusion de la matière pénale. Nos concitoyens souhaitent qu'une véritable décision soit rendue au nom du peuple français, ainsi que de pouvoir être entendus dans des conditions normales et non à 23h30 après le cinquantième dossier comme c'est le cas dans l'ensemble des tribunaux. Nos concitoyens ont besoin de véritables professionnels.

Les maisons de justice et du droit servent essentiellement, pour le ministère de la justice, à diminuer le taux de classement annoncé, taux de classement que le Sénat, dans un rapport, avait hautement critiqué. Les classements secs ont étés remplacés par des classements avec rappel à la loi. Ainsi, dans des tribunaux tels que celui de Bobigny, le substitut de permanence, à qui on ne donne plus de date de comparution immédiate, a été obligé de faire appliquer des rappels à la loi par l'officier de police judiciaire chargé de l'affaire dans des cas d'agression physique. Il ne me semble pas que l'on utilise alors les professionnels et l'institution judiciaires tels qu'ils devraient être utilisés. Nous avons besoin d'utiliser les plus-values intellectuelles des magistrats, des greffiers et des avocats là où elles sont nécessaires. Pour paraphraser Monsieur François de Closet : « mobilisons nos moyens pour des affaires importantes comme les disparues de l'Yonne et pour des affaires importantes de trafic de stupéfiants pour lesquelles nous avons besoin d'officiers de police judiciaire formés, de professionnels compétents et d'avocats qui suivent le dossier. Cela implique un coût pour la collectivité, et ce coût mérite d'être engagé ».

En revanche, il est nécessaire de réfléchir au problème de l'encombrement et du gaspillage de temps dans les tribunaux de police. La gestion des excès de vitesse doit être modifiée. En effet, un même radar peut, sous un tunnel en Savoie, identifier près de 3.000 personnes en infraction en une seule journée. La capacité de traitement d'un tribunal de police en matière pénale dans une juridiction moyenne est de 2 000 affaires par an. Nous voyons donc qu'un tunnel peut, à lui seul en une journée, générer une fois et demie la capacité annuelle d'absorption d'un tribunal de police. Tant qu'aucun garde des Sceaux n'aura accepté de résoudre ce problème et de l'aborder par le biais de l'entonnoir, nous ne trouverons pas de véritable solution. Il en va de même en matière de formation : les juges, les huissiers et les magistrats sont coûteux pour la collectivité, il faut donc, si l'on veut prendre soin du budget de l'Etat, utiliser ces professionnels dans un intérêt général clairement défini. Nous avons besoin d'une véritable définition des priorités.

Concernant la séparation entre le parquet et le siège, le système américain n'apparaît pas comme un système idéal. En France, il est possible de s'inspirer de certaines pratiques observées chez les américains qui ont de grandes compétences dans certains domaines. Dans le domaine juridique, les américains, à l'heure actuelle, cherchent à exporter leur droit commercial, civil, et pénal par le biais de leurs énormes cabinets d'avocats. Le jour où le droit pénal américain sera introduit par le législateur dans le droit français, les gros cabinets d'avocats américains seront les plus compétents. Nous pensons que notre système permet aux membres du parquet d'être de véritables magistrats. J'ai été procureur de la République, lorsque je traitais une affaire, je ne tentais pas de faire condamner à tout prix la personne arrêtée par la police, en effet, le devoir d'un magistrat du parquet est justement de se comporter en magistrat, c'est-à-dire de faire enquêter à charge et à décharge.

Le but du parquet à la française n'est pas de soustraire des éléments de preuve et de procédure qui seraient à décharge de la personne mise en examen ou de la personne contre laquelle une enquête est diligentée. Je crois que ce système inquisitoire constitue une richesse pour notre droit. Le système inquisitoire ne se rapproche pas de l'inquisition. Ce système a pour but, non pas de rechercher un accord perpétuel, mais d'aboutir à une recherche de la vérité. Nous essayons d'atteindre la vérité, ce qui est dans l'intérêt de tous les justiciables. Si nous basculons dans un système où le membre du parquet devient un pur accusateur public, seul un justiciable qui bénéficiera de moyens matériels, financiers et procéduraux considérables pourra faire face.

Le fait que le magistrat du parquet puisse choisir d'être nommé au siège constitue une richesse. Cela lui apprend à maintenir, dans le cadre de l'accusation, un minimum de contradictoire et de respect du contradictoire. Cela permet au juge du siège, qui va travailler avec un ancien collègue du parquet à prendre davantage en compte, au cours du délibéré, la notion d'intérêt général, de protection de la société, dont le magistrat qui est passé par le parquet est parfois un petit peu plus protecteur. Cette passerelle constitue donc une richesse. Cette richesse entraîne peut-être des inconvénients. Des améliorations doivent sans doute être recherchées, mais notre position est de dire que la défense de notre système juridique français impose le maintien de ce système.

Les magistrats sont formés à produire de la qualité. Ils ne bénéficient pas, contrairement à nos collègues portugais ou allemands, de services d'aide à la décision. Un statut d'assistant de justice a été créé. Il ne fonctionne pas mal, il conviendrait de le sécuriser juridiquement. c'est, selon nous, une évolution à laquelle nous sommes particulièrement favorables. Les syndicats de greffiers vous diront qu'ils sont totalement opposés à la création d'un système d'aide à la décision. Nous avons cette particularité, au sein du ministère de la justice, de connaître l'étanchéité des fonctions et des corps. La fonction publique présente déjà cette lourdeur par rapport au secteur privé. Le drame du ministère de la justice réside dans l'impossibilité de travailler en équipe. Nous sommes, sur ce plan, l'exemple de ce qui se fait de pire au sein de la fonction publique. Le travail ne se fait pas en équipe, ce qui génère des aigreurs, des agressivités et des batailles de chapelles entre ceux qui veulent gérer et ceux qui ne le veulent pas. Le travail en équipe, notamment au sein d'un parquet, est indispensable. La ministre de la justice, qui vient de publier une circulaire relative aux astreintes, n'a pas prévu de dispositions spécifiques pour les greffiers ni pour les fonctionnaires du parquets.

Un de mes collègues, alors procureur au moment de l'accident de l'autoroute A10, est arrivé immédiatement sur les lieux avec le préfet. Le préfet avait pu mobiliser ses services. Le nombre de morts était élevé. L'autoroute était bloquée. Les experts nationaux étaient présents. Il fallait essayer de bloquer le moins possible l'autoroute et de créer une cellule pour les familles. Ce procureur était tout seul. Le procureur général de Bordeaux lui a fourni un membre de son parquet pour l'aider. Le procureur devait téléphoner, rendre compte au procureur général, appeler le ministère et la cour d'appel. Voilà l'état d'impréparation de notre ministère face aux grandes catastrophes.

De même, face à la gestion habituelle, nous ne pouvons pas continuer à travailler sans bénéficier d'une plus grande fluidité entre les différents professionnels qui interviennent. En dehors de la formation et des problèmes des métiers de justice, je pense qu'il faudrait resserrer le nombre des intervenants et les faire travailler de manière collective. Sans travail en équipe, un parquet digne de ce nom ne pourra jamais fonctionner. Il n'est pas possible qu'un procureur fonctionne sans enregistrement au bureau d'ordre. J'ai connu un bureau d'ordre où nous avons dû enregistrer et traiter en 4 mois, 8 000 procédures. Nous étions deux magistrats et un greffier. Aucune entreprise privée n'accepterait d'enregistrer 8 000 pièces aussi importantes avec aussi peu de personnel.

Les hôpitaux constituent une piste intéressante à laquelle nous devons réfléchir. L'hôpital ressemble beaucoup au tribunal : il connaît lui aussi le travail de nuit, d'urgence, les personnes très agressives et des interventions rapides sont parfois exigées. Si nous travaillions comme les hôpitaux, nous pourrions avoir, par exemple, des étudiants en droit qui viendraient participer à nos travaux, à l'instar des internes. Il s'agirait d'un véritable stage de formation productif. Les facultés de médecine le font. Le Sénat pourrait réfléchir à cette possibilité.

Il faut aussi aborder le thème des autres métiers de la justice.

Les avocats sont indispensables pour garantir le caractère contradictoire de la procédure. Ils constituent une protection de la démocratie. Cependant, se pose le problème de la formation éclatée des avocats, ainsi que la question du numerus clausus. Les avocats y sont hostiles. Si nous continuons à recruter des avocats au rythme actuel et si l'Etat continue à financer l'aide juridictionnelle au niveau actuel, à terme, l'aide juridictionnelle sera aussi coûteuse qu'en Angleterre ou en Allemagne, pour une plus-value qui ne sera pas nécessairement intéressante. Il est indispensable de mobiliser les moyens de l'Etat et éviter ce que nous avons connu lors de la création du juge de l'exécution, c'est-à-dire la création ex-nihilo sur l'ensemble de la France, de 33.000 saisines dont une grande partie ne tenait pas réellement la route. Elles ont constitué, pour un certain nombre d'avocats, une piste intéressante pour multiplier les procédures inutiles. Il est nécessaire de prévoir un regroupement sérieux des centres régionaux de formation professionnelle des avocats et de fixer un numerus clausus. Sans cela, nous ne gérerons pas ces inflations.

Je souhaite signaler à votre commission les difficultés d'exercice que connaissent les huissiers et le caractère parfois archaïque de leurs interventions. Leur présence à certaines audiences ne paraît plus indispensable. Le coût horaire d'un professionnel à ce niveau d'étude est connu. Leurs indemnisations n'en tiennent pas compte. Je pense qu'il faut soit supprimer ce type d'intervention qui n'est plus systématique, soit revaloriser leurs indemnisations. L'utilisation des huissiers ne paraît plus très intéressante à toutes les audiences. Il est possible de la limiter aux cour d'assises. Leur mode d'indemnisation est également très lourd.

J'en profite pour vous dire que les procureurs de la République ont été chargés du contrôle d'un grand nombre considérable de professions. Ce contrôle n'est pas fait sérieusement car les procureurs de la République ne peuvent pas traiter 5. 300 000 procédures convenablement, suivre le parquet civil, le parquet commercial, faire la politique de la ville et suivre en même temps l'ensemble des auxiliaires de justice. Nous savons tous que les juges produisent du formel. Il en va de même pour les comptes des tutelles, que le juge des tutelles et le parquet sont sensés surveiller. Nous avons parfois dénombré 2.500 comptes de gestion par juge des tutelles. Nous perdons beaucoup de temps. Les professionnels doivent être recadrés sur leurs missions essentielles. Seul le Parlement peut décider du périmètre d'intervention du juge. Le juge n'est pas formé pour intervenir dans les 63 commissions dans lesquelles il intervient à longueur de temps. Il ne lui appartient pas non plus de passer des journées à surveiller les élections au tribunal de commerce au lieu de rendre des jugements. Je ne vous énoncerai pas l'ensemble de la liste. Pour une fois, le ministère de la justice l'a publiée et je pense qu'elle vous a été transmise. Il paraît donc nécessaire de cibler leurs interventions là où elles sont nécessaires. La formation d'un magistrat représente cinq ans de formation universitaire et près de trois ans de formation au sein de l'école. Il faut être attentif au concours complémentaire, afin d'éviter un trop grand écart de qualité de formation entre ceux qui passent par l'Ecole nationale de la magistrature et ceux qui utilisent les autres voies d'intégration. Sans cela, la justice deviendra aléatoire sur le plan de la qualité.

Sur l'existence des conciliateurs, délégués du procureur, médiateurs et personnels des maisons de justice et du droit, je m'interroge. Pourquoi pas, mais pour faire quoi ?

Nos concitoyens demandent de véritables professionnels, mais il faut les utiliser là où ils sont nécessaires, c'est-à-dire là où les affaires sont complexes. Il ne faut pas les épuiser dans des contentieux de masse pour lesquels la plus-value intellectuelle des magistrats est inutile. Est-il besoin d'utiliser trois magistrats pour prononcer une amende de 200 euros avec sursis alors que dans le même temps un seul magistrat statue sur une détention provisoire dont on sait que, parfois, elle peut durer deux ans ? J'entends par là, qu'en matière de détention provisoire, la sécurité de la société, l'intérêt du mis en examen ainsi que l'autonomie et la liberté de jugement du magistrat impose que l'on place trois magistrats sur cette affaire. Le juge de la détention a été créé afin de diminuer le nombre de détentions provisoires. Les premiers chiffres, dont la ministre s'est félicitée, révèlent une diminution de 23 %, puis nous sommes revenus à une augmentation de 10 % des détentions provisoires. Cela montre que le remplacement d'un juge qui connaît le dossier par un juge qui ne le connaît pas n'a absolument rien fait progresser. Si nous souhaitons arriver à une continuité du service public en ce domaine et ainsi, à une continuité de la sécurité des citoyens et des libertés publiques, il est important que les professionnels que sont les magistrats et les greffiers soient utilisés là où ils sont nécessaires. Cette tâche vous revient, à vous Messieurs les Parlementaires. Aujourd'hui, il faut attendre un an pour obtenir un jugement de divorce, voir trois ans dans le cas d'un divorce pour faute. Nous traitons 590.000 affaires pénales alors que nous recevons 5.300.000 procédures. 300.000 de ces procédures concernent des auteurs identifiés, mais vous savez que les 2.000.000 de procédures concernant des auteurs non identifiés comprennent des dossiers très lourds comme ceux de l'affaire des disparues de l'Yonne et font l'objet de classements parce que nous ne bénéficions pas de moyens d'enquête. Ainsi, lorsque la ministre de la justice ne parle que des affaires concernant des auteurs identifiés, elle se trompe. Un dossier qui arrive au parquet et pour lequel l'auteur n'est pas identifié peut être très important. Il peut s'agir d'un crime maquillé en suicide. Je pense qu'il faut mobiliser les moyens de la justice sur ces affaires importantes. Seul le Parlement dispose de cette possibilité. Au sein de l'USM, nous tentons de tenir un discours clair, et non, comme cela a été dit, corporatiste ou fondé sur les moyens. Notre discours est complètement fondé sur ce que nous respectons, c'est-à-dire la République.

Les magistrats qui aiment leur métier sont les premiers à s'alarmer des conditions dans lesquelles les procédures sont traitées au parquet et les dossiers sont jugés. Ils sont également désespérés d'apprendre que parfois seulement 25 % des décisions qu'ils ont prononcées sont réellement exécutées (s'agissant des sursis avec mise à l'épreuve). La justice est en situation d'échec total, quoi qu'en disent les gardes des Sceaux successifs et certains de nos collègues qui craignent d'avouer cet échec. Face à cet échec, nous avons besoin d'un véritable plan de sauvetage. Le Sénat est souvent intervenu dans ses rapports et dans le cadre des entretiens de Vendôme de manière assez forte afin d'essayer d'influer sur la politique gouvernementale. Nous souhaitons que vous puissiez faire évoluer les choses avec la même vigueur.

M. le Président  - Monsieur le rapporteur, la réponse à notre question sur les assistants nous a été apportée.

M. Christian Cointat, rapporteur - J'ai écouté avec beaucoup d'intérêt votre intervention. Je souhaite obtenir une précision sur un point. D'un côté, vous nous dites que le magistrat doit bénéficier d'une haute technicité juridique ainsi que des qualités humaines et ne doit pas être dévalorisé par des tâches qui ne correspondent pas à cette valeur. D'un autre coté, vous vous êtes plaints, au début de votre exposé, du développement d'une sous-justice avec les conciliateurs, médiateurs et délégués du procureur. Vous avez, à la fin de votre exposé, atténués vos propos. Je souhaite que vous nous précisiez comment vous voyez ce partage des tâches entre le magistrat qui doit se concentrer sur l'essentiel et la répartition du reste. Pouvez-vous nous préciser si les nouveaux métiers de conciliateurs, médiateurs et délégués vous semblent répondre aux besoins ? S'ils ne sont pas adaptés à la situation, quelles autres solutions vous semblent meilleures ? Est-ce qu'il est possible de confier un certain nombre de ces tâches aux greffiers, qui pourraient décharger le magistrat de travaux et, notamment, de la participation à certaines des commissions administratives ? Comment voyez-vous la justice de proximité, avec les maisons de justice et du droit ? Vous en dites à la fois du bien et du mal, et j'ai du mal à comprendre où se situe la frontière. Enfin, le dernier point qui me parait important est l'échevinage, c'est-à-dire la participation du citoyen à la justice. Pouvez-vous me donner ces précisions ? Je ne poserai pas d'autres questions, mais celles-ci me semblent importantes. Pourriez-vous malgré tout et en quelques mots, en guise de conclusion, nous donner votre sentiment au sujet des « pools » de magistrats. Je souhaite que vous nous précisiez votre position sur ce point.

M. Dominique Barella - Il nous semble important que le Parlement série l'importance des affaires. Les demandes de justice sont importantes, en matière pénale comme en matière civile, mais nous estimons que toutes les affaires ne sont pas d'égale importance, en termes de montants et en termes d'émoi de l'ordre public. Prenons l'exemple de l'excès de vitesse : est-il nécessaire de continuer à faire intervenir directement des juges sur des contentieux aussi massifs ? Est-il utile de faire intervenir un juge en matière civile parce qu'un client est mécontent, sans doute à juste titre, d'un pressing qui a taché une robe qu'il a payée 20 euros ? Pour l'instant, nous produisons de la sous-justice en ce sens que nous ne faisons que produire des titres exécutoires. Il est possible de contester les relevés de radars. Il faudrait ne saisir le juge qu'en cas de désaccord. Notre société française a fait du juge un intervenant direct, un gestionnaire. c'est le cas, par exemple, dans le dossier de tutelle : le juge intervient directement. Le juge doit demeurer un recours pour les affaires importantes, ce qui ne signifie pas que les personnes n'ont pas besoin de décisions. Il faut mettre en place de véritables moyens procéduraux simplifiés. Ce qui nous gêne, dans le cas du conciliateur, du médiateur, du délégué du procureur et des maisons de justice et du droit qui accueillent l'ensemble de ces intervenants, est qu'une personne repart en ayant été entendue, ce qui est important, mais sans avoir obtenu une décision ayant force exécutoire. Je crains que cette personne ne soit immédiatement contente parce qu'elle aura eu le sentiment d'avoir été comprise, mais qu'elle ne soit déçue par la suite, parce que la décision n'est pas suivie d'effet. La crédibilité de l'Etat est ici en jeu.

Il est donc nécessaire de sérier l'importance des affaires, de revoir le périmètre d'intervention du juge et de mobiliser le juge professionnel là où il est utile.

Des pistes existent : L'échevinage existe en Nouvelle-Calédonie en matière correctionnelle, en matière de départition prud'homale sur le reste du territoire L'avantage de l'échevinage réside dans l'intervention du non professionnel qui va se former pendant trois ans. Le fait de demander à une personne de venir au hasard comme c'est le cas devant les cours d'assises, surtout pour des affaires importantes, est dangereux. Cela revient à placer une personne, avec toutes ses difficultés, dans un milieu symbolique et face à une charge affective lourde. Nous pensons que l'échevinage constitue une piste de réflexion, mais qu'il convient de réfléchir à la durée du mandat de l'échevin et à sa formation. L'échevinage en matière correctionnelle fait l'objet de débats sans fin au sein de l'USM. Je ne prendrai donc pas de position ferme. Il est bon que vous puissiez débattre de manière démocratique d'un projet complexe permettant d'assurer une participation des citoyens et de crédibiliser de la justice.

Nous sommes, à l'USM, particulièrement favorables à ce que, dans tout tribunal et notamment en matière pénale, existe un service de communication, comme cela se fait dans d'autres pays. J'ai pris connaissance des projets sénatoriaux de notification des décisions de classement par les procureurs. Je puis vous dire que cela est tout à fait ingérable, sauf à bénéficier d'un service de communication. Je pense que la véritable piste est là.

J'espère ne pas avoir oublié une de vos questions, Monsieur le rapporteur.

M. le Rapporteur - En ce qui concerne les greffiers, je pense avoir compris votre position : je pense que vous êtes favorables à la focalisation du juge sur les actions juridictionnelles et que le greffier prenne davantage en main les tâches administratives.

M. Dominique Barella - Cela doit se placer dans le cadre d'un travail en équipe.

M. le Rapporteur - Vous avez évoqué les grandes affaires. Je souhaite que vous nous présentiez votre sentiment sur les pools de magistrats et sur les pôles de compétences.

M. Dominique Barella - Nous connaissons déjà, dans les affaires très lourdes, notamment financières, ce système de pool. Il nous paraît très intéressant, notamment du fait qu'ils bénéficient de l'aide d'assistants spécialisés. Il serait d'ailleurs bon que le ministère de la justice arrive à pourvoir les postes d'assistants vacants dans ces pool. Par ailleurs, à titre d'exemple une juridiction comme celle de Toulouse après la catastrophe de l'usine AZF (septembre 2001) a évalué la possibilité d'une hausse des référés de l'ordre de 3.000 procédures sur un an. Actuellement seul le juge d'instruction de Bonneville est en charge de l'affaire du tunnel du Mont Blanc. L'absence d'organisation en pool dans ce type d'affaires constitue une faiblesse. Des pools nationaux permettraient de renforcer les services d'une juridiction en cas de grandes catastrophes. C'est déjà le cas dans d'autres ministères, et nous y sommes favorables. Le travail en équipe et la collégialité nous paraissent importants.

M. le Rapporteur - Vous n'êtes pas favorable au système américain, vous l'avez dit. Cette approche se comprend compte tenu de notre patrimoine juridique, culturel et social, mais que pensez-vous de l'introduction du « plaider coupable » ?

M. Dominique Barella - Nous considérons que l'introduction du « plaider coupable » n'est pas incompatible avec notre système. Notre système est en passe de sombrer parce que toutes les affaires passent à l'audience. Les américains font passer seulement 10 % des affaires en audience. Notre système fonctionnera le jour où nous serons capables de travailler différemment. Le « plaider coupable » pourrait être limité au tribunal correctionnel, afin d'en éviter les excès en matière criminelle. Le criminel ne représente qu'une minorité d'affaires. Nous n'avons donc aucune opposition au plaider coupable.

M. le Président - Bien souvent, en matière criminelle, aucun problème de culpabilité ne se pose, la personne reconnaît les faits. Pour ma part, je suis favorable à la mise en place du « plaider coupable » en place, même aux assises.

M. Dominique Barella - J'ai toujours des inquiétudes quant à l'introduction de systèmes provenant de l'étranger. Le fait d'aller trop loin risque de créer des réactions de rejet.

M. le Président - Le déballage auquel nous assistons parfois est-il utile à la manifestation de la vérité ?

M. Dominique Barella - Nous avons tous connu des audiences au parquet durant lesquelles le président demande au délinquant de donner les moindres détails d'une infraction que ce dernier a reconnu avoir commise. Les délinquants, fréquemment, ne se souviennent plus précisément des faits. Nous tombons alors dans un système très français et très symbolique. Nous aimons faire assaut de symbolisme, alors que les mesures d'efficacité semblent n'intéresser personne.

M. le Président - Merci beaucoup.

Audition de Mme Marylise LEBRANCHU,
garde des Sceaux, ministre de la justice

(28 mars 2002)

Présidence de M. Jean-Jacques Hyest, président

M. Jean-Jacques Hyest, président - Madame la Ministre, merci.

Comme vous le savez, la commission des Lois a proposé la création d'une mission d'information sur l'évolution des métiers de la justice.

Nous avons envoyé une lettre aux juridictions pour connaître leur sentiment sur ce thème.

Vous avez la parole.

Mme Marylise Lebranchu, garde des sceaux, ministre de la justice - Merci d'avoir choisi ce sujet, qui est intéressant, même s'il faut casser une image passéiste qui existe, dont je me rends compte quand je discute avec un certain nombre de citoyens.

Nos métiers ne sont pas totalement obsolètes dans leur façon de préparer aux carrières ou de les faire évoluer.

Il existe des évolutions intéressantes, qu'il s'agisse des magistrats, des greffiers, des avocats ou des collaborateurs divers. Je pense que tout a beaucoup changé depuis une dizaine d'années.

Dix ans, c'est assez court...

M. le Président - En même temps, il y a eu la loi de 1990 sur les professions judiciaires. C'est donc l'occasion de faire le point sur les évolutions.

Mme la Ministre - En effet.

Le sentiment général au sein des juridictions est celui de forts changements dans beaucoup de domaines, ce qui rend d'ailleurs plus visibles les secteurs où le conservatisme l'emporte sur la modernisation.

Les effets d'optique donnent souvent l'impression que les choses évoluent peu ou pas assez vite ; en fait, il existe des évolutions différentes.

On trouve de nouveaux métiers, comme les délégués du procureur, les agents de justice, les assistants spécialisés des pôles économiques et financiers, les chefs de service administratif régionaux, les médiateurs et les conciliateurs.

On trouve aussi quelques nouvelles pratiques professionnelles, comme l'extension des pouvoirs propres des greffiers, bien vécue par la profession, même si celle-ci trouve qu'on ne va pas encore assez loin, le pacte civil de solidarité, la délivrance d'actes, la vérification des comptes de tutelle, ou la spécialisation des magistrats des pôles économiques et financiers.

Même si j'ai conscience que cette dernière spécialisation est intéressante, elle est aussi décriée sur certains points, et il faut le prendre comme tel.

L'implication des parquets dans la politique de la ville et le développement des alternatives aux poursuites sont des évolutions notables, même si on peut être plus dubitatif, en dehors des contrats locaux de sécurité (CLS) des grandes villes, sur ces contrats qui se multiplient -et c'est tant mieux- sur d'autres territoires.

On me dit souvent que les parquets sont peut-être moins présents quand les problèmes sont moins lourds.

Il faut, je pense, cadrer cette mission sur les évolutions de l'environnement judiciaire.

On a maintenant 100 maisons de justice et du droit et 70 conseils départementaux de l'accès au droit. L'institution s'est modernisée, puisqu'on a maintenant à peu près la moitié du personnel connectée à l'intranet justice.

Cela s'est fait en deux ans et permet aux gens une meilleure réactivité à l'innovation mais aussi toute une série de transmissions d'informations.

On compte ainsi 20.000 boîtes-mails en service et 12.000 dans les juridictions.

C'est une belle avancée, mais il faut sûrement aller plus loin en termes de modernisation générale.

Comment recadrer cette évolution des rôles des professionnels catégorie par catégorie ?

Pour les magistrats, le problème principal, à mon sens, est celui de la gestion des ressources humaines.

Beaucoup de dysfonctionnements de la justice viennent du fait que certaines personnes ne sont pas employées aux bons postes, alors qu'elles seraient utiles et efficaces dans d'autres fonctions.

De très fins juristes peuvent ainsi être d'excellents conseillers de cour d'appel, mais pas forcément de bons chefs de juridiction ; certains, très doués pour le contact humain, peuvent beaucoup « s'ennuyer » en cour d'appel mais faire de très bons juges des enfants ou aux affaires familiales.

Je pense qu'il est important pour nous de commencer à gérer les carrières en ce sens.

Les vraies spécialisations techniques des magistrats -je pense bien sûr aux procédures pénales, au droit économique et financier, au droit du travail- sont souvent utilisées à un moment de la carrière, mais pas forcément tout au long de celle-ci.

Je me permets donc de dire que la spécialisation par l'expérience professionnelle ou la formation continue est une bonne chose.

Certains magistrats gèrent d'ailleurs leur carrière en se spécialisant ou en se formant à nouveau mais, globalement, le système ne prend pas en compte les demandes des magistrats.

Aujourd'hui, la préoccupation d'indépendance structure toutes les gestions du corps grâce à l'intervention du conseil supérieur de la magistrature, qui a un poids décisif dans les affectations et dans les mouvements.

Les critères qualitatifs pour les affectations ne sont pas forcément examinés ou ne le sont que marginalement, lorsqu'il y a un énorme problème. Ces critères qualitatifs sont peu pris en compte parce qu'ils seraient immédiatement interprétés par une majorité du corps comme des artifices pour masquer des interventions dans les carrières.

La spécialisation statutaire et la création de corps spécialisés seraient, à mon avis, une mauvaise solution de gestion. Elles apporteraient une rigidité supplémentaire à l'ensemble, alors qu'il me semble que le statut est déjà trop rigide.

Toute la réforme de l'Etat qui vise au contraire à réduire le nombre de corps, à éviter l'émiettement statutaire, à élargir les leviers de recrutement, et à ouvrir les passerelles à la mobilité professionnelle, s'opposerait à cette spécialisation. Il ne faut donc pas diviser la magistrature en chapelles ni figer les carrières à 25 ans, au moment de la sortie de l'Ecole nationale de la magistrature.

On a donc un véritable défi pour demain : comment mettre en place une vraie gestion des ressources humaines, plus soucieuse des profils pour certains postes, qui prenne en compte de vrais parcours professionnels, sans porter atteinte aux mécanismes destinés à préserver l'indépendance de la magistrature ?

Pour les greffiers, le problème principal est sans doute celui de l'enrichissement des tâches.

80 % des recrutements en A se font à Bac + 4 pour les greffiers en chef ; 85 % des recrutements en B se font à Bac + 2 ou plus aujourd'hui.

Il faut donc mieux utiliser les compétences des greffiers pour gérer les procédures de masse ou les procédures parajudiciaires, ce qui permettrait d'économiser du temps aux magistrats.

C'est le sens des annonces que nous avons faites après les entretiens de Vendôme, qui prévoient les nouveaux pouvoirs propres des greffiers pour l'aide juridique ou la délivrance d'actes civils.

C'est aussi le sens de la réforme statutaire qui est en cours -le décret est en préparation- qui revalorise la grille, reconnaît la compétence technique autonome des greffiers et permet d'ouvrir les juridictions aux corps administratifs classiques pour les tâches de gestion -secrétaires administratifs communs à tous les ministères.

J'ai beaucoup plaidé pour l'arrivée de secrétaires administratifs. Les juridictions me les réclament toujours. Je sais en revanche qu'il y a une vraie inquiétude du côté des greffiers. On l'a d'ailleurs bien vu avec les services régionaux d'administration et d'équipement, et l'on devra pratiquer le même type de gestion fine pour faire que ce soit mieux accepté.

Il faut aussi aborder le problème des avocats, parce que la notion d'auxiliaire de justice est sûrement à renouveler.

L'avocat et son client ne sont pas des consommateurs de justice, mais des parties prenantes à la procédure. Ils doivent donc être également responsables du bon déroulement de la procédure.

Il faut également mieux associer les barreaux à la vie de la juridiction avec des contrats de procédure. Beaucoup de barreaux y sont ouverts. En matière civile en particulier, le dialogue magistrat-avocat est essentiel pour assurer de bons délais, plus du tiers des renvois étant imputable aux barreaux.

Je crois qu'il faut associer les barreaux à l'audiencement pénal pour avoir moins d'attente et une meilleure qualité des débats, comme de plus valoriser le travail préventif de l'avocat, qui permet d'éviter des contentieux inutiles -la réforme de l'aide juridictionnelle va en ce sens- pour que la consultation d'un avocat soit effectivement indemnisée, même si l'on décide de ne pas ester en justice.

Ceci est très important, car l'avocat qui veut se faire rembourser sa consultation doit interroger la justice. Ce n'est pas une bonne chose. Il faut favoriser toutes les médiations qui réussissent.

Certaines réformes en cours ont été très longues. On peut reprocher au barreau de ne pas avoir fait en sorte que cela aille plus vite : je pense à la formation, dont la réforme a traîné pendant quatre ans, à l'organisation des ordres et aux problèmes disciplinaires, à l'organisation des caisses des règlements pécuniaires des avocats, en lien avec la réforme de l'aide juridictionnelle. Tout ceci est essentiel, faute de quoi on va rester sur ce que j'avais appelé le « couple disloqué ».

Nous devons maintenant prendre en compte le rôle des non-professionnels, avec leur présence et leur action avant, pendant et après le jugement.

La question centrale de l'échevinage a pratiquement été abordée par toutes les juridictions au moment des entretiens de Vendôme, ainsi que par nous. Il existe une tendance à l'ouverture de l'institution judiciaire à la société civile, avec la mixité des formations de jugement : aux assises, aux prud'hommes, dans les tribunaux de commerce, au tribunal pour enfants. Je pense qu'il faut traiter le petit correctionnel dans le même esprit. C'est maintenant une conviction. La proximité de la justice, je l'ai souvent dit, n'est pas affaire de transport, ni de carte judiciaire ; c'est aussi affaire de proximité sociale, de simplification du vocabulaire, de refus de corporatisme et de reconnaissance mutuelle entre les juges et les justiciables. Je crois que l'échevinage, pour le petit correctionnel, nous ferait faire de grands progrès.

Bien sûr, je n'oublie pas que l'échevinage présente des risques. Il faut absolument qu'il soit encadré, mais il donne généralement satisfaction là où il est correctement mis en oeuvre, en France, mais aussi à l'étranger.

Toutefois, beaucoup de magistrats disent, concernant les tribunaux pour enfants, que ce sont les assesseurs qui sont les plus durs quand il s'agit de demander des sanctions. C'est pourquoi le problème de la formation et de l'association à la construction de la sanction doit être beaucoup mieux travaillé.

Pour les petits contentieux civils et pénaux, notre rôle étant de multiplier les modes alternatifs de règlement des conflits, ceci donne une vraie place aux professionnels et aux bénévoles. Je pense là aux médiateurs, aux conciliateurs et aux délégués des procureurs.

Sur ce sujet, on ne peut faire l'économie d'une bonne formation. Peut-être faudra-t-il aussi mettre des barrières à l'entrée. Il faut que l'on soit très courageux si cela devient une façon de traiter beaucoup de petits contentieux.

Aujourd'hui, l'encadrement par les magistrats n'est pas forcément bien fait. Ces magistrats n'ont pas le temps. Quand on en aura les moyens, on pourra le leur demander.

Il faudrait également faire une évaluation du résultat des interventions de toutes ces nouvelles fonctions, même si ce ne sont pas de nouveaux métiers. Certains doivent le devenir.

C'est pourquoi le Conseil national de la médiation travaille actuellement sur la formation qualifiante des médiateurs.

On doit laisser une part importante, dans les mois et les années qui viennent, à l'expérimentation dans les juridictions sur les questions touchant aux non-professionnels, à leur évolution et à la professionnalisation de certaines fonctions.

C'est à partir de l'expérimentation et de l'évaluation que l'on pourra évoluer vers des nouveaux métiers qualifiés soit par des acquis validés, soit par des formations.

M. le Président - La conciliation, souvent, n'aboutissant pas, beaucoup estiment qu'il faudrait aller au-delà et favoriser l'arbitrage.

Mme la Ministre - Il faudrait passer par la voie législative.

M. le Président - L'interdiction de la clause compromissoire, en matière civile, a aujourd'hui disparu. En revanche, elle perdure s'agissant des relations entre non-professionnels.

Mme la Ministre - Les assureurs y sont opposés, mais il pourrait y avoir des clauses d'arbitrage en matière de responsabilité civile. La crainte de beaucoup est d'arriver à un arbitrage non-dit, de fait et non de droit. On devrait travailler sur un meilleur encadrement de l'arbitrage et sur le recours en cas de litige avec tiers.

Il faut aussi tenir compte du problème du coût de l'arbitrage.

Je ne suis pas opposée à l'arbitrage en tant que tel, mais il existe un risque que certains justiciables se retrouvent sans appel. C'est tout le problème.

Pour les conflits civils, de type conflit de voisinage, la conciliation fonctionne parfois.

M. le Président - On conseille toujours aux gens d'aller voir un conciliateur, mais les gens accepteraient-ils un arbitre ?

Mme la Ministre - Je pense qu'il faut travailler ce sujet, en faisant attention lorsqu'un tiers est concerné. Il faudrait limiter les cas d'arbitrage. Même dans le domaine professionnel, le tiers concerné existe souvent.

S'agissant des bonnes relations avec les auxiliaires de justice, je pense qu'il est impossible de tirer une leçon. Il y a des endroits où cela se passe bien et des endroits où cela se passe très mal. J'ai eu l'impression que cela dépendait des personnalités. Certains magistrats aiment à créer des liens, à discuter des calendriers, de la façon de mener les audiences, etc., et y prennent un vrai plaisir de chef de cour ou de chef de juridiction ; d'autres le supportent très mal. On a un travail interne à faire pour que ces relations s'améliorent.

M. le Président - On pourrait en dire autant du management de la juridiction : on a tous connu cela.

Mme la Ministre - C'est pourquoi la question de la carrière est une question très lourde.

M. le Président - Monsieur le Rapporteur...

M. le Rapporteur - Madame la Ministre, vous nous l'avez dit, au coeur des métiers de justice, il y a le magistrat.

Notre civilisation devient de plus en plus procédurière. La justice devient de plus en plus compliquée. Ne pensez-vous pas que des réflexions plus approfondies devraient être conduites pour simplifier au maximum la procédure ?

Un exemple tiré des entretiens de Vendôme concernant le pénal : on y disait que 77 % des affaires provenaient de constitutions de partie civile, dont 80 % aboutissaient à un non-lieu, encombrant la justice et mettant en difficulté un certain nombre de citoyens qui sont finalement théoriquement lavés de tous soupçons, mais qui garderont une trace parfois indélébile des accusations dont ils ont été l'objet, sans compter le travail considérable que la justice a dû mener.

Envisage-t-on une réflexion pour mettre à plat l'ensemble du dispositif et faciliter l'exercice des métiers de justice ?

Deuxième question : la proximité est au coeur des discussions actuelles. Tout le monde reconnaît que c'est nécessaire, et tout le monde y est favorable, toutes sensibilités politiques confondues.

Comment voyez-vous cette évolution ? Les uns prônent le développement des maisons de justice et du droit ; d'autres évoquent la possibilité de rétablir le juge de paix, mais cela pourrait s'insérer dans une réforme pour la création d'un tribunal de première instance qui, soit regrouperait le tribunal de grande instance et le tribunal d'instance, soit serait élargi à d'autres.

Comment insérer la justice de proximité ? Comment l'articuler avec les pouvoirs locaux ? On a parlé des contrats locaux de sécurité, mais vous avez vous-même évoqué les problèmes que cela posait avec l'implication du parquet.

Pourtant, il faut donner à cette justice de proximité toute sa valeur, à la fois dans l'information, mais aussi dans le règlement des petits conflits, ce qui pourrait éviter d'encombrer les tribunaux.

C'est toute cette problématique que je souhaiterais connaître.

Par ailleurs, vous avez évoqué l'échevinage. Vous le destinez surtout aux petits conflits, ce qui est normal, mais considérez-vous qu'il faille un juge unique et deux échevins ayant voix délibérative, ou un juge unique conseillé par deux échevins avec voix consultative ?

Comment les former en leur donnant le minimum de connaissance pour leur permettre de remplir leur tâche, qui n'est pas mince, de manière efficace ? Comment les choisir ? Comment les renouveler ?

Bref, comment essayer de faire en sorte que la justice soit rendue au nom du peuple français ?

Mme la Ministre - Vous vous souvenez des débats que l'on a eus sur la place des juges consulaires, leur formation, leur recrutement.

Le problème est de savoir comment la société civile, dans sa globalité, pourrait élire ces échevins. Ce mode de recrutement par l'élection ne me semble pas du tout concevable au niveau de la justice en général.

Cela signifie effectivement qu'il existe un pouvoir de choisir qui appartient aux juridictions et qui tient compte de la géographie, de l'histoire et du profil.

Sans avoir suffisamment travaillé le sujet, j'imagine qu'il faut réussir un échevinage avec des décisions collectives.

Vous avez raison pour ce qui est de la formation. Dans notre conception habituelle -c'est le cas des juges consulaires- nos échevins sont des bénévoles. Cela pose de très grandes difficultés. De moins en moins d'actifs sont disponibles, ce qui signifie qu'il s'agit de retraités dans bien des cas.

La société va très vite. Est-ce bien d'utiliser des retraités ? Je fais partie de ceux et de celles qui pensent que la modernité n'est pas liée à l'âge, et qu'on peut être moderne à 90 ans et complètement archaïque à 20 ans !

Cela ne me pose aucun problème par rapport à l'évolution de la société. La notion d'utilité sociale, pendant un certain nombre d'années définies après la retraite, me semble une excellente chose.

L'espérance de vie, la clairvoyance et la richesse des vies sont telles que l'utilité sociale pourrait très bien rejoindre l'utilité judiciaire.

Je suis donc plutôt favorable à un échevinage de ce type, avec une responsabilité écrite du choix -ce n'est pas le cas aujourd'hui et n'est d'ailleurs même pas envisageable-.

Celui qui choisit les échevins doit être responsable de ses choix s'il n'est pas élu. La seule façon de ne pas être responsable, c'est de le soumettre à une élection, ce que je n'imagine pas. Cela signifie la responsabilité du chef de juridiction sur les choix des échevins, avec une sorte de contrat -je ne sais de quelle nature- qui ne soit pas de trop longue durée et, éventuellement, renouvelable ou non, l'essentiel étant que, même dans les petits contentieux, l'appel existe toujours.

Il faudra que l'on garantisse un recours. Il faudra peut-être que l'on évolue sur l'aspect qualitatif de ce recours, mais il faudrait que le recours existe.

Quant à l'articulation avec les pouvoirs locaux, il faut revoir l'organisation. C'est une question législative lourde, puisque tout le code est à reprendre. Je pense qu'entre tribunal d'instance et tribunal de grande instance, la frontière actuelle n'est pas bonne. La notion de première instance serait à mon avis plus efficace.

En outre, on voit bien que les magistrats, dans nos tribunaux d'instance, sont souvent malheureux du manque de reconnaissance de leur travail, alors qu'il est extrêmement important pour la société.

L'idée de première instance, sur un arrondissement judiciaire, me paraîtrait d'une bonne nature.

S'agissant de l'absence de barrière à l'entrée, si l'on a créé cette possibilité pour la partie civile d'obliger que l'information soit ouverte, c'est bien parce qu'on a peur du classement. L'affaire des disparues de l'Yonne -pour lesquelles j'ai eu beaucoup à m'investir- montre bien l'importance de la possibilité pour la partie civile de faire ouvrir une information.

M. le Président - Il faut dire que les juridictions sont très timorées.

En matière administrative, lorsqu'il y a recours abusif, les juridictions commencent à appliquer des amendes. Cela calme quand même le jeu !

Mme la Ministre - On l'a vu récemment dans une affaire de logement de fonction, que les Français aiment bien.

Le procureur avait instruit l'affaire et avait passé un accord avec l'ensemble des assemblées délibérantes pour régler tel ou tel aspect des choses ; une partie civile, l'Association des défenseurs des contribuables lésés, je crois, a fait ouvrir le dossier et l'on ne peut rien.

Je suis assez choquée de certaines pratiques de la part des associations qui, systématiquement, font ouvrir une information judiciaire. Il est vrai que les non-lieux sont assez rarement publiés de la même façon.

Pourquoi pas une amende plus importante ?

Il faut aussi gagner la confiance du citoyen concernant les liens entre la Chancellerie et le parquet et le fait qu'on ne classe pas n'importe quoi, n'importe quand, n'importe où. Il faut une vraie lecture, en particulier en matière pénale.

Il faut réécrire ces liens de telle sorte que tout citoyen ait la certitude que la politique pénale est appliquée de la même façon sur l'ensemble du territoire, que les classements sont répertoriés dans de bonnes conditions, et qu'éventuellement le procureur peut interroger la Chancellerie sur tel ou tel type de problème qui lui est posé avant de classer ou avant d'ouvrir.

L'ensemble des citoyens -qui restent persuadés qu'il faut des associations- a aujourd'hui de mauvaises relations avec la justice. Ce n'est pas une situation de droit, mais plutôt là un fait sociologique.

M. le Rapporteur - Êtes-vous plutôt favorable au passage entre le siège et le parquet ou plutôt à une séparation des carrières ?

Mme la Ministre - Je ne suis toujours pas convaincue par la séparation des deux catégories.

On parlait tout à l'heure des carrières. Il existe d'excellents juges du siège qui sont passés par le parquet, qui ne le regrettent jamais et qui pensent avoir acquis une certaine appréciation de la globalité des plaintes déposées. Ils ont une meilleure connaissance, par leur pratique de parquetier, de ce qu'est la demande de justice. Pour un juge du siège, cette formation est difficile à acquérir à l'Ecole nationale de la magistrature.

Dans les deux cas, le passage de l'un à l'autre ne me choque pas du tout.

En revanche, l'urgence absolue réside dans l'inscription et la clarification des liens entre le parquet et la Chancellerie.

M. le Président - Les juges assesseurs sont choisis en fonction d'une certaine qualification.

Il existe également une expérience intéressante en Nouvelle-Calédonie qui fonctionne bien. Le rapport de synthèse des entretiens de Vendôme contient une annexe à ce sujet. Effectivement, il faut bien choisir ces assesseurs, surtout en Nouvelle-Calédonie, les équilibres ethniques doivent être pris en compte.

On rajoute toujours des peines de plus en plus lourdes. Lorsqu'on dit cela, on dit qu'on ne veut pas lutter contre la délinquance. Au moment de la réforme du code pénal, j'ai toujours plaidé pour qu'on n'aille pas trop loin et pour qu'on fasse une belle hiérarchie, bien claire. Or, aujourd'hui, on confond tout !

Lors des dernières décisions que l'on a prises sur un certain nombre de sujets, on disait : « Vous êtes des laxistes ! ». Non ! C'est la peine maximum qui compte. Autrement, on retrouve ce qui se passait naguère, quand il y avait un minimum et un maximum. On trouvait des raisons pour ne pas sanctionner. Il ne faudrait pas aboutir à la même chose.

M. le Rapporteur - Quel est votre sentiment sur le juge de paix, les maisons de justice et du droit et les liens avec les collectivités locales ?

Mme la Ministre - J'y crois. Il serait en outre extrêmement important qu'il puisse y avoir un vrai travail en amont à partir des antennes de justice ou des maisons de justice et du droit.

Ester en justice n'est pas forcément une bonne solution pour soi-même, la conciliation se fait dans ces lieux et c'est là que la médiation pourrait se faire. Les petits contentieux pourraient y être traités, comme c'est déjà le cas avec les rappels à la loi.

Si l'on crée les maisons de justice et du droit, ce n'est pas pour traiter de l'accès à la justice, mais d'accès au droit. Il faudra bien définir leur périmètre d'intervention. Auparavant, l'accès au droit n'était pas facilité. La première instance devrait être accessible à tout le monde.

M. le Rapporteur - Les magistrats s'impliquent-ils dans ce dispositif ?

Mme la Ministre - Pas tous. Pour certains, le manque de moyens en est la cause. Il y a des endroits où les contentieux explosent et les parquets n'ont pas la possibilité de s'y intéresser.

En second lieu, il y a des réticences, qui seront faciles à lever le jour où l'on expliquera bien que participer à un contrat local de sécurité, ne consiste pas à révéler le type d'affaire traitée.

Ces pratiques ont été un peu brouillées du fait de parlementaires, de députés en particulier, qui demandaient que le procureur transmette systématiquement au maire la liste des personnes condamnées sur sa commune.

Du coup, j'ai vu les magistrats avoir un mouvement de recul, en disant : « On est parti sur quelque chose de trop compliqué ». Une information sur l'état des lieux est fondamentale et nos procureurs, qui ont l'obligation de communiquer, vont plus facilement participer aux contrats locaux de sécurité ou aux groupes locaux de traitement de la délinquance.

On leur a fait passer le message selon lequel la communication permet d'éviter un accès abusif à la justice ou un recours infondé. Je pense qu'ils l'ont compris.

M. Jean-Pierre Sueur - J'ai pu observer de très près une maison de justice et du droit. J'en ai vu l'aspect positif, mais aussi les limites.

Je crois qu'une vraie question se pose : dans un quartier où l'on a des difficultés -ou une zone rurale- ne faut-il pas aller plus loin qu'une maison de justice, où l'on fait de la médiation, de la conciliation, du rappel à la loi et de la formation ? Ne faut-il pas un juge dans le quartier ?

Mme la Ministre - C'est la carte judiciaire à l'envers : je suis d'accord !

M. Jean-Pierre Sueur - Je parle ici d'un juge de quartier, pour un territoire donc très limité par rapport aux tribunaux de grande instance et aux tribunaux d'instance, qui puisse prendre tout de suite des décisions simples, prononcer des sanctions de réparation.

On sait que ce qui mine les gens dans ces quartiers, c'est le fait qu'entre le moment où est établi le rapport de police et l'éventuelle convocation du jeune devant un magistrat ou un juge pour enfant, s'écoule un certain nombre de mois, alors que les procédures doivent être plus rapides, plus directes, bien sûr avec toutes les possibilités de recours et d'appel, pour éviter une justice expéditive.

Ne faut-il pas dépasser le stade de la maison de justice et du droit pour avoir une justice de proximité qui se traduise par des juges de quartier qui pourraient apporter des réponses rapides ?

M. le Rapporteur - Justement : il s'agit d'un juge nouvelle formule !

M. le Président - Crée-t-on un nouveau type de juge plutôt qu'un conciliateur, un juge de type britannique ? Ce sont des gens de la société civile qui sanctionnent, prennent des décisions -réparations, petites peines. Tout le débat est là.

Autre question : clarifier les fonctions des maisons de justice et du droit. Je l'ai dit à plusieurs reprises : je crois que la solennité de la justice est indispensable dans un certain nombre de cas ! Les choses doivent se dérouler dans un palais de justice, même pour des jeunes. On nous racontait l'autre jour que lorsqu'on faisait venir les parents et le jeune au palais de justice, ce n'était pas pareil.

Mme la Ministre - Pour répondre à cette question -y compris par rapport aux métiers- je pense qu'il faut évoluer sur la justice de proximité, au sens de ce que l'on a dit sur la première instance et sur la carte judiciaire à « l'envers ».

On a toujours parlé de la carte judiciaire en termes de suppression et non en termes de création dans les zones de forte population -en tout cas pas suffisamment. Soyons clairs entre nous : les maisons de justice et du droit, sont quand même une réponse à des territoires désertés par la justice.

On a donné aux maisons de justice et du droit une fonction que l'on a découverte en marchant, qui s'apparente maintenant à une fonction d'accès au droit, de réparation, de médiation, de conciliation, de rappel à la loi pour l'exercice de délégué du procureur, et je pense honnêtement que le délégué du procureur doit continuer à exercer dans les maisons de justice et du droit avec un mandat clair du procureur, mais si l'on parle de jugement, il faut un tribunal ou alors changer notre procédure. C'est impossible dans l'état actuel des procédures !

Ce n'est donc pas un problème de métier. Le juge de proximité, dans mon esprit en tout cas, est davantage le juge de la vie que celui des tutelles ou des petits litiges civils. La proximité est très importante. Certes, il faut veiller à ce que la première instance existe partout, mais souvent les petits litiges ne sont pas traités, et c'est mauvais car la justice ne passe pas. Ce n'est pas de nature à stabiliser les quartiers, comme dans toute démocratie.

Il y a là un vrai problème d'accès et une vraie question sur la première instance, mais pas de là à faire des tribunaux de quartier.

Je vous rejoins -alors que j'ai bataillé contre- lorsque vous dites que le tribunal est nécessaire lorsqu'on a transgressé la loi dans des proportions importantes, mais il faut différencier les deux sujets.

Je regrette que le délégué du procureur ne soit pas connu et reconnu. Il y a sûrement quelque chose à écrire sur ce sujet.

Les commentaires des journaux locaux rapportant les décisions de justice dans leur globalité se font rares. Les rappels à la loi ou les mesures de réparation qui sont décidées dans les maisons de justice et du droit ne sont jamais mentionnés. Cela retire une part de stabilité à la société.

Si l'on ne touche pas à nos procédures de façon trop profonde, ce qui pourrait être la conclusion de toutes vos missions actuelles, il faut que l'on travaille sur la meilleure appréciation de ce que sont le délégué du procureur, les médiateurs, les conciliateurs, sur leur reconnaissance, leur qualification et leur rôle.

A Chambéry, nous avions un conciliateur de très grande qualité qui avait fini par acquérir une aura dans le quartier. Lorsqu'il prenait en charge un problème de tapage nocturne, son arrivée à la maison de justice et du droit était toujours solennelle.

Je ne veux pas trancher cette question, mais elle me semble très lourde.

M. le Rapporteur - On veut assouplir la justice et la simplifier, mais on lui confie toujours des tâches supplémentaires. Pour y arriver, vous allez soit quadrupler le nombre de magistrats, soit les décharger de certaines fonctions.

Êtes-vous favorable à un recentrage des tâches des magistrats sur leurs fonctions juridictionnelles en les libérant des tâches administratives au sens large -participation à des commissions administratives ?

Les avis des magistrats sont partagés : les uns sont prêts à l'accepter, les autres non. Qu'en pensez-vous ?

Mme la Ministre - Dans certaines commissions, la présence des magistrats a du sens. Il faut rechercher si elle a du sens.

Souvent, cette présence ne fait aucun sens. On ne sait plus très bien pourquoi on y a mis un magistrat. Je vois comment cela se passe en interministériel lorsqu'on écrit les décrets : on a tellement peur que la Chancellerie soit fâchée que l'on met des magistrats partout !

M. le Président - Le Parlement aussi !

Mme la Ministre - On a commencé ce travail de tri et on fera des propositions en ce sens.

De la même manière, je pense qu'un certain nombre de contentieux de procès-verbaux aux infractions du code de la route ne devraient plus être traités par des magistrats. C'est le cas typique où la sanction devrait être prédéterminée, sachant que les personnes en difficulté financière peuvent toujours former un recours auprès des services fiscaux.

M. le Président - Savez-vous pourquoi les gens se tournent vers le tribunal de police pour les retraits de permis de conduire ? Parce que la sanction administrative tombe immédiatement sans que soit aménagée la possibilité d'obtenir de permis blanc. Le juge se présente donc comme le seul recours pour l'obtenir. Cette situation doit changer et des réformes sont à inventer.

Mme la Ministre - Je m'étais jurée de faire avancer ce sujet, mais...

M. le Président - Madame la Ministre, merci.

Audition de Mme Laurence PÉCAUT-RIVOLIER,
juge au tribunal d'instance du 10ème arrondissement de Paris,
présidente de l'Association nationale des juges d'instance

(10 avril 2002)

Présidence de M. Jean-Jacques Hyest, président

M. Jean-Jacques Hyest, président - Mesdames, Messieurs, je vous souhaite la bienvenue. Nous accueillons Mme Laurence Pecaut-Rivolier, présidente de l'Association nationale des juges d'instance. Vous travaillez au tribunal d'instance du 10 ème arrondissement de Paris.

Mme Laurence Pecaut-Rivolier - Tout à fait.

M. le Président - Ce ne doit pas être de tout repos.

Mme Laurence Pecaut-Rivolier - Effectivement. Le tribunal est situé dans un quartier peuplé, avec une population assez variée, qui comprend notamment le secteur de la gare du Nord et de la gare de l'Est.

M. le Président - Nous avons décidé de constituer une mission sur l'évolution des métiers de la justice. Elle concerne à la fois la justice de proximité, sur laquelle vous avez probablement un point de vue, ainsi que les spécialisations. Nous souhaitons aborder avec vous tous ces sujets. Je pense que notre rapporteur a beaucoup de questions à vous poser.

Mme Laurence Pecaut-Rivolier - Le métier de juge d'instance est un métier assez particulier. Il est à la fois relativement spécialisé, mais aussi très varié, puisqu'il regroupe un nombre important d'attributions. C'est le seul qui en regroupe autant : les tutelles, les saisies des rémunérations, le tribunal de police, les nationalités, le civil... Les attributions sont très diverses. Il a des particularités procédurales, puisqu'il s'agit d'un tribunal devant lequel l'assistance d'un avocat n'est pas nécessaire et qui comporte des procédures spécifiques appelées procédures rapides. Il bénéficiait, jusqu'à présent, d'une certaine autonomie puisqu'il était séparé du tribunal de grande instance.

Sa gestion était quelque peu autonome. A la suite des entretiens de Vendôme, nous avons éprouvé quelques craintes. En effet, nous pensons que le tribunal d'instance tient par cet ensemble de spécificités. Il est vrai que se pose la question de savoir s'il faut davantage spécialiser le juge d'instance dans certaines de ses fonctions. En tout cas, l'Association se bat pour éviter une spécialisation trop grande. Nous pensons en effet que le grand intérêt pour ce métier tient justement à sa variété. Cette variété permet d'éviter l'installation d'une certaine routine dans nos fonctions.

M. Christian Cointat, rapporteur - Madame la Présidente, on parle beaucoup de justice de proximité. Le juge d'instance est probablement celui qui est actuellement le plus proche du citoyen, dans sa vie quotidienne. Comment voyez-vous l'avenir du métier de juge d'instance par rapport, d'une part, au projet de création de tribunaux de première instance remplaçant les tribunaux d'instance et les tribunaux de grande instance et, d'autre part, le développement des maisons de justice et du droit, dont la mission est d'être au contact du citoyen, souvent dans les endroits où il n'y a pas de tribunaux d'instance ?

Mme Laurence Pecaut-Rivolier - Nous regrettons les orientations prises actuellement. En effet, elles nous paraissent sources de confusion et non d'amélioration. Des actions doivent être menées. Le tribunal d'instance est l'une des juridictions qui fonctionnent le moins mal. Or, on prévoit, d'une part, de le rattacher au tribunal de grande instance, sans savoir précisément quelles seraient les améliorations pour le justiciable. Par ailleurs, on développe des moyens supplémentaires de conciliation dans des domaines qui étaient traditionnellement dévolus au tribunal d'instance. Nous ne comprenons plus la place du tribunal d'instance dans cet ensemble. Nous ne parvenons pas à cerner les buts recherchés. Nous sommes entièrement d'accord sur le fait que des améliorations doivent être apportées. Nous sommes les premiers à dire, depuis très longtemps, qu'il faut en premier lieu réformer la carte judiciaire. Des tribunaux d'instance sont trop petits et n'ont pas lieu de rester en l'état. Au contraire, certains tribunaux d'instance sont en décalage. Il convient de réformer la carte judiciaire afin d'obtenir des tribunaux d'instance viables. Nous sommes également les premiers à affirmer qu'il convient peut-être de revoir la répartition des compétences. Aujourd'hui, cette répartition n'est pas claire. Dans beaucoup de domaines, la répartition des compétences entre les tribunaux de grande instance, les tribunaux d'instance, voire les tribunaux de commerce et les conseils de prud'hommes, s'avère confuse. Nous avons nos spécificités. Je pense notamment à l'accès direct du justiciable, facile et sans intermédiaire. Il faudrait probablement redonner un sens à la justice de proximité en redéfinissant précisément les matières qui sont du domaine du tribunal d'instance. La conciliation était l'une des particularités des juridictions d'instance. Je ne dis pas que nous avons toujours été parfaits dans l'exercice de cette particularité mais nous avons toujours tenté de lui donner un véritable sens. Ces dernières années, nous avons fortement développé cet aspect. En particulier, les juridictions d'instance ont pris l'habitude de travailler avec des équipes de conciliateurs. De nombreux tribunaux invitaient des conciliateurs à l'audience. A titre d'exemple, nous pratiquons de la sorte depuis six ans dans le X e arrondissement. Nous proposons systématiquement aux personnes de s'engager d'abord dans une conciliation. Si cette conciliation n'aboutit pas, les justiciables passent immédiatement devant le juge d'instance. Ce système a donné d'excellents résultats. Les citoyens étaient satisfaits. Ils avaient l'impression de ne pas avoir été déroutés. Ils avaient bien fait leur demande en justice. On avait tenté une ultime conciliation, d'une certaine manière, sous le contrôle du juge d'instance. Ce dernier pouvait en effet homologuer et donner son avis. Apparemment, ce système fonctionnait à la satisfaction de tous. Le seul problème était le manque de conciliateurs, de salles, etc. Mais ce problème pouvait être résolu. Or, la création des maisons de justice et du droit, qui a un sens, a été malheureusement réalisée sans véritable concertation avec les juridictions d'instance. Nous sommes aujourd'hui un peu perdus et nous ne savons plus où nous situer précisément par rapport à ces évolutions.

M. le Président - Cette formule a-t-elle été développée dans de nombreuses juridictions d'instance ?

Mme Laurence Pecaut-Rivolier - Oui, beaucoup de juridictions d'instance ont adopté ce système, notamment depuis la loi de 1998 qui permet de recourir plus facilement à la conciliation.

M. le Rapporteur - Vous avez indiqué, Madame, qu'il convenait de redéfinir les compétences des tribunaux d'instance et de revoir la carte judiciaire. Comment voyez-vous le rôle futur des tribunaux d'instance dans l'hypothèse où l'on garderait la fonction de juge d'instance ?

Mme Laurence Pecaut-Rivolier - Je resterai volontairement vague dans la mesure où la discussion s'ébauche seulement. Il est un peu difficile de répondre de manière très précise. Les tribunaux d'instance devraient se spécialiser, d'une manière générale, dans tout ce qui peut concerner le contentieux de proximité. Outre le contentieux classique (droit de la consommation, baux, contentieux concernant des sommes peu importantes), nous avons ouvert des réflexions sur ce qui concerne le contentieux de l'exécution. Nous avons même évoqué la question du contentieux familial car cela nous paraît relever, d'une certaine manière, du contentieux de proximité. Nous songeons également à tout ce qui pourrait être abordé avec des procédures simplifiées et sans représentation obligatoire. Nous sommes très ouverts sur ce qui peut être notre contentieux. Nous sommes d'accord sur la nécessité d'une clarification des compétences entre le tribunal de grande instance, qui traite des contentieux très techniques nécessitant l'intervention de professionnels, et le tribunal d'instance, qui peut traiter des contentieux mettant en cause le citoyen souhaitant se défendre tout seul.

M. José Balarello - J'ai exercé pendant 35 ans la profession d'avocat. Je connais donc le système judiciaire. J'ai connu la justice de paix. Nous avons commis deux erreurs majeures dans ce pays : supprimer la justice de paix et les commissariats de quartier. Nous ne nous en sommes pas remis. Je suis entièrement d'accord avec vous. Il faut augmenter les compétences de ce qu'il est convenu d'appeler aujourd'hui les tribunaux d'instance. Il faut augmenter les possibilités de conciliation. Pour autant, je suis contre le conciliateur. J'estime que chacun doit faire son métier. Quand les citoyens venaient devant le juge de paix, ils se conciliaient. En effet, ils savaient que la décision finale revenait au juge. Le juge émettait déjà un semblant d'opinion. Ils évitaient les frais, en particulier lorsqu'ils n'avaient pas l'assistance d'un avocat. Il faut donc augmenter le nombre de magistrats des tribunaux d'instance. Il convient également de rétablir, dans les campagnes, les tribunaux d'instance. On a supprimé la justice de paix ; on a tout ramené à l'échelle du chef-lieu. C'est une erreur majeure. Le stock des affaires découle du fait que les gens ne se concilient plus. On regroupe cette accumulation de procédures sous le terme barbare de « stock des affaires ». Auparavant, les tribunaux d'instance, en particulier en zone rurale, traitaient les affaires de bornage, les petits litiges de propriété, etc. La moitié des affaires étaient conciliées et ne donnaient jamais lieu à une audience en dehors de l'audience de conciliation. Il faut revenir à des notions de bon sens. On a abandonné le chemin du bon sens pour prendre celui de la technique.

M. le Président - Nous savons très bien que la réforme de la carte judiciaire est difficile à mettre en place. Il existe toujours des résistances. Nous savons très bien qu'il existe certains tribunaux d'instance dont la pertinence n'est pas évidente. Toutefois, certaines expériences sont menées. Un juge est chargé du tribunal et il traite régulièrement les affaires. Cette formule vous agrée-t-elle ?

Mme Laurence Pecaut-Rivolier - Elle peut tout à fait être développée. Cependant, ce n'est pas nécessairement le cas à l'heure actuelle. Nous constatons qu'un juge qui n'est pas à plein temps dans son tribunal d'instance est sollicité par le tribunal de grande instance. Nous déplorons cela. Nous avons émis l'idée d'un tribunal d'instance départemental. Les juges d'instance pourraient rester dévolus à l'instance. Pour l'instant, ce n'est pas le cas.

M. José Balarello - C'est ce que faisaient autrefois les juges de paix. Ils étaient « forains ».

M. le Président - Ce système existe dans certaines juridictions. Je pense notamment au tribunal d'instance de Bordeaux.

Mme Laurence Pecaut-Rivolier - Il y a beaucoup de juges d'instance au tribunal d'instance de Bordeaux.

M. le Président - Nous allons d'ailleurs visiter ce tribunal.

Mme Laurence Pecaut-Rivolier - Il existe un grand nombre de secteurs dans lesquels les juges d'instance se déplacent et tiennent des audiences foraines. Pour l'instant, nous dépendons de nos chefs de juridiction, les présidents de tribunal de grande instance.

M. le Président - Lorsqu'il manque un juge pour faire le troisième en correctionnelle, on préfère le mettre là.

Mme Laurence Pecaut-Rivolier - En effet. C'est inévitable et cela se comprend. On nous parle de tribunaux de première instance. Les tribunaux d'instance deviendraient alors clairement des chambres détachées de tribunaux de grande instance. Nous avons une peur terrible d'une telle évolution. Nous arguons que les intérêts du président du tribunal de grande instance ne rejoignent pas toujours ceux du tribunal d'instance. En outre, nous estimons que les tribunaux d'instance ne fonctionnent pas trop mal parce que les juges d'instance se sentent responsables de leur domaine, de leur secteur, de leur tribunal. Si on leur enlève cette responsabilité, on risque aussi de leur ôter l'envie de faire fonctionner au mieux leur juridiction.

M. José Balarello - Si je comprends bien, vous seriez partisan de la mise en place d'un président des tribunaux d'instance à l'échelle départementale, indépendant des présidents des tribunaux de grande instance (puisqu'il peut y avoir deux présidents voire trois présidents de tribunal de grande instance dans un département).

Mme Laurence Pecaut-Rivolier - J'ai l'air d'hésiter car l'ensemble de mes collègues n'a pas forcément le même point de vue sur cette question. C'est une des idées qui est émise pour essayer de résoudre les problèmes de gestion d'une structure comportant trop de juridictions. Tous mes collègues ne sont pas forcément d'accord avec cette solution.

M. le Président - Cela dépend de la structure du département...

M. le Rapporteur - J'ai précisément une question à poser sur ce sujet. Lors des entretiens de Vendôme, on a réfléchi à une structure de la justice plus simple et plus compréhensible, avec les cours d'appel et les tribunaux de première instance qui regrouperaient les tribunaux d'instance et les tribunaux de grande instance. Il y aurait une structure unique, qui pourrait être déconcentrée en termes de pouvoirs. On peut souhaiter la mise en place de trois niveaux judiciaires (appel, tribunal de grande instance, tribunal d'instance) avec des compétences claires et autonomes. Si cette approche n'était pas retenue, ne pensez-vous pas que la création du tribunal de première instance, avec une définition précise des compétences et des responsabilités, serait un moyen de regrouper sous une forme plus simple tout ce qui existe à l'heure actuelle et qui devient de plus en plus difficile à comprendre ? Je pense à toute cette panoplie constituée par les maisons de justice et du droit (MJD), les tribunaux d'instance, toute la gamme de conciliateurs divers et de médiateurs, les délégués du procureur, etc. Ne serait-il pas plus simple de l'organiser sous cette forme, avec des responsabilités clairement établies, que de laisser en l'état le flou artistique que nous connaissons aujourd'hui ?

Mme Laurence Pecaut-Rivolier - En ce qui concerne l'organisation, il s'agirait probablement d'un plus en termes de clarification. En ce qui concerne l'exercice de notre métier, cela ne peut pas être un plus. En effet, cela conduira forcément à une spécialisation. Dès lors que le tribunal d'instance sera une chambre détachée, la spécialisation sera inévitable. Nous perdrons alors l'intérêt que nous avons pour nos fonctions, notre responsabilité qui fait que nous souhaitons vraiment nous investir. Il existe vraiment un risque de vider de son sens la juridiction de proximité et de lui enlever son intérêt.

M. Jean-Pierre Sueur - Madame la Présidente, vos propos sont fort intéressants. Je constate que dans la période actuelle, marquée par des débats sur ce sujet à la télévision et à la radio, on parle beaucoup de justice de proximité, qui semble recueillir un consensus. Je considère qu'il y a plusieurs moyens de voir les choses. Pour un certain nombre d'élus, notamment les élus locaux, il conviendrait de développer des tribunaux d'instance dans les quartiers en difficulté. Plutôt que d'avoir un tribunal d'instance qui fonctionne avec le tribunal de grande instance, avec toutes les contraintes que vous avez évoquées, il serait peut-être plus pertinent d'installer des tribunaux d'instance de plein exercice dans les quartiers en difficulté, qui rendraient une première justice. Certains souhaitent revenir au juge de paix.

Par ailleurs, j'estime que l'on arrive, comme souvent en France, à une grande multiplicité d'éléments. Comment les juges d'instance voient-ils les maisons de justice et du droit ? Beaucoup de maires se sont battus auprès du garde des Sceaux pour obtenir l'implantation d'une maison de justice et du droit. Cette structure est intéressante. Mais on ne peut pas véritablement y obtenir une justice de première instance.

Etes-vous favorable à la multiplication des tribunaux d'instance, avec plus d'autonomie accordée à chacun ? Dans ce cas, ne serait-il pas plus pertinent de remplacer les maisons de justice et du droit par des tribunaux d'instance ou au contraire de créer une structure commune ? Que pensez-vous de cette articulation ?

Mme Laurence Pecaut-Rivolier - Nous ne pouvons qu'être favorables à votre proposition. Toutefois, cela risque d'être utopique compte tenu des moyens qui sont alloués. Nous, en tant que juges d'instance, rêvons de juridictions d'instance qui auraient les moyens de fonctionner partout, notamment sur la base de la conciliation et de la médiation. On pourrait, sinon souhaiter la multiplication des juges d'instance, disposer d'équipes auxquelles des missions pourraient être confiées. Il existe déjà quelques assistants de justice. Mais ils sont si peu nombreux que cela relève pour l'instant de l'anecdote. On pourrait mettre en place des assistants de justice qui nous aideraient pour nos recherches et qui nous feraient gagner du temps. On pourrait éventuellement mettre en place des assesseurs, qui pourraient nous aider à la conciliation. Ces mesures pourraient êtres prises et elle favoriseraient l'instauration d'une véritable justice de proximité. Je suis entièrement d'accord avec vous. Nous trouverions cela formidable. Pour l'heure, nous subissons un sous-effectif d'environ 20 % chez les juges d'instance. Je ne parle pas des greffes. Notre seul luxe est l'abonnement au jurisclasseur.

M. Jean-Pierre Sueur - Je relève le terme « utopique ». Il nous semble, pour notre part, utopique de considérer que le problème de l'insécurité sera réglé sans se donner les moyens d'une justice de proximité sur le terrain. L'idée de redéployer un certain nombre de postes dans les juridictions pour développer des tribunaux d'instance me paraît très utopique.

Mme Laurence Pecaut-Rivolier - Vous avez raison. Très clairement, lorsque nous avons été reçus à la Chancellerie, notamment après les entretiens de Vendôme, nous avons ressenti que la logique poursuivie était la gestion de la pénurie. Pour mieux gérer la pénurie, le système du tribunal de première instance est plus facile. Nous avons très clairement perçu cette logique de rationalisation budgétaire et de gestion de la pénurie au sein des services de la Chancellerie.

M. le Rapporteur - Vous dites que 20 % des postes d'instance ne sont pas pourvus.

Mme Laurence Pecaut-Rivolier - Ce chiffre me semble refléter la réalité d'une manière générale. Chez les greffiers, le taux officiel de sous-effectif est de 10 % dans les tribunaux d'instance. Pour les magistrats, il n'existe pas de chiffre officiel.

M. le Rapporteur - Dans ce cas, on utilise les juges placés...

Mme Laurence Pecaut-Rivolier - Il existe uniquement deux juges placés par cour d'appel !

Mme Michèle André - Le sous-effectif de 20 % est-il une moyenne sur l'ensemble du territoire ?

Mme Laurence Pecaut-Rivolier - Oui. Je donne un chiffre au niveau national qui n'engage que moi, puisqu'il n'existe pas de statistiques officielles. Je donne ce chiffre à partir des commentaires de mes collègues. C'est ce que nous ressentons au niveau national. Il faut savoir, et je le répète, qu'il existe un problème de carte judiciaire. Certains tribunaux d'instance sont assez bien pourvus, alors que d'autres souffrent d'une pénurie. De toute façon, par rapport à l'effectif théorique, le manque est permanent. Ce manque est encore plus criant au tribunal d'instance, dans la mesure où, dans le cadre des dernières réformes (notamment la réforme portant sur le juge des libertés et de la détention), les tribunaux d'instance n'ont absolument pas été considérés comme prioritaires dans les affectations.

M. le Rapporteur - Je déduis de vos propos que vous êtes favorable aux assistants de justice.

Mme Laurence Pecaut-Rivolier - En effet.

M. le Rapporteur - Etes-vous favorable à la mise en place d'assistants de justice dans le cadre actuel, c'est-à-dire dans un cadre extrêmement précaire, ou bien pensez-vous que devrait se développer un statut particulier des assistants de justice ? Dans ce cas, quelle place devraient-ils avoir et quelle devrait être l'évolution de leur profession, notamment par rapport aux greffiers ? Ma seconde question est la suivante : j'ai cru comprendre que vous étiez favorable à l'échevinage. Toutefois, êtes-vous favorable à un échevinage dans lequel les deux échevins disposeraient d'un droit de vote ou à un échevinage de conseil, où les échevins auraient simplement une voix consultative ?

Mme Laurence Pecaut-Rivolier - Les questions deviennent très précises sur des thèmes qui ouvrent des perspectives assez lointaines. J'évoquais la nécessité d'une équipe. Je pense qu'il serait pertinent que le juge d'instance bénéficie du soutien d'une équipe qui l'aide dans son travail de proximité. Je suis bien évidemment défavorable au statut précaire. Celui qui existe actuellement n'est pas satisfaisant. Pourtant, lorsqu'on peut disposer de l'aide d'un assistant de justice, on est déjà très content. Il serait bénéfique de disposer d'assistants de justice formés et qui pourraient rester plus longtemps. J'ai également évoqué l'apport des assesseurs. Le juge d'instance est pour l'instant seul. On ne va pas le transformer d'un seul coup en juridiction collégiale.

L'idée est davantage qu'il y ait, pour s'accorder avec la justice de paix, des personnes déléguées par le juge pour certaines missions. Les réflexions sur ce sujet sont, pour l'heure, au stade de l'ébauche. Nous sommes complètement favorables à la réforme de cette juridiction de proximité, en lui donnant de véritables moyens.

M. José Balarello - On parle beaucoup de maisons de justice et du droit dans certains quartiers. Ne pensez-vous pas qu'il serait plus efficace de développer les justices de paix et de proximité, c'est-à-dire installer des tribunaux d'instance ou des délégués forains dans certains quartiers, plutôt que de mettre en place des maisons de justice et du droit ? Cela demande la nomination d'un certain nombre de magistrats affectés aux tribunaux d'instance. N'est-ce pas plus efficace ?

Mme Laurence Pecaut-Rivolier - Parfois, les deux se complètent. Les maisons de justice et du droit jouent de plus en plus un rôle d'information et de renseignement. Elles remplacent quelque peu les consultations juridiques gratuites des avocats. De plus en plus, les citoyens viennent dans les maisons de justice et du droit pour se renseigner sur leurs droits. Cela appelle, selon moi, un autre débat. En l'occurrence, à l'heure actuelle, le citoyen ne dispose d'aucun moyen de s'informer

M. le Président - C'est le problème de l'accès au droit. Une loi a été votée sur ce sujet.

Mme Laurence Pecaut-Rivolier - Oui. Les citoyens sont souvent ignorants du mécanisme de la justice. La maison de justice et du droit joue ce rôle très général d'information et de renseignement. Jamais un tribunal ne pourra fournir ce type de prestation. Dans le cas contraire, il y aurait confusion des rôles. Pour le reste, je suis d'accord.

M. le Président - On lie justice et insécurité. Or il convient de clarifier les choses. Il y a d'abord tout ce qui concerne la justice civile : tous les contentieux que vous avez évoqués et qui sont résolus par les tribunaux d'instance. Il y a également le tribunal de police. En fait, un certain contentieux, souvent de masse, est réglé par les tribunaux de police. Pour l'essentiel, il s'agit des infractions à la sécurité routière. Parallèlement, dans le domaine de la lutte contre la délinquance, nous voyons se mettre en place des délégués du procureur et un système dont le juge d'instance est complètement exclu. Il s'agit des maisons de justice et du droit. Si l'on veut donner un sens à la présence judiciaire, qui est nécessaire, ne faut-il pas trouver une nouvelle configuration ? On a l'impression que le système qui se développe scinde complètement les responsabilités du juge.

Mme Laurence Pecaut-Rivolier - Vous avez raison. Un rapport du Conseil économique et social va d'ailleurs dans ce sens. A force de multiplier toutes les procédures de conciliation, de médiation ou autres, on parvient à une situation confuse sans définition claire des domaines de compétences et des responsabilités.

M. le Président - Si les juges étaient plus nombreux, il serait possible de procéder à une médiation, mais avec le juge.

Mme Laurence Pecaut-Rivolier - Tout au moins sous son contrôle.

M. le Président - Sous son contrôle effectif. Aujourd'hui, le juge n'intervient plus dans un certain nombre de procédures. C'est tout de même un vrai problème.

Mme Laurence Pecaut-Rivolier - Oui. De ce fait, les juges d'instance, qui peuvent être amenés à statuer au contentieux, ne vont plus être associés directement à toutes ces procédures.

M. le Président - Les procédures se développent, mais se pose un problème d'articulation. Ne serait-il pas nécessaire de clarifier, de simplifier et d'affecter des moyens ?

Mme Michèle André - Telle est l'illustration de l'enfer pavé de bonnes intentions.

Mme Laurence Pecaut-Rivolier - Pour ne donner qu'un exemple, quand les maisons de justice et du droit ont été créées, on a décidé que les conciliateurs qui officiaient dans les tribunaux d'instance devraient officier désormais dans ces nouvelles structures. Les conciliateurs, qui sont bénévoles et font un travail remarquable, ont dû faire un choix : soit rester au tribunal d'instance, où ils avaient -je pense- l'impression d'être utiles, soit rejoindre la maison de justice et du droit, où on les valorisait peut-être davantage.

M. le Rapporteur - Sur ce point sensible, je déduis de vos propos que le tribunal d'instance est finalement le mieux à même de réaliser la justice de proximité, pour autant qu'il y ait suffisamment de juges d'instance, que la carte judiciaire soit revue, que l'organisation soit améliorée et simplifiée.

Mme Laurence Pecaut-Rivolier - Tel est son rôle historique.

M. le Rapporteur - Cela signifie qu'on pourrait parfaitement contourner toutes les difficultés que nous rencontrons, si on allouait plus de moyens au tribunal d'instance et on redéfinissait ses compétences.

Mme Laurence Pecaut-Rivolier - On pourrait effectivement l'espérer.

M. le Rapporteur - Vous êtes aussi d'accord sur le fait que les maisons de justice et du droit ne peuvent être remplacées par le tribunal dans leur rôle d'information et de renseignement.

Mme Laurence Pecaut-Rivolier - En effet.

M. le Rapporteur - En revanche, le fait que les maisons de justice et du droit aient aussi une action de justice ne peut que créer la confusion par rapport aux tribunaux d'instance qui le feraient mieux s'ils avaient davantage de moyens. Je le déduis de vos propos même si vous ne l'avez pas dit.

Mme Laurence Pecaut-Rivolier - Tel est effectivement le sens de ma pensée.

M. le Rapporteur - Je reviens à l'idée principale. Vous avez laissé entendre qu'il y avait, en pratique, une certaine spécialisation des tribunaux d'instance mais que les juges d'instance ne devaient pas trop se spécialiser. Qu'est-ce que cela signifie concrètement ?

Mme Laurence Pecaut-Rivolier - Ce point est crucial. Demande-t-on au juge d'instance d'être un très bon technicien ? Dans ce cas, il faut effectivement qu'il se spécialise dans certains domaines. Lui demande-t-on plutôt de savoir exercer une justice de proximité, de savoir appréhender des justiciables qui se présentent en personne et qui ont peut-être des difficultés pour s'exprimer et faire valoir leurs droits, de savoir exercer une certaine forme d'appel à la conciliation ? Dans ce cas, il s'agit d'une autre forme de spécialisation. Si l'on opte pour cette deuxième solution, le juge ne doit pas être spécialisé par domaine mais par fonction. Il peut alors embrasser tout un ensemble de domaines d'intervention et ne pas se spécialiser pas dans un domaine particulier. C'est cela notre particularité. Il n'est pas aisé de tenir tous les jours une salle d'audience où les justiciables viennent sans avocat et souhaitent s'exprimer. Il s'agit de ne pas décevoir ces personnes. Il faut qu'elles aient le sentiment d'avoir été entendues. Pour cela, il faut développer une certaine compétence. Bien évidemment, il est indispensable de savoir le droit. Mais, a priori, un magistrat dispose d'une formation dans ce domaine. En revanche, je ne suis pas persuadée que nous ayons besoin d'une spécialisation très technique et très poussée dans un domaine particulier.

M. le Rapporteur - Je reviens au principe du tribunal de première instance. Pensez-vous que les tribunaux d'instance doivent être autonomes pour constituer l'outil essentiel et efficace d'une bonne justice de proximité ? Ne peut-on pas considérer, à l'inverse, que le système serait plus cohérent s'ils relevaient d'un tribunal de première instance ?

Mme Laurence Pecaut-Rivolier - Nous considérons que l'autonomie est nécessaire au bon fonctionnement des structures, même si ce sujet peut être débattu. Lors des entretiens de Vendôme, on a évoqué l'idée de rattacher le tribunal d'instance au tribunal de grande instance. Par la suite, le livret de la garde des Sceaux a souligné l'intérêt du tribunal de première instance. Les deux syndicats les plus importants de la magistrature, à savoir le Syndicat de la magistrature et l'Union syndicale de la magistrature, se sont joints à nous pour dénoncer cette idée et pour affirmer la nécessité de laisser indépendantes les structures des tribunaux d'instance. Nous avons eu le sentiment de ne pas défendre uniquement notre paroisse. Cela nous a fait plaisir.

M. José Balarello - Je vois un intérêt à la création d'un tribunal départemental. Ne pensez-vous pas qu'un tribunal départemental d'instance permettrait tout de même de spécialiser deux magistrats, par exemple en matière de droit du travail ? Dans ce domaine, le président du tribunal d'instance ou son délégué est amené à présider le conseil des prud'hommes , quand il y a égalité de voix. Il faut tout de même, par exemple dans le cadre de conflits collectifs, une certaine spécialisation. Si vous augmentez les compétences du tribunal d'instance, faudra-t-il mettre en place quelques spécialistes, par exemple en matière de baux ruraux ?

M. le Président - Il me semble que le tribunal des baux ruraux est départemental.

Mme Laurence Pecaut-Rivolier - C'est effectivement le juge d'instance qui, à côté de toutes ses autres fonctions, assume une fois par mois la fonction de président des baux ruraux.

M. José Balarello - Cela nécessite une certaine spécialisation. Si on mettait en place un tribunal départemental d'instance, on pourrait spécialiser par exemple deux magistrats, notamment en droit du travail.

Mme Laurence Pecaut-Rivolier - Ce point est sujet à discussion. A Paris, la spécialisation existe puisque certains magistrats ne travaillent qu'au sein du conseil des prud'hommes. Je ne suis pas certaine qu'ils considèrent eux-mêmes cette spécialisation comme une bonne solution. La matière est intéressante, mais ils apprécieraient sans doute de faire autre chose en parallèle.

M. José Balarello - Une formation serait nécessaire.

Mme Laurence Pecaut-Rivolier - Il faut avant tout un minimum de diversité dans les missions. Je crois qu'ils regrettent eux-mêmes cette trop grande spécialisation.

M. le Président - On a souvent évoqué les missions qui n'étaient pas juridictionnelles et qui étaient confiées aux greffiers. Pensez-vous qu'il subsiste des fonctions exercées par les juges qui pourraient être confiées aux greffiers ? On évoque souvent l'affaire des tutelles. Avez-vous un point de vue sur ce thème ?

Mme Laurence Pecaut-Rivolier - Je vous remercie de cette question. Cette délégation des tâches ne concerne pas seulement les greffiers. De nombreuses attributions sont toujours devant le tribunal d'instance. Certaines ne sont pourtant absolument pas juridictionnelles ; d'autres pourraient être effectivement déléguées aux greffiers. Je peux vous laisser un document sur ce sujet. Nous estimons qu'environ 300 attributions demeurent au tribunal d'instance mais n'ont rien à y faire. A titre d'exemple, nous paraphons tous les livres comptables. Vous percevez l'intérêt du juge d'instance dans ce domaine... Je vous laisse le document.

M. le Président - Je vous remercie. L'année dernière, une jeune juge d'instance a rejoint la juridiction du canton dont je suis conseiller général. Elle est venue présider la commission de propagande. Les élections municipales avaient lieu le même jour. Je lui ai appris ce qu'était le code électoral. Je me demande si cela à un sens de déranger un juge pour aller dans un chef-lieu de canton...

Mme Laurence Pecaut-Rivolier - Ce n'est pas parce qu'on ne fait pas de prison qu'on ne peut pas être en correctionnelle. Ce n'est pas parce qu'on n'est pas spécialisé dans le domaine du bâtiment qu'on ne va pas trancher les conflits qui peuvent exister. Je considère que la fonction du juge n'est pas nécessairement de connaître en profondeur la matière.

M. le Président - Dans mon exemple, ce n'était pas une fonction juridictionnelle. Quelle est l'utilité d'un juge dans une commission de propagande d'une élection ? Il serait sans doute plus pertinent de faire simplement appel à un représentant du préfet. Les juges passent du temps dans les commissions de remembrement. Quelle en est l'utilité ?

Mme Laurence Pecaut-Rivolier - Vous avez raison.

M. le Président - Je vous remercie.

Audition de M. André RIDE,
procureur général près la cour d'appel de Limoges,
président de la Conférence nationale des procureurs généraux

(10 avril 2002)

Présidence de M. Jean-Jacques Hyest, président

M. Jean-Jacques Hyest, président - Monsieur le procureur général, Monsieur le président, puisque c'est en tant que président de la Conférence nationale des procureurs généraux que nous avons le plaisir de vous recevoir, la commission des Lois du Sénat a souhaité créer une mission d'information sur l'évolution des métiers de la justice. Bien entendu, parmi les métiers de la justice, le premier est celui du magistrat. Nous voulions entendre les représentants éminents du parquet, en la personne des procureurs généraux. Nous vous remercions d'avoir répondu à notre invitation. Vous souhaitez peut-être au préalable faire une présentation sur la situation du parquet. Puis, le rapporteur et les membres de la mission auront certainement beaucoup de questions à vous poser.

M. André Ride - Monsieur le Président, je vous remercie pour ces propos de bienvenue. Vous m'avez effectivement invité en ma qualité de président de la Conférence nationale des procureurs généraux. Votre commission connaît bien la Conférence des procureurs généraux puisqu'elle a déjà invité à plusieurs reprises ses représentants. J'ai récemment eu l'occasion d'écrire au Président Garrec au moment où était débattue la proposition de loi complétant la loi du 15 juin 2000, pour faire part au Sénat des préoccupations des procureurs généraux à la lecture de certains amendements de cette loi. Je n'ajouterai rien car la loi a été votée. Simplement, la Conférence des procureurs généraux a eu la satisfaction de voir que le Sénat l'avait entendue.

Il semble que votre réflexion s'articule principalement autour de deux thèmes : la situation des professionnels de justice et le périmètre d'intervention de la justice.

En ce qui concerne les professionnels de justice, on parlait il n'y a pas si longtemps des gens de justice et l'on ne visait alors que les magistrats et les avocats. Le glissement sémantique est fort intéressant. Il démontre qu'aujourd'hui, on parle aussi, quand on veut englober tous ceux qui gravitent autour du palais, des greffiers et des fonctionnaires de catégorie C des greffes, ainsi que de ces nouveaux venus, dont je crois qu'ils vont faire partie désormais des professionnels de justice, à savoir les assistants et les agents de justice.

Pour ce qui a trait au métier de magistrat, vous avez noté les uns et les autres les quelques turbulences survenues en 2000 et 2001, non seulement chez les magistrats, mais aussi chez les avocats et les greffiers. De ce point de vue, la rentrée 2002 a été infiniment plus calme. Les discours de rentrée, qui sont traditionnellement l'occasion de souligner un certain nombre de préoccupations des magistrats, ont surtout porté dans nombre de cours d'appel et de juridictions sur des problèmes plus spécifiques au corps et notamment sur celui du statut des magistrats du parquet.

Cette question est vraiment un problème récurrent et qui suscite des interrogations à tous les degrés de la hiérarchie des magistrats du parquet. Vous avez pu lire une série d'articles parus dans la presse à l'automne dernier, portant sur l'idée de la séparation du corps de la magistrature en deux corps distincts : celui du siège et celui du parquet. Cette séparation, dans la tradition administrative française, ne pourrait aboutir qu'à une fonctionnarisation rampante du parquet. Nous n'avons bien évidemment nullement l'intention de remettre en cause la qualité des fonctionnaires. Toutefois, dans le domaine judiciaire, on voit tout de suite ce que la substitution des magistrats par des fonctionnaires peut avoir comme incidence sur l'indépendance de la fonction. Il est apparu à l'ensemble des magistrats du parquet et aussi, c'est important de le souligner, à la quasi-totalité des magistrats du siège (à l'exception de la Conférence nationale des premiers présidents), que l'unité du corps était fondamentale pour un bon fonctionnement de la justice. Cette unité du corps est pour le ministère public une question de légitimité de son autorité, non seulement vis-à-vis de ses interlocuteurs naturels - soit la gendarmerie et la police - mais également vis-à-vis de ses autres interlocuteurs extérieurs - préfets, élus locaux. C'est également pour les magistrats du siège une protection d'avoir comme interlocuteurs des magistrats, c'est-à-dire des personnes de la même maison qui les saisissent et qui assurent l'exécution des peines qu'ils prononcent, en partageant la même éthique, la même déontologie, qui ont prêté le même serment et ont été formés à la même école. Il s'agit d'une question fondamentale pour la magistrature. Je mets de côté ce qui relève de la dépendance hiérarchique et de la relation avec le garde des Sceaux.

L'autre question concernant les magistrats, pour aller à l'essentiel, tient à leur périmètre d'intervention. Je reviendrai sur ce point tout à l'heure.

En ce qui concerne les fonctionnaires des greffes, dans leurs trois catégories (greffier en chef, greffier, fonctionnaire de catégorie C), trois questions se posent :

- la place du greffier en chef dans la juridiction ;

- la place des greffiers en chef dans l'administration judiciaire ;

- la place des fonctionnaires de justice dans le fonctionnement de la juridiction.

Le Code de l'organisation judiciaire indique que les greffiers en chef dirigent l'ensemble des services du secrétariat greffe et que les chefs de juridiction sont responsables du fonctionnement de la juridiction. Les chefs de juridiction exercent leur autorité et un contrôle hiérarchique sur le greffier en chef, sans pouvoir se substituer à lui. Ce sont évidemment des termes antinomiques. Je crois qu'il y a là un besoin de clarification. Nous affirmons clairement ceci. Autant nous reconnaissons bien évidemment au greffier en chef la place de pivot dans le fonctionnement quotidien d'une juridiction, autant, que ce soit au niveau des cours ou au niveau des tribunaux de grande instance, il nous apparaît important que la décision revienne aux deux chefs de juridiction ou aux deux chefs de cour. La raison est très simple. Elle n'est pas que nous nous défiions des greffiers en chef. Elle est qu'une juridiction a des moyens humains, matériels et financiers limités. Il convient donc de faire des choix, qui ne sont pas neutres sur l'exercice de l'activité judiciaire. Que ce soit au parquet ou au siège, elle est largement tributaire des moyens qui lui seront accordés. De par la mission même de la justice, il ne nous apparaît pas possible que l'attribution des moyens qui conditionnent l'activité judiciaire ne revienne pas à un magistrat. Nous donnons les impulsions. Il leur appartient de les « mettre en musique ».

La question de la place des greffiers en chef dans l'administration de la justice est quelque peu différente. L'administration de la justice n'avait pas atteint un niveau de développement particulièrement élevé jusqu'il y a peu. En fait, ce sont les services administratifs régionaux qui sont l'embryon d'une véritable administration locale de la justice. Ils ont été créés en 1996, par décision du directeur de cabinet du garde des Sceaux de l'époque. Des circulaires ont ensuite été diffusées. Il n'y a donc pas un corpus juridique fondé ni sur la loi, ni sur le décret pour créer cette administration judiciaire. Sans doute en faudra-t-il un demain, ce qui n'est pas sans soulever des problèmes. Le problème fondamental est de savoir qui doit administrer ces services administratifs régionaux et plus exactement qui doit tenir la place centrale de coordonnateur du service administratif régional, qui doit donc piloter ce service. Deux options sont actuellement ouvertes : à des magistrats et à des greffiers en chef. Deux magistrats dirigent les services administratifs régionaux sur les trente-cinq services qui existent, en l'occurrence à Rennes et à Paris. La cour d'appel de Paris est une grande maison dont le périmètre d'intervention concerne non seulement Paris intra-muros , mais aussi Bobigny, Evry, la Seine-et-Marne et l'Yonne. Vous pouvez apprécier les qualités qu'il faut pour tenir ce poste de coordonnateur de Paris.

Le problème qui se pose est de savoir s'il convient d'ouvrir le statut de coordonnateur à d'autres personnes et plus particulièrement, selon l'importance des cours, à des administrateurs civils ou à des attachés principaux d'administration centrale. Notre analyse est la suivante. Nous avons, avec les greffiers en chefs, des personnels d'une rare compétence. Nous n'avons pas de complexe quant à la compétence de nos greffiers en chef par rapport aux attachés principaux et même par rapport à des administrateurs civils. Ce sont des personnes qui ont passé un concours difficile et qui ont la capacité d'acquérir des connaissances dans des domaines nouveaux qu'ils ne maîtrisent pas forcément. En outre, ils ont un avantage par rapport aux administrateurs civils et aux attachés principaux : ils connaissent bien la maison. Ils sont en effet capables de percevoir et de faire percevoir à leurs interlocuteurs naturels (les chefs de cour) les conséquences des décisions qu'ils pourraient être amenés à prendre parce qu'ils savent comment le personnel des greffes et les magistrats réagissent. Je ne crois pas qu'il serait bon pour l'institution que ces postes de coordonnateur soient attribués à d'autres qu'à ceux qui peuvent les occuper en ayant cette perception de l'institution.

Enfin, mon dernier point a trait à la place de l'ensemble des fonctionnaires de justice dans la juridiction. Un malaise est apparu dans les juridictions. Il tient à l'émergence de ces fonctions de gestion des juridictions. Traditionnellement, le greffier et le greffier en chef assistaient le magistrat ; ils avaient davantage des fonctions de secrétariat. Ils doivent aujourd'hui assumer en outre les fonctions de responsable de la gestion, de la gestion informatique, de la gestion des ressources humaines. Ces fonctions sont apparues à beaucoup comme plus intéressantes. Ceux qui ne se sentent pas les compétences, ni les appétences pour devenir responsables de la gestion d'un service ont l'impression que leur mission originelle, qui est pourtant capitale, est dévaluée. Cette situation n'est pas saine. Elle n'est pas juste non plus. Nous avons besoin de personnels qui assument les fonctions traditionnelles du greffier. Nous devons réfléchir à une ouverture plus grande du métier de greffier en chef et de greffier vers des compétences juridiques qui n'étaient pas les leurs jusqu'à présent. Nous devons bâtir avec eux un autre mode de fonctionnement. Les chefs de cour ou de juridiction réunissent régulièrement les responsables de la gestion des services, alors que le mode de fonctionnement traditionnel des juridictions n'incluait pas cette idée de travail en équipe. Là aussi, il faut que nous revoyions notre façon de penser. Dans le rapport de l'inspection générale des services judiciaires, on citait la cour d'appel de Limoges. Je ne peux pas faire mieux que de la citer à nouveau pour dire que nous avons développé un travail par service (service de l'audiencement, service du greffe), soit un petit groupe de personnes travaillant de concert avec les magistrats pour se retrouver sur une idée commune du travail à accomplir et une responsabilité commune sur les objectifs visés.

Les nouveaux dans l'institution venus sont l'assistant de justice et l'agent de justice. La création des assistants de justice, de profil bac + 5, a correspondu à une demande forte des magistrats d'avoir à leurs côtés une équipe de juristes de haut niveau pour préparer les décisions. Le profil a été bien ciblé. En revanche, leur statut pourrait être meilleur. Pourquoi ? Ils sont recrutés au maximum pour une durée de quatre ans. Ils ont 720 heures de travail par an, ce qui est peu. Cela implique, pour qu'ils deviennent des collaborateurs efficaces, un long temps d'investissement personnel des magistrats. Or ils partent parfois avant la fin du contrat. On est alors obligé de tout recommencer. Le souhait des magistrats serait que se constitue autour d'eux un corps de fonctionnaires ayant un profil juridique de même nature, mais dont le travail serait susceptible de s'inscrire dans la durée.

La création des agents de justice a fait l'objet de nombreuses critiques, en particulier de la part des fonctionnaires des greffes qui s'interrogeaient sur leur utilité. On s'est aperçu que les besoins émergents qui avaient justifié la création des agents de justice correspondaient effectivement à un besoin des juridictions. La question se pose aujourd'hui de savoir s'il ne faudrait pas pérenniser et reconnaître ces besoins émergents comme des tâches normales pour l'exercice de la justice dans les juridictions. En fait, il s'agit de faire en sorte soit que les agents de justice intègrent le corps des fonctionnaires de justice, soit que les fonctionnaires de justice accomplissent les tâches qui ont été confiées aux agents de justice.

J'en viens aux avocats. Parlant devant l'un d'entre eux et pour aller à l'essentiel, j'éliminerai de mon propos les éléments positifs et me limiterai à pointer ce qui ne va pas. Ce rôle est un peu ingrat. Nous, procureurs généraux, constatons qu'il existe un réel problème. Nous sommes en effet chargés de la discipline des avocats et des auxiliaires de justice d'une manière générale. Nous recevons des juridictions des informations selon lesquelles des tensions sont nées entre magistrats et avocats. Elles ont toujours existé, mais étaient autrefois atténuées par une courtoisie naturelle. Cette courtoisie et ces relations de bon voisinage ont tendance quelquefois à s'estomper. On peut en effet observer dans certaines juridictions deux types de comportement : des comportements agressifs - je n'hésite pas à employer le terme - à l'audience à l'égard du ministère public et des comportements moins loyaux que ce à quoi l'on pourrait s'attendre de la part des avocats vis-à-vis des magistrats du siège et notamment des juges d'instruction. Les raisons sont multiples. Certaines tiennent à la personnalité de chacun. Laissons-les de côté. D'autres sont plus fondamentales. La société française s'est engagée dans une judiciarisation croissante, offrant de nouvelles perspectives aux avocats. Bon nombre d'étudiants en droit se sont inscrits dans les centres de formation et sont devenus avocats. Leur nombre fait qu'ils n'ont peut-être pas tiré de leur profession toutes les satisfactions qu'ils en attendaient. Dès lors, pour sortir du lot, certains ont choisi de radicaliser leur attitude et de coller davantage aux souhaits des clients sans prendre la distance que l'on attend d'un auxiliaire de justice.

Mme Michèle André - Si je ne m'abuse, il s'agit de démagogie.

M. André Ride - Nous avons aussi assisté à une multiplication des actes, dont on ne perçoit pas toujours, quand on a un oeil extérieur et neutre, l'utilité dans le dossier. Tout ceci a engendré un raidissement de la part des magistrats. C'est légitime, surtout lorsqu'ils sont mis en cause personnellement. Cette situation n'est pas saine. Dans le fonctionnement quotidien des juridictions, nous travaillons avec les avocats. Nous devons avoir confiance dans les auxiliaires de justice, dans la fiabilité des pièces qu'ils remettent, dans la qualité des dossiers, etc. Lorsqu'un avocat cite un arrêt, nous ne devrions pas avoir à envisager de vérifier la réalité de cet arrêt. Si un avocat l'a mentionné dans son dossier, c'est qu'il doit être vrai. Des initiatives ont été prises pour remédier à cette situation, des commissions tripartites se tiennent dans certaines juridictions. A Lille par exemple, président, procureur et bâtonnier se réunissent toutes les semaines. Des plages communes de formation sont développées à l'Ecole nationale de la magistrature, des séminaires de réflexion sont organisés par l'Ecole. D'autres initiatives sont possibles. Il serait souhaitable par exemple que les barreaux s'investissent davantage sur un point particulier : il s'agit de l'enseignement de l'éthique de leur profession dans les centres de formation professionnelle. Des ouvrages savants ont été rédigés dans ce domaine. Je crains que l'on ne perde parfois de vue ce que le bâtonnier Damien a pu dire dans son Traité sur l'éthique .

J'en viens au périmètre d'intervention de la justice. J'ai regroupé sous cette appellation les sujets qui intéressent votre mission. La question du périmètre d'intervention de la justice prend plusieurs formes :

- la recherche d'une justice de proximité et parallèlement d'une justice spécialisée, ce qui est un peu antinomique ;

- le souhait d'associer davantage les citoyens au fonctionnement de la justice, tout en notant que la justice est une matière complexe ;

- le souhait de voir les magistrats s'investir dans les politiques publiques (mais jusqu'à quel degré ?) ;

- la dimension européenne que peut prendre l'intervention des magistrats.

Qu'est-ce que la recherche d'une justice de proximité ? La proximité peut être géographique. Nous n'allons pas évoquer le problème de la carte judiciaire. Pour autant, ce problème est réel. La proximité peut-être aussi procédurale. Il s'agit de l'accès au droit et de la simplification de la procédure. La proximité peut être temporelle : une réponse plus rapide au justiciable. La proximité peut être d'inspiration : attend-on du magistrat qu'il soit plus proche des préoccupations des citoyens dans les décisions qu'il rend ? La notion de proximité, quels que soient ses aspects, ne doit pas faire perdre de vue qu'il y a une nécessaire distanciation entre le magistrat et le justiciable. Il faut éviter à tout prix que le soupçon de la connivence puisse surgir d'une trop grande proximité, notamment lorsque les magistrats restent trop longtemps dans une juridiction. Ceci étant posé, la justice de proximité peut s'exercer de différentes façons, d'abord par le recours au conciliateur, au médiateur, au délégué du procureur.

On peut s'interroger sur la question de savoir s'il s'agit de métiers émergents de la justice. Je ne sais pas si ce sont au sens propre des métiers. Ce sont en tout cas des fonctions émergentes de la justice qu'il convient de prendre en compte aujourd'hui et pour de nombreuses années dans le périmètre de la justice. Ce sont quelque peu les sentinelles avancées de la justice dans le mouvement de recentrage des magistrats sur leur fonction essentielle, notamment sur le juridictionnel pour les juges. Un élément doit être gardé à l'esprit. Que ce soient les conciliateurs, les médiateurs ou les délégués, qu'ils le soient à titre individuel ou a fortiori dans des associations, ils doivent rester sous l'autorité et sous le contrôle des magistrats, non seulement pour l'attribution des missions qu'ils accomplissent, mais aussi pour la façon dont ils les accomplissent. Ils ne doivent pas s'attribuer de leur propre chef des missions. Ils doivent également respecter des règles précises de fonctionnement. Je pense notamment au contrôle financier de ces associations, qui sont largement subventionnées par le ministère de la justice. Il est donc normal que nous nous attachions à connaître ce qui est fait de l'argent de l'Etat qui est investi dans ces associations.

Où doivent-ils exercer ? J'en viens à un autre aspect de la proximité qui est la pérennisation des maisons de justice et du droit, et des antennes de justice. C'est inscrit maintenant dans le code de l'organisation judiciaire. Qui doit y intervenir ? A l'origine, lorsque M. le procureur Marc Moinard les a créées, c'était dans la conception de magistrats du parquet se rendant sur le terrain pour régler les problèmes. La notion a évolué. Aujourd'hui, elle est double. Il existe toujours la justice de proximité pénale mais il existe désormais également l'accès au droit. Les maisons de justice et du droit deviennent aussi un lieu où l'on peut traiter les litiges civils, ce qui n'était pas à l'origine leur vocation. Qui peut le faire ? Les magistrats y ont-ils encore leur place ? Nous considérons que ces nouveaux venus, qui ont maintenant un statut, sont plus à même que les magistrats d'investir les maisons de justice et du droit et d'y accomplir les tâches que l'on attend d'eux, que ce soit pour une justice de proximité sur une petite délinquance ou que ce soit sur la conciliation civile, de même que pour renseigner sur l'accès au droit.

Le troisième élément de la justice de proximité est la spécialisation des juridictions. Vous avez souhaité vous pencher sur cette question. Elle est importante. Chacun peut mesurer que la spécialisation est utile, compte tenu de la complexité d'un certain nombre de contentieux, de la nécessaire pratique qu'il faut en avoir pour bien les traiter et des moyens qui sont nécessaires pour les traiter. La spécialisation ne doit pas nécessairement être entendue comme une spécialisation par matière, par exemple économique et financière comme on l'a vu avec la création des pôles économiques et financiers. Elle doit également concerner un certain nombre de juridictions pour traiter les affaires qui ne sont pas complexes juridiquement, mais qui nécessitent une mobilisation particulière de moyens. Je prends un exemple très simple. J'ai dans mon arrondissement la juridiction de Guéret. Cette juridiction est certes importante, mais elle compte en tout et pour tout neuf magistrats. Si un avion s'écrasait du côté d'Aubusson, avec 300 victimes, le procureur de la République et le juge de Guéret ne seraient pas armés pour suivre ce dossier. Ils n'en ont pas les moyens. Je crois donc que la spécialisation doit aussi s'orienter vers cette idée qu'il faut de grosses unités pour traiter de grosses affaires. Les magistrats de Guéret le comprendraient parfaitement. Il n'y aurait pas un sentiment de dépossession. Ils savent pertinemment qu'ils ne pourraient pas faire face. Ils admettraient donc sans difficulté qu'une autre juridiction prenne en charge certains dossiers. Or je n'en vois pas dans le périmètre de ma cour. Pour en revenir aux seules affaires économiques et financières, il existe une juridiction spécialisée en matière économique et financière à Limoges. On pourrait donc imaginer de confier les affaires importantes de cette nature à la juridiction de Limoges. Avec deux juges d'instruction pour traiter le contentieux de 350.000 personnes en Haute-Vienne, ils ne pourraient pas assumer cette charge. Je suis donc favorable à une spécialisation des juridictions. Toutefois, il faut des moyens en magistrats et en fonctionnaires pour les faire fonctionner.

Quant à la participation des citoyens aux décisions de justice, le problème est délicat. Bien entendu, le citoyen participe déjà aux décisions de justice, en tant que juré ou assesseur dans divers tribunaux ou comme juge dans les tribunaux de commerce ou les conseils de prud'hommes. Mais que signifie la participation des citoyens aux décisions de justice ? Faut-il accroître cette participation ? Deux courants de pensées soutiennent cette idée. Le premier propose à d'avoir recours aux citoyens pour pallier le manque de magistrats. Je ne crois pas que cela soit une bonne solution que de vouloir pour cette seule raison remplacer des magistrats professionnels par des juges non professionnels. La Chancellerie ne s'est d'ailleurs pas engagée sur ce terrain. Elle a eu recours à d'autres moyens qui sont plus intéressants : la multiplication des juges uniques pour le petit contentieux, la simplification des procédures (notamment par la composition pénale) et l'augmentation du nombre de magistrats. Cette solution doit, à mon sens, être écartée. Le deuxième courant est plus intéressant, mais il pose d'autres questions. En l'occurrence, il faudrait accroître la participation des citoyens pour assurer un surcroît de légitimité aux juridictions. Vous comprendrez que cela interpelle les magistrats. Si on met en avant cette idée, c'est qu'on estime que les magistrats ne sont pas suffisamment légitimes à rendre des décisions sur des contentieux correctionnels et civils. On peut penser de surcroît que ces contentieux sont simples. Or ce n'est pas nécessairement le cas. Le contentieux correctionnel peut être extrêmement technique. En outre existe-t-il une légitimité particulière à faire siéger un citoyen lambda en tant qu'échevin dans des conflits familiaux ? La réponse n'est pas simple. Les magistrats sont plutôt réservés sur la participation accrue de citoyens au fonctionnement de la justice.

Ils perçoivent bien qu'il existe sans doute aujourd'hui un besoin de contrôle de la décision judiciaire au sens large. Le moyen de parvenir à un meilleur contrôle est-il de faire participer des citoyens au jugement de ce type de contentieux ? Nous n'en sommes pas persuadés. D'autres voies peuvent être explorées. A quel niveau conviendrait-il d'étendre la participation des citoyens ? On pense bien sûr au niveau de la première instance. Mais la logique du système amènerait à considérer qu'il faudrait aller vers la cour d'appel.

M. le Président - Comme cela se fait en matière commerciale.

M. André Ride - C'est un peu différent, Monsieur le président, dans le sens où, dans le projet auquel vous faites allusion les citoyens devenaient magistrats.

Au niveau de la cour d'appel, il y a besoin de connaissances juridiques accrues. En effet, ce qui justifie l'existence de l'appel, ce sont les qualités supérieures supposées de ceux qui vont juger. Quelle est la légitimité supérieure du citoyen lambda à siéger dans les cours d'appel ? Ce problème de l'échevinage devrait probablement être analysé davantage. Il faudrait se demander s'il n'y a pas plutôt besoin de magistrats professionnels dans des juridictions qui ne sont actuellement constituées que de magistrats non professionnels. Mais il s'agit d'un autre problème. Le Sénat en a longuement débattu. Je ne vais pas l'aborder aujourd'hui.

La seconde préoccupation des magistrats est celle de leur place dans la mise en oeuvre des politiques publiques. C'est avec le statut la seconde interrogation fondamentale des magistrats. Les magistrats du parquet sont sortis les premiers des palais de justice pour s'engager dans les politiques partenariales, ce qui a correspondu non pas à un souhait des magistrats, mais à une volonté de l'Etat de développer une politique de la ville ayant comme priorité de prévenir la délinquance et de favoriser la réinsertion. Dans cette optique, il n'était pas imaginable que les magistrats, qui sont seuls légitimes à prononcer des mesures de répression, se désintéressent tant de l'amont que de l'aval. Les magistrats du parquet se sont très volontiers engagés dans ce processus car il leur permettait de faire passer dans la politique de la ville la politique pénale voulue par le Gouvernement. Les magistrats du parquet sont très attachés à cette notion de politique pénale. Ils reconnaissent parfaitement au Gouvernement la légitimité de définir une politique. La situation est quelque peu différente pour les magistrats du siège, qui jugent des cas individuels alors que les magistrats du parquet ont une vision de l'intérêt général. Les magistrats du parquet sont fondés à faire des choix de poursuites, alors que le magistrat du siège ne pouvant être saisi que de cas individuels ne peut définir une politique judiciaire qui reviendrait à le rendre maître de ce qu'il veut juger et du moment où il veut le juger. Cela les place dans une situation difficile dont nous sommes bien conscients. Le juge d'application des peines par exemple ou le juge des enfants est appelé à siéger dans les conseils départementaux de prévention de la délinquance et dans les autres instance de nature similaire, mais il ne peut pas s'engager. Les procureurs généraux considèrent qu'il ne faut pas les contraindre à s'engager. Même la position d'expert qu'ils peuvent y prendre est très ambiguë. Ils vont décevoir des attentes. Ils vont être placés dans des situations impossibles. Il revient aux magistrats du parquet d'être l'interface entre le siège et les décideurs extérieurs, que ce soient l'autorité préfectorale, les élus locaux, la ville ou le département. Toutefois, si nous ne remettons pas en cause notre participation, nous sommes confrontés à un choix. Lorsque vous êtes procureur de la République avec un seul substitut et que vous êtes engagé dans toutes les actions de la ville, vous avez dans le même temps à assurer votre tâche première, c'est-à-dire, de faire appliquer la loi dans votre ressort. Des choix doivent être faits et sont malheureusement vite faits lorsque vous n'avez pas les moyens d'assumer les deux missions. Songez qu'aujourd'hui, dans la plupart des parquets, le procureur de la République qui assiste à ces réunions devra dresser seul les statistiques et les rapports. Ce ne sont pas des modes de fonctionnement acceptables. Ils ne donnent pas de la justice l'image d'une administration dynamique. Il faut que dans les grandes juridictions les procureurs puissent disposer d'une équipe avec un secrétaire général. Ils ont besoin de statisticiens venant décortiquer les statistiques de la juridiction et leur apporter leur soutien. Le problème fondamental de l'engagement de la magistrature et plus spécifiquement du parquet dans la politique de la ville est conditionné par les moyens.

Le dernier point est l'international. Nous sommes largement familiarisés au fonctionnement de la Cour de justice des communautés européennes à Luxembourg. Nous sommes, juges nationaux, les premiers juges du droit européen. C'est bien ancré dans les mentalités, même si c'est l'Italie qui saisit le plus souvent la Cour de justice siégeant à Luxembourg. La seconde juridiction bien intégrée dans nos modes de fonctionnement est la Cour européenne des droits de l'homme et de protection des libertés fondamentales, siégeant à Strasbourg. Elle est intégrée depuis 1982, c'est-à-dire depuis que le citoyen a la possibilité de saisir directement cette cour. Sa jurisprudence bouleverse de larges pans de notre procédure par exemple celle de la Cour de cassation et le Parlement est amené à modifier la loi en fonction des arrêts de Strasbourg.

Un fait nouveau est, à mon sens, extrêmement intéressant : les conséquences à tirer de la mise en place du «troisième pilier». Les deux formes qui nous intéressent le plus sont Europol et Eurojust. Je cite Europol en premier pour la raison suivante. S'agissant d'un organisme de police, notre conception n'est pas toujours la conception qu'ont d'autres parquets européens, mais elle est un élément fondamental dans la protection de la démocratie. En l'occurrence, notre conception est que l'autorité judiciaire doit assurer la direction des enquêtes menées par la police. Ce n'est pas le cas par exemple en Allemagne ou en Grande-Bretagne. Nous estimons que, depuis l'origine, l'enquête doit être placée sous l'autorité d'un magistrat. Par conséquent, Europol nous intéresse. Eurojust nous intéresse également. Le 28 février dernier, la création d'Eurojust a été ratifiée. Cet organisme ne nous est pas totalement extérieur puisqu'il a vocation à coordonner en certains domaines l'action des autorités judiciaires des pays qui en font partie. Il s'agit donc de l'intervention directe d'un organisme international dans une fonction régalienne de l'Etat au niveau national. C'est une dimension nouvelle, qui va obliger à repenser les rapports entre Eurojust, la Chancellerie et les parquets généraux dans des contentieux très importants par les préjudices qu'ils peuvent causer.

Je souhaiterais appeler votre attention sur deux autres organismes. Le premier est le Conseil de l'Europe. On n'y pense plus tellement et l'on a bien tort. En effet, le Conseil de l'Europe, dans certaines de ses commissions, s'est engagé dans une réflexion fort intéressante sur, entre autres choses, ce que doit être un ministère public en Europe. L'Europe est prise au sens large, avec notamment les pays émergents. Il faut bâtir, à notre sens, un corpus de doctrine sur ce que doit être un ministère public en Europe, en faisant prévaloir la conception française du ministère public. Cette conception ne nous paraît en aucun cas devoir céder à des modes privilégiant la non-existence d'un ministère public au nom d'une conception anglo-saxonne de l'action publique. Le Conseil de l'Europe est un des vecteurs par lesquels nous pouvons essayer de maintenir l'influence de la tradition juridique française dans les pays européens et de l'exporter vers les Pays de l'Est, qui se constituent actuellement une magistrature et un corps de doctrine. Enfin, le dernier organisme est l'Association internationale des procureurs, qui est reconnue par l'Organisation des Nations-Unies où elle dispose d'un statut consultatif.

L'Association internationale des procureurs porte le rayonnement de la pensée juridique française, et permet de nouer des liens directs entre procureurs de différents pays.

M. le Président - Vos propos sont propres à susciter de nombreuses questions, mais compte tenu des contraintes horaires auxquelles nous sommes soumis, je ne donnerai la parole qu'au rapporteur.

M. Christian Cointat, rapporteur - Je ne poserai qu'une question, dans la mesure où votre exposé a répondu à l'essentiel de nos interrogations, ce dont je vous remercie. Je m'interroge, concernant les mesures alternatives aux poursuites en matière pénale, sur la disparité qui existe entre les différents parquets et les différentes cours d'appels : le recours à de telles mesures varie de 10 % à 30 % selon les cours d'appel et de 4 % à pratiquement 50 % selon les parquets. A quoi tient une telle disparité ? En quoi est-elle liée au développement de l'approche anglo-saxonne, d'une part, du « plaider coupable », d'autre part ?

M. André Ride - Les mesures alternatives recouvrent notamment le rappel à la loi, la médiation pénale et la composition pénale. Ces mesures ont fait l'objet au moment de leur mise en place de fortes réticences, qui me semblent aujourd'hui surmontées.

En effet, l'idée d'alternative n'est désormais plus contestée, et les magistrats ont intégré l'idée que la prison et l'amende ne constituaient pas l'unique solution en matière pénale. Ils ont également réalisé qu'il leur était nécessaire de disposer d'une palette de réponses possibles, notamment parce que les condamnations avec sursis ne sont pas adaptées à certaines conduites.

En outre, les magistrats réalisent qu'il leur est impossible de tout prendre en charge et que le recours à des mesures alternatives, par les délégués du procureur par exemple, permet d'éviter le classement de certaines procédures ainsi que l'engorgement du tribunal correctionnel, parfois contraint de traiter des procédures qui ne devraient pas l'être par une juridiction répressive.

Globalement, les mesures alternatives ne soulèvent donc plus de réticences.

Les différences de chiffres que vous évoquez ont probablement trait, d'une part, à une question de moyens, et, d'autre part, à la définition du concept de mesures alternatives. Notamment, les rappels à la loi et les injonctions de régularisation, déjà pratiqués autrefois, sont-ils comptabilisés comme mesures alternatives ?

Par ailleurs, la composition pénale n'a pas encore atteint sa vitesse de croisière. En effet, elle n'est pas complètement assimilée et est extrêmement complexe à mettre en oeuvre. Cette procédure devra donc probablement être simplifiée. La circulaire afférente à cette procédure témoigne de cette complexité.

M. le Rapporteur - Effectivement.

M. André Ride - Notamment, les possibilités d'allers et retours devant le juge sont trop nombreuses.

Dans certaines juridictions cependant, la concertation nécessaire entre le président et le procureur pour déterminer les affaires qui relèveront de cette procédure et ses modalités d'application, ont permis une mise en oeuvre de la loi.

Ces dispositions ont été prises pour tenir compte de l'avis du Conseil constitutionnel. Il me semble qu'il aurait été néanmoins préférable d'appliquer la même logique que les administrations qui infligent un certain nombre de pénalités, et de détacher l'application de ces pénalités du processus judiciaire.

Une simplification du dispositif me semble donc nécessaire.

M. le Rapporteur - Qu'en est-il du « plaider coupable » ?

M. le Président - Je rappelle qu'il s'agit ici d'une mission d'information sur l'évolution des métiers de la justice. Or le « plaider coupable » relève de la procédure pénale, même si cette règle a de fait une influence sur l'instruction.

M. André Ride - Le « plaider coupable » ne présente aucun intérêt s'il vise à déterminer si la personne comparaissant devant le juge reconnaît les faits qui lui sont reprochés. Cette question est en effet posée lors de l'audience, une fois la prévention exposée.

Le « plaider coupable » tel qu'il existe en droit anglo-saxon est indissociable d'une négociation entre le procureur et l'avocat, d'une part, sur la prévention, dans l'objectif d'obtenir l'abandon de certains chefs d'accusation et, d'autre part, sur la peine, dans l'objectif d'obtenir par l'aveu d'un délit une baisse des réquisitions. Une telle logique est contraire à notre culture. Je ne conçois pas qu'un marchandage soit possible entre magistrat et prévenu sur des faits délictueux.

M. le Président - Certaines instructions sont largement consacrées à la culpabilité du prévenu, alors que celui-ci a reconnu les faits. Or ces instructions devraient s'intéresser prioritairement aux circonstances.

M. André Ride - Certes, mais, dans une affaire complexe, l'aveu doit être étayé par une instruction, au cours de laquelle les faits sont établis. Ce dossier peut ensuite être utilisé si le prévenu se rétracte.

M. José Balarello - Monsieur le procureur général, vous avez évoqué les assistants de justice, qui disposent généralement d'un bac+5. Ne pourrait-on pas, après dix ans d'activité, les nommer magistrats, si leur travail a été exemplaire ? Leur fonction présente en effet certaines similitudes avec les emplois jeunes, et si aucune carrière ne leur est proposée, ils risquent de souhaiter exercer leur activité dans le privé. Cette possibilité d'intégrer les assistants de justice au corps des magistrats ne vous semble-t-elle pas intéressante ?

M. André Ride - Cette possibilité pourrait être étudiée. Je rappelle qu'il existe d'ores et déjà une possibilité d'intégration : la commission d'avancement permet aux meilleurs assistants de justice de devenir magistrats.

Je pense que l'allongement de la durée d'exercice de la fonction d'assistant de justice, actuellement fixée à quatre ans, permettrait de créer un corps d'assistants de justice. Les meilleurs pourraient alors intégrer la magistrature, après avoir suivi en accès direct la scolarité dispensée par l'Ecole Nationale de la Magistrature.

M. José Balarello - Cette perspective permettrait de fidéliser les assistants de justice

M. André Ride - Mon expérience à la commission d'avancement m'incite à penser que cette possibilité offrirait un débouché intéressant, au sein des Universités, pour les maîtres de conférence réalisant qu'ils ne deviendront jamais professeurs, malgré les doctorats qu'ils possèdent. Ces personnes peuvent souhaiter se tourner vers la magistrature.

M. le Président - Il est en effet nécessaire d'offrir une perspective aux assistants de justice, afin d'attirer de bons éléments. Cette fonction pourrait constituer, pour certains jeunes, une voie d'accès vers d'autres postes. Rappelons que les greffiers en chef peuvent accéder à la magistrature.

Audition de MM. Pierre VITTAZ, premier président de la cour d'appel de Colmar,
président de la Conférence nationale des premiers présidents de cour d'appel,
Olivier AIMOT, premier président de la cour d'appel de Rennes,
membre de la Conférence nationale des premiers présidents de cour d'appel,
et Hervé GRANGE, premier président de la cour d'appel de Pau,
membre de la Conférence nationale des premiers présidents de cour d'appel

(10 avril 2002)

Présidence de M. Jean-Jacques Hyest, président

M. Jean-Jacques Hyest, président - Monsieur le Président et Messieurs les membres du Bureau de la Conférence nationale des premiers présidents de cour d'appel, nous sommes heureux de vous recevoir. Dans le cadre de la mise en place par la Commission des lois du Sénat d'une mission sur l'évolution des métiers de la justice, nous avons quelques questions à vous poser. Peut-être pourriez-vous nous expliquer en quoi consiste selon vous le métier de magistrat et nous exposer brièvement les évolutions récentes les plus notables et nous indiquer quelle place a et doit avoir le magistrat dans la société.

M. Pierre Vittaz - La Conférence nationale des premiers présidents de cour d'appel est une association rassemblant les trente-cinq premiers présidents de cour d'appel. Elle procède chaque année à l'élection d'un Bureau et d'un président.

Nous considérons en fait qu'il n'y a pas un, mais deux métiers de magistrat, soumis à des logiques très différentes. Nous exerçons le métier de juge, qui obéit à des standards communs à la plupart des pays européens, tandis que d'autres collègues exercent celui de procureur.

Le juge est un arbitre entre des positions antagonistes qui opposent la société à des particuliers ou des particuliers entre eux. Son rôle consiste à résoudre ces conflits d'intérêts, principalement en appliquant la règle de droit, mais aussi, en contribuant à l'élaboration d'une solution négociée, dans le cadre de procédures de conciliation, d'arbitrage ou de médiation. L'intervention du juge apporte une plus-value spécifique, liée, tout d'abord, à son statut, qui garantit son impartialité. Cette impartialité prend la forme de l'indépendance vis-à-vis de l'Etat et d'une neutralité vis-à-vis des parties. La plus-value apportée par l'intervention du juge tient par ailleurs à la procédure qu'il doit suivre, qui correspond dans ses grandes lignes à celle définie par la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, c'est-à-dire notamment qu'elle est contradictoire et publique. La plus-value apportée par l'intervention du juge résulte également de sa formation et de sa culture juridique. Elle tient enfin à la force obligatoire des jugements rendus : ils peuvent être exécutés avec l'aide de la force publique, en cas de besoin. La qualité essentielle du juge réside dans son impartialité que l'organisation judiciaire doit mettre en exergue, ce qui n'est pas le cas en France actuellement. En effet, un même corps réunit les juges et les procureurs, ce qui entretient un soupçon d'inféodation des juges au pouvoir exécutif, ainsi qu'un certain déséquilibre dans le procès, du fait de la proximité du juge et du représentant de l'accusation.

Le procureur n'est pas un juge, mais un magistrat, dont la mission est double.

D'une part, il a une mission judiciaire classique  de poursuite, de direction des enquêtes, d'autorité sur la police judiciaire, de soutien de l'accusation à l'audience et de mise à exécution des peines. Cette mission implique qu'il bénéficie statutairement d'une autonomie d'appréciation dans l'exercice de ses pouvoirs propres. Cette autonomie n'exclut pas pour autant tout rapport avec l'exécutif, mais ces relations doivent être encadrées, visibles, et se manifester sous la forme d'instructions positives de poursuites et non d'instructions de ne pas poursuivre.

D'autre part, une mission nouvelle est dévolue aux procureurs : au cours des dernières années, il se sont vu confier des responsabilités administratives croissantes, notamment, la charge d'impulser et de coordonner des politiques publiques de lutte contre certaines formes de délinquance, sous l'autorité du Gouvernement et en liaison étroite avec les élus, dans le cadre de conseils tels que les conseils communaux ou départementaux de prévention de la délinquance. Lorsqu'il remplit cette mission, le procureur exécute les instructions de l'administration centrale.

La fonction de procureur est donc hybride : ils sont les interfaces entre le juge et les pouvoirs exécutif et législatif. Leur statut doit prendre en compte les deux types de missions qu'ils exercent.

Il nous paraît souhaitable que les métiers de juge et de procureur soient nettement distingués. La Conférence nationale des premiers présidents de cour d'appel demande depuis 1996 que cette clarification soit opérée. Cette démarche s'impose d'autant plus qu'il ne nous semble pas convenable qu'avec la déconcentration de la gestion des juridictions, les moyens de fonctionnement des juges dépendent des procureurs, c'est-à-dire, d'une des parties au procès, et réciproquement. Nous avons toujours considéré que la maîtrise des moyens nécessaires à l'activité juridictionnelle conditionnait l'exercice des fonctions juridictionnelles.

Une réflexion devra être engagée sur le statut des procureurs et leurs relations avec les juges.

La Conférence nationale des premiers présidents de cour d'appel est d'avis que les membres de ces deux corps doivent être issus d'une même école, mais que leurs serments devront être différents, dans la mesure où leurs attributions sont différentes.

Il conviendrait par ailleurs d'instituer deux Conseils supérieurs de la magistrature, ou de prévoir, si l'on opte pour un Conseil supérieur de la magistrature (CSM) unique, deux sections nettement séparées. La Conférence nationale des premiers présidents de cour d'appel considère, s'agissant des juges, que le CSM devait être majoritairement composé de personnalités extérieures au monde judiciaire, et représentant l'exécutif et le législatif, afin d'accroître la légitimité démocratique du juge. Nous n'avons jamais prôné une autogestion du corps judiciaire. Il sera parfaitement possible, sous certaines conditions, de passer d'un corps à l'autre, de la même manière que les avocats peuvent devenir magistrats, et inversement. Cette clarification des métiers de juge et de procureur constitue un préalable indispensable à l'instauration d'un véritable statut du parquet. Elle permettrait en outre d'harmoniser l'organisation judiciaire française avec celle de pratiquement tous les autres pays de l'Union européenne ou du Conseil de l'Europe.

D'autres évolutions sont souhaitables.

Il conviendrait notamment que le juge soit recentré sur son activité juridictionnelle, et dégagé de la gestion de situations dans la durée, en référence à des critères flous, tels que l'intérêt de l'enfant ou la réinsertion sociale. En effet, la gestion de telles situations comporte un risque de personnalisation excessive et de prise de décisions arbitraires. Nous avons en particulier soutenu le processus de juridictionnalisation de l'application des peines, qui a institué une procédure contradictoire, prévoyant notamment la présence de l'avocat, l'obligation de motivation des décisions, la possibilité de faire appel. La même démarche est actuellement en cours concernant le juge des enfants.

Il importe en outre de favoriser le développement de solutions négociées, telles que la médiation ou la conciliation préalables à la saisine du juge. Nous pensons que les avocats ont un rôle primordial à jouer dans ce processus.

Par ailleurs, la Conférence nationale des premiers présidents de cour d'appel est favorable à une restauration de la collégialité pour les affaires le justifiant. En effet, la collégialité a été progressivement abandonnée pour faire face aux urgences. Nous pensons cependant pour la pratiquer dans nos cours d'appel que la collégialité constitue un instrument qui favorise la formation des juges, la pondération et la qualité des décisions.

Enfin, la Conférence nationale des premiers présidents de cour d'appel souhaite que le législateur se penche sur la déontologie des juges, et que le corpus en la matière, qui est actuellement celui de la jurisprudence du CSM, fasse l'objet d'une loi.

M. Olivier Aimot - Il nous semble par ailleurs important, à propos des procédures de conciliation et de médiation, de délimiter clairement le périmètre d'intervention des magistrats, afin de déterminer les moyens devant être dédiés à la magistrature. Ces moyens devraient en effet être adaptés selon l'évolution de la fonction de magistrat. Actuellement, leur activité est consacrée, d'une part, en matière civile à plus de 50 % aux affaires familiales, dont les quatre cinquièmes sont simples juridiquement, mais exigent qu'un temps considérable y soit consacré, et, d'autre part, en matière pénale, à la petite délinquance ou à la délinquance routière. En Bretagne par exemple, la moitié de l'activité pénale des tribunaux correctionnels est relative à la délinquance routière, due notamment à des problèmes d'alcoolémie.

La Conférence nationale des premiers présidents de cour d'appel souhaiterait que la question du nombre des magistrats et celle des moyens mis à leur disposition, soit clarifiée. Si l'actuel périmètre devait rester inchangé, il apparaît clairement que le projet de mise en place, à court ou moyen terme, de 1.200 magistrats supplémentaires serait insuffisant. En revanche, avec un périmètre redéfini, le nombre actuel pourrait être très suffisant.

En outre, la réflexion ne devra probablement pas être circonscrite au corps des magistrats, dans la mesure où il existe un corps de fonctionnaires : greffiers en chefs et greffiers. Quel rôle doivent-ils jouer ? Leurs attributions doivent-elle être limitées à des tâches traditionnelles, sachant que cette restriction leur donne le sentiment d'exercer une tâche foncièrement différente de celle des magistrats, et parfois, d'être placés dans une position subalterne par rapport à eux ? Peut-on envisager qu'ils apportent une valeur ajoutée à un travail en équipe, dans laquelle ils assisteraient le juge ? Des réflexions à ce sujet sont en cours au sein des organisations syndicales de fonctionnaires.

M. Hervé Grange - L'accroissement de la saisine du juge a constitué l'une des évolutions marquantes du métier de magistrat. Au cours des vingt-cinq ou trente dernières années, le nombre d'affaires présentées aux juridictions a été multiplié par trois.

La Conférence nationale des premiers présidents de cour d'appel remarque qu'en substance, les juges constatent que devenus les maîtres Jacques de la société, ils perdent souvent beaucoup de temps à des tâches dérisoires et ils déplorent de rendre un service de mauvaise qualité.

Par ailleurs, ce qui caractérise le juge dans une démocratie, ce n'est pas qu'il soit associé à la recherche participative des modes régulatoires, ce n'est pas non plus qu'il puisse être saisi directement et immédiatement dès que le moindre problème se pose, et moins encore lorsqu'il s'agit seulement de traiter une difficulté particulière, c'est qu'il soit accessible lorsque aucune solution n'a pu être trouvée à un conflit. Il ne se justifie en effet qu'au sein du conflit, conflit privé ou conflit mixte d'ordre pénal, et il ne peut alors constituer que l'ultime recours. La Conférence nationale des premiers présidents de cour d'appel est attachée à la promotion du rôle du juge comme ultime recours.

M. Pierre Vittaz - La question de la subsidiarité du rôle du juge est également primordiale. Il importe de mettre en place des acteurs qui s'attacheront à résoudre les litiges de moindre importance. Dans ce cadre, le juge interviendrait comme recours. Il n'agirait directement que dans les matières formant le noyau dur de sa fonction, notamment la protection des droits de l'homme et des libertés fondamentales.

La Conférence nationale des premiers présidents de cour d'appel a émis un certain nombre de propositions :

- déléguer au parquet les procédures gracieuses, c'est-à-dire non fondées sur un conflit ou un litige ;

- déléguer aux collaborateurs du juge certaines tâches, à l'instar de l'Allemagne, où des greffiers en chef prennent en charge toute une série d'attributions.

M. le Président - Notre société tend à se judiciariser, sous l'impulsion des citoyens et parfois, des auxiliaires de justice. Parallèlement, le besoin d'une justice de proximité s'affirme. Dans le contentieux familial, les compétences du juge se sont accrues, à tel point qu'il est parfois conduit à prendre des décisions qui ne relèvent plus du juridictionnel, mais parfois, de la psychologie. Corollairement, la médiation familiale s'est développée, et figure dans certains textes récents. La justice demeure cependant lointaine pour bon nombre de nos concitoyens.

Cependant, sans décisions de justice, les conflits ne peuvent être résolus. Il revient en effet au juge de trancher les conflits. Des alternatives existent uniquement parce que la justice ne dispose pas des moyens suffisants à l'accomplissement de sa mission. Ces alternatives se sont développées par défaut : par exemple, le juge unique a été institué pour pallier les difficultés sous-jacentes à la collégialité. Dans les procédures judiciaires, notamment pénales, ne serait-il pas préférable de recourir à un juge plutôt par exemple qu'à des délégués du procureur ?

M. Olivier Aimot - A l'occasion de notre dernière conférence, nous avions partiellement répondu à cette interrogation, en affirmant notre souhait que le juge constitue un recours intervenant après un travail effectué en amont. Ainsi, le juge ne pourrait être saisi que si une solution amiable, conciliée, arbitrée ou négociée a été réellement recherchée au préalable et ce, conformément aux principes posés par la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, c'est-à-dire dans un cadre contradictoire et prévoyant une assistance aux parties, évitant tout déséquilibre entre elles.

La judiciarisation s'impose de fait à nous et ce, pour diverses raisons. Dans ce contexte, il serait bon que le juge n'intervienne qu'en recours, c'est-à-dire une fois un premier degré de résolution des litiges proposé. Aujourd'hui, la Cour de cassation est d'ailleurs elle-même confrontée aux recours devant la Cour européenne des droits de l'homme. Pour un certain nombre d'affaires, il existe donc un quatrième niveau de juridiction. Ces tendances ont incité la Conférence nationale des premiers présidents de cour d'appel à réfléchir aux conditions de recevabilité de la saisine du juge.

M. Christian Cointat, rapporteur - Vos explications montrent clairement que le juge doit recentrer ses activités sur le domaine juridictionnel, et se poser en recours. J'en déduis que le juge devra être libéré d'un certain nombre de tâches administratives.

M. Pierre Vittaz - Absolument.

M. le Rapporteur - Le juge ne devrait, selon vous, n'être saisi qu'en cas d'échec des procédures préalables de conciliation et de médiation, notamment. Vous considérez probablement que ce travail de préparation doit être effectué sous l'autorité d'un magistrat. Si tel est le cas, quel magistrat prendra en charge cette fonction ?

La justice est fort complexe, ce qui rend indispensable une simplification de son fonctionnement. Comment envisagez-vous l'organisation de la justice de proximité par rapport à l'organisation générale de la justice, non pas en termes de procédures, mais d'évolution des métiers de justice? Que pensez-vous par exemple du regroupement des tribunaux d'instance et de grande instance dans un tribunal de première instance. Un tel regroupement modifiera-t-il les rôles respectifs des magistrats ? Ne risque-t-il pas d'ôter aux juges d'instance leur principale utilité, qui est d'être au contact des citoyens ou bien permettra-il de les renforcer dans cette mission ? Quelle place donner aux Maisons de la justice et du droit, qui accomplissent une mission de conciliation ? Comment organiser efficacement le travail des juges, des Maisons de justice et du droit, des médiateurs, conciliateurs, et des délégués des procureurs, et ce, dans le cadre d'une justice plus simple, moins lourde et, donc, plus sereine ?

M. Pierre Vittaz - Dans notre optique, le travail de préparation n'est pas effectué par le juge, mais par des médiateurs ou des conciliateurs de justice, qui existent d'ores et déjà, et font d'ailleurs un excellent travail. Le juge peut parfaitement intervenir pour désigner un médiateur. Nous estimons par ailleurs que les avocats ont un rôle primordial à jouer en la matière : ils doivent engager une négociation avant de lancer une assignation et saisir la juridiction. Il serait bon que le travail préparatoire soit effectué sous le regard du juge, mais par d'autres que lui.

Concernant la justice de proximité, il ne faut pas à mon avis créer de nouvelles structures, mais développer celles qui existent, notamment le juge d'instance. Je travaille dans une cour d'appel où, par tradition, les juges d'instance sont nombreux et compétents : ils rendent une justice de qualité. Il ne s'agit pas, en instituant un tribunal de première instance, de dessaisir les juges d'instance de certaines de leurs attributions, mais de leur confier d'autres attributions. Dans une logique similaire, nos voisins d'Outre-Rhin ont confié au juge d'instance le traitement des affaires familiales, dans la mesure où ce contentieux constitue un contentieux de proximité.

Nos concitoyens n'expriment pas tant un besoin de proximité géographique que le souhait de pouvoir aisément obtenir un certain nombre de renseignements notamment sur la conduite des procédures. Les Maisons de la justice et du droit répondent à ce besoin. Nous sommes donc favorables au développement de ces structures, qui ne rendent pas la justice, mais qui donnent aux personnes qui en font la demande des renseignements d'ordre juridique, via des avocats, des notaires ou des huissiers, par exemple. Interviennent également dans ces structures des conciliateurs, des médiateurs, des délégués du procureur, ainsi que tous les autres collaborateurs du juge, par exemple, les éducateurs du service pénitentiaire d'insertion et de probation ou de la protection judiciaire de la jeunesse. Les Maisons de la justice et du droit ne constituent pas pour autant un lieu d'intervention du juge.

La représentation nationale a un rôle fondamental à jouer pour « déjudiciariser » ou du moins, limiter le périmètre d'exercice du juge. Par exemple, le contentieux lié aux accidents de la route a fortement diminué grâce à la loi Badinter de 1995, de même que le contentieux lié aux chèques depuis leur dépénalisation.

Concernant la réforme de la procédure de divorce, la Conférence nationale des premiers présidents de cour d'appel a considéré qu'il n'était pas indispensable, dans le cadre d'un divorce par consentement mutuel, où les deux parties sont assistées chacune par un avocat, que le juge se prononce sur l'accord conclu. Dans une telle logique, peut-être serait-il utile, lorsqu'un enfant est impliqué, qu'un troisième avocat veille à la préservation de ses intérêts. A partir du moment où les parties sont d'accord sur le principe du divorce et sur ses modalités, et où elles ont bénéficié des conseils de professionnels, il n'est pas nécessaire que le juge intervienne. Cette démarche permettrait d'alléger la tâche des juges. Ils sont actuellement sollicités très fréquemment pour des demandes d'augmentation ou de réduction de pensions alimentaires. Il serait plus judicieux qu'un organisme social rencontre les parties dans le cadre d'une démarche de conciliation, et que le juge n'intervienne que dans l'hypothèse où aucune entente n'est trouvée.

M. le Président - Cette démarche est utilisée dans le domaine des aides sociales. Une proposition est faite aux familles, et il n'est fait recours au juge que si cette proposition est refusée.

M. le Rapporteur - Vous considérez que l'organisation du tribunal de grande instance et des tribunaux d'instance sous la forme du tribunal de première instance (TPI) pourrait permettre d'accroître les moyens dont disposent les juges d'instance. Ne pensez-vous pas que cette organisation risque de mettre à mal leur indépendance et leurs motivations ? En outre, le président du TPI sera en outre peut-être tenté d'utiliser ces juges à d'autres fins que celles prévues initialement.

M. Olivier Aimot - L'idée de TPI est née en partie des réflexions de premiers présidents ayant travaillé dans les territoires d'outre-mer, où la distinction entre tribunal de grande instance et tribunal d'instance n'existe pas. L'organisation judiciaire de ces zones, structurée autour de tribunaux de première instance, nous est apparue satisfaisante. Les réflexions de ces premiers présidents ont été présentées à la Conférence nationale des premiers présidents de cour d'appel, qui les a largement adoptées, du fait des avantages sous-jacents à une organisation centrée sur un TPI :

- regroupement en une seule juridiction de l'ensemble des attributions du premier degré, soit actuellement celles de l'instance et de la grande instance ;

- prise en compte de la réalité du terrain dans l'affectation de magistrats.

Prenons par exemple le tribunal d'Ambert, situé à 80 kilomètres de Clermont-Ferrand. La présence autour d'Ambert d'un bassin d'emplois justifie une présence judiciaire. Il importe d'adapter cette infrastructure à l'évolution économique et démographique du bassin d'Ambert.

Dans le cadre de l'organisation que nous proposons de mettre en place, le juge en charge de la section du tribunal d'Ambert exercerait une activité complète : à une activité traditionnelle d'instance, faible, il pourrait, par exemple, ajouter, à périmètre judiciaire constant, du contentieux des affaires familiales de son ressort géographique ; il pourrait par ailleurs traiter les affaires correctionnelles jugées à juge unique, actuellement prises en charge par la juridiction de Clermont-Ferrand.

Une telle organisation territoriale, outre qu'elle facilite l'adaptation de la localisation des postes de magistrats et de fonctionnaires à l'évolution de la démographie et de l'activité du ressort, permettrait à des jeunes avocats de s'installer non plus au siège du tribunal de grande instance, mais dans telle ou telle section, ce que certains font déjà devant certains tribunaux d'instance en Bretagne. Les avocats dans un tel cas remplissent leur fonction traditionnelle, mais jouent également un rôle de conseil. Un tel schéma pourrait être par ailleurs, un facteur d'aménagement du territoire.

Je ne cache pas que les juges d'instance ne sont pas très favorables à une réorganisation de ce type.

M. Hervé Grange - Je rejoins les propos tenus sur les juges d'instance. Vous avez fait remarquer que la Conférence nationale des premiers présidents de cour d'appel, souhaitait les juges soient dégagés des activités non juridictionnelles. En tout état de cause, les présidents et, en particulier, les Premiers présidents souhaitent conserver la maîtrise des moyens de fonctionnement de leur juridiction, afin de préserver leur indépendance et leur impartialité.

M. le Président - La direction est partagée entre le premier président et le procureur général. Cette organisation fonctionne généralement bien, mais elle suppose une bonne entente entre ces deux acteurs. Le greffier en chef joue lui aussi un rôle important. Dans les mairies, le secrétaire général ou le directeur général des services endosse un rôle d'exécution, alors que le maire a un rôle d'impulsion. Le réel problème réside dans la double direction premier président-procureur général plutôt que dans la relation entre le premier président et son greffier en chef, qui prévaut dans l'organisation administrative française, que ce soit dans les communes, les départements ou les régions.

M. Hervé Grange - Ce fonctionnement ne présente pas de difficulté majeure, dans la mesure où il est clairement spécifié que les chefs de juridiction et les chefs de cour gardaient autorité sur les fonctionnaires de justice et sur leur greffier en chef.

La situation des maires du palaisnous est parfois opposée. Or les maires du palais n'ont endossé le rôle qui était le leur uniquement à l'époque des rois fainéants !

M. Jean-Pierre Sueur - J'ai été très impressionné par l'intervention liminaire de Monsieur le Président. Pour que le chef de cour conserve la maîtrise sur les personnels, les locaux et les moyens matériels, le procureur général responsable du parquet doit lui aussi avoir cette maîtrise. Le principe est fort séduisant, mais des situations similaires ont soulevé des difficultés : il a fallu déterminé, dans certains locaux, ce qui relevait du préfet de ce qui relevait du conseil général. Il a parfois fallu diviser la direction départementale de l'équipement en deux, tandis que certains locaux accueillent trois universités. L'expérience prouve que l'organisation que vous prônez engendre parfois des complications majeures. Est-il judicieux de faire coexister deux systèmes visant tous deux à gérer les moyens de la structure ? Ne pourrions-nous pas imaginer qu'un acteur du type secrétaire général prenne en charge cette tâche ?

M. Pierre Vittaz - Un tel système prévalait avant la fonctionnarisation des greffes : le parquet disposait d'un secrétariat autonome. Nous considérons que la maîtrise des moyens de fonctionnement du juge ne peut dépendre d'une des parties au procès. En outre, la situation actuelle est marquée par un fort déséquilibre : dans une cour d'appel ou dans une juridiction, les trois quarts des magistrats, fonctionnaires et personnels dépendent directement du premier président. Cette situation est tout à fait atypique et, dans la pratique, elle n'est pas saine. En effet, elle engendre parfois des conflits de personnes. L'accord ne se fait fréquemment que sur le plus petit dénominateur commun, et il s'avère fort difficile de mettre en oeuvre à deux et dans la durée une bonne gestion.

Votre proposition que les grandes orientations émanent du premier président et que l'administration soit composée de personnels formés pour les mettre en pratique recueille notre assentiment.

Mme Michèle André - Monsieur le premier président Aimot a indiqué que l'organisation prévalant dans les territoires d'outre-mer lui semblait plus intéressante qu'en France métropolitaine. Comment est née cette différence ?

M. Olivier Aimot - Du fait de la présence française, une organisation judiciaire a été instituée dans les territoires d'outre-mer, mais faute de moyens, et en raison de l'étendue de la plupart des ressorts, le principe du juge unique puis du tribunal de première instance a été adopté. A l'usage, il s'est avéré que ce système fonctionnait bien.

Concernant les relations avec les greffiers en chef, il importe que le rôle de chaque acteur soit clairement défini. Vous avez indiqué que dans les mairies, le secrétaire général exécutait les orientations et les décisions prises par le maire. Le code de l'organisation judiciaire prévoit que les chefs de cour et de juridiction sont responsables de la bonne marche de leur juridiction et que le greffier en chef travaille sous l'autorité des chefs de cour et de juridiction. Cette autorité est cependant limitée : en cas de conflit, le greffier en chef n'est pas tenu d'exécuter les instructions positives et formelles données par les chefs de cour et de juridiction. Un article du Code de l'organisation judiciaire dispose en effet que les chefs de cour et de juridiction ne peuvent se substituer au greffier en chef dans l'exercice de ses fonctions vis-à-vis des fonctionnaires de son greffe. L'autorité qu'ont les chefs de cour et de juridiction sur le chef de greffes est donc en pratique limitée. Des précisions quant au rôle respectif de chaque acteur doivent donc être apportées.

Concernant la gestion des moyens matériels, nous ne souhaitons pas, notamment, être responsables des marchés ou des appels d'offres. En revanche, il est tout à fait clair que ceux qui auront à mettre en oeuvre les choix budgétaires effectués, après avis des assemblées générales, à droit constant par les chefs de cour ou de juridiction, devront le faire sous leur autorité réelle : les choix opérés doivent pouvoir être imposés.

M. le Rapporteur - Concernant les assistants de justice, pourrait-on envisager de mettre en place un corps d'assistants bénéficiant d'un véritable statut afin de pallier l'actuelle précarité qui caractérise cette fonction ? Ces assistants seraient-ils dans ce cas des juges adjoints, des référendaires ou des référendaires qui, pour certaines tâches, travailleraient en tant que juges adjoints ?

Ne pensez-vous pas par ailleurs qu'une séparation entre parquet et siège engendrerait une fonctionnarisation des procureurs ? Ces derniers ne risquent-ils pas de perdre progressivement leur statut de magistrat ?

Enfin, est-il nécessaire de prévoir un juge d'instruction dans chaque tribunal de grande instance ?

M. Pierre Vittaz - Nous avons réfléchi à la place des assistants de justice et il nous est apparu que leur présence dans les juridictions était trop éphémère. Les assistants de justice sont en effet des étudiants, dont les plus brillants quittent rapidement leur fonction, dès qu'ils sont reçus à un concours. Les juridictions ont au contraire besoin de collaborateurs permanents.

Or elles disposent d'ores et déjà de tels collaborateurs, sous la forme de greffiers en chefs. Il est parfaitement envisageable de confier à ces collaborateurs d'autres attributions que celles qu'ils exercent actuellement. Les greffiers en chef sont majoritairement titulaires d'une maîtrise en droit et sont nos collaborateurs naturels. Peut-être n'est-il en conséquence pas nécessaire de créer un nouveau métier. Dans un second temps, il conviendrait de faciliter le passage des greffiers en chef dans la magistrature, sur le modèle de ce qui se pratique en Alsace. Cette perspective présente en outre l'intérêt de créer des liens entre les magistrats et les greffiers en chefs.

Concernant la fonctionnarisation du parquet, nous avons toujours considéré que les magistrats de parquet devaient être des magistrats, en raison du caractère judiciaire de leur fonction et de l'autonomie de décision que cela impliquerait. Nous réfléchissons à leur statut, mais nous n'envisageons pas qu'ils puissent devenir des fonctionnaires. Dans la plupart des pays européens, les membres du ministère public ne sont d'ailleurs pas des fonctionnaires, mais des magistrats qui ne souffrent pas de la non-maîtrise des moyens de fonctionnement du juge, dès lors qu'ils disposent librement de leurs propres moyens.

Par ailleurs, la Conférence nationale des premiers présidents de cour d'appel ne s'est pas prononcée sur le fait qu'il soit nécessaire ou non de prévoir un juge d'instruction dans chaque tribunal de grande instance.

M. Hervé Grange - Il se dit parfois que les petites juridictions, notamment les juridictions à une Chambre, n'ont pas forcément besoin d'un juge d'instruction. Il se dit également qu'un tribunal sans juge d'instruction ne mérite pas non plus de procureur, ce qui condamne le tribunal concerné à plus ou moins brève échéance. Ainsi, un tribunal d'instance de mon ressort est confrontée à cette menace, ce qui n'est pas sans créer une forte émotion : les élus et les avocats craignent que cette juridiction ne soit en train de mourir.

Je rejoins l'analyse sur les greffiers, avec cependant une nuance. Le passage de la fonction de greffier à celle de magistrat peut être souhaitable, mais ne doit pas constituer un but en soi. L'important est que la fonction de greffier soit suffisamment attractive pour qu'il soit possible de faire carrière au sein de ce corps, afin de ne créer aucune frustration.

M. Pierre Vittaz - La carrière de greffier pourrait comprendre une option plus administrative et une option plus judiciaire. Ainsi, un greffier en chef qui aura assisté un juge pendant un certain nombre d'années préférera sans doute continuer dans cette fonction, plutôt que de retourner à la direction d'un greffe. Inversement, un greffier qui aura dirigé un service administratif régional pourra préférer continuer dans cette voie.

M. Olivier Aimot - Concernant le juge d'instruction, nous nous plaçons dans la logique exposée précédemment. Nos réflexions sur la carte judiciaire, et sur l'éventualité d'un tribunal de première instance ont révélé que ce problème se réglait de lui-même, même si certaines réticences se feront jour inévitablement.

Dinan est l'une des plus petites juridictions de France. Elle est située à 25 kilomètres de Saint Malo, à une cinquantaine de kilomètres de Saint-Brieuc et fonctionne parallèlement aux juridictions de Guingamp et de Morlaix. La juridiction de Dinan comporte au total quatre magistrats du siège, un président et un vice-président, un juge d'instruction et un juge des libertés et de la détention. Une mutualisation est opérée avec Saint Malo, ce qui revient de fait à régionaliser la fonction de juge des libertés et de la détention. Matériellement, nous serons donc inéluctablement conduits à ce que les juridictions comprennent une structure de proximité, qui ne sera pas de plein exercice : cette juridiction de proximité non spécialisée disposera d'attributions très larges, mais qui excluront, par exemple le contentieux de la détention et d'autres contentieux spécialisés.

M. le Président - Je vous rappelle que nous traitons de l'évolution des métiers de la justice et non de l'organisation de la justice. Les premiers présidents ont en tout cas défini une voie permettant de réformer en douceur la carte judiciaire !

M. José Balarello - Le principal problème auquel la justice est confrontée réside dans l'encombrement de certaines juridictions. Ayant été avocat, je considère que le citoyen devrait réaliser que bien que les affaires pénales soient très fréquemment évoquées, les affaires civiles, administratives, commerciales et prud'homales sont cinq fois plus nombreuses que les affaires pénales. La médiatisation à outrance de certaines affaires constitue une dérive et il me paraît inexact de parler de judiciarisation.

Certaines cours d'appel sont très encombrées. J'ai exercé dans le ressort de la cour d'appel d'Aix-en-Provence, l'une des cours les plus encombrées de France. Cette cour a d'ailleurs été condamnée par la Cour européenne des droits de l'homme, en raison de la lenteur des procédures : des affaires relatives au droit du travail n'étaient traitées qu'après quatre années d'attente.

Il apparaît nécessaire d'accorder davantage de moyens à la justice, mais aussi de la réformer. Ne pensez-vous pas qu'un problème de compétence se pose ? Notamment, de nombreux délits encombrent les tribunaux correctionnels alors qu'ils devraient être du ressort du tribunal de police. Ne revient-il pas au législateur de réformer l'organisation de la justice ? Ne serait-il pas nécessaire de transformer certains délits en contraventions ?

M. Pierre Vittaz - Nous sommes favorables à l'extension du champ d'application de l'ordonnance pénale aux délits. Des tentatives en ce sens ont malheureusement achoppé sur une décision du Conseil constitutionnel. Une telle évolution est pourtant nécessaire, la composition pénale se révélant trop lourdement structurée, et impraticable.

En outre, il apparaît clairement que l'évolution vers une procédure semi-accusatoire et le développement des droits de la défense conduisent à un allongement des audiences et à engorgement des rôles. Or à long terme, nous ne pourrons pas maîtriser cette évolution en nous contentant d'augmenter le nombre de juges. Pour cette raison, la conférence s'est déclarée favorable à la notion de « plaider coupable », c'est-à-dire à une simplification du procès correctionnel. Il n'y a pas souvent de discussion sur la culpabilité : la discussion publique à l'audience s'établirait sur la sanction et sur l'indemnisation des parties civiles, ce qui permettait d'accélérer le traitement d'un certain nombre d'affaires. Pour autant, nous n'envisageons pas une mise en oeuvre du « plea bargaining » américain.

M. José Balarello - Vous avez indiqué que le législateur devait intervenir en matière de déontologie. Qu'envisagez-vous à ce sujet ?

M. Pierre Vittaz - Nous pensons que les règles organisant l'exercice du métier de juge devraient être de nature législative. La jurisprudence élaborée par le Conseil supérieur de la magistrature devrait être formalisée et complétée par la représentation nationale.

M. José Balarello - Que pensez-vous de la médiatisation d'un certain nombre de vos collègues ? Une telle médiatisation n'avait pas cours il y a quelques années.

M. Olivier Aimot - A près celui mis en place à Paris, un deuxième poste chargé de communication auprès d'une cour d'appel a été créé à Rennes. A l'occasion de la réintégration de la cour d'appel dans le palais du Parlement de Bretagne, plusieurs manifestations ont été organisées. Ces manifestations, ouvertes à la population, ont été une réussite. Il nous est alors apparu intéressant qu'une personne prenne en charge la diffusion de la connaissance de l'institution. Un chargé de communication a donc été recruté, et plusieurs actions ont été engagées. Un journal, Questions de justice , a été édité, et est décliné dans les colonnes d'un grand journal régional. Cette voie, à condition d'être structurée, peut constituer une réponse à l'actuelle demande d'information et de transmission des connaissances, présentant l'avantage de ne pas impliquer le juge.

M. Pierre Vittaz - Sur le fond, nous considérons que dans une affaire en cours, le juge, contrairement aux parties, n'a pas à s'exprimer.

M. le Président - Messieurs les premiers présidents, je vous remercie.

Audition de M. Laurent MARCADIER,
substitut du procureur du tribunal de grande instance de Créteil,
secrétaire général,
et de Mme Sonya DJEMNY-WAGNER,
secrétaire général adjoint de l'association des magistrats du parquet

(10 avril 2002)

Présidence de M. Jean-Jacques Hyest, président,
puis de M. Jean-Pierre Sueur, vice-président

M. Jean-Jacques Hyest, président - Nous vous recevons en qualité de responsables de l'Association des magistrats du parquet. La commission des Lois du Sénat a en effet souhaité réfléchir à l'évolution des métiers de la justice et, notamment, celui de magistrat. Notre réflexion inclut les notions de proximité et de spécialisation. Plusieurs questions lui sont sous-jacentes. Les magistrats doivent-ils avoir une carrière distincte au siège et au parquet ? Est-il préférable que les métiers soient plutôt spécialisés ou plutôt généralistes ?

Les entretiens de Vendôme ont été l'occasion d'engager des réflexions à ce sujet.

M. Laurent Marcadier - Je tiens à vous remercier, au nom de l'Association des magistrats du parquet, de nous avoir conviés devant cette mission d'information sur l'évolution des métiers de la justice. Notre association a été créée en octobre 1999 et représente aujourd'hui environ 18 % des magistrats du parquet, tous grades confondus, à savoir substituts, procureurs de la République, avocats généraux, procureurs généraux et procureurs de la République. 65 % des membres de cette association sont issus d'une cour autre que celles de Paris ou de Versailles. Dès lors que nous avons été invités à participer aux débats de cette mission, nos membres, tant en province que dans les arrondissements proches, nous ont fait part de leurs réflexions. Nous gardons à l'esprit les conclusions de la mission sénatoriale conduite en 1996 s'intitulant « quels moyens pour quelle justice ? » et sommes de ce fait conscients de notre responsabilité d'association représentative.

Je tenais également à vous informer qu'actuellement, l'ambiance dans les parquets, quelle que soit leur taille ou leur implantation géographique, n'est pas empreinte d'optimisme. Les magistrats du parquet s'interrogent en effet sur la situation présente, mais aussi sur leur devenir au sein de la magistrature. Ils sont actuellement confrontés au paradoxe suivant. D'une part, leurs missions et charge de travail n'ont cessé de croître depuis une dizaine années. En effet, les parquets doivent faire face à une augmentation conséquente de la délinquance, ainsi qu'à une judiciarisation toujours plus forte de la vie publique et des rapports entre les citoyens. Rien ne semble plus pouvoir se régler à l'extérieur d'un tribunal. D'autre part, l'appartenance des magistrats du parquet au corps de la magistrature est remise en cause et certains contestent leur mission de direction de la police judiciaire. Par ailleurs, la question de l'indépendance des magistrats du parquet se pose de manière récurrente et les réponses qui y sont apportées varient d'année en année, voire de semestre en semestre. Enfin, leurs conditions de travail se sont rapidement dégradées.

Les réponses que nous serons, j'espère, en mesure de vous apporter tiendront compte de cette inquiétude relative au statut des magistrats et à leurs conditions de travail. Nous évoquerons également un point sur la formation dispensée par l'Ecole nationale de la magistrature.

Je laisse la parole à Madame Djemny-Wagner, qui évoquera la question du statut des magistrats du parquet.

Mme Sonya Djemny-Wagner - L'évolution marquant le statut des magistrats du parquet n'a pas à notre sens été menée à terme, ce qui provoque l'inquiétude de nos collègues, dans la mesure où nous assistons à une remise en cause récurrente de leur qualité de magistrat et de leur qualité de membre du corps de la magistrature. Notamment, nous avons lu un certain nombre d'interventions qui prônent, au nom d'une meilleure lisibilité du système judiciaire et d'un modèle unique de procès pénal, une modification du statut des magistrats du parquet, qui consacrerait une rupture de l'unité du corps de la magistrature ou une fonctionnarisation pure et simple des membres du parquet.

On nous oppose bien souvent le corporatisme des magistrats et des membres du parquet. Je ne nie pas qu'à l'instar de tous les autres corps, les magistrats défendent leurs intérêts. Il faut cependant garder à l'esprit, lorsque l'on aborde la question du statut des membres du parquet, que des intérêts divers entrent en jeu. Ils recouvrent tout d'abord ceux des avocats, dont certains souhaitent tendre vers un modèle de procédure pénale à l'anglo-saxonne, qui leur confèrerait un plus grand rôle en termes de direction des enquêtes. Ils recouvrent également les intérêts des hauts fonctionnaires et des commissaires de la police nationale : ceux-ci ont expliqué dans un certain nombre d'écrits que le parquet ne devait plus diriger la police judiciaire, et se contenter d'intervenir a posteriori , sur courrier. Cette vision archaïque du parquet constitue un retour en arrière de vingt ou trente années. Les intérêts exprimés au sein du parquet recouvrent par ailleurs ceux de nos collègues du siège, également inquiets. Ces derniers ont l'impression, le parquet étant remis en cause, qu'ils pourront renforcer leur légitimité en se différenciant de lui.

Il est vrai que les écrits publiés dans la presse ont une grande portée, mais ils ne reflètent pas nécessairement le point de vue de l'ensemble des acteurs du système judiciaire. De nombreux avocats sont attachés au corps unique de la magistrature. Il me semble nécessaire de rappeler que les magistrats du siège sont également très majoritairement attachés à l'unité du corps de la magistrature, contrairement à ce que laisse entendre un certain nombre de parutions ou de prises de position récentes.

Cet attachement au statut actuel du parquet et à la poursuite d'un rapprochement avec le siège témoigne d'une exception française. Cette notion, selon le contexte dans lequel elle est utilisée, revêt une connotation plutôt positive ou plutôt négative. En l'occurrence, le fait que le parquet soit membre de la magistrature apparaîtrait comme une exception française à supprimer.

Or les membres du parquet ne sont pas une simple partie poursuivante, ce qui constitue un élément positif. Ainsi, dans le système français, les magistrats du parquet se posent avant tout en tant que défenseurs des libertés individuelles, dans le cadre du contrôle de la mesure de garde à vue, ainsi que du contrôle des locaux de garde à vue et, de façon plus générale, des locaux dans lesquels s'exerce une contrainte ou dans lesquels les libertés sont diminuées, les hôpitaux psychiatriques par exemple. Les magistrats sont également garants des libertés dans la mesure où ils interviennent pour protéger les mineurs, sous la forme d'une assistance éducative, ou les incapables majeurs. Ils s'intéressent par ailleurs au suivi du déroulement des procédures collectives devant les tribunaux de commerce. Enfin, ils jouent un rôle croissant d'aide aux victimes et dans l'accès au droit.

En outre, les magistrats du parquet ne jouent pas uniquement un rôle en matière d'accusation. La conception qu'ont les magistrats du parquet de leur fonction a évolué. La formation commune au sein de l'Ecole nationale de la magistrature avec leurs collèges du siège a beaucoup joué dans cette évolution. Les magistrats du parquet, notamment les plus jeunes, refusent de soutenir l'accusation quoi qu'il arrive. Il arrive qu'en leur âme et conscience, ils estiment en arrivant à l'audience que le dossier ne tient pas. Il arrive également qu'ils soient convaincus par les débats et, donc, qu'ils ne soutiennent pas l'accusation. Les magistrats du parquet ont ainsi parfaitement le droit de dire qu'ils ne croient pas à un dossier, et corollairement, de se placer du côté de la défense. Par exemple, lors du dernier procès de Patrick Dils, le magistrat du parquet a requis l'acquittement même s'il n'a pas alors été suivi par le jury populaire, mais il n'en reste pas moins intéressant de le noter.

Le parquet n'est pas une simple partie poursuivante également parce qu'il défend la société. Il défend une vérité et, s'il est une partie, il a néanmoins l'obligation de rester objectif. Contrairement aux avocats qui défendent leur client et une certaine version des faits, même s'ils ne croient pas à cette version, et c'est à leur honneur, les membres du parquet ont le devoir de défendre ce qu'ils pensent être la vérité.

Les membres du parquet sont attachés à leur statut de magistrat, parce qu'un pouvoir croissant leur est conféré. Des missions de plus en plus nombreuses et importantes leur sont confiées. En outre, le traitement en temps réel s'accompagne d'un pouvoir conséquent de contrôle sur la police judiciaire. Il permet également la mise en oeuvre de solutions alternatives aux poursuites. D'ailleurs, ces mouvements d'adaptation à la réalité, au nombre croissant d'affaires et à l'augmentation de la délinquance ont émané du parquet, et ont ensuite été repris par des textes de loi. Les alternatives aux poursuites constituent un pouvoir important. Notamment, la composition pénale a conféré aux magistrats du parquet un pouvoir comparable à celui dont disposent les juges du siège. Il ne s'agit donc pas de remettre en cause les fonctions des magistrats du parquet, mais de définir clairement leurs fonctions. Via la composition pénale, les magistrats sont pratiquement en mesure de prononcer une peine à l'égard d'une personne ayant commis une infraction. L'accroissement des pouvoirs des magistrats du parquet s'exprime également à travers une véritable direction de la police judiciaire, du fait notamment de l'application de la loi du 15 juin 2000 relative à la protection de la présomption d'innocence, et à travers les contrôles en temps réel de la garde à vue.

Les nouveaux pouvoirs conférés aux magistrats du parquet doivent être compensés par un statut garantissant une indépendance, afin de leur permettre de se prononcer sans pression ni du pouvoir exécutif, ni du pouvoir législatif, ni, d'une façon générale, des personnes intéressées par le cours de la justice. Dans ce but, nous appelons à un achèvement de la réforme du statut de magistrat du parquet, et à un rapprochement avec les magistrats du siège. Les magistrats du parquet se considèrent en effet comme des magistrats, des juges de la poursuite. A ce titre, leur statut doit être rapproché de celui des magistrats du siège.

A notre sens, le statut des magistrats du parquet doit évoluer, et la direction de la police judiciaire, s'affirmer.

M. José Balarello - J'ai été avocat pendant de nombreuses années et suis avocat honoraire. Si nous introduisons la fonctionnarisation des juges, nous ne pourrons plus procéder aux passages entre le siège et le parquet.

Mme Sonya Djemny-Wagner - Cette possibilité de passage entre le siège et le parquet est un argument souvent avancé pour mettre en exergue le mélange des genres et la complexité du fonctionnement de la justice. Je ne pense toutefois pas que les citoyens sachent qu'il est possible de passer du siège au parquet.

M. José Balarello - Les journalistes ne comprennent pas le fonctionnement de la justice, ce qui ne les empêche pas d'écrire des articles sur la justice. Néanmoins, je ne pense pas que la mauvaise compréhension des citoyens de l'institution judiciaire soit imputable au statut des magistrats du parquet. D'ailleurs, il n'est pas certain que les citoyens sachent qu'il est possible de passer du siège au parquet. Cela nous porte préjudice. Auparavant, il y avait très peu d'articles sur la justice.

M. Laurent Marcadier - Pour rebondir sur les propos de Monsieur le sénateur, je dirais que les passages entre le parquet et le siège étaient considérés comme une source d'enrichissement. Il est évident que dans l'esprit de ceux qui souhaitent rompre l'unité du corps de la magistrature, il y aurait obligation, à la sortie de l'Ecole, de choisir son appartenance aux fonctions du siège ou du parquet, de manière définitive. Quant à nous, nous défendons le principe de l'unité du corps de la magistrature.

En outre, notre pouvoir de direction de la police judiciaire est systématiquement remis en question, comme faisant porter sur le parquet des responsabilités qui ne lui incomberaient pas. Par ailleurs, les parquets sont remis en question s'agissant des classements sans suite. On nous indique que nous classons trop de procédures mais une analyse plus fine permet de constater que les instructions données par les parquets ne sont pas respectées parce qu'ils sont confrontés à un déficit d'effectifs au sein des services d'investigation de la police nationale, voire de la gendarmerie. Il est évident que, dans les ressorts urbains, la police nationale souffre d'un déficit de formation des officiers et agents de police judiciaire et des autres agents chargés d'exécuter les actes de police ordonnés par les magistrats. Nous avons donc l'impression qu'au nom de la police de proximité, on a sacrifié les services d'investigation. En tant que tel, comment voulez-vous qu'un parquet mène à terme une procédure et poursuive l'auteur d'une infraction lorsque le service enquêteur répond qu'il n'est pas possible d'intervenir dans certains quartiers difficiles ou que ses effectifs sont insuffisants.

Par ailleurs, nous sommes confrontés à un problème plus idéologique ou philosophique. Le Syndicat des commissaires et des hauts fonctionnaires de police remet en cause publiquement la tutelle des magistrats du parquet sur l'action de la police judiciaire. Ce syndicat souhaite selon le triptyque qu'il défend depuis deux ans, que les policiers enquêtent, que les juges jugent et que le parquet contrôle a posteriori. C'est une suppression pure et simple de l'article 12 du code de procédure pénale. Nous estimons que les acteurs politiques et judiciaires doivent prendre position et rappeler avec force qu'il appartient aux seuls magistrats de diriger l'action de la police judiciaire. La police n'a pas à faire ce que bon lui semble en mettant les magistrats devant le fait accompli.

Nous souhaitions développer le thème de la nécessaire participation du citoyen à l'action de la justice. L'Association des magistrats du parquet a pris position sur la question en estimant qu'à l'heure actuelle, il serait illusoire de voir les citoyens participer à des formations correctionnelles. Certains peuvent déjà siéger en tant qu'assesseurs au tribunal pour enfants. Les choses sont différentes en matière correctionnelle. Dans nos juridictions respectives, nous sommes tous confrontés à une pression et à une violence croissantes sur les victimes ou sur les témoins. Ces violences s'exportent à présent vers les juridictions périphériques d'Ile-de-France, mais aussi à Lyon, Bordeaux, Marseille, Lille, etc. Les violences se déroulent à présent à l'intérieur même des salles d'audience et, dans ce contexte, on envisage mal que des citoyens puissent juger autrui alors qu'en sortant du tribunal, ils pourraient faire l'objet de pressions ou de représailles.

Cette proposition présentée par Madame le garde des Sceaux dans le cadre des entretiens de Vendôme a été débattue dans les différentes juridictions et nos membres nous ont signalé qu'en l'état actuel des problèmes de notre société, la participation des citoyens aux jugements relevait de l'utopie. D'ailleurs, sur ce thème, l'Association des magistrats du parquet a toujours été favorable à la mise en place de programmes spéciaux de protection des victimes ou témoins de certaines infractions. Il s'agit ni plus ni moins que de reconstruire le lien entre les citoyens et la justice. Nous nous sommes félicité de la loi sur la sécurité quotidienne qui prévoit des systèmes de protection. Nous pensons toutefois que nous devons aller au-delà.

En ce qui concerne les conditions de travail actuelles, elles sont dégradées et les fonctions de magistrat du parquet sont dévalorisées.

Mme Sonya Djemny-Wagner - Il est souvent avancé que les membres du parquet ne peuvent pas être contactés par téléphone. Je rappelle que les tâches sont de plus en plus nombreuses, que les magistrats travaillent en temps réel et souvent 24 heures sur 24. Si les membres du parquet ne répondent pas au téléphone, c'est simplement parce que les appels sont tellement nombreux qu'il devient impossible de tous les traiter. Les magistrats du parquet travaillent sans relâche, voire la nuit, et c'est une fonction difficile. Nous revendiquons une prise de conscience générale de la difficulté de cette fonction. J'ai l'habitude de comparer ce travail à celui des internes en médecine.

Vous nous avez interrogés sur la formation. L'Ecole nationale de la magistrature est une bonne école, contrairement à l'Ecole nationale d'administration, qui ne forme pas aux métiers pour lesquels les élèves sont programmés. A la sortie de l'Ecole nationale d'administration, les élèves peuvent devenir magistrat, administrateur ou préfet sans toutefois être formés pour ces fonctions. A l'Ecole nationale de la magistrature, les élèves sont formés pour être magistrat, juge ou membre du parquet. Nous sommes toutefois soucieux de l'évolution de cette école, car nous constatons que les membres du parquet sont de plus en plus nombreux et que la formation ne suit pas en nombre d'effectif dans les classes. Par exemple, en spécialisation, le nombre d'enseignants est identique que l'on forme 15 juges des enfants ou 70 magistrats du parquet. De la même façon, le contenu de la formation est inadapté.

M. Laurent Marcadier - Les précisions que nous avons souhaité vous apporter corroborent parfaitement le constat du Conseil supérieur de la magistrature quant à une désaffection croissante pour les fonctions de magistrat du parquet. Un projet de transparence des nominations au sein du corps a été publié ce matin. Pour un magistrat du siège qui accepte d'aller au parquet, environ 8 ou 9 magistrats du parquet souhaitent être nommés au siège. Le dernier tiers des élèves sortant de l'Ecole nationale de la magistrature est souvent contraint de rejoindre les rangs du parquet. De même pour les recrutements parallèles. A l'issue de leur formation, ils sont orientés vers des postes au parquet car le volontariat ne suffit plus.

M. Christian Cointat, rapporteur - Si j'ai bien compris, vous êtes très attachés à votre qualité de magistrat. Il faut que le parquetier soit un magistrat, non pas un accusateur, mais un garant des libertés publiques qui peut être amené à accuser, mais aussi à plaider l'acquittement. Par ailleurs, vous vous prononcez en faveur de l'unité du corps des magistrats, avec toutefois la possibilité de passer du parquet au siège et inversement. Je n'ai entendu personne remettre en cause votre qualité de magistrat. Vous considérez que la spécificité française doit être maintenue, y compris dans un avenir lointain. Puisque de nouvelles tâches apparaissent, quelles sont celles qu'il convient de retirer ? Quelles sont celles que vous n'exercez pas et qu'il faudrait prévoir pour plus d'efficacité, avec une justice plus simple et rapide ? Enfin, quelle articulation cohérente et souple envisagez-vous pour la justice de proximité et les contrats locaux de sécurité ?

M. Laurent Marcadier - Nos collègues parquetiers qui ont 20 années d'expérience ont l'impression d'avoir exercé deux métiers différents. Il y a encore une dizaine d'années, la fonction de parquetier consistait à se rendre aux audiences correctionnelles pour soutenir l'action publique. Le traitement en temps réel n'existait pas. Or, à l'heure actuelle, dans certaines juridictions, le traitement en temps réel représente 80 % des procédures. Auparavant, le magistrat du parquet restait dans son cabinet et traitait son courrier, les plaintes déposées par les victimes et gérait l'action de la police judiciaire par le biais de « soit-transmis ». Aujourd'hui, un magistrat du parquet se déplace pour visiter les locaux de garde à vue, se rend aux contrats locaux de sécurité, au conseil communal de prévention de la délinquance, aux commissions de lutte contre les troubles de jouissance dans l'habitat collectif, etc. En résumé, les motifs de sortie de son cabinet se sont multipliés. Nous nous en félicitons. Nous estimons que les magistrats ne doivent pas rester dans leur tour d'ivoire, coupés de ce qui se passe dans la commune ou au sein du département. Le magistrat doit participer aux événements de la vie de la cité. Nous vous remettrons un document présentant notre vision sur la politique de la ville. Le contrat local de sécurité est un lieu où le procureur de la République ou son représentant obtiennent des informations sur les événements de leur ressort d'activité, mais en retour, ils peuvent également en donner. Nous craignions que le contrat local de sécurité impose au procureur de rendre des comptes sur telle ou telle procédure. Hormis ce bémol, si chaque cocontractant reste dans les fonctions qui sont les siennes, cette instance peut se révéler positive. En tant que telle, nous ne la remettons pas en question.

Mme Sonya Djemny-Wagner - Nous ne demandons pas qu'on nous retire des tâches. Tel n'est pas notre discours. Toutefois, nous devons conserver une certaine cohérence. Par exemple, il n'est pas souhaitable d'envoyer des substituts ou d'autres magistrats se prononcer en plein coeur d'une cité dans laquelle les policiers ont eux-mêmes des difficultés à se rendre. C'est pourtant ce que l'on nous demande parfois : aller sur le terrain pour assurer la justice de proximité sans protection aucune. Ceci n'est pas envisageable et nous devons rester réalistes. Nous ne remettons pas en cause la justice de proximité, mais nous demandons que les moyens soient mis en oeuvre pour que la vie des personnels ne soit pas en jeu.

En ce qui concerne les tâches que nous n'exerçons pas, nous n'en demandons pas plus. En revanche, nous souhaitons exercer pleinement nos fonctions, en particulier, la direction de la police judiciaire.

M. Laurent Marcadier - Je voudrais revenir sur le rapport des sénateurs Fauchon-Jolibois, sur les moyens de la justice (1996-1997) qui parlait d'une justice asphyxiée, débordée et paralysée. En ce qui concerne la justice de proximité, nous ne voudrions pas que les délégués du procureur ou le médiateur ou encore la maison de justice et du droit soient une manière de régler les problèmes juridictionnels d'un tribunal. La création de 30 postes de délégué du procureur ne peut en aucun cas résoudre le problème des effectifs au sein d'un parquet.

M. le Rapporteur - Etes-vous favorables à la composition pénale ?

M. Laurent Marcadier - En l'état actuel, la composition pénale a peu été mise en oeuvre, compte tenu des moyens nécessaires pour l'assurer. Je n'ai pas le recul nécessaire pour vous répondre. Je ne m'oppose pas sur le principe, mais attendons de voir avant de juger.

M. le Rapporteur - Etes-vous favorables au « plaider coupable » ?

Mme Sonya Djemny-Wagner - Non. Nous parlions d'exception française. Je ne vois pas l'intérêt d'importer ce type d'institutions surtout si le but est de pallier un manque de moyens. A chaque fois, ce genre de proposition intervient parce qu'il n'est plus possible de rendre la justice dans les bonnes conditions. Greffer ce membre étranger à notre système ne serait pas une bonne chose. Restons à la composition pénale qui est une sorte de « plaider coupable », acclimaté à notre système judiciaire.

M. José Balarello - La magistrature est actuellement surchargée de travail. Nous avons beaucoup moins de magistrats que les autres pays d'Europe. Ne pensez-vous pas que la dépénalisation de certaines infractions pourrait être envisagée ? Au cours de ces dernières années, nous avons pénalisé à outrance. C'est la faute du Parlement, pas la vôtre. Une solution ne consisterait-elle pas à rendre des délits passibles de contraventions du tribunal de police ? Par exemple, dans mon département, une affaire concernant des bergers qui avaient tué des loups a été portée devant le tribunal correctionnel. N'aurait-il pas été plus efficace de porter l'affaire devant le tribunal de police ?

M. Laurent Marcadier - Il existe un principe d'opportunité des poursuites du parquet. Il est toujours possible de ne pas engager de poursuites contre les bergers dont vous parlez.

M. José Balarello - Détrompez-vous, il y en a eu deux à Nice, hier.

Mme Sonya Djemny-Wagner - Je ne pense pas que ce soit une solution. Je n'ai pas l'impression qu'il y ait eu un mouvement de pénalisation. Nous avons également introduit des dépénalisations dans le code en 1994. Le plus choquant reste toutefois que l'on repénalise ce qui est déjà pénalisé. On recrée des infractions très spécialisées alors que l'on pourrait les poursuivre par d'autres chefs d'accusation.

M. Jean-Pierre Sueur, président - Mes chers collègues, Monsieur le rapporteur, je pense que nous pouvons clore nos débats.

Nous vous remercions pour votre participation, vos efforts de concision et de clarté. Nous allons méditer vos textes.

Audition de Mme Martine de MAXIMY,
juge des enfants au tribunal de grande instance de Paris,
vice-présidente de l'Association des magistrats
de la jeunesse et de la famille

(24 avril 2002)

Présidence de M. Jean-Jacques Hyest, président

M. Jean-Jacques Hyest, président - Madame de Maximy, je vous remercie d'avoir bien voulu répondre à notre invitation. Pourriez-vous tout d'abord nous présenter votre association ?

Mme Martine de Maximy - Notre association s'appelle l'Association française des magistrats de la jeunesse et de la famille. Actuellement, les juges aux affaires familiales y sont peu nombreux. Moi-même, je n'ai jamais exercé ces fonctions. Je peux très bien avoir des idées globales sur ce que doit être la relation entre le juge des enfants et le juge aux affaires familiales. Néanmoins, concernant la pratique quotidienne, je ne peux pas me permettre de répondre, car je la connais mal.

Je précise que le métier de juge des enfants est plus qu'une spécialisation. Je pense que nous pouvons même parler d'un privilège de juridiction, puisqu'il est spécialisé en fonction de l'âge du justiciable, ce qui en fait une particularité tout à fait spécifique. De là à vous dire que l'Association française des magistrats de la jeunesse et de la famille est totalement favorable à l'idée de conserver la spécificité de la justice des mineurs, je pense que vous deviez vous en douter. Cette spécificité unifie notre façon de travailler avec les mineurs. Elle donne le ton de cette justice.

M. Christian Cointat, rapporteur - Nous voyons qu'il existe de nombreux métiers au sein de la justice : le juge aux affaires familiales, le juge de l'application des peines, le juge de l'exécution, etc... Ne pensez-vous pas que tout cela ne fait que renforcer le peu de lisibilité de la justice pour le citoyen ? Ma seconde question est la suivante : comment voyez-vous l'évolution du rôle du juge des enfants au cours des prochaines années ?

Mme Martine de Maximy - Je crois que la spécialisation des juges, notamment ceux que vous avez cités, permet une approche plus facile des justiciables. Elle produit une justice favorisant la compréhension et la proximité. Par exemple, le juge de l'application des peines assure le suivi des peines, voit régulièrement le condamné. Il peut également modifier sa décision. Il s'agit véritablement d'une justice de continuité.

De même, le juge des enfants, grâce à l'assistance éducative, assure le suivi de l'évolution de ses décisions. De notre côté, nous ne sommes pas parcellisés. Au contraire, nous assurons une continuité, mais de proximité. Je précise que le juge des enfants est compétent pour un secteur territorial donné. Ainsi, non seulement nous sommes spécialisés en fonction de l'âge, mais également en fonction du territoire sur lequel nous exerçons nos activités. Chaque juge agit sur un quartier, ou plusieurs communes, au sein du département, de façon à connaître beaucoup mieux toutes les instances locales qui participent à la vie du département ou du quartier. Je crois que la spécialisation rend la justice plus lisible, plus proche et plus compréhensible, car elle lui permet d'être plus facilement interpellée par les instances, tout en restant plus proche du justiciable. Il faut toutefois faire en sorte que la justice ne perde pas son âme en agissant de la sorte.

Quelle peut être l'évolution du rôle du juge des enfants au cours des prochaines années ? Je pense que le métier de juge des enfants évolue en rapport avec les phénomènes sociaux. Je ne pense pas qu'il puisse faire autrement. Je suis moi-même juge des enfants depuis 1982, tout en ayant fait quelques incursions dans le métier de juge d'instruction au cours de ma carrière. Je pense que si nous voulons pouvoir continuer à être un peu efficaces dans nos réponses, nous allons devoir prendre en compte différentes approches sociales, ainsi que les théories psychologiques relatives aux fonctionnements familiaux et à l'évolution de la personnalité des gens. Nous sommes donc obligés de mettre en place des stratégies nouvelles, sous peine d'être totalement inutiles.

Par exemple, nous nous sommes aperçus que nous avions beaucoup de difficultés à faire comprendre notre rôle à certaines familles en situation d'immigration particulièrement complexe. Nous ne savions pas non plus quelles étaient les solutions susceptibles d'être apportées aux problèmes posés par leurs enfants. Nous avons alors demandé à des intermédiateurs culturels, qu'il s'agisse d'anthropologues, ou de psychologues, de venir à l'une des audiences, de façon à pouvoir faire émerger leur véritable problématique et à déterminer le travail qu'il pourrait faire avec eux. Tels sont les exemples d'interventions nouvelles mises en place par la justice, en réponse à des situations nouvelles.

En ce qui concerne les mineurs isolés, nous sommes en train de mettre en place un programme de création d'un foyer d'accueil et de prise de contact avec les autorités roumaines. Un juge va par exemple partir en Roumanie, afin d'assurer une liaison entre nos deux pays. Je pense que la spécialisation de la justice des mineurs nous confère une sorte de fluidité dans la façon dont nous pouvons faire notre travail. Je pense que ce mode de fonctionnement n'est permis que par la spécialisation.

M. le Rapporteur - Ne pensez-vous pas que la spécialisation risque d'engendrer un certain manque de recul ? Par ailleurs, pouvez-vous nous en dire un peu plus au sujet de la territorialisation ?

Mme Martine de Maximy - Je ne pense pas que cette spécialisation risque de nous étioler. J'ajoute que l'on ne parle pas à un mineur comme l'on parle à un majeur. L'objectif n'est en effet pas du tout le même. Je ne pense pas qu'il s'agisse d'un risque de fermeture.

Pour en venir à la question de la territorialisation, je signale que, de tout temps, nous avons été en liaison avec les acteurs de terrain. Il n'est pas possible de travailler réellement sans eux. Il n'est pas possible de ne pas connaître son territoire. Nous rencontrons par exemple les travailleurs sociaux, les responsables scolaires, et ce, le plus souvent, à notre demande. Nous sommes donc en contact avec le tissu territorial.

La politique territoriale relève d'un autre domaine de compétence. Je pense d'ailleurs qu'elle concerne beaucoup plus le parquet que le juge des enfants. Le rôle du juge des enfants consiste à travailler sur un cas individuel, même s'il prend en compte ce qui l'entoure, afin de comprendre la question. Notre travail ne relève pas de l'animation de quartier. De toute façon, nous n'en avons pas le temps. Je pense en outre que nous devons conserver un relatif éloignement. Je ne suis d'ailleurs pas la seule à le penser, même si tous les juges ne le pensent pas autant que moi. Il demeure que nous devons rencontrer des gens du territoire, dans le but de l'insertion et de la prévention. Je rappelle en effet que les juges sont les garants de la liberté individuelle.

M. le Rapporteur - Quelle est la frontière entre les compétences du juge aux affaires familiales et celles du juge des enfants ?

Mme Martine de Maximy - Il s'agit d'une question complexe. Toute fonction judiciaire implique une redéfinition constante de sa fonction. La fonction de juge des enfants est fondée sur la notion de danger de l'enfant. Le juge aux affaires familiales a pour rôle de régler un conflit parental, afin de déterminer l'autorité parentale, et de régler un conflit éventuel sur la résidence des enfants, ou les droits de visite. Très souvent, les justiciables font d'abord appel au juge des enfants pour qu'il statue sur la garde des enfants. Je pense notamment à cet exemple d'enfants vivant avec leur père dans une île lointaine, et qui, au moment de passer des vacances avec leur mère, déclarent vouloir rester avec elle, sous le prétexte que leur père pratique sur eux des attouchements, bien qu'il soit apparu par la suite que cela n'était pas le cas. L'avocat saisi alors à la fois le juge aux affaires familiales et le juge des enfants. Il est vrai que le juge des enfants statue en urgence. Je reçois alors un coup de téléphone du juge aux affaires familiales, qui me dit qu'il est dans l'incapacité de statuer tout de suite, car le délai d'appel n'étant pas passé, il n'est pas possible de reprendre une ordonnance. Le juge aux affaires familiales me demande alors de recevoir au moins la famille, afin de déterminer si les enfants sont en danger, du fait du grave conflit des parents.

Mon rôle est de vérifier si les enfants sont en danger. Si je constate qu'il existe un vrai danger chez l'un ou l'autre des parents, je prends alors des mesures. La décision du juge des enfants est motivée par le danger.

M. Bernard Saugey - La saisine des deux juges n'est-elle pas problématique dans un certain nombre de cas ?

Mme Martine de Maximy - Tout à fait. Telle est d'ailleurs la raison pour laquelle nous devons être très prudents. La mesure de protection la plus attentatoire à l'autorité parentale est le placement. Il n'enlève néanmoins que la garde physique. Le droit de correspondance et de visite est maintenu. Si l'on veut priver les parents du droit de correspondance et de visite, il faut prendre une ordonnance motivée.

M. Bernard Saugey - Vous nous avez parlé de la complémentarité. Existe-il néanmoins des conflits susceptibles d'entraver la procédure ? Pouvez-vous nous dire ce qui pourrait être envisagé pour que l'évolution des métiers soit véritablement cohérente ?

Mme Martine de Maximy - Je pense que l'établissement d'une bonne communication entre le juge aux affaires familiales et le juge des enfants devrait permettre de résoudre le conflit. Je pense que la spécificité du juge des enfants, liée à la notion de danger, n'est pas du tout la même chose. La garde entre les deux parents est finalement totalement résiduelle dans la fonction de juge des enfants. Il est extrêmement rare que l'on confie un enfant à l'autre parent, par ordonnance de placement. En général, si un enfant est placé, il l'est plutôt à l'extérieur, ou chez un autre membre de la famille. Il demeure que cette possibilité est inscrite dans le code. Tout est donc possible.

Je pense néanmoins que nous avons le souci de respecter le travail du juge aux affaires familiales sur ce point. Or, de toutes manières, les conflits sont tels, lorsque l'enfant est en danger, qu'il n'est pas forcément très bon de le placer chez l'un ou l'autre des parents. Il est arrivé, par exemple, qu'un juge aux affaires familiales ait pris une décision différente de celle que j'avais prise au départ. Néanmoins, comme il n'y avait pas de danger, j'ai laissé cette solution se mettre en place.

M. le Rapporteur - Le système actuel vous convient donc. Vous ne semblez pas particulièrement favorable à la création d'un juge unique de la famille.

Mme Martine de Maximy - Non, je n'y suis pas favorable. Nous sommes juges des mineurs, alors que le juge aux affaires familiales est le juge de la famille

M. le Président - Que pouvez-vous nous dire au sujet de la spécialisation du parquet des mineurs ?

Mme Martine de Maximy - J'y suis totalement favorable. A Nanterre, le parquet a été déspécialisé et territorialisé. Cette décision a été prise à cause de la nécessité de développer la prévention et la présence du parquet sur le terrain. La spécialisation du parquet des mineurs me paraît pourtant être une chose très importante. De plus, nous devons normalement travailler en coopération avec le substitut, car il est à la fois le spécialiste des mineurs, tout en étant soumis à la territorialisation. A titre personnel, je dois dire que j'ai toujours très bien travaillé avec les substituts. J'ajoute qu'ils se comportent parfois comme des aides à la décision. Il s'agit d'un véritable travail en équipe, chacun conservant d'ailleurs sa spécificité, ce que je trouve très intéressant. Je trouve par conséquent très regrettable que certains parquets aient été déspécialisés, au motif de résoudre de simples problèmes d'effectif, ce qui est très regrettable. Il est vrai que les substituts des mineurs, en particulier à Paris, ne savent plus où donner de la tête.

M. Paul Girod - Vous nous avez dit que le juge des enfants voyait sa mission évoluer au fur et mesure de l'évolution de la société. Avez-vous le sentiment que la dangerosité des enfants les uns par rapport aux autres a évolué ? Cela vous a-t-il conduit à modifier la conception du conflit interne qui peut être propre à cette catégorie de population ?

Mme Martine de Maximy - Nous ne pouvons pas nié que les chiffres du pénal ont augmenté, cela me paraît être une évidence. Il est vrai que la délinquance réelle a doublé. Nous sommes aujourd'hui saisis de faits pour lesquels nous n'étions pas saisis auparavant, si ce n'est au simple titre de l'assistance éducative.

Je voudrais donner l'exemple du comportement violent des enfants à l'école. Imaginons un enfant de 14 ans qui donne un coup de poing à sa professeur. Il y a six ans, un tel cas aurait donné lieu à une assistance éducative, car on aurait considéré que cet enfant avait des problèmes de comportement et qu'il fallait faire quelque chose pour lui. Aujourd'hui, une telle affaire aurait donné lieu à l'ouverture d'un dossier pour coups et blessures volontaires sur personne chargée d'une mission de service public. Il est vrai que la juridiction pénale permet de traiter ce dossier avec des mesures éducatives. Il demeure que la façon d'aborder le dossier n'est pas la même et que l'enfant et ses parents ne se rendent pas dans le même état d'esprit chez le juge des enfants. Nous ne pouvons donc pas dire que la situation se soit améliorée. Mais elle n'est cependant pas aussi grave que l'on peut l'entendre.

M. Paul Girod - Vous êtes donc à la fois la protectrice de certains enfants et le juge des autres. Pensez-vous que ce genre de difficultés vous complique plus la vie aujourd'hui qu'il y a dix ans ?

Mme Martine de Maximy - Je pense que dans le cas d'un enfant de moins de 16 ans, des mesures éducatives me paraissent tout de même plus adaptées. Au-delà de 16 ans, il est certain que nous devons faire appel à un tribunal pénal. En revanche, je pense que, face à un enfant de 13 ans, notre efficacité est certainement plus importante si nous rentrons dans l'assistance éducative. Nous sommes néanmoins toujours soumis à l'ordonnance de 1945 qui affirme la priorité de la réponse éducative sur la réponse répressive. Encore faut-il noter que rien ne nous empêche, une fois la réponse pénale donnée, d'ouvrir un dossier d'assistance éducative, si l'enfant continue à rencontrer des éléments de danger dans sa famille. L'intérêt de la double fonction de juge des enfants est que nous disposons de plusieurs solutions de prise en charge. Il arrive d'ailleurs qu'un enfant suive une assistance éducative comme réponse au délit pour peu que les services habilités (PJJ) ne puissent assurer sa prise en charge dans un délai raisonnable. Je dois dire que, pour ma part, je défends tout à fait cette souplesse car un mineur délinquant et bien souvent aussi un mineur en danger.

M. Paul Girod - Existe-il un changement dans vos rapports avec les enfants ?

Mme Martine de Maximy - Non, tout à fait franchement, il n'existe aucun changement. Il s'agit simplement de mettre ces enfants en confiance. J'ai parfois du mal à les faire venir. Je développe néanmoins des stratégies pour les voir. Cela me paraît en effet nécessaire qu'ils répondent à la convocation du juge. Je dois dire que j'agis dans un quartier, dans le sud du 18 ème arrondissement, où il existe une forte proportion de population d'Afrique sub-saharienne Il s'agit de personnes qui ont du mal à répondre aux convocations car ils n'ont pas de boîtes aux lettres, ne savent pas lire ou ignorent tout du juge des enfants. Il m'arrive donc parfois de les faire convoquer par le commissariat.

M. le Rapporteur - Les rapports avec les parents ont-ils évolué de manière négative ?

Mme Martine de Maximy - Non, pas dans le bureau du juge, dans tous les cas.

M. le Président - Quel jugement portez-vous sur la présence d'assesseurs dans les tribunaux pour enfants ?

Mme Martine de Maximy - En ce qui concerne la justice des mineurs, je crois que nous devons axer nos réponses sur le recrutement. Nous procédons ainsi à des recrutements de personnes provenant du secteur associatif. Je pense qu'il s'agit de personnes capables de nous apporter des choses positives. Elles ont d'ailleurs bien souvent une vision un peu différente de celle que nous pouvons avoir. Elle nous apporte d'ailleurs des éléments de décision. Il est également intéressant que les citoyens puissent être associés à des fonctions de justice, car leurs diverses expériences constituent un apport tout à fait essentiel. Je suis pour ma part tout à fait favorable à la présence de ces assesseurs. Ils représentent une véritable aide à la décision. Il s'agit de gens très sérieux, qui étudient consciencieusement les dossiers et participent avec rigueur à la décision puisqu'il s'agit d'une véritable collégialité.

M. le Rapporteur - Pensez-vous que cela puisse s'étendre à d'autres domaines ?

Mme Martine de Maximy - Pourquoi pas. Je dois dire qu'en matière correctionnelle par exemple, je préférerais qu'il y ait un juge et deux assesseurs, à la condition qu'ils soient recrutés de façon prudente.

M. le Président - Les jurés d'assises étaient naguère sélectionnés. Je ne suis cependant pas certain qu'il s'agisse de la meilleure solution.

Mme Martine de Maximy - Je précise pour ma part que le recrutement socioprofessionnel des jurés parisiens est souvent très satisfaisant. L'assesseur, dans le cadre de l'échevinage, n'occupe cependant pas la même fonction que dans une cour d'assises. La cour d'assises renvoie à l'idée du jugement par le jury populaire. Il ne s'agit pas du tout de la même idéologie. L'échevinage concerne les gens qui sont intéressés par la fonction de juge et qui sont susceptibles de rendre correctement la justice. Je pense que nous devons être tout à fait vigilants sur ce point.

M. Paul Girod - Il est plus judicieux de faire appel à des gens dont le métier ou les occupations témoignent de leur intérêt pour les problèmes propres à la jeunesse, que d'effectuer un tirage au sort parmi le public.

Mme Martine de Maximy - Absolument.

M. Laurent Béteille - Je ne suis pas certain qu'il soit si facile que cela de trouver de telles personnes. Il est avant tout nécessaire de s'adresser à des personnes indépendantes, sans a priori.

Mme Martine de Maximy - J'ai eu de la chance, car les personnes que j'ai reçues étaient foncièrement intéressées par cette fonction nouvelle pour eux. Certaines sont mues par l'idée que cela peut être utile pour la suite de leur carrière. Cela n'empêche pas qu'ils fassent bien leur travail. Je dois dire que, pour ma part, je n'ai eu aucun problème véritable avec les assesseurs.

M. le Rapporteur - Comment sont nommés les assesseurs ?

Mme Martine de Maximy - Je me souviens d'une époque où le président du tribunal menait campagne auprès des enseignants. D'autres professions sont aussi représentées, mais la majorité est recrutée parmi les enseignants, chefs d'établissements ou membres d'associations s'occupant de jeunes. Auparavant, les fonctions d'assesseur étaient surtout occupées par des dames qui ne travaillaient pas, mais qui voulaient tout de même rester actives. Elles n'étaient cependant pas très au fait de la jeunesse actuelle.

M. le Rapporteur - L'échevin doit-il n'avoir qu'une voix consultative ou doit-il prendre part à la décision ?

Mme Martine de Maximy - Je pense qu'il faut que l'échevin ait une voix délibérante, mais le président, magistrat professionnel, doit jouir tout de même d'une certaine prépondérance.

M. le Rapporteur - Que pensez-vous des assistants de justice ?

Mme Martine de Maximy - Je dois dire que quelques-uns travaillent dans nos services. Il s'agit d'étudiants en droit qui se destinent à préparer le concours de la magistrature. Ils sont généralement extrêmement utiles. Par exemple, une assistante m'a préparé un énorme dossier sur l'arrêt Perruche. Je trouve ce type de recrutement très intéressant.

M. le Président - Nous nous intéressons également à la formation. Pensez-vous qu'elle soit adaptée ?

Mme Martine de Maximy - Je pense que la formation est suffisante. De toute façon, il s'agit de former au départ des généralistes. Tel est d'ailleurs la richesse de l'Ecole, puisque les stages permettent de passer par toutes les fonctions. Je pense réellement que la formation initiale est très correcte, tel est en tout cas le sentiment que donnent les auditeurs.

Par ailleurs, le regroupement de fonction après la première année me paraît constituer une excellente chose, car il permet aux gens de faire le point sur leurs fonctions et de disposer d'un complément de formation. En ce qui concerne la formation continue, il existe tout de même énormément de programmes qui permettent de développer certains points des fonctions spécialisées. Cependant, je pense que l'absence de formations interprofessionnelles peut constituer un manque. Par exemple, il y a longtemps, le centre de Vaucresson était un véritable creuset de formation, à la fois des juges des enfants et des éducateurs. Cela conférait d'ailleurs une identité commune à la profession. Je regrette par conséquent que cela n'existe plus. Il n'existe pratiquement plus de tels regroupements.

J'anime moi-même un stage organisé dans cet esprit, dans lequel psychologues et magistrats sont regroupés. Le résultat est très satisfaisant car il pousse les gens à communiquer et à connaître la logique de l'une et l'autre fonction.

M. le Président - Je vous remercie.

Audition de Mmes Christine MOUTON-MICHAL,
juge de l'application des peines au tribunal de grande instance de Bobigny,
secrétaire générale de l'Association des juges de l'application des peines,
et Anne-Marie MORICE-VIGOR,
juge de l'application des peines au tribunal de grande instance d'Evreux,
membre du Bureau de l'Association des juges de l'application des peines

(24 avril 2002)

Présidence de M. Jean-Jacques Hyest, président

M. Jean-Jacques Hyest, président - Nous avons le plaisir de recevoir Mmes Christine Mouton-Michal, secrétaire générale, et Anne-Marie Morice-Vigor, membre du Bureau de l'Association des juges de l'application des peines. Je pense qu'il serait utile, pour commencer, de préciser quelles sont les fonctions du juge de l'application des peines. Nous souhaiterions également connaître votre sentiment sur la spécialisation des magistrats.

Mme Anne-Marie Morice-Vigor - Il existe un juge de l'application des peines par tribunal de grande instance. Il est cependant possible qu'il y en ait beaucoup plus en fonction de la localisation des établissements pénitentiaires. Deux fonctions essentielles reviennent au juge de l'application des peines. Il est tout d'abord chargé du contrôle de l'exécution et de l'application des peines dites « en milieu ouvert » ; c'est-à-dire les peines probatoires, le sursis de mise à l'épreuve, le travail d'intérêt général, mais aussi l'aménagement des courtes peines, ainsi que le contrôle des libérés conditionnels, qui doivent être suivis après leur libération. Je pense aussi au suivi socio-judiciaire, ainsi qu'au bracelet électronique, dans les endroits où ce bracelet a été mis en place à titre expérimental. Ces fonctions concernent tous les juges de l'application des peines en France. Il en existe au moins un par tribunal de grande instance.

Le juge de l'application des peines est, par ailleurs, celui qui a le pouvoir d'accorder les mesures d'aménagement de peine au sein des établissements pénitentiaires. Les mesures principales sont les suivantes : la permission de sortie, les réductions de peine, les placements extérieurs, la semi-liberté, la libération conditionnelle, ainsi que les suspensions et les fractionnements de peine.

Il faut par ailleurs savoir que, si ces compétences sont les mêmes dans toute la France, les fonctions sont très diverses en fonction de la localisation des établissements pénitentiaires. Certains juges de l'application des peines n'exercent leur fonction que dans le milieu ouvert, d'autres agissent à la fois en milieu ouvert et en milieu fermé. Je suis moi-même actuellement vice-présidente du tribunal d'Evreux. Je m'occupe dans le même temps du centre de détention de Val-de-Reuil, qui est un établissement pour les longues peines. Je suis également en charge de l'aménagement des courtes peines avant écrou, concernant les peines ou les reliquats de peines inférieurs à un an, qui n'ont pas été mis à exécution. Je ne m'occupe pas du tout du milieu ouvert, indépendamment de ces deux aspects.

Mme Christine Mouton-Michal - Je suis juge de l'application des peines au tribunal de grande instance de Bobigny. Je m'occupe, avec une autre collègue, de la maison d'arrêt de Villepinte, qui est une maison d'arrêt réunissant à la fois des prévenus et des condamnés. Il existe en moyenne entre 150 et 180 condamnés dans cette maison d'arrêt. En ce qui concerne le milieu ouvert, je dois dire que je préfère l'expression de « peine restrictive de liberté » par rapport à celle de « peine privative de liberté ». Dans ce domaine, il s'agit d'assurer le suivi des personnes mises à l'épreuve ou placées en liberté conditionnelle. Je pense également aux aménagements des courtes peines, définis par l'article D. 49-1 du code de procédure pénale.

Mme Anne-Marie Morice-Vigor - Nous pouvons par ailleurs préciser que les juges de l'application des peines sont peu nombreux.

Mme Christine Mouton-Michal - Il existe actuellement 204 juges d'application des peines. Il faut toutefois distinguer les juges de l'application des peines nommés par décret de ceux qui ne le sont pas. Il existe encore 71 tribunaux en France dans lesquels le juge de l'application des peines n'a pas été désigné par décret. Par conséquent, c'est le juge du tribunal de grande instance qui exerce la fonction de juge de l'application des peines. Il faut dire par ailleurs que la majorité des juges de l'application des peines exerce d'autres fonctions, dans d'autres tribunaux. La juridictionnalisation, c'est-à-dire l'entrée en application de la loi du 15 juin 2000, volet application des peines, a provoqué un accroissement de travail du juge de l'application des peines, puisque seulement 29 postes de juge de l'application des peines ont été créés. Ceci porte le chiffre de 175 postes en 2000, à 204, alors qu'il existe 264 tribunaux de grande instance en France. Seuls les juges de la région parisienne exercent une fonction de juge de l'application des peines à 90 % ou 84 %. J'ai moi-même été juge du tribunal de grande instance de Senlis. Je n'étais pas un juge spécialisé, mais j'étais un juge de l'application des peines pendant à peu près 25 % de mon temps.

Mme Anne-Marie Morice-Vigor - Au tribunal d'Evreux, nous sommes trois juges de l'application des peines, compte tenu de la présence du centre de détention du Val-de-Reuil, qui est un centre de détention national. Il existe également une maison d'arrêt. A l'évidence, nous pourrions exercer à plein temps la fonction de juge de l'application des peines. Or, comme le tribunal de grande instance d'Evreux n'est pas un très gros tribunal, nous sommes soumis à l'obligation d'y participer. Cela fait partie des difficultés auxquelles nous devons faire face.

Avec la juridictionalisation, les présidents ont eu l'attention attirée sur la nécessité d'essayer de libérer le juge de l'application des peines d'une certaine charge de travail.

M. le Président - Que pensez-vous de la spécialisation des magistrats ?

Mme Anne-Marie Morice-Vigor - La plupart de nos collègues pense, comme nous, que la fonction de juge de l'application des peines doit être spécialisée, c'est-à-dire qu'elle doit fonctionner en cabinet, à l'instar du juge d'instruction et du juge des enfants. D'ailleurs, cela est désormais prévu. Il s'agit d'une spécialité qui suppose une disponibilité, car il faut pouvoir réagir en urgence, en cas de difficulté, à l'occasion d'une audition ou du suivi d'une peine dite restrictive de liberté, ou en cas de difficulté dans le cadre d'une libération conditionnelle. Si nous étions occupés à d'autres tâches du tribunal, à l'évidence, nous ne pourrions pas réagir dans l'urgence.

J'ajoute que le nombre très important des mesures restrictives de liberté nécessite que ces mesures soient suivies pour quelles puissent rester crédibles. Qu'il s'agisse de libération conditionnelle, ou de peine de sursis avec mise à l'épreuve, elles n'ont de crédibilité que si elles sont effectivement suivies. Il est également nécessaire qu'elles puissent être révoquées en cas d'incidence de difficultés. Il existe 130.000 mesures restrictives de libertés en France, ce qui constitue un chiffre tout à fait considérable.

Mme Christine Mouton-Michal - A Bobigny, il existe actuellement 5 000 mesures restrictives de libertés, pour 4 juges de l'application des peines. Il s'agit uniquement des peines restrictives de liberté, ce qui s'appelle le milieu ouvert. Tel est le chiffre de la Chancellerie, qui figure dans une circulaire du mois de février 2001. Il faut également noter que 1.200 mesures sont prononcées par des magistrats en milieu ouvert, restrictives de liberté, plus 250 mesures d'aménagement ou de remise de peine. Il faut également tenir compte de ce que nous appelons le milieu fermé.

Il est vrai que cela constitue un problème. Par exemple, la petite délinquance est très importante dans le département de Seine-Saint-Denis. Or, il s'agit précisément du domaine dans lequel les mesures restrictives de liberté sont importantes. Il faut assurer un suivi des mises à l'épreuve, de l'exécution des travaux d'intérêt général. A mon avis, il s'agit de mesures de prévention face au développement d'une plus grande délinquance.

M. le Président - Quels sont les moyens des juges ? Disposent-t-ils de collaborateurs ?

Mme Anne-Marie Morice-Vigor - Le juge de l'application des peines travaille en étroite collaboration avec le service pénitentiaire d'insertion et de probation, anciennement appelé comité de probation et d'assistance des libérés. Le nombre d'éducateurs composant le service d'insertion et de probation, qui intervient à la fois en milieu ouvert et en milieu fermé, est très insuffisant pour suivre de près toutes les mesures prises en milieu ouvert.

Mme Christine Mouton-Michal - A Bobigny, il existe actuellement 26 travailleurs sociaux pour suivre 4 500 personnes. Les travailleurs sociaux estiment qu'ils ne peuvent pas suivre plus de 60 personnes à la fois.

Mme Anne-Marie Morice-Vigor - Dans la région parisienne, il existe une fronde de tous les éducateurs qui, au-delà d'un certain nombre, refusent de suivre les dossiers. D'où le fait que dans la région parisienne, certaines peines ne sont pas exécutées. Tel n'est cependant pas le cas en province, car la gestion de proximité assurée par les juges et les directeurs d'insertion et de probation, permet d'imposer un nombre de dossiers plus importants.

Il est certain néanmoins, qu'en dépassant 150 dossiers par éducateurs, il est plus difficile d'exercer un certain suivi. Il n'est pas possible de considérer qu'il existe un véritable suivi, en cas de contrôle ou de rendez-vous fixé tous les deux mois. Or, la crédibilité des mesures restrictives de liberté, ou des mesures d'aménagement de peine, telles que la libération conditionnelle, passe par la réalité du suivi, c'est évident. Les juges de l'application des peines en sont convaincus. Ils n'ont cependant pas les moyens de cette politique.

Nous sommes par ailleurs confrontés chaque année à l'application du décret de grâce collectif. Je peux en effet vous assurer que pour un juge de l'application des peines, il s'agit d'une chose aberrante qui, chaque année, nuit fortement à notre crédibilité, indépendamment de nos efforts. Par exemple, le paradoxe veut qu'à cette époque de l'année, une personne reconnue coupable ait intérêt à être condamnée à une peine courte d'emprisonnement qui pourra être graciée, plutôt qu'à un travail d'intérêt général. Telles sont les aberrations que peuvent comporter notre système. Je pense par conséquent que l'effort que nous devons faire consiste à augmenter le nombre de juges de l'application des peines, ainsi que le nombre d'éducateurs, afin que ces mesures puissent retrouver toute leur crédibilité. Nous sommes en effet convaincus que les mesures restrictives de liberté ainsi que les mesures d'aménagement de peine ont leur utilité sociale, à la condition que le partenariat soit plus important qu'il ne l'est actuellement.

M. Christian Cointat, rapporteur - Selon vous, quels aménagements faudrait-il apporter aux compétences du juge de l'application des peines, afin de renforcer la cohérence de sa mission ?

Mme Anne-Marie Morice-Vigor - Nous souhaiterions d'abord vous faire part des incohérences actuelles. Vous devez savoir que le droit de l'exécution des peines, ainsi que les mesures législatives, ou les décrets, ne sont qu'une série de bricolages successifs.

La juridictionnalisation a apporté une plus grande cohérence, mais elle n'a été que partielle. Il était en effet difficilement envisageable de juridictionnaliser, du jour au lendemain, la totalité des mesures d'aménagement de peine. Actuellement, nous traitons de deux manières différentes les mesures d'aménagement de peine. Certaines, comme les permissions et les réductions de peine, continuent d'être décidées en commission de l'application des peines, sans voix de recours du condamné. D'autres sont prises à l'issue d'un véritable débat contradictoire avec des possibilités de recours ; il en est ainsi des demandes de semi-liberté ou de libération conditionnelle.

Je rappelle pour ceux qui ne le savent pas que, dans le cas de peines inférieures à dix ans, ou de peine plus longue mais dont le reliquat de peine est inférieur ou égal à trois ans, la libération conditionnelle relève de la compétence du juge de l'application des peines. Les recours contre ses décisions sont examinés par la chambre des appels correctionnels. Pour les peines supérieures à dix ans, avec un reliquat de peine de trois ans, les demandes de libération conditionnelle sont examinées par une nouvelle juridiction, la juridiction régionale de la libération conditionnelle, et en appel, par la juridiction nationale de la libération conditionnelle.

En résumé, un appel d'une permission de sortie (par le parquet exclusivement) est examiné par le tribunal correctionnel, alors qu'une décision sur une demande de libération conditionnelle est examinée, selon les cas, par la chambre des appels correctionnels ou la juridiction nationale de la libération conditionnelle.

Enfin, le relèvement de la période de sûreté est de la compétence de la chambre d'instruction du lieu de détention. Ainsi, pour un même dossier, il peut y avoir des décisions prises par le tribunal correctionnel, en appel par la chambre des appels correctionnels, ainsi que par la chambre d'instruction du lieu de détention. S'il existe un problème d'exécution de peine, il faudra saisir la chambre d'instruction du lieu de condamnation. En cas de demande de confusion de peine, c'est la dernière juridiction qui a statué qui est compétente. Au contraire, en cas de demande de relèvement d'une interdiction d'une peine complémentaire, il conviendra de saisir la juridiction qui a prononcé cette décision. Les condamnés détenus se promènent par conséquent dans toute la France, en fonction des compétences liées à ces problèmes d'exécution de peine. Cela dépasse bien évidemment le problème de l'application des peines. Il fallait néanmoins faire passer le message des incohérences liées au bricolage effectué depuis de nombreuses années, sur les problèmes d'application et d'exécution de peine. Très franchement, tous les magistrats chargés de l'exécution et de l'application des peines pensent qu'il faudrait procéder à une refonte totale du droit d'exécution des peines.

Mme Christine Mouton-Michal - Il appartient au juge de l'application des peines de prononcer la révocation, en cas de manquement aux obligations de la libération conditionnelle. Il s'agit de la même chose en ce qui concerne le socio-judiciaire. En cas de sursis avec mise à l'épreuve, il appartient au tribunal correctionnel de prononcer la révocation, sur requête du juge de l'application des peines.

L'Association nationale des juges de l'application des peines demande par conséquent de procéder à une juridictionalisation complète de toutes les mesures concernant les peines restrictives de liberté (milieu ouvert).

Une autre particularité mérite également d'être signalée. Lorsqu'un tribunal prononce une peine d'emprisonnement égale ou inférieure à 6 mois -il s'agit en l'occurrence d'une peine ferme, mais qui n'est pas exécutoire immédiatement- le juge de l'application des peines a la possibilité de demander au tribunal de transformer cette peine de 6 mois en sursis avec obligation d'effectuer un travail d'intérêt général. Encore faut-il dire que ces peines sont souvent prononcées parce que le condamné a fait défaut à l'audience. Or, pour prononcer une peine d'intérêt général, il est nécessaire que la personne soit présente, afin de signifier son accord. Lorsque la condamnation est prononcée ailleurs que dans la juridiction du lieu de résidence, il appartient au tribunal du lieu de condamnation de prononcer ce qu'il est appelé la conversion en sursis, à la condition d'effectuer un travail d'intérêt général. Je pense que la situation serait bien plus efficace si le juge de l'application des peines avait la possibilité de prononcer cette conversion, car la mesure pourrait être immédiatement appliquée. Il peut parfois se passer un an entre le moment où le juge de l'application des peines reçoit la personne qui a été condamnée à cette peine dans son bureau, et le moment où a lieu cette conversion.

Mme Anne-Marie Morice-Vigor - Globalement, il pourrait être possible de donner des délais plus large au juge de l'application des peines, et de ne dépendre que d'une seule juridiction, qui connaisse tous les recours. Je dois dire que la dispersion est réellement totale actuellement. Or, à moins d'être extrêmement spécialisé, personne ne peut réellement s'y retrouver.

M. le Président - Il faut en outre noter qu'en ce qui concerne le milieu fermé, les transfèrements sont fort nombreux.

Mme Anne-Marie Morice-Vigor - Tout à fait. Il faudrait réellement que le tribunal et le juge de l'application des peines du lieu de détention connaissent toutes les difficultés d'exécution et d'application de la peine. Or cela n'est pas du tout le cas. Beaucoup de transfèrements sont liés à des problèmes juridiques qui n'ont jamais été réglés. Je dois dire que le droit de l'exécution des peines et de l'application des peines est une succession de réformettes, qui n'ont pas réellement permis de mettre à plat l'ensemble des difficultés.

Je dois dire que la loi du 16 juin 2001 nous permet de sortir un peu de l'ombre, car le juge de l'application des peines était si mal connu, que nous finissions par connaître les décisions qu'en cas de dysfonctionnement, ou d'échec d'une décision d'aménagement de peine. Nous pointons alors du doigt le rôle du juge de l'application des peines comme négatif, alors que, s'il lui était donné les moyens d'agir, ce juge, en termes de prévention de la récidive, serait devenu tout à fait efficace.

Nous voulons également créer les moyens juridiques de l'exécution de la décision. Il faut en effet savoir que le juge de l'application des peines éprouve beaucoup de difficultés pour donner un ordre à un policier ou à un gendarme, car son autorité n'est pas reconnue en tant que telle.

Seul l'article D. 116-1 lui donne un pouvoir d'investigation en termes d'enquête. Il ne lui donne cependant pas véritablement de pouvoir en cas de difficulté d'exécution. Certes, il a le pouvoir de décerner une ordonnance aux fins de conduite, un avis de recherche, un mandat d'arrêt, ou un mandat d'amener, il n'a cependant pas les moyens de suivre ces mesures. Par exemple, le juge a la possibilité de décerner un mandat d'arrêt. Il n'existe cependant aucun texte qui lui donne véritablement le pouvoir de faire des commissions rogatoires pour assurer le suivi de ces mandats d'arrêt. Un premier pas a toutefois été franchi, car avant la juridictionnalisation, cette possibilité de mandat d'arrêt ou de mandat d'amener n'existait pas.

J'ai néanmoins éprouvé une difficulté à l'occasion d'une permission, où un mandat d'arrêt que j'ai mis à exécution n'a pas été exécuté par la police et la gendarmerie, malgré mon coup de téléphone. Pour les autorités de police et de justice, le juge de l'application des peines est précisément celui qui n'applique pas les peines, mais qui fait sortir ceux qu'ils ont fait entrer en prison. Il existe par conséquent un problème d'image et de crédibilité de la fonction, et ce au détriment du bon fonctionnement du rôle du juge de l'application des peines et de l'exécution des décisions qu'il prend. Non seulement, nous devons disposer de moyens juridiques, mais il faut également que les autres partenaires, en l'occurrence les services de police et de gendarmerie, comprennent l'utilité du juge de l'application des peines et lui obéissent. Ce qui n'est absolument pas le cas aujourd'hui.

Par exemple, en cas de permission, si nous sommes informés que celle-ci se déroule mal, et que nous informons la police locale que nous avons retiré la permission, nous nous faisons alors reprocher de l'avoir mis dehors.

M. le Président - Nous savons bien que les juges peuvent avoir des difficultés à faire appliquer leur décision. Est-ce le fait d'un manque de moyens juridiques ?

Mme Christine Mouton-Michal - Il est vrai que nous ne disposons pas des commissions rogatoires. Par exemple, un de mes collègues a voulu faire délivrer une commission rogatoire pour demander à la police d'effectuer des contrôles dans le cas de placements extérieurs. La police a pourtant refusé de se plier à cette demande.

M. le Président - Il est vrai que la mission de la police n'est pas forcément de vérifier si le comportement d'une personne n'est pas satisfaisant. En revanche, il appartient à la police d'aller chercher un détenu qui n'est pas rentré de permission.

Mme Christine Mouton-Michal - Il s'agit d'une personne qui doit respecter des horaires précis. Il est vrai que nous n'avons pas suffisamment de personnel.

Mme Anne-Marie Morice-Vigor - Nous sommes donc face à deux problèmes. Tout d'abord, nous sommes face à un problème juridique. Nous ne disposons pas, en effet, de tout l'attirail juridique. Nous sommes également face à des problèmes d'autorité et de crédibilité du juge de l'application des peines sur l'administration pénitentiaire, d'une part, ainsi que sur la police et la gendarmerie, d'autre part. La semaine passé, en commission d'application des peines, j'ai moi-même décidé d'accorder une autorisation de sortie sous escorte pénitentiaire, afin qu'un détenu passe devant le médecin de la commission technique d'orientation et de reclassement professionnel (Cotorep), afin de déterminer s'il pouvait ou non bénéficier d'une allocation adulte handicapé. L'administration pénitentiaire, en commission d'application des peines, m'a dit que cela était possible. Elle n'a cependant pas exécuté la décision, en considérant qu'elle n'en avait pas les moyens.

J'ai moi-même émis une autorisation de sortie, sous escorte de gendarmerie, pour qu'un détenu puisse se rendre aux obsèques de sa mère. Or, la gendarmerie a refusé d'exécuter cet ordre. Je dois dire que cette situation est tout de même moins grave que celle où, par exemple, la gendarmerie refuserait d'exécuter un mandat d'arrêt ou un mandat d'amener. Il demeure que nous sommes réellement face à un problème. Avec la juridictionnalisation, les autorités de police et de gendarmerie commencent à connaître le juge de l'application des peines. Auparavant, ce fonctionnement était beaucoup trop occulte. Il n'apparaissait, à la lueur de l'actualité, qu'à l'occasion d'un échec des mesures d'aménagement de peines. Nous ne disposons cependant pas du terrain juridique suffisant. D'autre part, il faudrait que le juge de l'application des peines puisse être entendu, lorsqu'il demande aux autorités de police et de gendarmerie, d'intervenir en cas d'échec des mesures. Car, plus on intervient tôt, et plus nous avons des chances d'être efficaces. Je pense en effet qu'il est de toute évidence trop tard pour intervenir, dès lors que la personne est en cavale.

M. le Rapporteur - Que pensez-vous, d'une part, de la formation des magistrats, d'autre part, du développement du travail en équipe ?

Mme Anne-Marie Morice-Vigor - S'agissant de la formation, des efforts considérables ont été effectués. Avec la loi sur la juridictionnalisation, les offres de formation efficaces devraient se multiplier.

Je suis magistrat depuis 15 ans, et juge d'application des peines depuis 10 ans. A l'époque, je disposais de très peu d'éléments sur l'application des peines. J'ai donc appris sur le tas. J'ajoute que la juridictionnalisation a crédibilisé la fonction de juge de l'application des peines. Auparavant, il était illusoire de penser faire carrière en demandant un poste de juge de l'application des peines : on choisissait ce poste pour des raisons géographiques, ou par passion pour la fonction.

Les choses sont différentes à présent. Je crois que grâce à la juridictionnalisation et à la crédibilité qu'elle a permis d'apporter à la fonction, les postes de juge de l'application des peines sont devenus beaucoup plus demandés, ce qui est tout à fait positif.

En ce qui concerne le travail en équipe et le partenariat, il faut savoir que le premier partenaire évident, et le seul dont nous disposons, est le service pénitentiaire d'insertion et de probation. Il s'agit d'un partenaire obligatoire en milieu ouvert. En milieu fermé, le juge de l'application des peines intervient à la fois avec le service d'insertion -le même organisme qui intervient en milieu ouvert- et la détention.

De mon côté, j'ai eu tendance à penser que, jusqu'à cette loi, beaucoup de juges de l'application des peines étaient mal traités par la pénitentiaire. Un juge de l'application des peines qui intervient tout seul dans un établissement pénitentiaire, dès lors qu'il subit une pression autour de lui, ne peut pas toujours faire ce qu'il souhaite. Les permissions de sortie sont gérées par le greffe de l'établissement pénitentiaire. Le jour où nous fonctionnerons totalement en cabinet, nous aurons également gagné de l'indépendance par rapport à la pénitentiaire. Nous dépendons totalement d'eux sur le plan matériel. Nous sommes donc obligés de collaborer de manière positive. Il demeure qu'institutionnellement, la place du juge de l'application des peines est très difficile à prendre, quoiqu'elle le soit beaucoup moins depuis la loi sur la juridictionnalisation.

M. le Président - La gestion des détenus vous échappe donc totalement.

Mme Anne-Marie Morice-Vigor - Tout à fait. Nous pouvons par exemple nous rendre compte en cours de débat que le détenu a été transféré. Il arrive que des détenus soient promenés à travers toute la France, sans que le juge en ait été averti. Nous nous retrouvons alors dessaisis de fait de ce qui devait être une audience, parce que l'administration pénitentiaire aura transféré une personne.

Mme Christine Mouton-Michal - La création des centres pour peine aménagée est par ailleurs une chose qui nous inquiète beaucoup, parce qu'il s'agirait d'un centre pénitentiaire spécialisé pour faire évoluer les détenus. Or, cet aménagement dépendait du juge de l'application des peines. A présent, le centre pour peine aménagée dépendra uniquement de l'administration pénitentiaire. Finalement, l'évolution du détenu, les modalités d'exécution de la peine échapperont totalement au juge de l'application des peines. Il est vrai qu'il s'agit d'un véritable problème, parce que ces transfèrements sont décidés uniquement par l'administration pénitentiaire, alors que là, le juge de l'application des peines décide lui-même de mettre quelqu'un en placement extérieur, en semi-liberté, ou en liberté conditionnelle. La libération conditionnelle dépendra toujours du juge de l'application des peines mais, dans le cas du centre pour peine aménagée, la décision appartiendra à l'administration pénitentiaire, d'où une sorte de retour en arrière.

Mme Anne-Marie Morice-Vigor - J'ajoute qu'avant que n'interviennent la police et la gendarmerie, nous devrons résoudre d'importantes difficultés concernant les mesures d'aménagement des peines. Le nombre de places en semi-liberté est relativement limité. Le placement extérieur suppose une collaboration évidente avec l'administration pénitentiaire. De plus, ne serait-ce que pour les peines de semi-liberté, certaines peines ne sont pas exécutées, parce que l'administration pénitentiaire refuse de les appliquer. Par ailleurs, le juge de l'application des peines dépend pour ces décisions des modalités des heures d'intégration à l'établissement.

Je m'occupe moi-même des courtes peines à Evreux. Il s'agit d'une petite maison d'arrêt dans laquelle il y a un quartier de semi-liberté. Les condamnés ne peuvent pas sortir avant 7 heures du matin et ne peuvent pas rentrer après 19 heures le soir. Ainsi, tous ceux qui travaillent tard le soir ou tôt le matin ne peuvent être réintégrés que le week-end. En région parisienne, la situation est tout à fait l'inverse. Nous sommes donc obligés de leur accorder des permissions tous les week-ends. Telle est la situation dans toute la France. Les décisions qu'ils prennent dépendent des offres d'hébergement, et des conditions de réintégration fixées par l'administration pénitentiaire. Là encore, le juge de l'application des peines qui est très dynamique, très actif, va essayer de convaincre l'administration pénitentiaire, pour obtenir un surveillant, pour élargir les horaires. Il s'agit réellement d'un souci que tous les juges de l'application des peines ont rencontré dans toute la France.

Mme Christine Mouton-Michal - Par exemple, il n'existe pas de centre de semi-liberté à Paris. Dans toute la région parisienne, il n'existe que trois centres de semi-liberté : Villejuif, Gagny et Corbeil-Essonne. Il arrive en outre que nous ayons le sentiment de travailler pour rien, à cause des amnisties, des décrets de grâce.

M. le Rapporteur - Comment se passent vos relations avec les juges des enfants et le suivi de l'application des peines des mineurs ?

Mme Christine Mouton-Michal - Les choses se règlent localement. Nous ne pouvons cependant pas dire que les choses fonctionnent parfaitement bien. Par exemple, les juges de l'application des peines sont compétents pour les mineurs incarcérés. En revanche, le suivi des mises à l'épreuve relève plutôt du juge des enfants. Il serait par conséquent plus logique que le juge des enfants soit compétent pour l'ensemble de la procédure. Le juge de l'application des peines est obligé de recueillir l'avis du juge des enfants, avant de prendre une décision. J'ai pour ma part plusieurs fois été confrontée au cas d'un mineur qui était à la fois suivi par le juge des enfants, tout en entrant dans le cadre d'une procédure de libération conditionnelle. J'ai néanmoins tourné la difficulté avec l'accord du service éducatif et du service éducatif auprès du tribunal. Il demeure que je ne dispose d'aucun rapport sur le suivi de la mesure, ce qui constitue en l'occurrence un véritable problème.

M. le Rapporteur - Je rentre moi-même du Sénégal, où des jeunes sont envoyés en séjour de restructuration, sans aucun contrôle. Ils sont simplement mis à disposition d'un centre d'éducation, sans pourtant mettre en place le moindre encadrement. Ils ne se privent pas alors de commettre de nombreux larcins. Il s'agit bien souvent d'une catastrophe.

Mme Christine Mouton-Michal - La crédibilité du juge de l'application des peines dépend bien souvent des moyens qui sont mis en oeuvre. Le gros problème actuel tient au fait que le régime des mineurs est totalement aberrant. Les mineurs ne peuvent être placés qu'en maison d'arrêt, où le régime est plus dur que dans les centres de détention. En maison d'arrêt, ils n'ont pas le droit de téléphoner à leur famille. Dans les centres de détention, les adultes ont le droit de téléphoner. Ils peuvent bénéficier d'une permission de sortir au tiers de la peine alors que les mineurs ne peuvent en bénéficier qu'à la moitié. Le régime est plus dur pour les mineurs que pour les adultes. Il est vrai que quand un mineur est incarcéré, c'est qu'il en a généralement fait beaucoup, et qu'il n'a rien d'un enfant de choeur. Il n'est cependant pas normal qu'ils aient un régime plus dur que pour les adultes.

Un questionnaire a été distribué à tous les juges d'application des peines, sur les difficultés et les aspects positifs et négatifs de la juridictionnalisation. Ce questionnaire a été exploité par Pascal Faucher, ainsi que par deux maîtres de conférence de l'Ecole nationale de la magistrature. J'en ai apporté quelques exemplaires. Je pense qu'un certain nombre de questions abordées dans ce questionnaire pourront vous être utiles. Nous avons reçu plus de 100 réponses.

M. le Président - Je vous remercie.

Audition de M. Tony MOUSSA,
président de chambre à la cour d'appel de Lyon,
ancien juge de l'exécution

(24 avril 2002)

Présidence de M. Jean-Jacques Hyest, président

M. Jean-Jacques Hyest, président - Monsieur le Président, nous avons souhaité vous entendre, puisque vous êtes président de chambre à la cour d'appel de Lyon. Vous avez été juge de l'exécution. Vous êtes également co-auteur de l'ouvrage « Droit et pratique des voies d'exécution » aux Editions Dalloz. Vous êtes également professeur associé à l'université de Lyon III. Notons pour commencer que la fonction du juge de l'exécution n'est pas très connue.

M. Tony Moussa - Cela dépend surtout de la « clientèle ». Sa « clientèle » le connaît bien.

M. le Président - Il s'agit d'une fonction très importante, même s'il est possible qu'elle soit mal connue du grand public. Nous vous écoutons.

M. Tony Moussa - Monsieur le Président, Mesdames, Messieurs les sénateurs, vous avez souhaité m'auditionner sur les fonctions du juge de l'exécution, fonctions que j'ai exercées pendant près de 7 ans à Lyon, Bobigny et Paris. Je pense avoir acquis une certaine expérience dans ce domaine, puisque j'ai commencé à exercer ces fonctions dès l'entrée en vigueur de la réforme de 1991. J'ai donc un peu essuyé les plâtres.

Le fait d'exercer ces fonctions dans différentes villes m'a permis d'avoir une idée un peu plus précise des difficultés liées autant à l'application des nouveaux textes qu'aux différents contextes locaux .

Tout le monde sait que l'effectivité des principes juridiques ne peut être assurée que s'il existe des procédures d'exécution connues et dont la simplicité et la possibilité de mise en oeuvre sont réelles. Cela est tellement vrai que la Cour européenne des droits de l'homme affirme depuis quelques années que l'existence d'un droit à l'exécution relève du procès équitable. Or, notre droit a toujours connu des procédures d'exécution. Auparavant, les procédures d'exécution étaient codifiées dans l'ancien code de procédure civile. Ces règles ont néanmoins vieilli. Elles sont devenues obsolètes, inadaptées à l'évolution du patrimoine. En tant que législateur, vous avez souhaité réformer ces règles. C'est ce que vous avez fait dans le cadre de la loi du 9 juillet 1991. Elle est entrée en application le 1 er janvier 1993. Entre-temps, un décret d'application a été pris le 31 juillet 1992. Permettez-moi de résumer rapidement les grandes lignes de cette réforme qui a tendu à moderniser les procédures, à renforcer les droits du créancier, à protéger le débiteur, à humaniser les procédures d'exécution, à les déjudiciariser et à centraliser le contentieux entre les mains d'un seul juge, en l'occurrence le juge de l'exécution, afin de solutionner rapidement les litiges en la matière. Cet objectif semble avoir été atteint.

Quelles sont les mesures que vous avez instaurées ?

Les mesures d'exécution qui existaient étaient inutilement compliquées. Non seulement le créancier devait « se battre » pendant des années pour obtenir le titre exécutoire mais, quand il cherchait à l'exécuter, il était souvent obligé d'engager une nouvelle procédure qui pouvait durer des années, ce qui désespérait totalement les créanciers.

Vous avez remplacé ces procédures par des mesures d'exécution et des mesures conservatoires adaptées et efficaces. Je pense notamment à la saisie reine, la saisie-attribution, qui permet par un mécanisme rapide d'appréhender les créances des sommes d'argent du débiteur. Je pense aussi à la saise-appréhension et à la saisie des véhicules automobiles.

Par ailleurs, vous avez souhaité renforcer les droits du créancier. L'affirmation des droits du créancier et la mise à sa disposition de mesures efficaces étaient parmi les objectifs majeurs de la réforme, comme cela apparaît à travers les débats parlementaires. Vous y êtes parvenus en instituant plusieurs règles. La loi de 1991 a notamment prévu à cet effet que le créancier, sous certaines conditions, peut contraindre le débiteur à exécuter ses obligations à son égard, qu'il a le choix des mesures d'exécution et que le débiteur peut être condamné à verser des dommages et intérêts en cas de résistance abusive. En outre, tous les biens du débiteur sont, en principe, saisissables ; une astreinte peut être prononcée pour assurer l'exécution d'une décision, d'une condamnation ; les frais de l'exécution sont à la charge du débiteur ; les saisies peuvent être pratiquées entre les mains des tiers. De leur côté, les tiers doivent apporter leur concours aux mesures d'exécution ainsi qu'aux mesures conservatoires. Ils ne doivent pas y faire obstacle, sous peine d'avoir à payer eux-mêmes, dans certains cas, la créance ou des dommages et intérêts ou, même, les deux.

L'huissier de justice, qui a avec l'huissier du Trésor le monopole de l'exécution forcée et des saisies conservatoires, est tenu de prêter au créancier son ministère ou son concours, sauf dans certaines hypothèses. En cas de difficultés, le créancier ou l'huissier de justice peut saisir le juge de l'exécution. Le ministère public doit par ailleurs veiller à l'exécution et, sous certaines conditions, entreprendre les diligences nécessaires afin d'obtenir des informations sur le débiteur, permettant d'identifier son compte bancaire, son adresse et celle de son employeur, sans que le secret puisse lui être opposé. L'Etat est tenu de prêter son concours quand il en est requis et son refus ouvre droit à réparation.

J'ajoute que la loi a mis plusieurs moyens à disposition du créancier, qui diffèrent selon qu'il dispose ou non d'un titre exécutoire. C'est ainsi que la loi a énuméré les titres exécutoires, ce qui facilite la tâche du créancier et celle du juge. Le titre exécutoire a été indiscutablement revalorisé puisque son titulaire, quand le titre constate une créance liquide et exigible, peut engager toute mesure exécutoire ou conservatoire, sans autorisation préalable du juge et sans avoir à introduire une quelconque procédure de validation.

Mais, en même temps, la loi a voulu protéger le débiteur, et instaurer un équilibre entre créancier et débiteur. C'est ainsi que le débiteur peut obtenir des dommages et intérêts en cas d'exécution dommageable. En cas d'abus de saisie ou de mesures inutiles, il peut demander leur mainlevée ainsi qu'un dédommagement. Certains biens sont insaisissables. Une partie du salaire, qui est équivalente au revenu minimum d'insertion (RMI), est absolument insaisissable. Une autre partie n'est saisissable que par les créanciers d'aliments. S'agissant de revenus ou de créances autres que le salaire, le juge de l'exécution peut décider qu'une fraction est insaisissable, si le débiteur prouve qu'ils ont un caractère alimentaire. Je précise à ce propos qu'un décret, soumis actuellement au Conseil d'Etat, va rendre insaisissable une somme égale au RMI, qui échappera de plein droit à la saisie effectuée sur un compte bancaire. Par ailleurs, lorsqu'un compte est crédité du montant d'une créance insaisissable, l'insaisissabilité se reporte à due concurrence sur le solde du compte. Préalablement à une saisie-vente, le débiteur doit recevoir un commandement de payer. Il peut solliciter des délais de grâce pour payer, la réduction du taux de l'intérêt conventionnel au taux légal, la suppression de la majoration légale de 5 points du taux de l'intérêt légal ainsi que l'imputation des paiements effectués d'abord sur le principal de la dette.

A signaler aussi que les sommes qui sont réclamées par le commandement de payer ou les actes de saisie doivent être détaillées et que le taux d'intérêt doit être précisé. Tous les actes d'exécution, au sens large, doivent informer le débiteur sur l'étendue de ses droits. Ils doivent, entre autres, lui préciser le recours possible, le délai de recours et le juge qui est matériellement et territorialement compétent pour examiner le recours.

D'autres dispositions sont destinées à assurer le respect de la vie privée du débiteur ou à humaniser les procédures. C'est ainsi que les renseignements obtenus éventuellement par le ministère public ne peuvent être communiqués à des tiers, ni faire l'objet d'un fichier d'informations nominatives, que l'exécution est absolument interdite avant 6 heures et après 21 heures dans un local réservé à l'habitation et qu'elle est également interdite dans les autres locaux pendant ce laps de temps, sauf autorisation du juge de l'exécution.

Les conditions dans lesquelles l'huissier de justice peut pénétrer dans un local servant à l'habitation en l'absence de l'occupant ou si ce dernier en refuse l'accès sont réglementées, bien que, à mon avis, mal réglementées. La saisie-vente, dans un local servant à l'habitation du débiteur, lorsqu'elle tend au recouvrement d'une créance non-alimentaire, d'un montant égal ou inférieur à 535 euros a un caractère subsidiaire. Il ne peut y être procédé qu'à la condition qu'il ne soit pas possible de pratiquer une saisie sur salaire ou une saisie sur un compte bancaire.

Enfin, il n'est possible de procéder à l'expulsion qu'à la suite d'un commandement d'avoir à quitter les lieux. En principe, lorsqu'il s'agit d'un local d'habitation, un délai de deux mois doit s'écouler entre la signification du commandement et l'intervention de l'expulsion, et la personne dont l'expulsion a été ordonnée peut solliciter des délais de grâce, pouvant aller jusqu'à 3 ans. Le sort des meubles de la personne expulsée, qui n'ont pas été retirés, doit être soumis au juge de l'exécution qui déclare ces meubles abandonnés ou qui ordonne leur vente aux enchères.

Cette protection du débiteur est renforcée par des dispositions qui sanctionnent les irrégularités par la nullité ou la caducité de l'acte ou de la mesure. Elle est également renforcée par une relative facilité de la saisine du juge de l'exécution, ainsi que par le fait que le juge territorialement compétent est toujours désigné dans les actes et qu'il est souvent celui du lieu du domicile, non pas du créancier, mais du débiteur.

La loi a voulu par ailleurs déjudiciariser les procédures d'exécution. Cet objectif a été, à mon avis, atteint. En effet, sauf lorsqu'une autorisation du juge est nécessaire et sauf lorsqu'une contestation est élevée, toutes les mesures d'exécution ainsi que les mesures conservatoires peuvent être pratiquées et menées à leur terme sans aucune intervention du juge.

Enfin, la loi a voulu centraliser le contentieux entre les mains d'un seul juge : le juge de l'exécution. Par une formule un peu provocatrice, j'ai l'habitude de dire qu'il s'agit d'un juge inutile et incontournable : inutile si aucune autorisation n'est nécessaire ou en l'absence de contestation, mais incontournable dès lors qu'une autorisation est nécessaire ou une contestation est élevée.

Ce juge de l'exécution est le président du tribunal de grande instance ou le juge délégué par lui. Il doit toutefois s'agir d'un juge de son tribunal. Il convient de noter à cet égard qu'un juge du tribunal de grande instance peut également exercer ses fonctions dans un tribunal d'instance puisque les juges d'instance sont des juges nommés dans un tribunal de grande instance.

Le président du tribunal de grande instance, dans les juridictions importantes, exerce rarement lui-même les fonctions de juge de l'exécution. Il a par conséquent recours à la délégation. La délégation peut être faite à un ou plusieurs juges, selon l'importance du contentieux. Elle peut être faite selon des critères géographiques : nous pouvons par exemple imaginer que plusieurs arrondissements relèvent de la compétence d'un juge de l'exécution alors que d'autres arrondissements relèvent de la compétence d'un autre juge. La délégation peut néanmoins être fonctionnelle, porter sur certaines matières : une partie du contentieux, par exemple, le surendettement, est confiée à un juge, alors que les autres contentieux relèvent d'un autre juge.

L'organisation ne s'est pas faite partout de la même façon. Au départ, chaque président de tribunal de grande instance a pris la décision qu'il entendait, en fonction des moyens dont il disposait et de ce qu'il estimait devoir décider.

Je ne dispose pas de statistiques précises sur ce point. Il semble que la situation se soit stabilisée en ce sens que dans la majorité des cas, le juge délégué est un juge exerçant au sein même du tribunal de grande instance, le surendettement des particuliers étant parfois confié au juge d'instance.

Le juge de l'exécution est un juge unique. Le renvoi d'une affaire est néanmoins possible devant une formation collégiale. En six ans et demi d'exercice, je n'ai renvoyé aucune affaire devant une collégialité. A mon avis, il n'y a aucun profit réel à tirer du renvoi devant la collégialité.

Le greffe du juge de l'exécution est le greffe du tribunal de grande instance lorsque le juge de l'exécution est un juge siégeant au tribunal de grande instance. Il est le greffe du tribunal d'instance lorsque le juge de l'exécution est un juge d'instance.

Quelle est la compétence du juge de l'exécution ? Elle peut se résumer dans les termes suivants : il connaît des difficultés qui sont relatives au titre exécutoire et des contestations qui s'élèvent à l'occasion de l'exécution forcée, même si ces contestations portent sur le fond du droit, à moins qu'elles n'échappent à la compétence des juridictions de l'ordre judiciaire. Dans les mêmes conditions, il autorise les mesures conservatoires et connaît des contestations relatives à leur mise en oeuvre. Il connaît également des demandes en réparation fondées sur l'exécution ou l'inexécution dommageables. Il peut prononcer des astreintes et dispose d'une compétence quasiment exclusive pour les liquider. Il est compétent pour accorder des délais de grâce, aussi bien en matière de paiement qu'en matière d'expulsion et ce domaine représente une large part de son activité quotidienne. Enfin, il est juge du surendettement des particuliers.

Sa compétence est d'ordre public. Elle est souvent exclusive, ce qui a pour conséquence de contraindre tout autre juge à relever d'office son incompétence. Cette règle est pratiquement unique dans notre droit processuel.

La procédure devant le juge de l'exécution est relativement simple. Il peut être saisi par voie de simple requête, s'il s'agit de demander une autorisation, y compris pour demander l'autorisation de pratiquer des mesures conservatoires. Le requérant, ou tout mandataire désigné par lui, peut présenter cette requête. Il n'existe donc pas de représentation obligatoire. Je précise que cette faculté est très utilisée par les sociétés de crédit. Sans se déplacer, ni mandater un avocat, elles présentent des requêtes, établies sur des modèles types, afin de demander l'autorisation de pratiquer des saisies ou d'inscrire une hypothèque ou un nantissement. Cela ne leur coûte pratiquement rien .

Dans les autres cas, c'est-à-dire en dehors des requêtes, le juge de l'exécution est saisi selon des règles applicables dans le cadre d'une procédure ordinaire, contentieuse, qui a subi quelques modifications.

Lorsque la réforme est entrée en vigueur, le juge de l'exécution pouvait être saisi, soit par acte d'huissier de justice, appelé assignation, soit par une simple déclaration que le justiciable pouvait envoyer par écrit, remettre au greffe du juge de l'exécution ou faire oralement à ce greffe.

En cas de déclaration, le greffier procédait à la convocation des parties par lettre recommandée avec accusé de réception, doublée d'une lettre simple. Cette facilité de saisir le juge de l'exécution a très vite conduit à une augmentation du nombre des affaires et on s'est rendu compte qu'un très grand nombre de demandes était constitué de demandes purement dilatoires. Elles n'existaient que parce qu'elles ne coûtaient rien à leurs auteurs. Lorsque j'ai moi-même été nommé juge de l'exécution, je me suis dit que j'aurais le temps de voir venir le contentieux. Cependant, dès ma première audience, j'ai été surpris par le nombre important des dossiers. En interrogeant les demandeurs, j'ai eu l'explication : entre le vote de la réforme, le 9 juillet 1991, le décret d'application du 31 juillet 1992 et l'entrée en vigueur le 1 er janvier 1993, le temps a été suffisant pour que les travailleurs sociaux, les assistantes sociales en soient informés et chaque fois qu'une personne leur faisait part d'une difficulté liée à l'exécution, ils lui conseillaient de s'adresser au juge de l'exécution. Ceci a eu pour conséquence de favoriser dès le départ la formation d'un contentieux très important.

Cette facilité de saisir le juge allait dans le sens de la proximité. Cela s'est néanmoins traduit par un contentieux devenu très important. J'ajoute qu'au départ, l'appel pouvait se faire sans représentation obligatoire et le contentieux s'est alors développé devant les cours d'appel, suscitant des protestations de la part des premiers présidents de cour d'appel. Cette situation a conduit la Chancellerie à modifier la procédure. En effet, un décret du 18 décembre 1996 est venu restreindre l'accès au juge de l'exécution en imposant l'assignation comme seul mode de saisine. Toutefois, cette règle a été à nouveau modifiée par un décret du 30 octobre 1998 pris pour l'application de la loi de lutte contre les exclusions. Cette nouvelle modification a rétabli la possibilité de saisir le juge de l'exécution par une déclaration envoyée, remise ou faite oralement au greffe, mais seulement quand la demande est relative à l'exécution d'une décision de justice ordonnant l'expulsion.

Je précise que la procédure ordinaire ou contentieuse devant le juge de l'exécution est sans représentation obligatoire. Les parties peuvent se faire assister et représenter selon les règles prévues devant le juge d'instance. Il s'agit d'une procédure orale. Elle se déroule sans mise en état préalable. L'affaire vient directement devant le juge de l'exécution à l'audience. Cela n'est pas sans risques, ni sans complications car, la procédure étant orale, une partie peut ajouter à l'audience d'autres demandes à sa demande initiale ou soulever de nouveaux moyens. Une telle situation complique énormément la tâche du juge car la partie adverse peut alors demander à disposer d'un délai supplémentaire pour préparer sa défense. Deux solutions sont alors envisageables : renvoyer l'affaire à une autre audience, avec toutes les complications qui en résultent, ou assurer le respect du contradictoire à la même audience, en repoussant pour quelques minutes la poursuite de l'examen de l'affaire, ce qui donne lieu à une certaine improvisation.

Comme dans toutes les procédures orales, l'affaire est instruite à l'audience mais le dépôt d'écritures n'est pas interdit. Il est tout à fait possible d'échanger des conclusions écrites avant l'audience, voire à l'audience.

La procédure est d'ailleurs simplifiée à l'extrême puisque les parties peuvent ne pas venir devant le juge. En effet, en cours d'instance, toute partie peut exposer ses moyens par lettre adressée au juge de l'exécution, à condition de justifier que l'adversaire en a eu connaissance avant l'audience par lettre recommandée avec demande d'avis de réception. Il m'est ainsi arrivé de me trouver face à un dossier, et non à des parties, les deux parties ayant agi de la sorte. Mais le juge de l'exécution peut ordonner que les parties se présentent devant lui.

La décision du juge de l'exécution intervient souvent assez rapidement. Elle est notifiée par le greffe, par lettre recommandée, doublée d'une lettre simple. Elle peut aussi être notifié par les parties, par acte d'huissier de justice. Elle a en règle générale l'autorité de la chose jugée au principal, contrairement à la décision du juge des référés. Donc, sauf disposition contraire, seule la cour d'appel peut la réformer. Elle est exécutoire de plein droit, ce qui signifie que l'appel et le délai d'appel ne suspendent pas son exécution. Une précaution a toutefois été prise : en cas d'appel, un sursis à l'exécution des mesures ordonnées par le juge de l'exécution peut être demandé en référé au premier président de la cour d'appel.

La création du juge de l'exécution était nécessaire afin d'assurer l'équilibre des droits entre créancier et débiteur et de trancher rapidement les difficultés d'exécution. Elle a remédié à l'éparpillement des compétences qui existaient en la matière entre différentes juridictions. Elle a permis aux justiciables d'identifier le juge compétent, sans difficultés majeures, ce qui a réduit les renvois motivés par l'incompétence de la juridiction saisie. Elle est également bénéfique, dans la mesure où la loi a donné au juge de l'exécution le pouvoir de trancher les contestations, même si elles portent sur le fond du droit, ce qui évite le sursis à statuer et permet de contrer efficacement les comportements dilatoires. Il faut ajouter que les attributions du juge de l'exécution lui permettent d'exercer indirectement une surveillance générale sur les agents chargés de l'exécution, notamment sur les huissiers de justice, et de signaler éventuellement au parquet les agissements non conformes à la loi. Et, lorsque le juge de l'exécution est un juge à poigne, il peut exercer un contrôle efficace sur les agents de son ressort, en les convoquant, en les réunissant, pour leur faire état des irrégularités qu'il constate et des modifications à apporter à leur pratique.

Cela étant, la rédaction de certains textes porte en germe des difficultés. La Cour de cassation y a remédié par certaines de ses décisions. En raison de l'imperfection de certaines dispositions légales, le juge de l'exécution était saisi avant toute mesure d'exécution, avant toute contestation. Les textes, tels qu'ils sont rédigés, pouvaient laisser croire que le juge de l'exécution était tout puissant, voire capable de remettre en cause ce qui avait déjà été jugé. La Cour de cassation a précisé que le juge de l'exécution ne peut remettre en cause le titre exécutoire en son principe, ni les obligations que ce titre constate. Elle a également indiqué que le juge de l'exécution ne peut être saisi des difficultés relatives à un titre exécutoire qu'à l'occasion d'une contestation portant sur une mesure d'exécution ou une mesure conservatoire engagée ou opérée sur le fondement de ce titre. Il ne s'agit donc pas d'un « super juge ».

Des interrogations portent sur la nécessité d'instaurer une représentation obligatoire devant le juge de l'exécution. Il s'agit d'un problème qui se pose de manière beaucoup plus générale. Cette représentation me paraît nécessaire, l'aide juridictionnelle permettant de remédier à ses inconvénients.

Quelques dispositions de la loi du 9 juillet 1991 posent un réel problème. Par exemple, l'article 68 de cette loi permet aux créanciers titulaires de certains titres de pratiquer des mesures conservatoires sans autorisation préalable du juge. Il en est ainsi en cas d'une décision de justice qui n'a pas encore force exécutoire, d'un chèque ou d'un billet à ordre impayé, d'une lettre de change acceptée et impayée. A l'initiative de votre Haute assemblée, cette liste comprend également le loyer impayé lorsqu'il est dû en vertu d'un contrat écrit de bail d'immeubles. Ceci donne lieu à de nombreuses difficultés dans la pratique : il arrive souvent que les sommes réclamées ne correspondent pas à des loyers mais à des frais ou charges contestés. Néanmoins, sur la base des affirmations du bailleur ou au seul vu de bordereaux de créances des régisseurs d'immeubles, mentionnant des dettes de loyers, des saisies sont faites, même dans les lieux d'habitation et avec ouverture forcée des portes, ce qui génère un contentieux sévère et des réactions véhémentes, à juste titre. La solution raisonnable devrait conduire à modifier le texte en cause et à supprimer la possibilité incriminée.

Je pense avoir été long. J'aurais encore beaucoup de choses à dire, mais il me semble que le temps est venu pour moi de répondre à vos questions.

M. le Président - Je pense que mes collègues ont parfaitement intégré les conditions de la création du juge de l'exécution. Vous avez d'ores et déjà répondu à un certain nombre de questions que nous nous posions, notamment celles relatives à la justice de proximité, au greffe, à l'augmentation et à la stabilisation du contentieux en fonction de l'évolution de la jurisprudence. Monsieur le Rapporteur, avez-vous des questions supplémentaires à poser ?

M. Christian Cointat, rapporteur -  Vous avez dit que le juge de l'exécution était un juge inutile, mais incontournable. J'en déduis que seule la fonction est incontournable. Ne pourrait-on envisager une évolution du juge d'instance lui permettant d'exercer les attributions du juge de l'exécution, ce qui en ferait un véritable juge de proximité. Pensez-vous au contraire qu'il soit préférable de conserver le dispositif actuel ? En d'autres termes, comment voyez-vous l'avenir du juge de l'exécution dans le cadre de cette évolution inévitable vers la proximité ?

M. Tony Moussa - Je m'interroge beaucoup sur la notion de juge de proximité. Il en est beaucoup question, sans que je sache réellement de quoi il s'agit. S'agit-il d'une proximité géographique, ou d'une proximité dans le sens ou l'accès au juge est facile, selon des procédures simples ou peu coûteuses. S'il s'agit d'une proximité uniquement géographique, je peux me demander si cela est réellement justifié. Par exemple, même dans une très grande ville comme Lyon, certains juges seront désignés comme des juges de proximité alors que d'autres ne le seront pas, bien qu'ils se situent à un kilomètre les uns des autres. La proximité me paraît résider dans les modalités d'accès au juge et dans sa disponibilité.

Par ailleurs, je ne pense pas que nous puissions éviter de mener une réflexion sur la nécessité d'avoir des juges spécialisés. Je ne pense pas que nous puissions continuer à admettre la notion du juge omniscient. Le contentieux est de plus en plus spécialisé -vous le savez, puisque vous êtes vous-même à l'origine des textes qui génèrent le contentieux. Or il n'est pas possible de tout savoir. Il suffit de passer en revue les compétences matérielles du juge d'instance pour se rendre compte qu'il faudrait véritablement être omniscient pour pouvoir remplir correctement sa fonction.

J'ai pour ma part tendance à répondre que, compte tenu de la complexité des matières, il n'est pas possible de dire à un juge qu'il doit tout faire, car cela risque de le pousser à l'erreur.

M. le Rapporteur - L'évolution ne pourrait-elle pas aller dans le sens d'une plus grande autonomie des juges, au-delà du rôle de simple délégué du président du tribunal de grande instance ?

M. Tony Moussa - Les textes actuels ne constituent en aucune manière une gêne. Une fois la délégation accordée, l'autonomie du juge de l'exécution devient effective. La question ne se pose alors pas de savoir s'il existe un lien de dépendance fonctionnelle avec le président. Le président n'intervient pas du tout dans le fonctionnement de la juridiction de l'exécution. La délégation est une simple mesure administrative. La modification des règles de désignation du juge de l'exécution (nomination par décret, par exemple) peut poser des problèmes compte tenu de la pénurie des magistrats. Si la règle devait être modifiée, il y aurait un juge de l'exécution nécessairement différent de celui que nous connaissons actuellement et que les justiciables ont bien identifié pour lui présenter leurs recours.

Je précise qu'il existe des endroits où le juge de l'exécution ne fait que de l'exécution. Dans les grandes villes, le contentieux de l'exécution est tel que des magistrats doivent être spécialisés dans l'exécution. Ils sont au nombre de six à Paris. J'étais le seul à Lyon. Toutefois, lorsque je suis parti, un deuxième juge a été nommé.

Je voudrais vous signaler que le contentieux de l'exécution dans lequel l'administration fiscale est partie prenante constitue une source de difficultés majeures, réelles et inadmissibles, parce que tous les textes sont faits pour faire trébucher le contribuable. Ainsi, lorsque celui-ci veut contester une saisie réalisée par l'administration, il n'est pas toujours en mesure de savoir s'il doit s'adresser directement au juge ou faire un recours préalable auprès de l'administration. Et même lorsque ce recours préalable est fait, la réponse de l'administration ne permet pas d'identifier avec précision le juge compétent, cette réponse étant fournie sur une page imprimée dans laquelle il est indiqué que si la contestation porte sur le principe ou l'assiette de la créance, il faut saisir le juge administratif, que si elle porte sur la régularité de l'acte, il faut s'adresser au juge judiciaire, sans parler des distinctions selon que la contestation a trait à la propriété ou à l'insaisissabilité des biens. Souvent, les intéressés n'y comprennent strictement rien. Ils se rendent devant le juge de l'exécution, alors qu'il n'est pas compétent. Je pense pour ma part que, dans un Etat de droit et dans une législation moderne, il n'est plus possible d'admettre de ce genre de problèmes.

M. le Président - Je vous remercie.

Audition de Mme Marie-Antoinette HOUYVET,
premier juge d'instruction au tribunal de grande instance de Paris,
présidente de l'Association française des magistrats instructeurs,
et de M. Jean-Baptiste PARLOS,
juge d'instruction au tribunal de grande instance de Paris,
membre du Bureau de l'Association française des magistrats instructeurs

(24 avril 2002)

Présidence de M. Jean-Jacques Hyest, président

M. Jean-Jacques Hyest, président - La commission des Lois a créé une mission d'information sur l'évolution des métiers de la justice. Dans ce cadre, nous nous intéressons bien évidemment au juge d'instruction.

M. Christian Cointat, rapporteur - Nous nous intéressons tout particulièrement à la question de la spécialisation des magistrats.

Mme Marie-Antoinette Houyvet - L'Association française des magistrats instructeurs est tout à fait favorable à la spécialisation des juges d'instruction. Malheureusement, la récente réforme du statut empêche cette spécialisation de perdurer, ce qui n'est pas sans nous inquiéter. Nous disposons de juges spécialisés en matière de terrorisme. Il nous semble également tout à fait essentiel que des juges d'instruction spécialisés dans le domaine financier soient nommés, et ce sur l'ensemble du territoire national. Il ne faut pas en effet que nous fassions des juges d'instruction spécialisés des juges d'instruction isolés.

M. le Président - Nous nous sommes en effet posé cette question.

Mme Marie-Antoinette Houyvet - Il nous semble également important qu'au siège de chaque cour d'appel, il existe des juges d'instruction spécialisés en matière économique et financière. Je suis moi-même parisienne depuis très peu de temps, je suis arrivée à Paris à la fin de l'an passé. Ma carrière a jusqu'à présent été provinciale. J'ai eu en charge de nombreux dossiers de province. Les dossiers économiques et financiers y sont extrêmement difficiles à gérer. Je pense par conséquent que l'efficacité de la justice pourrait être accrue, si un juge de province avait la possibilité de se décharger d'un dossier particulièrement lourd, au profit d'un juge d'instruction spécialisé, agissant au niveau de la Cour d'appel. Je pense que de cette façon, tous les dossiers pourraient être instruits dans des délais plus raisonnables, et de façon plus efficace.

M. Jean-Baptiste Parlos - Il est vrai que dans les grandes villes, nous avons réellement besoin de magistrats anciens, afin de connaître le fonctionnement de la délinquance organisée. Nous avons absolument besoin d'avoir une bonne connaissance de la géographie, de l'implantation des réseaux de criminalité, mais également du fonctionnement des institutions. J'ai moi-même mis deux ans à comprendre comment fonctionnait l'Hôtel de Police. J'ai en outre saisi un certain nombre de nuances : j'ai par exemple compris que l'on travaillait mieux avec les hommes qu'avec les services.

Je pense, en outre, que dans le cadre actuel du statut, qui limite à 5 ans la présence dans une juridiction, afin de pouvoir obtenir l'avancement sur place, il pourrait être utile de disposer d'une spécialisation suffisante, pour pouvoir mener de gros dossiers en matière de banditisme. Il n'existera malheureusement plus de magistrats spécialisés, bénéficiant d'une ancienneté et d'une véritable connaissance.

Mme Marie-Antoinette Houyvet - Nous pouvons également imaginer qu'il y a urgence à créer un pôle de santé publique, et qu'il soit effectivement mis en oeuvre.

M. Jean-Baptiste Parlos - Nous regrettons par ailleurs d'être isolés de nos collègues financiers. Il n'existe pas de tension, ni de rivalité. Chacun de ces dossiers est intéressant. Il est vrai que nous aurions souhaité être regroupés sur un même lieu. J'ajoute que les magistrats souffrent un peu d'être détachés. Ils appartiennent à une juridiction. Or le fait de les avoir séparés de cette juridiction a contribué à créer un certain nombre de phénomènes, dont vous avez peut être entendu parlé, et qui nous paraissent tout à fait regrettables.

M. le Président - Pensez-vous qu'il faille un juge d'instruction dans chaque tribunal de grande instance ?

Mme Marie-Antoinette Houyvet - Il nous semble judicieux d'aboutir à une réforme de la carte judiciaire, puisque nous nous apercevons qu'il existe une déperdition des moyens mis en oeuvre. Or il est vrai que la charge de travail est extrêmement inégale entre les juridictions. J'ajoute que les dernières lois ont contribué à aggraver la situation. Par exemple, les petites juridictions ont de plus en plus de mal à fonctionner.

Par ailleurs, parmi les postes qui sont proposés à la sortie de l'Ecole nationale de la magistrature, seuls 20 à 30 postes de juge d'instruction sont proposés. Tous les postes qui sont proposés à de plus jeunes collègues le sont dans des très petites juridictions, dans lesquels ils sont fatalement isolés. Or il ne semble pas qu'il s'agisse là d'une situation idéale.

M. Jean-Baptiste Parlos - Il est vrai que nous buttons sur le problème de la carte judiciaire depuis très longtemps. Lors de la réforme de 1958, de très nombreuses juridictions ont été supprimées. Nous avons réellement assisté à une réforme d'ensemble. Pour avoir moi-même travaillé à la Chancellerie, j'ai constaté combien il était difficile, pour toute sorte de raisons, de supprimer une juridiction. Nous sommes en l'occurrence face à un réel problème.

M. le Président - Qu'en est-il de la création d'un cinquième poste de juge d'instruction au pôle anti-terroriste de Paris?

M. Jean-Baptiste Parlos - En ce qui concerne les juges anti-terroristes, la réflexion est la suivante, elle pourrait d'ailleurs d'appliquer à d'autres domaines du droit et de la justice : il n'est pas possible d'ajouter un poste de magistrat à la section antiterroriste, tant que nous n'aurons pas mené un certain nombre de réflexions, tant que nous n'aurons pas donné à cette section des moyens matériels. Lorsque nous aurons obtenu tout cela, nous pourrons désigner un cinquième magistrat, sachant que pour former un cinquième magistrat anti-terroriste, deux à trois ans seront nécessaires. Il ne sert donc à rien de créer un poste de magistrat, si dans le même temps, nous ne disposons pas des moyens préalables qui permettront de rendre son travail efficace. Il ne sert à rien d'augmenter indéfiniment le nombre de magistrats si dans le même temps, le nombre de greffiers, de photocopieurs, de fax, de voitures, etc, n'augmente pas.

M. le Président - Quelle est votre conception des assistants de justice ?

Mme Marie-Antoinette Houyvet - Les assistants de justice sont tout à fait précieux. Il faut tout de même permettre aux magistrats d'être des magistrats, c'est-à-dire de se recentrer sur leur fonction juridictionnelle. A l'heure actuelle, les assistants de justice sont essentiellement des étudiants.

M. le Président - Ne pensez-vous pas qu'il serait bon d'améliorer la qualité du greffe ?

Mme Marie-Antoinette Houyvet - Je pense qu'il nous faudrait tout simplement obtenir des greffiers supplémentaires, tant il est vrai que les greffiers sont en nombre insuffisant. Les magistrats instructeurs sont de moins en moins des assistants instructeurs.

M. Jean-Baptiste Parlos - Les fonctionnaires sont de très bonne qualité. Leur formation est tout à fait satisfaisante. Ils sont en outre d'un grand dévouement. Nous avons donc tout intérêt à pouvoir nous appuyer sur eux. Si nous pouvions bénéficier de deux ou trois greffiers par cabinet d'instruction, nous devrions raisonnablement diminuer la durée des instructions.

M. le Président - Quelle est l'influence du droit européen sur l'exercice du métier de magistrat ?

M. Jean-Baptiste Parlos - Je pense que les dispositions de la Cour européenne des droits de l'homme ont fondamentalement transformé le droit, en introduisant subitement un certain nombre de disposition dans le droit positif français. Il s'agit de notions très basiques, mais relativement étrangères à notre canevas judiciaire. Il est vrai que nous nous sommes rendu compte que ces notions nécessitaient un certain nombre de changements législatifs. Nous ne pensons pas que la convention européenne des droits de l'homme contribuera à la disparition de la fonction. En revanche, elle a fondamentalement modifié la procédure judiciaire française.

Il est vrai que si la loi du 15 juin 2000 sur la présomption d'innocence avait été appliquée dans un délai suffisant, nous ne serions peut-être pas dans la situation actuelle, absolument catastrophique dans certaines juridictions. Aujourd'hui, les délais de jugement sont extrêmement longs. La chambre d'instruction ne peut plus agir selon ses besoins. Nous sommes par conséquent parvenus à une situation de blocage pour un certain nombre de dossiers.

Mme Marie-Antoinette Houyvet - La loi sur la présomption d'innocence impose en outre de respecter des délais butoirs. Elle autorise la libération de certaines personnes, alors que parallèlement, nous ne disposons pas des moyens de mener correctement notre instruction, notamment au niveau international. Nous devons nous résoudre à effectuer des choix. Nous ne menons pas l'instruction de certains dossiers à son terme, afin de pouvoir tenir les délais. Ainsi, les jugements, lorsqu'ils ont lieu, interviennent dans des délais extrêmement longs, alors que certaines personnes ne sont tout simplement pas jugées. Certaines personnes sont ainsi laissées en liberté, ou en fuite. Nous ne pourrons alors les retrouver qu'au hasard de certaines affaires. Cela est particulièrement vrai dans tout ce qui concerne les affaires de trafic de stupéfiants. Dans ce domaine, il arrive que nous retrouvions des personnes au hasard des dossiers.

M. Jean-Baptiste Parlos - Nous sommes face à un véritable paradoxe, né de l'introduction dans le droit français de notions empiriques. Le système juridique français est extrêmement rationnel, il fonctionne avec des classifications. Il comporte un certain nombre de barricades juridiques. Nous devons laisser le juge libre de son action et ne pas l'insérer dans un carcan, qui rend très difficile l'application de ces notions pragmatiques.

Un second paradoxe est très important : il n'est pas possible de modifier indéfiniment les lois et, dans le même temps, de réduire considérablement le champ de liberté de l'enquêteur.

M. le Président - Les moyens mis à la disposition des juges sont-ils suffisants ? Par exemple, certains juges économiques et financiers se sont plaint amèrement du fait qu'ils ne disposaient pas d'officiers de police judiciaire pour exécuter les commissions rogatoires.

Mme Marie-Antoinette Houyvet - Tel est le cas pour chacun d'entre nous. Nos collègues de province éprouvent également toutes les peines du monde à faire respecter les délais impartis à leurs commissions rogatoires. Je crois que nous sommes confrontés à un désinvestissement de la part des professionnels de la justice. Le manque de moyens et la dégradation du fonctionnement de la justice favorisent en effet la démotivation du personnel de justice.

M. Jean-Baptiste Parlos - Nous sommes tous surpris par l'antagonisme entre cette construction procédurale et la volonté d'améliorer la répression.

M. le Président - L'objectif de la procédure pénale est d'identifier les auteurs d'actes délictueux. Il est normal que dans ce cadre, la protection des libertés soit respectée. Il demeure que l'objectif de la procédure pénale est d'identifier et de juger les délinquants.

Mme Marie-Antoinette Houyvet - La fonction de juge des libertés et de la détention n'est réellement utile que dans les juridictions importantes. Il demeure que la question du changement reste posée. Il a été proposé un temps de développer une collégialité à la carte. En effet, considérant que moins de 5 % des personnes en détention provisoire faisaient l'objet de recours, il a été proposé que la personne mise en examen puisse demander, si elle le souhaite, à ce que le problème de la détention provisoire soit évoqué par une collégialité, dont ferait partie le juge d'instruction.

Les dossiers adressés au juge des libertés et de la détention sont parfois énormes. Il ne dispose parfois pas des délais nécessaires pour en prendre connaissance et prendre la meilleure décision.

M. Jean-Baptiste Parlos - Les objectifs de la loi de 15 juin 2000 étaient de limiter la détention provisoire et d'assurer les conditions d'un double regard. En ce qui concerne la limitation de la détention provisoire, je crois savoir que l'objectif n'a pas été atteint. Il faut par ailleurs noter que les mandats de dépôt en comparution immédiate sont de plus en plus nombreux.

En ce qui concerne le double regard, nous pouvons nous demander s'il existe une différence entre les demandes des juges et les décisions des tribunaux. Les statistiques disent que nous avons atteint un taux de 98 % de confirmation à Paris.

Mme Marie-Antoinette Houyvet - Il arrive néanmoins que des petites et moyennes juridictions soient totalement paralysées. Par exemple, les délais de divorce y sont beaucoup plus longs. L'ensemble de la justice est concerné, et non pas seulement l'instruction. La réforme actuelle, notamment la création du juge des libertés et de la détention, exige que des moyens importants y soient consacrés.

M. Jean-Baptiste Parlos - Il est toujours difficile de prendre seul une décision, surtout lorsqu'il s'agit d'une détention. Nous nous apercevons que les contestations liées à la détention provisoire sont limitées à un certain nombre de situations. Il demeure que dans l'immense majorité des cas, le problème de la décision de la détention provisoire ne se pose pas. Nous pouvons par exemple imaginer un système dans lequel la collégialité serait limitée à environ 10 % des cas.

Mme Marie-Antoinette Houyvet - Il nous semble tout à fait légitime de réclamer la collégialité, dès lors que cela apparaît être le moyen de préserver les droits de la personne.

M. le Président - Un de vos collègues estimait que les magistrats des chambres d'instruction ne possédaient pas toujours les compétences requises.

M. Jean-Baptiste Parlos - Il est important de ne pas exclure des chambres d'instruction des magistrats qui ont déjà été juges d'instruction.

M. le Rapporteur - Notre mission est consacrée à l'évolution des métiers de la justice. Comment voyez-vous le rôle du juge d'instruction de demain ?

M. Jean-Baptiste Parlos - Cette question nous est beaucoup posée. Nous sommes les serviteurs de l'Etat. Nous ferons donc ce que la loi nous commandera de faire. Nous ne sommes pas les propriétaires de notre charge. D'autres métiers de justice sont tout aussi passionnants que celui de juge d'instruction. Nous sommes donc relativement détachés et philosophes vis-à-vis de cette institution.

Par ailleurs, lorsque nous voulons changer un système, il faut avoir quelque chose d'autre pour le remplacer. Je me souviens par exemple d'un gouvernement qui avait demandé au procureur de la République du tribunal de grande instance de Paris de bien vouloir quitter ses fonctions, sans pour autant désigner quelqu'un pour le remplacer. Le parquet de Paris est ainsi resté pendant un certain nombre de semaines sans procureur.

La suppression du juge d'instruction suppose de définir par la suite un vrai système, qui soit réellement susceptible de fonctionner. Nous constatons malheureusement que la situation du parquet est telle que nous pouvons légitimement nous demander s'il serait à même de faire fonctionner un autre système que celui du juge enquêteur. Nous sommes par conséquent favorables au maintien d'un juge qui dirige l'enquête. Il faut simplifier les procédures, et surtout donner les moyens au juge de travailler correctement. Il est, enfin, nécessaire d'assurer une cohérence juridique à l'ensemble du système.

M. le Rapporteur - Pensez-vous qu'il soit réellement normal que l'instruction relève du siège ? En Grande-Bretagne, par exemple, le juge a, entre autres, pour rôle de veiller au respect de la procédure pénale.

M. le Président - Il est certain que les systèmes juridiques des Etats membres de l'Union européenne vont se rapprocher de plus en plus. Les anglo-saxons eux-mêmes s'interrogent sur la pertinence de leur procédure.

Je vous remercie.

Table ronde sur l'évolution des métiers
de greffier en chef et de greffier

(14 mai 2002)

Présidence de M. Jean-Jacques Hyest, président

Participaient à la table ronde :

- Mme Lysiane FLEUROT, secrétaire nationale de la section des greffiers en chef de l'Union syndicale autonome Justice (USAJ),

- Mme Brigitte BERCHERE, secrétaire nationale de la section des greffiers de l'Union syndicale autonome Justice (USAJ),

- M. Joël RECH, représentant du syndicat des greffiers de France (SDGF),

- M. Philippe NEVEU, secrétaire général du syndicat des greffiers de France (SDGF),

- Mme Véronique RODERO, présidente de l'Association des greffiers en chef des tribunaux d'instance,

- M. Jacques PARRA, vice-président de l'Association des greffiers en chef des tribunaux d'instance.

M. Jean-Jacques Hyest, président -
La commission des Lois du Sénat a décidé de créer une mission d'information sur l'évolution des métiers de la justice. Compte tenu de la diversité de votre représentation professionnelle, nous avons jugé qu'il était préférable de vous réunir tous ensemble, afin que vous nous livriez vos réflexions sur un certain nombre de questions. Les professions que vous représentez jouent un rôle tout à fait central. Nous avons également entendu ou nous entendrons les représentants des autres corps judiciaires, notamment les magistrats. Nous souhaitions ainsi vous entendre, notamment après les évolutions apportées aux métiers de greffier en chef et de greffier, et connaître non seulement votre sentiment sur cette évolution, qui induit un enrichissement des tâches, mais aussi votre position par rapport aux questions relatives aux assistants de justice et à la formation. Je vous signale à ce titre que nous nous rendrons à l'Ecole nationale des greffes au mois de juin parce qu'il nous semble important d'appréhender la manière dont est assurée la formation des greffiers et greffiers en chef.

Je vous livre à présent aux questions de Monsieur le Rapporteur et vous propose de prendre la parole tour à tour. Le syndicat CFDT des services judiciaires présente ses excuses pour son absence. La personne qui devait venir est en effet souffrante. Hormis cette absence, toutes les organisations représentées au comité technique paritaire (CTP) sont présentes. Je rappelle qu'un arrêté, daté du 19 avril 2002, détermine les organisations habilitées à désigner des représentants au sein du CTP central auprès du directeur des services judiciaires, ainsi que le nombre de sièges réservés à chacune d'entre elles.

M. Christian Cointat, rapporteur - Nos invités ont peut-être une déclaration liminaire à faire, avant que je ne leur pose des questions.

Mme Brigitte Berchère - Je tiens à rappeler que notre organisation est la première en ce qui concerne les services judiciaires. Nous regroupons toutes les catégories de fonctionnaires, greffiers en chef, greffiers et fonctionnaires de catégorie C, quelle que soit leur fonction, technique ou administrative. A ce titre, je tiens à préciser que nombreux sont nos collègues de catégorie C qui exercent des fonctions de catégorie B, voire, à titre exceptionnel, de catégorie A. Nous souhaitons que cet aspect soit bien assimilé. Les fonctionnaires ont, d'une part, vocation à évoluer et, d'autre part, exercent certaines fonctions qui peuvent dépasser le cadre défini par leur statut et la structure au sein de laquelle ils sont censés travailler. Ils exécutent bien entendu ces tâches avec zèle et compétence, sans jamais rechigner.

Aujourd'hui, nous rencontrons quelques difficultés avec le ministère de la justice. En effet, après les grèves qui se sont déroulées en novembre 2000, nous avons signé un protocole d'accord qui n'est, à ce jour, pas appliqué comme nous le souhaiterions. Des groupes de travail ont procédé à des relevés de conclusion, portant sur les travaux et les compétences de chacun des fonctionnaires, particulièrement sur ceux des greffiers en chef et des greffiers, puisque les catégories C possèdent un statut interministériel. Nous espérions que nos missions seraient reconnues en tant que telles, dans le cadre de l'évolution de nos métiers, et qu'un nouveau statut serait défini. Je ne vous cacherai pas notre déception à ce sujet. Nous, greffiers et greffiers en chef, appliquons en effet au quotidien l'aide à la décision des magistrats. Nous avons même parfois tendance à affirmer au sein des juridictions que nous assurons la carrière des magistrats. Je vous prie de m'excuser d'employer de tels termes, mais nul ne peut nier qu'un magistrat, assisté d'un greffier ou d'un greffier en chef efficace dans le domaine de l'organisation des services, peut dire le droit et se consacrer à ses missions essentielles avec beaucoup plus de facilité qu'un autre. Tous les représentants de la Chancellerie ont conscience de ce fait, à commencer par les magistrats.

Je rappelle que l'USAJ souhaite obtenir un statut dérogatoire au même titre que les magistrats. Il s'agit de notre revendication première. Nous sommes en effet quelque peu enfermés dans le système du statut de la fonction publique qui nous régit et qui présente l'inconvénient de soulever de nombreuses difficultés dès que nous souhaitons faire évoluer notre carrière professionnelle.

Je rappelle en outre qu'en ce qui concerne la catégorie B, nous n'avons pas obtenu de transfert de compétences, comme l'ont obtenu les greffiers en chef. La demande de l'USAJ concernait un transfert de compétences générique au greffe. A charge ensuite pour le responsable du greffe de confier les tâches et les missions à des fonctionnaires de catégorie B, c'est-à-dire, pour le moment, à des greffiers. Nous souhaitons ainsi que la plupart des tâches dévolues aux greffiers en chef le soient au greffe en tant que tel. Cette demande est particulièrement valable pour les tribunaux d'instance, dans lesquels le manque de greffiers en chef et de greffiers se fait particulièrement ressentir. Dans un tribunal d'instance, il est en effet rare que les deux soient systématiquement présents, à cause des congés annuels, des congés de formation, des mutations, des avancements, etc. Peu nombreux sont les greffiers dits « placés ». Il n'existe pas de greffiers en chef placés. Les chefs de cour sont donc obligés d'appliquer le système des délégations. A partir du moment où le greffier en chef d'un tribunal d'instance ne peut déléguer ses tâches au greffier, un autre greffier en chef est systématiquement délégué. Ce dernier doit donc assumer la charge de travail de deux tribunaux. Je tiens à préciser que la Chancellerie nous annonce depuis plus de dix ans, quels que soient les gouvernements qui se sont succédé, que ce type de délégation sera prochainement appliqué aux greffiers. Or cette mesure n'est toujours pas prise.

Mme Lysiane Fleurot - Sur le terrain, la confusion entre les missions et les statuts est telle que nous utilisons l'expression de « faisant fonction ». Les agents de catégorie C font ainsi fonction de greffier et ces derniers font fonction de greffier en chef. Les greffiers en chef se voient attribuées des fonctions très générales et très génériques, néanmoins basées sur la direction, la gestion et le management. Ils jouent en même temps le rôle d'authentificateur, étant greffiers. A leur tour, les greffiers se retrouvent parfois affectés à des postes de gestion, alors que la reconnaissance de cette fonction de chef de greffe leur est refusée. Le besoin de clarification se fait donc intensément ressentir. Il passe par la reconnaissance et la revalorisation statutaires, processus qui, pour le moment, est au point mort pour toutes les catégories concernées.

M. Joël Rech - Un rapport sur l'évolution des métiers des greffes a mis en évidence un certain nombre de facteurs, à commencer par le malaise que ressentent nos collègues devant la confusion des tâches qui vient d'être évoquée. Si les textes prévoient, par exemple, qu'un agent de catégorie C peut ponctuellement remplir les fonctions de greffier, ils stipulent que ce remplacement doit avoir lieu à titre exceptionnel et temporaire. En réalité, je suppose qu'il s'agit d'une aubaine pour l'administration. En effet, le recours à des agents de catégorie C pour assumer des fonctions normalement dévolues à des greffiers permet d'éviter un recrutement à un niveau supérieur et de réaliser ainsi des économies budgétaires non négligeables. Ce procédé n'en donne pas moins naissance à de nombreuses difficultés, auxquelles se heurtent nos collègues greffiers, puisqu'ils doivent parfois batailler durement à la sortie de l'Ecole nationale des greffes pour obtenir des fonctions que leur réservent les textes, comme l'assistance aux magistrats et la tenue des audiences.

Le transfert de tâches a également été abordé. Il est vrai que la loi de 1995 a prévu le transfert d'un certain nombre de fonctions au greffier en chef, notamment en matière de nationalité et de compte de gestion de tutelle, dans les tribunaux d'instance. Or, des greffiers, voire des agents de catégorie C, accomplissent réellement ces missions dans 98 % des cas, le greffier en chef n'exerçant plus qu'une fonction de contrôle et de signature, étant titulaire de cette délégation et seul habilité à pouvoir parapher, par exemple, les certificats de nationalité. Ce malaise est d'autant criant que les niveaux de formation des greffiers en chef et des greffiers qui travaillent en juridiction atteignent bac + 4 dans la grande majorité des cas. Nous constatons en effet depuis une dizaine d'années l'arrivée massive d'étudiants et d'universitaires, possédant des niveaux de formation largement plus élevés que ceux qui sont normalement requis par les textes qui président au recrutement des greffiers (niveau bac). Cette tendance est logique, étant donné que le programme des épreuves ne permet pas à un bachelier de passer avec succès le concours de greffier.

M. le Président - Ceci ne représente pas la caractéristique unique du métier de greffier.

M. Joël Rech - En effet. La spécificité se situe davantage dans les fonctions que le candidat est appelé à exercer.

M. le Président - Concernant le niveau de recrutement défini par rapport au diplôme, il est évident que cette question se pose dans d'autres corps de la fonction publique. Ainsi, à l'Ecole des officiers de la police nationale, le niveau bac + 4 doit correspondre à la fonction de commissaire. En réalité, la plupart des officiers ont déjà le niveau bac + 4, si ce n'est bac + 5.

M. Joël Rech - Nous en sommes conscients. Certains greffiers sont thésards, dépassant ainsi le niveau de formation des magistrats avec lesquels ils collaborent. Le marasme dans le secteur privé a peut-être conduit ces universitaires à rejoindre la fonction publique. Cependant, de nombreuses personnalités politiques s'accordent à envisager un éventuel changement de ces conditions économiques à l'avenir. Nous avons créé des besoins au sein de l'institution judiciaire. Il ne faudrait donc pas que ces universitaires, insuffisamment considérés, rejoignent le secteur privé, nous laissant nous débattre avec une situation impossible à gérer. Il nous paraît donc incontournable de proposer aux greffiers un statut qui traduise la juste reconnaissance des missions qu'ils assument. Le rapport sur l'évolution des métiers de greffe préconisait un transfert des missions juridictionnelles, incluant les missions de conciliation ou de médiation, au bénéfice des greffiers, tandis que le rapport des entretiens de Vendôme, qui ne sera suivi d'aucun effet, vous le savez aussi bien que nous, préconisait juste le transfert des fonctions administratives. Le rapport sur l'évolution des métiers de greffe nous paraît donc plus pertinent que le rapport des entretiens de Vendôme, ce dernier laissant la part belle aux auxiliaires, c'est-à-dire les avocats, et dans une moindre mesure aux magistrats. Or ces professions ne constituent pas à elles seules l'institution judiciaire.

Nous prônons donc un statut pour les greffiers en chef, même si la réforme qui les concerne a déjà été largement engagée, puisque la dernière réunion du CTP ministériel a permis de valider un certain nombre de textes. Nous estimons tous néanmoins que cette réforme est grandement insuffisante, au regard de la situation présente et de l'évolution de la justice. Les propositions adressées aux greffiers étaient également insuffisantes. Nous nous réunirons probablement à nouveau pour procéder au rapport d'étape, programmé l'année dernière au mois d'avril. Nous estimons que l'institution doit évoluer. Nous avons abandonné la question de la réforme de la carte judiciaire, même si nous savons pertinemment que certaines juridictions disposent d'un personnel excédentaire et travaillent dans des conditions extrêmement confortables, tandis que d'autres sont surchargées de travail. Nous ne demandons pas nécessairement un redéploiement, mais nous considérons qu'un certain nombre de solutions technologiques, qui sont mises au premier plan aujourd'hui avec l'intranet justice, notamment le télétravail, permettraient aux agents de demeurer dans leur juridiction, tout en apportant un secours ponctuel aux agents d'autres juridictions, ne serait-ce que pour effectuer des tâches purement administratives, comme la frappe de décisions.

Ces phénomènes sont importants. En effet, une meilleure gestion du personnel permettrait probablement d'engendrer une certaine motivation chez les agents dont l'action serait plus reconnue dans l'institution judiciaire qu'elle ne l'est actuellement. Je n'irai pas jusqu'à affirmer que nous ne sommes que des numéros, mais il est clairement établi que nous sommes interchangeables et que même le système des notations ne garantit pas forcément la promotion des meilleurs. Il ne permet donc pas aux agents de conserver leur motivation, alors qu'ils accomplissent leurs missions dans des conditions de plus en plus difficiles. Vous n'ignorez pas que la mise en place de la loi sur la présomption d'innocence sans renforcement d'effectifs a nécessité de la majorité d'entre nous des sacrifices non négligeables vis-à-vis de notre vie privée. Nombreux sont nos collègues ainsi obligés d'effectuer des heures supplémentaires, même si, nous pouvons le reconnaître, ils ne rencontrent pas de grande difficulté pour obtenir leurs heures de récupération. Nos collègues de l'Union syndicale autonome justice l'ont expliqué : les fonctionnaires de l'institution judiciaire font preuve d'une grande conscience professionnelle et sont certainement très attentifs à la notion de service public et à l'image qu'ils peuvent en donner aux justiciables.

M. Philippe Neveu - Je soulève une question qui sera peut-être un jour réglée. Les magistrats sont recrutés pour dire le droit. Or une grande part de leur temps est accaparée par les tâches de gestion administrative. Un véritable problème se pose. Les services judiciaires disposent d'un corps de greffiers en chef, de catégorie A, recrutés au niveau bac + 3. Quel obstacle nous empêche de les transformer en administrateurs de juridiction ? Les magistrats sont-ils recrutés pour s'occuper de la gestion administrative et budgétaire ou pour dire le droit ? D'autres administrations bénéficient d'un corps d'administrateurs des juridictions.

M. le Président - Qu'en est-il dans les services administratifs régionaux (SAR) ?

M. Philippe Neveu - Les greffiers en chef remplissent majoritairement ce rôle dans les SAR. Ils sont avant tout recrutés pour gérer et non pour dire le droit.

M. le Président - Dans les juridictions, ils exercent à la fois une fonction de gestion et une fonction juridictionnelle, depuis le transfert de certaines compétences.

M. Philippe Neveu - Après le transfert, ces compétences sont passées du domaine juridictionnel au domaine administratif. Dans la plupart des juridictions, des greffiers de catégorie B reçoivent le public, instruisent les dossiers, effectuent les recherches, rédigent les actes et soumettent à signature. Pourquoi ne rapprocherions nous pas la décision de celui qui reçoit le public ? Le greffier joue un rôle d'accueil très important. Dans une juridiction, le justiciable rencontre d'abord un greffier ou un fonctionnaire, avant de rencontrer un magistrat. Le greffier ou le fonctionnaire assume donc le rôle de filtre. Mes collègues de l'Union syndicale autonome justice, aussi bien que mon collègue du syndicat des greffiers de France, ont mentionné la confusion des tâches en juridiction. Un travail a été accompli en matière de référentiel métier, chaque fonction ayant été étudiée. Nous disposons maintenant d'un document de 800 ou 900 pages, mais la logique de cette démarche n'a pas été suivie jusqu'à son terme. Un référentiel métier permet en effet de déterminer qui fait quoi. Nous sommes recrutés en tant que greffier en chef, greffier ou agent de catégorie C, à un certain niveau de diplôme, pour exercer des fonctions spécifiques. D'après le référentiel métier, la tâche principale d'un greffier consiste à assister le magistrat. Or la pénurie d'effectifs ou une gestion parfois inapte de ces effectifs peut aboutir à une confusion des tâches. Si le référentiel métier existe, pourquoi ne l'utilisons-nous pas ?

M. le Président - A qui en incombe la responsabilité ?

M. Philippe Neveu - Elle en incombe à l'administration, qui a mis en place ce référentiel. Il faut définir les catégories susceptibles d'exercer les métiers référencés. Il existe au sein des services judiciaires un projet de création d'un corps de secrétaires administratifs. Deux corps de catégorie B seraient ainsi définis : les secrétaires administratifs et les greffiers. Il faudra déterminer précisément les tâches que devront accomplir les uns et les autres, pour éviter d'ajouter à la confusion et justifier cette création d'un nouveau corps de métier.

M. le Président - Les secrétaires administratifs relèveraient-ils de la catégorie B ?

M. Philippe Neveu - Oui. Ils seraient recrutés au niveau de formation correspondant au baccalauréat.

M. Joël Rech - Le niveau du secrétaire administratif correspondrait au niveau actuel du greffier, tandis que les candidats au poste de greffier devraient justifier d'un niveau de formation équivalent à bac + 2 et bénéficieraient d'un allongement de la durée de la formation initiale. Il s'agit d'un statut dérogatoire au même titre que les inspecteurs de police ou les infirmières.

M. le Président - Je vous rappelle que les inspecteurs de police n'existent plus. Vous voulez sans doute évoquer les officiers de police.

M. Joël Rech - Absolument.

M. Philippe Neveu - Si deux corps de catégorie B étaient établis, le référentiel métier prendrait toute son importance. Il faudra donc déterminer les métiers qui correspondent à la fonction de secrétaire administratif, ceux qui correspondent à la fonction de greffier et ceux qui correspondent à la fonction de greffier en chef, chacun pouvant ensuite remplir au sein des juridictions les tâches pour lesquelles il a été recruté. Par ailleurs, l'administration dispose très bel outil, intitulé « outil greffe ». Siégeant à la commission administrative paritaire des greffiers, je constate que cet outil est souvent mis en avant par ses utilisateurs lorsqu'il permet de déceler un déficit de personnel dans telle ou telle juridiction. En revanche, lorsqu'outil greffe permet de déceler un excédent de personnel au sein d'une juridiction, il nous est présenté comme un outil peu pertinent. Cet outil serait donc valable uniquement pour déceler les manques de personnel et ne le serait plus quand il détecte une situation de sureffectif. Soit il est valide, soit il ne l'est pas. Les outils existent, mais leur utilisation varie en fonction des objectifs.

M. le Président - Outil greffe n'indique pas forcément une situation de sureffectif.

M. Philippe Neveu - J'évoque le cas d'une juridiction importante, pour laquelle outil greffe a permis de détecter un excédent de 186 personnes. La direction de la juridiction en question a immédiatement réagi en rédigeant un rapport, stipulant que, non seulement, elle ne disposait pas d'un sureffectif de 186 personnes, mais, qu'au contraire, il lui en manquait environ une centaine.

M. le Président - Je suppose que vous n'évoquez pas les tribunaux de la périphérie de Paris.

M. Philippe Neveu - Non. Il s'agit du tribunal de grande instance de Paris. Si outil greffe est jugé pertinent pour déceler un manque de personnel, pourquoi ne le serait-il plus pour détecter le cas inverse ? Les outils existent, des mesures ont été prises, mais les procédures ne sont jamais entièrement appliquées, parce qu'il ne faut heurter personne.

M. le Président - Très bien. Je souhaite à présent entendre le point de vue des représentants de l'Association des greffiers en chef des tribunaux d'instance.

Mme Véronique Rodero - Je tiens tout d'abord à vous remercier vivement de votre invitation. Les greffiers en chef sont enfin entendus. Nous avons en effet véritablement la sensation de n'être jamais écoutés, ni interrogés, ni compris. Notre association a été créée en 1970. A l'origine essentiellement parisienne, elle est devenue nationale en 1985. Nous tenons particulièrement à cette dimension nationale et nous faisons tout notre possible, malgré les contraintes budgétaires auxquelles nous sommes soumis, pour regrouper l'ensemble des greffiers en chef de France. Nous organisons notamment trois à quatre réunions par an, axées sur des thèmes qui intéressent directement les greffiers en chef des tribunaux d'instance et qui sont souvent liés aux différentes réformes engagées. Des réunions ont ainsi été organisées concernant la mise en oeuvre du pacte civil de solidarité (PACS), le passage à l'euro et, dernièrement, les élections. Notre profession ressent actuellement un très grand malaise qui, à mon avis, est issu de différentes causes. Je laisse à présent la parole au vice-président de l'association.

M. Jacques Parra - Vous avez évoqué les notions de ressenti et de perspectives. Or il me semble que pour envisager l'avenir, il convient d'abord de dépeindre le présent. Les organismes statutaires et les syndicats l'ont évoqué. Si vous interrogez effectivement nos collègues des tribunaux d'instance, vous percevrez aisément leur ras-le-bol, leur colère et, plus grave, leur démotivation.

Plusieurs facteurs expliquent cette situation. Nous constatons un accroissement du nombre de réformes depuis une dizaine d'années, dont la plupart nous concernent directement au sein des tribunaux d'instance. Je vous en remémore quelques-unes : la réforme de 1992 sur le surendettement, les réformes de 1993, 1995 et 1998 à propos de la nationalité française, la réforme de 1995 concernant la vérification des comptes de gestion, la réforme du PACS et la loi du 3 décembre 2001 relative aux droits du conjoint survivant, qui a réformé le droit des successions et qui doit entrer en application le 1 er juillet prochain.

M. le Président - J'ai participé activement à cette dernière réforme. Elle n'avait pas pour objet de dévaloriser la fonction du greffier en chef mais, au contraire, de reconnaître la qualité des services rendus et la capacité des greffiers en chef et des greffiers à assumer de nouvelles missions, quand on leur en donne les moyens.

M. Jacques Parra - Je ne me permettrais pas de critiquer le choix du législateur. Tel n'est pas l'objet de mon propos. Cependant, comme vous l'avez vous-même indiqué, un problème de moyens se pose. En parallèle, nous devons faire face à un accroissement des charges administratives, qui ont été « greffées » à nos fonctions initiales. La procédure budgétaire est actuellement très complexe à gérer. Il a également fallu mettre en place, tant dans les tribunaux d'instance que dans les autres juridictions, d'autres fonctions, comme les correspondants locaux informatiques et les agents chargés de l'application des règles d'hygiène et de sécurité. Etant encore en période électorale, nous pouvons mentionner le mépris avec lequel l'administration considère le personnel des tribunaux d'instance. Nous sommes ainsi tenus d'assurer les permanences électorales les jours de scrutin, soit de 8 h à 20 h dans les grandes agglomérations, soit de 8 h à 18 h dans les petites communes. Or les représentants du ministère ont l'outrecuidance de déclarer qu'ils n'indemniseront qu'un seul fonctionnaire présent lors de ces permanences, à condition que la durée de celles-ci excède dix heures. Il me semble qu'une contradiction réside entre cette décision et les règles instaurées pour la réduction du temps de travail. En outre, cette indemnité s'élève à 30 euros. Or un magistrat, délégué du Conseil constitutionnel, perçoit 200 euros pour assumer la même permanence. Face à ce genre d'anecdote, la révolte gronde dans les tribunaux d'instance.

Quelques pistes nous paraissent nécessaires pour envisager l'avenir des tribunaux d'instance. Il s'agit déjà de respecter certains points fondamentaux. Une activité judiciaire ou administrative est exercée au sein des tribunaux d'instance depuis de nombreuses années. Nous devrions donc pouvoir l'assurer dans de meilleures conditions d'efficacité et de qualité qu'actuellement. Je cite un exemple. Il n'est pas souvent fait mention des saisies sur salaire. Or, ces procédures représentent un travail conséquent et sont très importantes tant aux yeux du créancier qu'à ceux du débiteur. Le code du travail prévoit d'effectuer au moins deux répartitions par an. Il faut déjà pouvoir les assurer. Tel n'est pas toujours le cas. Si nous pouvions réaliser trois, voire quatre opérations de répartition, c'est-à-dire une par trimestre, le travail accompli par le service public n'en serait que plus efficace. En matière de nationalité française, le délai de délivrance d'un certificat atteint trois ou quatre mois dans de nombreux tribunaux d'instance. Nous avons essayé de nouer des partenariats avec les préfectures et les mairies pour développer l'information relative au renouvellement de la carte d'identité ou du passeport. Nombreux sont en effet les citoyens qui doivent prouver leur nationalité française pour renouveler leur carte d'identité, alors que certains sont déjà âgés de 60 ou de 70 ans !

M. le Président - Vous évoquez les deux ou trois cas qui prêtent à sourire...

M. Jacques Parra - J'évoque la réalité du terrain à laquelle nous sommes confrontés.

Mme Véronique Rodero - Vous avez mentionné le transfert de compétence en matière d'actes de notoriété. Il est évident que ce transfert a été décidé, parce que nous avions été jugés compétents en ce domaine. Néanmoins, le développement de la polyvalence finira par nous rendre compétents dans une série de petites tâches, mais spécialistes dans aucun domaine particulier. A mon avis, de nombreuses personnes ignorent la teneur du travail du greffier en chef. A la fin d'une journée, nombreux sont nos collègues qui s'interrogent sur la nature même de leur travail. A titre d'exemple, ils traitent en l'espace d'une journée deux certificats de nationalité, remplissent un acte de notoriété, répondent à deux demandes de mutation et de congé et traitent deux demandes de vote par procuration en même temps, tandis que les piles de dossiers s'accumulent sur leur bureau. C'est pourquoi je suis opposée à la polyvalence à outrance.

En revanche, nous ne sommes pas opposés à une réforme de la manière dont est rendue la justice dans notre pays, bien au contraire. Nous considérons cependant que les moyens constituent un préalable à cette réforme. Aujourd'hui, la justice n'est pas correctement rendue en France, faute de moyens attribués aux personnes qui sont chargées de la rendre. Etudions un exemple commun à la majorité des juridictions. Le tribunal d'instance est une juridiction de proximité. La plupart des contentieux que nous traitons en matière civile concernent les affaires de loyers impayés. Tous les propriétaires ne sont pas des personnes richissimes ou des multinationales. Nombre d'entre eux sont des retraités qui ont besoin de ce revenu pour vivre. Ne recevant plus le loyer, ils parlementent à plusieurs reprises avec leurs locataires. Si ces discussions n'aboutissent pas, ils finissent par prendre la décision d'ester en justice. Le délai d'audiencement est actuellement fixé à quatre ou cinq mois. Une personne qui déposera une demande aujourd'hui ne passerait donc en audience qu'à la fin du mois de septembre ou au début du mois d'octobre. Si l'affaire n'est pas en état d'être jugée, deux ou trois renvois seront prononcés. Je rappelle qu'il n'est pas obligatoire de s'adjoindre les services d'un avocat devant un tribunal d'instance. Il est cependant possible que son adversaire ait fait appel aux services d'un avocat. Le magistrat rendra sa décision deux ou trois mois après l'audience, à cause de sa charge de travail. Néanmoins, il est inutile de rendre une décision si elle n'est pas frappée. Si personne n'est présent au sein du greffe pour accomplir cet acte, il faudra encore compter un report de trois mois.

M. le Président - Ce qui ne signifie pas pour autant que nous parvenions à faire payer ou expulser le locataire fraudeur...

Mme Véronique Rodero - Surtout si le jugement est rendu en période hivernale. J'évoque la justice à laquelle est confronté le public au quotidien, qui n'a rien de commun avec celle que nous voyons à la télévision. Il faut pour la rendre commencer par fournir les moyens en termes de magistrats, mais aussi de greffiers, ne serait-ce que pour acter les décisions. Les plaignants ne devraient pas attendre un an pour pouvoir faire valoir leurs droits. Une fois que nous aurons atteint cet objectif, rien ne nous empêchera de réfléchir sur la notion de justice, sur celle de guichet unique, sur le redéploiement des compétences, etc. Le greffier en chef ignore quel est son véritable statut. Nous sommes à la fois gestionnaires et également techniciens du droit, juristes. En effet, pour assurer le fonctionnement d'un service juridictionnel, nous devons en effet en connaître les procédures.

M. le Président - Les chefs de juridiction, le président et le procureur, émettent déjà une telle revendication. Nous devons résoudre un dilemme. Une ville est dirigée par un maire, assisté d'un secrétaire général. Le greffier en chef ne pourrait-il être assimilé à un secrétaire général sur le plan de la gestion au sein d'une juridiction, sachant que le président et le procureur souhaitent également être responsables en matière de gestion de la juridiction ?

Mme Lysiane Fleurot - Cette situation est l'héritage du passé. Nous la vivons actuellement sur le plan statutaire, puisque les greffiers en chef exercent 80 % de leurs fonctions sous l'autorité des chefs de juridiction. Les fonctions, qui visent la gestion des archives et la gestion des pièces à conviction, dont le procureur est aussi responsable, sont également accomplies sous contrôle. J'attire cependant votre attention sur la responsabilité qu'elles représentent pour nous, sur les problèmes qu'elles posent et sur l'absence de moyens dont nous souffrons pour travailler de manière efficace. Les greffes sont gérés par les magistrats. L'émergence des greffiers en chef depuis 1967, c'est-à-dire depuis la fonctionnarisation, et la qualité de la formation dispensée à l'Ecole nationale des greffes ont contribué à doter le corps des greffiers en chef d'une qualité de gestionnaire qui ne peut que progressivement faire naître une réflexion par rapport à la gestion globale du greffe. Nous revendiquons l'attribution pleine et entière de fonctions de gestion aux greffiers en chef, car elle consacrerait les faits. Il est toutefois évident que, travaillant dans une institution, nous devons tous faire preuve de complémentarité. Des expériences très positives sont menées dans certaines juridictions. Les derniers rapports de l'inspection générale des services judiciaires relatent ainsi certaines formes de dialogue social au sein de juridictions exceptionnelles, certaines formes de gestion des flux correctionnels ou d'autres qui concernent l'exécution des peines. Nous revendiquons néanmoins une sphère d'intervention qui ne nous assimile pas totalement à une autorité. La gestion budgétaire constitue, par exemple, un domaine très important pour les chefs de greffe et les greffiers en chef. Nous l'assumons et nous sommes responsables de son exécution. Nous préparons les budgets et les formalisons, mais selon une conception de direction de la juridiction. Le droit doit suivre le fait.

M. le Président - Qui est l'ordonnateur ?

Mme Lysiane Fleurot - Le préfet.

M. le Président - Le préfet ordonne les dépenses des tribunaux, alors qu'il n'a aucun rapport avec eux. En outre, le secrétaire général de la préfecture est une véritable « machine à signer ». Il faut souvent déplorer un retard de quinze jours, voire d'un mois, période pendant laquelle les personnes ne sont pas payées par l'administration judiciaire.

Mme Lysiane Fleurot - C'est exact.

Mme Véronique Rodero - En qualité d'association, nous ne revendiquons rien. Nous demandons simplement une clarification du statut de greffier en chef. Nous travaillons sous l'autorité du juge directeur. Il s'agit d'une autorité a priori et a posteriori, mais le juge directeur est-il réellement notre autorité hiérarchique ? Une clarification permettrait à la fois aux greffiers en chef et aux juges directeurs ou aux magistrats de mieux se situer et de mieux appréhender leur rôle au sein d'une juridiction. Je ne mentionne que le cas des tribunaux d'instance, que nous représentons.

Je souhaite ensuite évoquer le problème du transfert des compétences, notamment en attirant votre attention sur la manière dont il a lieu. Concernant la loi sur la réforme des successions, nous n'avons pour le moment reçu aucune information par la voie officielle. Nous savons simplement qu'une loi a été promulguée, dont l'article 20 ou 21 stipule que la qualité d'héritier pourra être constatée par un acte de notoriété effectué devant le greffier en chef du tribunal d'instance, ce qui fonde notre compétence. Or cette loi entrera en vigueur le 1 er juillet 2002. Si nous continuons la lecture de l'article, nous constatons qu'il est spécifié que l'acte devra déterminer la part successorale de chacun. Le greffier en chef devra donc s'occuper du partage de l'héritage, ce qui suppose que nous ayons acquis une formation en la matière. Quand serons-nous informés ? Je rappelle qu'en ce qui concerne la loi sur le PACS, nous avons reçu la circulaire par fax le vendredi précédant le lundi à partir duquel commençait à s'appliquer cette loi.

M. le Président - Il s'agissait d'une situation d'urgence.

M. Joël Rech - De plus, la procédure présentait un caractère de complexité relativement réduit.

Mme Véronique Rodero - La complexité est apparue après la mise en oeuvre de la loi.

M. le Président - Ne confondez pas la complexité et les inconvénients de la loi.

Mme Véronique Rodero - Je peux vous certifier que nous nous posons quotidiennement de nombreuses questions à propos des justificatifs à demander. Lorsqu'une personne est née à l'étranger, comment pouvons-nous vérifier si elle mariée ou non, si elle est en pleine capacité de ses moyens pour pouvoir conclure un PACS, etc. ?

M. Joël Rech - Vous demandez la liste complète des éléments nécessaires pour instruire le dossier.

Mme Véronique Rodero - Si une personne de nationalité cambodgienne vient vous consulter, indiquez-moi si vous connaissez la loi cambodgienne me permettant de vérifier sur présentation de son extrait de naissance si cette personne est mariée et si elle est en pleine capacité de ses moyens.

M. Joël Rech - En fonction des conventions passées avec les pays, vous êtes en droit de demander un certain nombre d'éléments, comme des certificats de coutume.

Mme Véronique Rodero - Il existe à ce titre une disparité entre les juridictions. Par exemple, certains tribunaux d'instance demanderont les certificats de coutume, repoussant ainsi la possibilité pour une personne de conclure son PACS, tandis que d'autres ne les demanderont pas, faute d'indications.

M. Joël Rech - Ce phénomène existe déjà.

Mme Véronique Rodero - Considérez-vous que la pratique le justifie ?

M. Joël Rech - Non.

M. le Président - Je déplore que les instructions ne soient pas publiées immédiatement. Cet aspect dépend du fonctionnement de certains services du ministère de la justice. Nous avons néanmoins rédigé un certain nombre de dispositions à propos de cette réforme sur les droits de succession. Elle était prévue de longue date. Tout le monde s'était depuis longtemps accordé pour modifier un certain nombre de dispositions en matière d'hérédité et d'actes de notoriété. Ce projet ne représentait donc pas une surprise pour la Chancellerie. Il était déjà évoqué lorsque Pierre Arpaillange était garde des Sceaux.

Mme Véronique Rodero - Nous avons néanmoins été surpris d'apprendre que nous serions compétents pour remplir des actes de notoriété. Nous ne le savons que parce que certains de nos collègues ont lu la loi de manière exhaustive.

M. Philippe Neveu - Entre le moment où il est prévu d'élaborer un projet de réforme et le moment de son vote puis de son application, il est possible de programmer des recrutements, sachant que la formation d'un greffier nécessite douze mois.

M. Joël Rech - En ce qui concerne le PACS, deux éléments nous ont interpellés. Le premier relève de cette confusion des tâches que nous avons évoquée. Les textes attribuent aux greffiers le rôle d'enregistrer les certificats de PACS. Or la Chancellerie confie visiblement cette mission aux greffiers en chef. Le second concerne l'annonce faite par l'administration, à grand renfort de communication, de la création de 40 postes de greffiers, pour aider les tribunaux d'instance à remplir ces nouvelles missions liées au PACS. Ces 40 greffiers n'ont jamais été affectés dans les tribunaux d'instance, mais dans les tribunaux de grande instance et cours d'appel les plus sensibles. En outre, les organisations syndicales de fonctionnaires n'ont jamais été sollicitées lors de l'élaboration des textes de la réforme du PACS. Or, nous aurions pu mettre en évidence tous les dysfonctionnements que cette loi provoquerait au sein des juridictions. Le nombre de demandes de PACS en France a été estimé dès le départ, ainsi que le temps de travail correspondant pour les greffiers, mais les centaines de demandes de certificats de non PACS adressés par les notaires n'ont pas été prises en compte. Or, les greffiers doivent désormais consacrer 20 à 30 % de leur temps de travail pour y répondre.

Mme Brigitte Berchère - Pour étayer les propos de Monsieur Joël Rech, je précise que le tribunal de grande instance de Paris est exclusivement compétent pour toute personne, française ou non, née à l'étranger demandant un certificat de non PACS pour pouvoir conclure un PACS. Cette demande représente 800 courriers par jour. Or, aucun fonctionnaire supplémentaire n'a été affecté au tribunal de grande instance de Paris.

Mme Lysiane Fleurot - Je cite un autre exemple. L'application de la loi du 15 juin 2000 s'est révélée dramatique pour les greffes et l'est encore, puisqu'elle prévoit la mise en place de permanences. Nous voyons actuellement poindre une réforme, applicable le 1 er septembre, dans le cadre du tribunal pour enfants et de l'assistance éducative, qui prévoit l'accès aux dossiers pour les parents et, dans certains cas, pour les enfants, ce qui nous contraindra à prendre des mesures en matière de structure d'accueil et de surveillance de cette communication. Nous devrons également reprendre les dossiers un à un pour les coter et les classer, comme les dossiers d'instruction.

M. le Rapporteur - Je souhaite vous poser quelques questions. Je représente les Français établis hors de France. Or, je me rends compte qu'il est parfois beaucoup plus facile d'obtenir un certificat de nationalité française lorsqu'on est étranger que lorsqu'on est français. En effet, il suffit dans certains pays « d'acheter » un jugement supplétif d'état civil, une pièce reconnue comme valable par un greffe de tribunal, pour que ce dernier délivre à la personne concernée un certificat de nationalité française. Il est donc impossible de tout vérifier.

Vous avez notamment posé la question du statut dérogatoire. Je suis moi-même fonctionnaire européen, statut fondé sur celui de la fonction publique française, et j'aimerais comprendre ce que vous entendez par « statut dérogatoire » par rapport au reste de l'administration. Il est important que les personnes bénéficient d'un statut qui définisse clairement les compétences, les responsabilités, les moyens, les droits et devoirs, ainsi que la rémunération. N'oublions pas le principe de base : le juge rend des jugements, le greffier gère. Le greffier est un fonctionnaire par nature, tandis que le juge est un magistrat. « Statut dérogatoire » signifie-t-il un autre statut que celui de fonctionnaire ou un statut dont la particularité serait définie par vos fonctions ?

Vous avez également mentionné l'évolution des tâches, problématique qui est située au coeur de notre dossier. Vous avez évoqué le transfert d'un certain nombre de responsabilités aussi bien juridictionnelles qu'administratives. J'ai besoin de précisions à ce sujet. Nous avons discuté avec les représentants des magistrats. Or, ces derniers sont favorables à un recentrage de leur activité sur leurs tâches juridictionnelles, ce qui signifierait l'abandon d'un certain nombre de tâches administratives et l'éventuel abandon de certaines tâches dites juridictionnelles, qui ne mériteraient pas d'être confiées aux juges. La question de l'assistance du juge a, en outre, été abordée dans ce contexte et lors des entretiens de Vendôme. L'assistance du juge devrait-elle être assurée par des « référendaires » qui seraient membres du cabinet du juge, des fonctionnaires d'une très haute qualification juridique, qui ne prendraient pas de décision, mais conseilleraient le juge pour qu'il puisse prendre sa décision, comme c'est le cas à la Cour de justice des Communautés européennes ? Cette assistance devrait-elle être, sinon, assurée par des juges assistants qui conseilleraient les juges et prendraient des décisions juridictionnelles dans certains domaines ou bien estimez-vous que ces tâches incombent aux greffiers en chef, voire aux greffiers, dans certains domaines ? J'aimerais que votre réponse soit très précise, car il s'agit d'une question cruciale pour nous.

Concernant le fameux corps de gestion des juridictions, j'avais cru comprendre que cette tâche était dévolue aux greffiers en chef. Est-il réellement nécessaire de créer un nouveau corps administratif, de catégorie A ou B ? Les greffiers et greffiers en chef de catégories B et A ne pourraient-ils suffire à couvrir l'ensemble des besoins dans les domaines de la gestion administrative, de l'authentification des actes et de certaines opérations juridictionnelles ?

Enfin, j'aimerais savoir à quoi correspond exactement « outil greffe ».

M. Joël Rech - Il s'agit d'un logiciel de gestion du personnel dans les greffes.

M. le Rapporteur - Je vois. Je termine mon intervention par la question de l'autorité. Vous êtes placés sous l'autorité d'un magistrat, mais il ne peut pas empiéter sur vos compétences de gestion. Ce critère vous semble-t-il juste ? N'engendre-t-il pas un certain nombre de difficultés ? Les magistrats nous ont fait part de leurs récriminations à ce sujet. Ils considèrent en effet que leur indépendance est remise en cause par ce critère. Il est cependant évident que si le greffier en chef ne dispose pas des moyens d'être le chef des services, il ne pourra remplir correctement sa fonction. La situation est similaire au sein d'un Parlement. En effet, le secrétaire général peut difficilement s'opposer aux positions du président de l'assemblée parlementaire. Pouvez-vous nous apporter des précisions sur la manière dont vous percevez cette organisation des pouvoirs pour que l'autorité soit positive et non conflictuelle à l'avenir ?

Mme Véronique Rodero - Je réponds à cette dernière question. Nous souhaitons que notre statut soit clairement défini et nous voulons savoir si le juge directeur incarne notre autorité hiérarchique. Si tel est le cas, quelles tâches pouvons-nous accomplir sans rendre de comptes, si ce n'est, éventuellement, a posteriori ? Devons-nous au préalable demander son accord pour prendre des décisions ? Ces précisions ne nécessitent pas un changement de statut, mais doivent être clairement mentionnées. Le greffier en chef a-t-il, par exemple, l'obligation de mettre à la disposition du magistrat un greffier ?

M. le Président - Quelle décision prend-il s'il n'en a pas à disposition ?

Mme Véronique Rodero - Il peut faire appel à un agent de catégorie C ou à un autre agent.

M. Philippe Neveu - Le greffier en chef peut aussi assumer la fonction de greffier.

M. le Président - Quelle est cette autre catégorie d'agent dont il peut éventuellement disposer ?

Mme Véronique Rodero - L'agent de justice. Je rappelle que ce dernier est toutefois censé effectuer un travail d'accueil et non un travail de greffe.

M. Joël Rech - Je précise qu'il doit s'occuper de l'assistance du greffier à l'accueil.

Mme Véronique Rodero - Il s'agit d'un accueil directionnel. Or l'accueil d'un certain nombre de juridictions est polyvalent, puisqu'il permet déjà au justiciable de mener un certain nombre de démarches de base. Ces fonctions ne devraient normalement pas être dévolues à un agent de justice.

Mme Lysiane Fleurot - Nous confions à des agents de justice des fonctions correspondant à des besoins émergents non encore satisfaits. L'accueil représente une fonction qui a acquis de l'importance et qui est normalement assurée par le greffier. Les statuts de 1992 l'ont définie comme l'une des quatre spécialités du métier de greffier. Elle fait d'ailleurs l'objet d'un enseignement spécifique à l'Ecole nationale des greffes. Or, nous la considérons désormais comme un besoin émergent non satisfait et nous y affectons des agents de justice. L'inspection générale des services judiciaires a récemment publié un rapport qui révèle une évolution très importante de l'emploi précaire au sein de nos institutions, tendance qui reflète un manque criant d'effectifs dans tous les services.

M. le Président - Vous avez mentionné des spécialités enseignées lors du cursus scolaire des greffiers.

Mme Lysiane Fleurot - Elles sont postérieures à leur scolarité.

M. le Président - Il s'agit donc d'une formation complémentaire. Est-elle dispensée en fonction des postes occupés ou en fonction des choix des intéressés ?

Mme Lysiane Fleurot - Le choix est laissé aux intéressés.

M. Philippe Neveu - Une personne qui est nommée à l'instance peut parfaitement choisir une spécialité informatique, par exemple.

Mme Lysiane Fleurot - A l'origine, ces formations ont été mises en place parce que l'allongement de la durée de la scolarité nous avait été refusé. Nous les revendiquions depuis très longtemps. L'enseignement d'une spécialité jouxtait la formation initiale, permettant ainsi de la prolonger. Par la suite, il a été possible de suivre cette formation dans les deux ans suivant la sortie de l'Ecole nationale des greffes

Mme Véronique Rodero - Les greffiers ne reçoivent aucune formation en matière de nationalité, alors que, la plupart du temps, le greffier d'un tribunal d'instance gère une part importante des dossiers en la matière.

M. Joël Rech - J'estime que la formation générale des greffiers, complétée par le stage de pré-affectation, doit leur permettre de prendre en charge leurs missions.

Mme Lysiane Fleurot - Cette absence de formation en matière de nationalité pour les greffiers s'explique par un transfert de compétence à destination des greffiers en chef. La formation initiale de ces derniers comprend donc la formation en matière de nationalité. Les greffiers ne bénéficient en revanche de cette formation que dans le cadre des formations de spécialité.

M. Joël Rech - A Dijon, dans le cadre de la formation permanente et dans le cadre de formations nécessaires à la prise de poste, tout greffier peut bénéficier d'une formation en matière de nationalité.

Mme Lysiane Fleurot - Elle n'est pas intégrée à la formation initiale.

Mme Véronique Rodero - Je vous rappelle que les greffiers prennent leurs fonctions en septembre. Or la première partie du programme de formation en matière de nationalité débute en février. Les modules comprennent quinze personnes. Si vous estimez que ces mesures suffisent pour les former...

M. Joël Rech - Je n'ai pas affirmé que cette situation représentait la panacée.

Mme Lysiane Fleurot - Je reviens sur la question de l'autorité. Nous revendiquons la suppression de cette notion, qui ne correspond plus au vécu quotidien, sachant que cette suppression n'éliminera pas le processus de la prise de décision.

M. le Rapporteur - Qui sera responsable dans ce cas ?

Mme Lysiane Fleurot - Le greffier en chef sera responsable des fonctions qu'il exerce et occupera un positionnement identique à celui du chef de juridiction. Cette réalité existe déjà.

M. Philippe Neveu - Il a été créé dans chaque cour d'appel un service administratif régional, dirigé par des greffiers en chef sauf pour deux SAR dirigés par des magistrats. Dans le secteur de la santé, les hôpitaux ne sont pas gérés par des médecins. Un coordonnateur pourrait s'occuper de la gestion administrative d'un tribunal, tout en rendant des comptes à une autorité supérieure. Il n'est pas question de ne plus superviser les greffiers en chef. Le magistrat demeure indépendant dans sa gestion et doit être associé à la gestion de la juridiction. Cependant, le coordonnateur que j'ai évoqué pourrait incarner l'autorité sur un plan régional, tout en rendant des comptes à la Chancellerie.

M. le Président - Certaines décisions prises dans les tribunaux d'instance, mais aussi dans les tribunaux de grande instance, voire des tribunaux correctionnels, ne sont pas immédiatement exécutées faute de personnel pour les notifier. Le Parlement estime que les magistrats doivent motiver leurs décisions. Or, nous savons pertinemment qu'en l'absence des greffiers et des greffiers en chef, aucune décision ne serait justifiée, car le magistrat doit souvent prendre ses décisions à la chaîne.

M. Philippe Neveu - Nous pourrions accroître le nombre de greffiers et d'agents de catégorie C placés mis à la disposition de l'ensemble des cours d'appel. La plupart du temps, les C placés ne se déplacent jamais. Les cours d'appel les considèrent en effet comme une personne supplémentaire. Or un greffier placé doit normalement remplacer un greffier, en cas d'absence. Rien n'interdit aux chefs de cour de déléguer un fonctionnaire de juridiction pour remplir certaines fonctions, sachant que toutes les juridictions ne doivent pas faire face au même moment à une pénurie de greffiers.

M. le Président - Ces affectations peuvent être gérées au niveau des cours d'appel.

M. Philippe Neveu - Et au niveau des SAR.

Mme Lysiane Fleurot - Concernant le corps de gestion, je tiens à préciser que les coordonnateurs sont en place depuis 1996, que les SAR ont été dotés d'agents formés, qui représentent pour nous des collègues d'une grande valeur sur le plan de la gestion. Ils travaillent en parfaite complémentarité avec les juridictions. Dans tous les cas de figure, nous pouvons compter sur l'aide d'une personne pour assurer la gestion.

M. Joël Rech - Je reviens sur la question de l'évolution des tâches, en particulier celles qui incombent aux greffiers. Nous avons évoqué à plusieurs reprises le dérapage qui consiste à confier à d'autres agents des tâches qui nous sont dévolues d'après les textes en vigueur. Cette question est valable tant pour les greffiers en chef que pour les greffiers. De plus, nous assistons depuis quelque temps à la création d'emplois précaires au sein des juridictions. Les textes définissent pour les agents de justice des missions d'assistance du greffier à l'accueil dans les tribunaux d'instance, auprès du juge pour enfant et dans les centres d'accès au droit. Aujourd'hui, nous voyons fréquemment un certain nombre de chefs de cour passer outre la réglementation en vigueur, en demandant des recrutements de niveau bac + 2, voire de niveau bac + 4 ou 5. Ils peuvent ainsi faire appel à une main d'oeuvre qualifiée à bas prix pour rendre des services plus que conséquents. Concernant les assistants de justice, ils sont recrutés à un niveau bac + 4 de même que les greffiers en chef et greffiers, titulaires de diplômes équivalents, mais eux n'ont pas eu le mérite de passer un concours relativement complexe. La réforme statutaire imposera la création d'un corps d'agents administratifs de catégorie B, sachant qu'il existe déjà à la protection judiciaire de la jeunesse, au sein du ministère et de l'administration pénitentiaire. L'administration est la première à considérer que les greffiers en chef exercent des fonctions administratives, des fonctions d'encadrement et de gestion du personnel. Nous ignorons la manière dont les magistrats pourraient intervenir dans ces domaines, puisqu'ils ne cessent de répéter qu'ils veulent se recentrer sur leur mission essentielle, qui consiste à dire le droit. Nous les libèrerons donc peut-être de tâches qu'ils considèrent comme annexes et les confierons aux greffiers en chef, greffiers et agents de la catégorie C, qui représentent aussi les piliers des greffes. Cette décision permettrait à chacune de ces catégories d'accéder à des possibilités d'évolution. Ce corps d'assistants de justice semble être très apprécié par un certain nombre de magistrats, même si nombreux sont ceux qui commencent à considérer que l'effort de formation qui leur est accordé n'a que peu d'effet dans le sens où le turn over est élevé. En effet, les jeunes concernés ne demeurent en poste que quatre ou six mois.

M. le Président - Une question fondamentale se pose à nous. Devons-nous faire appel à de jeunes étudiants ou former un véritable corps d'agents, comme certains le préconisent ?

M. Joël Rech - Je termine mon raisonnement. Sachant que ce fameux corps de greffiers en chef exerce des fonctions administratives et qu'un corps d'agents administratifs de catégorie B doit être créé, nous attendons de connaître à moyen terme les possibilités d'évolution pour les greffiers et de vérifier si l'hypothèse de la création d'un corps juridictionnel d'agents A ne serait pas souhaitable, parce qu'elle permettrait à la fois de couvrir des fonctions aujourd'hui réclamées par les magistrats et d'offrir une véritable perspective d'évolution aux greffiers. Enfin, la répartition des catégories dans la fonction publique est totalement différente de celle qui prévaut au sein de notre administration. Les catégories C, B et A sont ainsi respectivement réparties selon les taux moyens suivants : 31 %, 25 % et 43 %. Or notre administration fait état des taux suivants : 58,9 %, 32 % et 8,1 %. Les corps de magistrats sont virtuellement intégrés dans les catégories A. Le calcul est donc tronqué. Fondons un véritable corps de greffiers en chef, s'occupant d'une éventuelle partie administrative et d'une partie juridictionnelle, et offrons aux agents de catégorie B des perspectives d'évolution dans les autres filières.

M. le Rapporteur - Etes-vous tous d'accord avec cette approche ?

M. Joël Rech - Je précise que la représentation du syndicat des greffiers de France est majoritaire au sein de cette profession et que nous sommes porteurs de ses revendications.

Mme Lysiane Fleurot - Les assistants de justice devaient être initialement assimilés à des internes dans les hôpitaux, par l'intermédiaire d'une collaboration avec les facultés de droit et de la magistrature. Il existe certains effets indirects que nous ne cautionnons pas.

M. le Président - Quel est le sens de vos propos ?

Mme Lysiane Fleurot - La tâche d'assistance du juge est peut-être plus importante que la recherche de jurisprudence, qui comprend notamment la rédaction et la préparation complète des décisions des magistrats. Nous adoptons une approche différente. Certains de nos collègues du corps des greffiers en chef peuvent exercer ce genre de tâche, mais nous devons demeurer prudents dans la façon de leur présenter cet aspect. Il suffit de se souvenir des mouvements engendrés en 1990-91. Si ces tâches sont réellement déterminées et présentent un intérêt clairement identifié, elles intéresseront certainement le corps des greffiers en chef. J'en suis convaincue. L'une de vos questions concernait la forme d'assistance apportée aux magistrats. Nous ne sommes pas favorables à l'assistance de type référendaire. En revanche, nous sommes favorables à celle de « juge assistant », de type Rechtspfleger. Nous vous avons apporté les documents nécessaires pour que vous puissiez appréhender les fonctions de Rechtspfleger autrichien ou allemand, qui sont similaires et qui ont le point essentiel de référence suivant : leur existence est consacrée soit par la loi soit par la Constitution. Notre demande de statut dérogatoire vise donc un statut législatif, hors fonction publique, de type organique, comme celui des magistrats, permettant la gestion de l'institution judiciaire.

M. le Président - Je rappelle toutefois qu'un magistrat est, d'un certain point de vue, un fonctionnaire.

M. Joël Rech - Je vous déconseille de leur tenir ce genre de discours.

Mme Lysiane Fleurot - Ils n'ont pas le statut de fonctionnaire ni la qualité de fonctionnaire, au sens défini par la fonction publique et les lois de 1984. Il existe néanmoins une assimilation pour certains points, comme la rémunération.

M. le Président - Le cas des inspecteurs des finances est semblable. Ils sont quand même fonctionnaires, de même que les conseillers d'Etat.

Mme Brigitte Berchère - Nous revendiquons le statut dérogatoire car nous estimons remplir des fonctions différentes.

M. le Président - Les policiers bénéficient d'un statut dérogatoire.

Mme Brigitte Berchère - Non, ils possèdent un statut spécial, de même que nos collègues de l'administration pénitentiaire. Ils demeurent malgré tout des fonctionnaires.

M. le Président - Je vous l'accorde.

M. Philippe Neveu - Il me paraît peu pertinent de revendiquer un statut dérogatoire de type Rechtspfleger pour les greffiers en chef. L'Union européenne des greffiers ne représente pas les greffiers en chef. Soit votre demande ne concerne que les greffiers en chef et vous comprendrez aisément que nous ne pouvons y être favorables, soit elle associe les greffiers. Dans ce cas, fusionnons les deux corps de métier.

Mme Lysiane Fleurot - J'utilise le terme greffier dans son sens générique.

M. Philippe Neveu - Désignez-vous ainsi l'ensemble des catégories du greffe ?

Mme Lysiane Fleurot - Je me réfère aux greffiers à qui sont transférées des compétences de type para-juridictionnel.

M. le Président - Concernant les fonctions de conciliation et de médiation, quasi-juridictionnelles, il me semble que vous avez spécifié que certaines personnes présentes dans les juridictions pourraient les remplir. Vous avez même affirmé que les greffiers et greffiers en chef pourraient les assumer.

M. Joël Rech - C'est une évidence. Nous composons un corps hétérogène, mais une grande partie des greffiers recrutés ces dix dernières années peut prétendre posséder un niveau général de formation bac + 4, contrairement aux précédentes générations de greffiers et à un certain nombre de promotions, puisque la Chancellerie a encore essayé, par l'intermédiaire des programmes de faisant fonction, de régulariser la situation d'un certain nombre d'agents ou d'adjoints qui exerçaient déjà des missions de greffier. Les greffiers travaillant au sein des juridictions ont donc suivi des parcours très différents, certains se sentant plus à l'aise dans les fonctions purement administratives, tandis que d'autres, disposant d'un bagage juridique plus conséquent, ont l'impression de ne pas être employés au mieux de leurs compétences. Ces derniers seraient donc peut-être plus enclins à remplir un autre type de fonction. Je cite un exemple en matière d'ordonnance pénale. Que fait un magistrat d'instance quand les ordonnances pénales lui sont transmises ? Il se contente de prendre connaissance des réquisitions du parquet et d'apposer sa signature au bas du document. N'importe quel agent administratif est capable d'accomplir ces tâches. Je ne fais que relater la réalité. Nous pouvons réfléchir à un autre mode de traitement de ce type d'affaires. En matière de conciliation, nous n'avons aucun état d'âme à confier des fonctions de médiation et de conciliation à des personnes à la retraite, dans un pays qui accuse plus de deux millions de chômeurs. Sachant que nous n'apprécions bien souvent que vaguement le parcours professionnel de ces personnes, pourquoi aurions-nous des états d'âme, en particulier les magistrats, à confier ces missions à des personnes qui sont diplômées, qui sont expérimentées et qui, ayant prêté serment à leur entrée au sein de l'institution judiciaire, garantissent la confidentialité du traitement des dossiers ?

Au-delà de cette question se pose également celle de la généralisation des maisons de justice et du droit (MJD). Il suffit de les examiner attentivement pour constater que toutes les expériences menées sont différentes, qu'il n'existe aucun fil conducteur entre elles. Nous craignons la concrétisation d'un grand danger. Une personne disposant de moyens pécuniaires suffisants ou bénéficiant de l'aide juridictionnelle pourra faire valoir ses droits devant une juridiction, tandis qu'une autre ne bénéficiant pas de l'aide juridictionnelle et n'ayant pas les moyens de rémunérer les prestations d'un avocat, ne devra se contenter que d'une vague médiation dans une MJD. Notre sentiment en la matière est quelque peu mitigé.

M. le Rapporteur - Concernant la justice de proximité, il faut distinguer la situation présente de ce qui pourra éventuellement évoluer en fonction des réflexions menées à la lumière des expériences réalisées. L'objectif consiste d'abord à rechercher une médiation, le procès n'ayant lieu qu'en cas d'échec de cette première démarche.

Je reviens sur la notion de statut. Si j'ai bien compris, il faudrait confier davantage de missions juridictionnelles ou para-juridictionnelles aux greffiers et un certain nombre de tâches administratives actuellement exercées par les greffiers et greffiers en chef aux corps administratifs d'agents de catégories A et B évoqués. Est-il réellement nécessaire de les créer ? Vous considérez qu'à partir du moment où un corps administratif d'agents de catégorie B serait fondé aux côtés des greffiers, il serait possible d'en constituer un aux côtés des greffiers en chef. Est-ce souhaitable ?

Mme Brigitte Berchère - Telle n'est pas la position de l'USAJ. Nous tenons à notre polyvalence, parce qu'elle représente la richesse de notre métier. En tant que greffier, je peux vaquer à des tâches juridictionnelles, informatiques, administratives. Il s'agit d'une richesse vis-à-vis des magistrats, des auxiliaires de justice et du service public de la justice, que nous souhaitons conserver à travers la polyvalence des missions et des compétences. En revanche, nous souhaitons une clarification de nos statuts, ainsi qu'une distinction clairement établie entre les missions des magistrats, celles des greffiers, des greffiers en chef et des fonctionnaires de catégorie C.

M. le Rapporteur - Etes-vous satisfaits des méthodes des voies de passage entre les corps de métiers ?

M. Philippe Neveu - Concernant la polyvalence du greffier, la réforme statutaire qui élèvera le niveau de formation du greffier à bac + 2 implique automatiquement la création d'un poste d'agent administratif de catégorie B. Cette polyvalence du greffier exerçant des fonctions tantôt administratives tantôt juridictionnelles disparaîtra, puisque deux corps de catégorie B coexisteront.

Mme Brigitte Berchère - Cette séparation ne sera pas nette, car le corps des secrétaires administratifs sera moins important que celui des greffiers. Un tribunal d'instance ne disposera pas de secrétaire administratif, par exemple. Le greffier qui est déjà très polyvalent aujourd'hui le demeurera donc.

M. le Rapporteur - Dans les grandes juridictions, les tâches administratives pourraient être confiées à des spécialistes.

Mme Brigitte Berchère - On se spécialise de fait dans les structures importantes.

M. Philippe Neveu - Les greffiers en chef assument essentiellement des fonctions purement administratives, comme la gestion du personnel et des budgets. Nous estimons que la place pour un corps de catégorie A existe, permettant de régler le problème des assistants de justice et offrant des perspectives d'évolution aux greffiers.

M. le Rapporteur - Etes-vous satisfaits des voies de passage du métier de greffier en chef à celui de magistrat ?

M. Philippe Neveu - Nous ne constatons pas ce genre d'évolution.

M. le Président - Un concours interne a-t-il été instauré pour le passage du métier de greffier à celui de greffier en chef ?

M. Philippe Neveu - Oui. Le nombre de places est normalement réparti comme suit : 50 réservées aux candidats qui se présentent en interne et 50 réservées aux candidats qui se présentent en externe. Néanmoins, le jury effectue une autre répartition puisqu'il accorde 75 places en externe et 25 en interne.

M. Joël Rech - Une promotion au choix concerne une douzaine de greffiers par an.

Mme Brigitte Berchère - Elle représente un cinquième du corps de métier.

M. Philippe Neveu - La création d'un corps de secrétaires administratifs prévue par l'administration permettra aussi à ce corps d'avoir pour vocation de devenir greffier en chef de catégorie A. Il faudra donc diviser par deux le nombre de places normalement réservées aux greffiers pour la promotion au choix. Dans de nombreuses administrations, comme la police, il existe à la fois un corps administratif constitué des trois catégories C, B et A et un corps technique comprenant également les trois catégories C, B et A. Pourquoi la justice serait-elle dotée d'un corps d'agents de catégorie C, de deux corps d'agents de catégorie B et d'un corps d'agents de catégorie A ?

M. le Rapporteur - Si vous attribuez des compétences juridictionnelles aux greffiers en chef et aux greffiers, comment voyez-vous l'évolution permettant aux greffiers en chef de devenir magistrats, alors que ce passage est déjà délicat ?

Mme Lysiane Fleurot - Vous évoquez l'un des enjeux de la profession. Il y a une vingtaine d'années, une circulaire de la Chancellerie stipulait que les meilleurs d'entre nous intégreraient à terme les métiers de la magistrature. Nous avions réagi en déclarant que les meilleurs d'entre nous devaient demeurer au sein du corps des greffiers en chef et le servir. Un greffier en chef n'est pas destiné à devenir un magistrat, sauf si sa sensibilité est autre. Dans ce cas, il passe le concours correspondant. Nous considérons en effet que l'avenir des greffiers en chef et des greffiers passe par des postes intéressants, importants, responsabilisants et reconnus sur le plan statutaire.

Mme Véronique Rodero - Je souhaite préciser la position de notre association. Les propos tenus sur la refonte du statut ne concerne que nos collègues des organisations syndicales. Nous représentons une association et non un syndicat. Nous n'émettons donc pas ce genre de revendication. Nous voulons simplement que le malaise actuel des greffiers en chef des tribunaux d'instance soit bien perçu. Nous souffrons d'un flou dans la définition de notre statut. Soit nous sommes gestionnaires, soit nous ne le sommes pas. Je regrette par ailleurs que nous n'ayons pas disposé du temps suffisant pour aborder le projet de fusion entre tribunaux d'instance et tribunaux de grande instance.

M. le Président - Chère Madame, ce sujet sortait quelque peu du cadre de notre mission.

Mme Véronique Rodero - Une fusion des tribunaux d'instance et des tribunaux de grande instance provoquerait la disparition du métier de greffier en chef, chef de greffe du tribunal d'instance. L'évolution du métier de greffier en chef serait donc directement concernée.

M. le Président - Vous avez raison. Je vous signale à ce titre que nous avons reçu les représentants de l'Association des juges d'instance. Il me semble que vos points de vue convergent pour ce sujet.

Mme Véronique Rodero - Oui.

M. le Rapporteur - Vous deviendriez greffier en chef d'un tribunal de première instance (TPI). Ne serait-ce pas une promotion ?

Mme Véronique Rodero - Si. Je pourrais néanmoins devenir greffier en chef d'un TGI. Je suis greffier en chef d'un TI parce que cette juridiction regroupe un certain nombre de fonctions et qu'elle fonctionne avec une certain degré d'autonomie.

M. le Président - Vous êtes greffier en chef.

Mme Véronique Rodero - Oui. Je suis greffier en chef, chef de greffe d'un tribunal d'instance, fonction qui n'a rien en commun avec celle d'un greffier en chef, chef d'un service au sein d'un tribunal de grande instance.

M. le Président - Vous serez peut-être un jour greffier en chef d'un tribunal de grande instance.

Mme Lysiane Fleurot - Nous pourrions considérer que la mise en place d'un tribunal de première instance irait à l'encontre du principe de la justice de proximité. J'ajoute un point important concernant l'évolution statutaire des greffiers en chef et des greffiers chef de greffe. En 1979, les greffes des conseils de prud'hommes ont été fonctionnarisés. Il existe certainement des pistes de réflexion à prendre en compte, sur lesquelles nous nous sommes déjà penchés. En effet, le statut des greffiers en chef de ces conseils correspondrait davantage à celui que les autres greffiers en chef souhaitent, dans la mesure où les juges prud'homaux n'exercent pas sur eux une autorité directe. Le statut des greffiers en chef des conseils prud'homaux leur permet ainsi de remplir leurs fonctions avec un intérêt supérieur, même si cette autonomie demeure ancrée au sein d'une structure administrative. Le temps de la gestion des titulaires de charge est passé. Nous l'avons tous compris, après en avoir subi le reproche pendant plusieurs années.

M. le Président - Les juridictions des prud'hommes sont des juridictions spécialisées.

Mme Lysiane Fleurot - Les tribunaux d'instance sont aussi des juridictions très spécialisées.

M. le Président - Pas de la même manière.

M. Joël Rech - Les greffiers en chef des conseils prud'homaux travaillent avec des magistrats non professionnels

M. le Président - Les fonctions confiées aux greffiers en chef des différentes juridictions ne sont pas comparables.

Mme Lysiane Fleurot - Comme fonctionnaires, nous pouvons travailler de manière polyvalente. Le décret de 1992 nous a tous réunis comme greffiers en chefs et greffiers des services judiciaires, quelle que soit la juridiction. Pourquoi notre statut ne serait-il pas identique ?

M. le Président - Très bien. Je vous remercie de vos interventions.

Table ronde sur l'évolution des métiers
des personnels de catégorie C des services judiciaires

(14 mai 2002)

Présidence de M. Jean-Jacques Hyest

Participaient à la table ronde :

- Mme Lysiane FLEUROT, secrétaire nationale de la section des greffiers en chef de l'Union syndicale autonome justice (USAJ),

- Mme Brigitte BERCHERE, secrétaire nationale de la section des greffiers, de l'Union syndicale autonome Justice (USAJ),

- Mme Lydie QUIRIÉ, secrétaire générale du syndicat C-Justice (CJ),

- M. Guy CIBRARIO, secrétaire général adjoint du syndicat C-Justice (CJ),

- Mme Nathalie MALKA-DESANTI, secrétaire générale du syndicat national des Chancelleries et services judiciaires de la Confédération générale du travail (CGT-CSJ).

M. le Président -
Nous avons précédemment entendu les représentants des greffiers et greffiers en chef. Nous souhaitons maintenant connaître le point de vue des agents de catégorie C à propos de l'évolution des métiers de la justice, connaître votre opinion sur le projet de création du nouveau corps de secrétaires administratifs annoncé par la Chancellerie, savoir notamment si vous accomplissez régulièrement certaines tâches qui dépassent le cadre de votre statut et savoir de quelle formation vous bénéficiez. Pourriez-vous au préalable nous rappeler les principales missions qui vous incombent et nous préciser si vous êtes satisfaits des conditions dans lesquelles vous exercez votre profession au sein des juridictions ou dans d'autres services administratifs ? Quelle est la nature de vos relations avec vos supérieurs hiérarchiques, greffiers, greffiers en chef et magistrats, ainsi que les autres corps de métier, comme les agents de justice ? Je vous propose d'effectuer d'abord une présentation globale, avant de vous poser certaines questions.

Mme Brigitte Berchère - Nous précisons qu'en tant que syndicat multicatégoriel, nous défendons le principe du statut dérogatoire tant pour les agents de catégories A et B que pour les agents de catégorie C. Nous rappelons aussi que de nombreux « faisant fonction » parmi nos collègues agents et adjoints administratifs exercent bien souvent des fonctions de greffier, voire de greffier en chef.

M. le Président - Connaissez-vous les proportions ?

Mme Brigitte Berchère - Ils représentent environ 55 % du personnel concerné. Cette statistique a été calculée par les représentants du personnel. Il est vrai que la Chancellerie avance un chiffre légèrement inférieur, car elle estime que seuls nos collègues assermentés assument des fonctions dévolues aux greffiers, alors que dans certains cas, l'assermentation n'est pas obligatoire. Ainsi des collègues de catégorie C assurent la tenue des bureaux d'aide juridictionnelle (BAJ) à la place d'agents de catégorie B. Il n'est pour autant pas mentionné dans leur statut qu'ils sont greffiers. De même, les régisseurs devraient pratiquement tous relever de la catégorie B. Or, la plupart relève de la catégorie C, en particulier les régisseurs des tribunaux d'instance. Quelques difficultés concernent par ailleurs les agents des services techniques (AST), les conducteurs d'automobile et les ouvriers professionnels. Nous souhaitons notamment la création d'un plateau technique pour les résoudre.

M. le Président - Réclamez-vous également un statut dérogatoire pour ces catégories de personnel ?

Mme Brigitte Berchère - Non. Ces agents ne le souhaitent pas eux-mêmes. En revanche, la création de plateaux techniques et d'un corps d'agents techniques de catégorie B connaissant leur statut et leur travail pour mieux les encadrer serait souhaitable. Il me semble que la Chancellerie nous avait fait comprendre qu'elle n'y serait pas opposée.

M. le Président - Combien d'agents composent tous les corps techniques ?

Mme Brigitte Berchère - Nous en dénombrons environ 1.000.

Mme Nathalie Malka-Desanti - Les détachements d'agents des services techniques n'impliquent pas obligatoirement la suppression de postes budgétaires.

Mme Brigitte Berchère - Cette mesure est prévue pour le budget 2002.

Mme Nathalie Malka-Desanti - Nous n'avons pas obtenu de réponse claire à ce sujet. Nous ignorons encore le devenir des postes budgétaires correspondant aux AST qui sont ou qui seront détachés.

Mme Brigitte Berchère - Dans ce cas, il s'agirait d'une transformation.

M. le Président - Bien. Quel est l'avis du syndicat C-Justice ?

Mme Lydie Quirié - Je précise que C-Justice ne représente que les agents de la catégorie C. Nous avons créé ce syndicat parce que nous considérions que les organisations syndicales en place ne répondaient pas à l'appel des agents de catégorie C émis sur le terrain. En termes de représentativité, CJ n'en représente pas moins le deuxième syndicat des services judiciaires, toutes catégories confondues.

La différence entre un agent de catégorie C et un agent de catégorie B n'existe pas au sein de nos services. En effet, les deux accomplissent un travail identique. En contrepartie, les faisant fonction ne bénéficient d'aucune reconnaissance. Nous avons dernièrement estimé le nombre de faisant fonction à hauteur de 75 % des corps de catégorie C. Vous avez posé la question des formations. Il faudrait une formation correcte, qui soit dispensée par des professionnels de l'enseignement et non par des personnes dont le métier initial consiste à être greffier en chef et qui sont considérées comme suffisamment compétentes pour dispenser cette formation. En ce qui concerne les services administratifs régionaux (SAR), nous avons pu prendre conscience de tous les problèmes d'organisation pour respecter une simple circulaire, lors des dernières élections. Les SAR ne fonctionnent pas actuellement. Ce problème est peut-être dû à un manque de fonctionnaires. De nombreux fonctionnaires de catégorie C apportent en effet leur aide au sein des SAR. Or tous s'accordent à dire qu'ils ne sont pas assez nombreux. Ce problème est peut-être lié au manque de place dans certains tribunaux. Il n'est en effet pas possible d'augmenter les effectifs si la place manque. En outre, le dialogue et les rapports avec les supérieurs hiérarchiques sont très difficiles. Plus nous essayons de dialoguer, plus la situation se dégrade.

M. le Président - Pouvez-vous nous expliquer ?

Mme Lydie Quirié - On a commencé à prôner le dialogue, il y a 4 ou 5 ans. Or celui-ci devient rare. Le supérieur hiérarchique décide et n'essaie pas d'expliquer les raisons de ses décisions, voire bafoue les droits des fonctionnaires, définis par les textes de loi.

M. le Président - Le greffier en chef est-il le supérieur hiérarchique des agents de catégorie C ?

Mme Lydie Quirié - Oui.

M. le Président - Représente-t-il l'autorité hiérarchique d'un service ?

Mme Lydie Quirié - Oui. En ce moment, les greffiers en chef délèguent souvent leur travail, ce qui crée de nombreux problèmes. Nous estimons qu'actuellement l'encadrement ne joue pas son rôle.

M. le Président - Quand une personne passe un concours, elle reçoit ensuite une formation initiale d'application.

Mme Lydie Quirié - Cette procédure est valable pour les greffiers en chef, les greffiers et les fonctionnaires de catégorie C. Nous avons demandé 8 jours de formation à Dijon et en juridiction pour ceux qui passent le concours externe. Je ne mets pas en cause le travail des fonctionnaires de catégorie C.

M. le Président - Je le conçois. Une personne qui a passé un concours bénéficie-t-elle d'une formation ?

Mme Lydie Quirié - Cette mesure est vraiment récente. Les fonctionnaires de catégorie C doivent souvent apprendre par eux-mêmes au sein des services. Si nous changeons de logiciel, nous recevons une formation théorique de trois ou quatre jours. Ensuite, il faut appréhender le nouveau logiciel par soi-même. La formation pratique n'est pas assurée faute de temps et de moyens.

M. le Président - Vous affirmez que la formation est dispensée par des non professionnels de la formation. Or la formation est souvent effectuée par des personnes de la profession concernée, dans le secteur de la fonction publique. Si nous faisions appel à des enseignants externes au corps de métier concerné, la formation serait inadéquate. Il est préférable de demander à des professionnels qui font preuve de pédagogie. Les conférenciers de l'ENA sont pour la plupart des professionnels.

Mme Lydie Quirié - Je n'évoque pas l'aspect juridique, mais l'aspect management.

M. le Président - D'accord. Je cède à présent la parole à Madame la représentante de la CGT.

Mme Nathalie Malka-Desanti - Concernant les personnels de la catégorie C, j'ai entendu les chiffres mentionnés par Mesdames Berchère et Quirié, notamment la proportion des faisant fonction. Nous dénombrons effectivement de nombreux agents de catégorie C dans la filière administrative et quelques-uns dans la filière technique, en particulier dans le corps des AST, qui exercent des fonctions relevant de la catégorie B, mais ces fonctions ne sont pas forcément des fonctions de greffier. Je réfute donc le chiffre de 75 % annoncé par Madame Quirié.

M. le Président - Quelle est, selon vous, la juste proportion ?

Mme Nathalie Malka-Desanti - Il ne me semble pas sérieux d'indiquer un chiffre aujourd'hui, mais il est évident qu'au moins 1.000 à 1.500 personnes de catégorie C assument à titre principal et de manière permanente des fonctions de greffier, au sens strict et statutaire du terme. Ce chiffre est sûr. Quant aux fonctions de catégorie B, de type secrétaire administratif, je rappelle que la CGT est la seule à soutenir depuis dix ans la revendication de la création d'un corps de secrétaires administratifs dans les services judiciaires. En réunion de la commission statutaire au niveau des services judiciaires nous avons estimé à 2 000 le nombre de postes de secrétaires administratifs qu'il serait nécessaire de créer dans l'immédiat. Ces postes couvriraient l'ensemble des fonctions de régie, des fonctions d'adjoint de responsable de gestion dans les SAR, toutes les fonctions de secrétariat des chefs de juridiction (procureur, président et chef de greffe) et les fonctions assumées dans les bureaux d'aide juridictionnelle. Ils ne concerneraient pas en revanche la fonction d'adjoint de responsable de la gestion informatique, car ce dernier assume actuellement des fonctions de formation pour des logiciels spécifiques de procédures. Contrairement à ce qu'affirme Madame Berchère, j'estime que les fonctions dans les BAJ relèvent davantage du statut et des fonctions de secrétaire administratif que de ceux du greffier. D'autres fonctions ont été évoquées, comme celles de correspondants locaux informatiques (CLI), rattachés au bureau de la gestion informatique des SAR et qui interviennent maintenant en faveur de la formation des autres agents, quelle que soit leur catégorie, pour des logiciels de bureautique. Or la plupart des CLI relèvent de la catégorie C.

En ce qui concerne les SAR, Madame Quirié évoquait un problème de place ou de manque de personnel. A mon avis, le problème est davantage lié au positionnement du SAR, en tant que structure. Les SAR sont actuellement des services intégrés à la cour d'appel, mais offrent des services qui dépassent le cadre de la cour d'appel, en tant que juridiction. Le positionnement du coordinateur pose évidemment problème par rapport à celui du chef de cour. Je ne suis pas convaincue qu'il faille largement accroître le personnel travaillant au sein des SAR, tant que le positionnement du SAR en tant que service n'est pas clairement précisé.

Quant aux questions afférentes à la formation, une session de formation initiale pour des agents de catégorie C débutant au sein des services judiciaires, après avoir réussi un concours externe, a effectivement été mise en place depuis peu. D'autres recrutements externes, malheureusement sans concours, auront lieu dans les mois et années à venir. D'autres séances de formation initiale seront donc dispensées. Je rappelle toutefois que cette formation initiale concerne uniquement les agents de catégorie C de la filière administrative. Or nous estimons qu'un ouvrier professionnel ou un AST doit autant connaître l'administration au sein de laquelle il se destine à faire carrière qu'un agent ou un adjoint administratif. Il convient de rappeler que cette formation initiale leur a été « généreusement » octroyée, parce que l'administration a pris conscience, après les premiers recrutements d'agents de justice, que certains personnels non permanents et non titulaires du service public qu'est la justice bénéficiaient d'une formation initiale de six semaines, au cours de laquelle ils apprenaient le statut de la fonction publique, statut dont ils ne relèvent pas, tandis qu'on ne leur enseignait pas ce qu'était un contrat de droit public et qu'on ne les prévenait pas de leur situation précaire. Ces personnels non permanents et non titulaires recevaient donc une formation de six semaines, tandis que les personnels statutaires de catégorie C n'en bénéficiaient pas. Nous regrettons vivement que cette formation initiale, du moins sa partie théorique, ne soit pas dispensée dans les locaux de l'Ecole nationale des greffes (ENG). Nous considérons en effet que l'ENG n'est pas l'école des greffiers et greffiers en chef, mais l'école des personnels des greffes et qu'il serait par conséquent souhaitable et louable que l'ensemble des personnels de catégorie C puisse suivre les 4 semaines de formation théorique prévues à l'ENG, même si cette question pose un problème de place, de plan de charge, etc. Au-delà de la nécessité d'unité des corps, il existe aussi une nécessité d'unité des formations.

M. le Président - Le lieu importe peu, à partir du moment où l'Ecole nationale des greffes gère la formation.

Mme Nathalie Malka-Desanti - Le lieu n'est pas un critère totalement indépendant de la formation dispensée. En matière de formation continue pour les personnels de catégorie C, les programmes proposés par l'ENG ne recueillent que très peu de candidatures. Les agents de catégorie C n'ont jamais pris l'habitude d'être présents au sein de l'ENG. Ils ne considèrent pas cette école comme la leur, mais comme celle des greffiers et greffiers en chef. Ce phénomène explique en partie le manque de candidatures aux programmes de formation. La CGT souhaite inverser cette logique, en intégrant davantage les personnels de catégorie C, tant au cours de la formation initiale qu'au cours de la formation continue.

M. le Président - Cette intégration ne passe pas forcément par un enseignement dispensé dans les locaux de l'ENG.

Mme Nathalie Malka-Desanti - Si.

M. le Président - Je ne suis pas d'accord avec vous.

Certains agents rencontreraient des problèmes pour se déplacer jusqu'à l'ENG. Je vous précise que je suis administrateur du Centre national de la fonction publique territoriale depuis de nombreuses années, au sein duquel nous formons 1,5 millions fonctionnaires. Nous essayons d'organiser des formations décentralisées, afin de permettre au plus grand nombre d'agents concernés d'y avoir plus aisément accès.

Mme Nathalie Malka-Desanti - Nous ne bénéficions pas de structure décentralisée dans les services judiciaires. Il n'est pas question pour nous d'abandonner les formations régionalisées. Il existe au sein des SAR des bureaux de gestion de la formation régionalisée. Nous encourageons fortement leur développement. Cependant, je répète que nous considérons l'ENG située à Dijon comme l'école des greffes et non des greffiers et des greffiers en chef. Le personnel de catégorie C est un personnel des greffes. Or il se sent totalement exclu de cette structure.

J'aborde maintenant la description des principales missions des fonctionnaires de catégorie C de la filière administrative. Ils exercent des fonctions d'exécution pure et simple : rédiger les jugements, effectuer des photocopies, s'occuper du courrier, etc. Avec le développement des techniques de bureautique, le besoin de personnel d'application augmente, au détriment du besoin en personnel d'exécution. Ce dernier sera néanmoins toujours indispensable. Nous considérons que le personnel de catégorie C doit demeurer dans le cadre de ces fonctions d'exécution et ne doit pas remplir des missions pour lesquelles il n'est pas formé, même s'il les mène de manière satisfaisante, et surtout pour lesquelles il n'est pas rémunéré. En revanche, nous sommes favorables à toute possibilité de formation interne et à la mise en place de « passerelles » permettant à ce personnel d'évoluer dans des professions relevant de la catégorie B.

Au sujet des relations avec les supérieurs hiérarchiques, la CGT et, en particulier, son secrétaire général, qui est adjointe administrative rémunérée en échelle 4, considèrent qu'il n'est pas question d'opposer systématiquement les « gentils » fonctionnaires de catégorie C, qui effectuent parfaitement leur travail, aux « moins gentils » fonctionnaires de catégorie B et aux « très méchants » greffiers en chef qui ne savent rien faire. Je cite un récent sondage commandité par C-Justice : « 65 % des greffiers en chef sont des incapables ». J'ignore quel institut a réalisé cette étude, mais je n'y adhère pas. En outre, je ne pense pas que le dialogue soit plus mauvais dans les services judiciaires qu'il ne l'est dans d'autres services. Il est bien entendu nécessaire d'améliorer constamment le dialogue entre les personnels des différentes catégories et leurs supérieurs hiérarchiques. Aujourd'hui, ce dialogue est surtout insuffisant avec les magistrats. Il ne faut jamais oublier que les chefs de greffe demeurent sous le contrôle des chefs de juridiction. Ils sont donc parfois quelque peu en porte-à-faux vis-à-vis du personnel des greffes. Comme l'avait déclaré Madame Lebranchu, il est nécessaire de recentrer les magistrats sur leurs fonctions : dire le droit et trancher les litiges. Ils ne sont en effet ni recrutés ni formés pour exercer des fonctions de gestion.

M. le Président - Elle avait prononcé ces mots dans un autre contexte, faisant allusion non seulement au fonctionnement des juridictions, mais aussi à toutes les tâches annexes extérieures auxquelles les magistrats sont de plus en plus confrontés.

Mme Nathalie Malka-Desanti - Si vous avez déjà reçu les représentants des magistrats, vous devez savoir qu'ils se plaignent suffisamment des fonctions annexes de gestion, parce qu'elles leur prennent le temps nécessaire à l'étude des dossiers et à l'accomplissement de leurs missions. D'un autre côté, ils tiennent fortement à ces prérogatives de gestion.

M. le Rapporteur - Je souhaiterais que les représentantes de l'USAJ développent leur position à l'égard de l'évolution des métiers de la catégorie C.

Mme Brigitte Berchère - Nous avons évoqué les difficultés que rencontraient les faisant fonction de greffiers et personnel de catégorie B. Nous estimons qu'ils représentent 55 % du personnel administratif de catégorie C, sachant que la valeur d'un sondage réalisé par une organisation syndicale au sein des juridictions est toujours relative. Il est cependant évident que la Chancellerie sous-évalue vraisemblablement le nombre de collègues faisant fonction. En revanche, je ne suis pas d'accord avec la CGT concernant les bureaux d'aide juridictionnelle. Lorsque nous tenons un secrétariat de BAJ, nous devons valider la conformité de la procédure. A mon sens, il s'agit d'un travail de faisant fonction de greffier. Nous estimons par conséquent qu'un secrétaire administratif ne détiendrait pas la compétence pour agir en tant que tel.

Mme Nathalie Malka-Desanti - Je reconnais que cette compétence lui est déléguée par défaut par les personnes qui la détiennent normalement, mais il n'est pas du ressort du secrétaire de section de juger de la conformité du dossier. Il s'agit d'un travail d'application.

Mme Lysiane Fleurot - J'ajoute que l'USAJ souhaite un seul corps d'agents de greffe. En effet, nous jugeons totalement désuète et dénuée de sens la distinction entre agent et adjoint administratif.

M. le Président - Nous avons maintenu artificiellement cette distinction.

Mme Nathalie Malka-Desanti - Ce n'est pas tout à fait exact. Les adjoints administratifs correspondent à d'anciens personnels de catégorie C, avant l'application des accords Durafour, alors que les agents administratifs actuels sont d'anciens personnels de catégorie D. Nous assistons actuellement au sein de tous les ministères à un mouvement d'intégration exceptionnelle des agents administratifs au sein du corps des adjoints administratifs. Cependant, l'Etat ne reconnaît comme échelle d'accès à la fonction publique que l'échelle 2 de la rémunération.

M. le Président - Ce sujet n'est pas spécifique au ministère de la justice.

Mme Nathalie Malka-Desanti - Non. Ce souci est généralisé à l'ensemble de la fonction publique.

M. le Président - Vous reconnaissiez que les tâches d'exécution diminuaient au fur et à mesure des améliorations techniques et de l'enrichissement des fonctions. Nous aurons de plus en plus besoin d'agents d'application. Selon vous, la catégorie B risque-t-elle d'évoluer « au détriment » de la catégorie C ?

Mme Lysiane Fleurot - Les accords Durafour prévoyaient déjà de réviser ces catégories en 1990. Cela n'a pas eu lieu. De fait, les catégories ne correspondent plus à la réalité, puisque chacun possède aujourd'hui une certaine autonomie.

M. le Président - La corvée de la photocopie disparaît.

Mme Nathalie Malka-Desanti - Elle n'a pas totalement disparu. Les tâches d'exécution diminueront, mais ne disparaîtront jamais entièrement. Le maintien des corps de catégorie C est important, car ils offrent à des personnes non diplômées un accès à la fonction publique. La dernière loi sur la résorption de l'emploi précaire prévoit à titre expérimental le recrutement dans la fonction publique hors concours à l'échelle 2. Pour le moment, il est important de préserver des corps de fonctionnaires accessibles sans diplôme, à condition qu'une formation continue conséquente soit prévue, afin de permettre aux personnes concernées d'accéder ultérieurement à des corps de catégorie supérieure.

Mme Lydie Quirié - Je précise que la proportion de 75 % des faisant fonction n'a pas été mentionnée à titre principal. La CGT se moque toujours de C-Justice, mais quand nous avions réalisé notre sondage, nous avions trouvé, il y a quatre ans, le résultat que le ministère nous a communiqué il y a trois mois, à 28 personnes près.

De même, nous tenons à la création du secrétaire administratif. Nous avons déjà exprimé le souhait d'un statut de C+, de niveau bac, correspondant à la catégorie B. Je rappelle que nous n'avons pas créé C-Justice pour exister, mais pour aider les fonctionnaires de justice. Si nous passons tous en catégorie B, C-Justice n'existera plus, mais notre objectif sera atteint.

M. le Président - J'évoquais l'évolution des métiers à long terme. Certaines tâches d'exécution demeureront.

Mme Lydie Quirié - Cela me paraît indispensable. Nous considérons que les personnes qui assurent les secrétariats particuliers doivent avoir la possibilité de passer secrétaires administratifs. Pour les personnes qui tiennent les TPE, nous réclamons un statut B technique.

Mme Nathalie Malka-Desanti - Nous le réclamons tous depuis longtemps.

Mme Lydie Quirié - Par ailleurs, nous manquons cruellement de femmes de ménage pour s'occuper de l'hygiène des services judiciaires. Nous pourrions donc créer des postes de catégorie C.

M. le Président - Il faudrait surtout entretenir les tribunaux.

Mme Lydie Quirié - Je mentionne l'hygiène basique. La prestation d'entreprises privées représente un coût élevé pour l'Etat sans pour autant régler le problème.

M. le Président - Si nous étions soumis aux mêmes règles d'hygiène et de sécurité qu'une entreprise privée, nous serions obligés d'arrêter notre activité. Les comités d'hygiène et de sécurité fonctionnent néanmoins et les visites médicales se déroulent.

Mme Lydie Quirié - Il faudrait accorder un réel pouvoir aux représentants des comités d'hygiène et de sécurité.

M. le Président - Vous soulevez une question de modernisation. Un programme a été défini à ce sujet. Je m'abstiendrai d'évoquer la situation des services pénitentiaires.

Mme Nathalie Malka-Desanti - Je reconnais que certains agents travaillent parfois dans des conditions difficilement acceptables, mais j'estime qu'il est préférable de travailler dans un bureau des services judiciaires plutôt que dans les usines de Plasto.

Mme Lydie Quirié - Je ne suis pas d'accord. Le comité d'hygiène et de sécurité d'une entreprise privée peut contribuer à la fermeture d'une usine, tandis qu'il est impossible de faire fermer des tribunaux.

Mme Nathalie Malka-Desanti - Il est évident qu'il reste à accomplir un travail important en matière d'hygiène et de sécurité au sein de nos services. Les comités d'hygiène et de sécurité ont été très récemment mis en place, fonctionnent mal, mais la situation ne peut que s'améliorer. Le livre blanc sur le dialogue social dans la fonction publique de l'Etat récemment rédigé par Monsieur Fournier évoque ainsi la question du fonctionnement des structures non paritaires en matière d'hygiène et de sécurité.

M. le Rapporteur - Je vous pose une dernière question. Vous avez mentionné le problème du statut dérogatoire pour les personnels de catégorie C. Je voudrais savoir si vous adoptez tous la même vision, c'est-à-dire si vous souhaitez un statut dérogatoire pour l'ensemble des personnels des greffes englobant les catégories C, B et A ou bien si vous exprimez des points de vue différents, sachant que vous avez tous reconnu que l'évolution des agents techniques rendait inévitable l'évolution des fonctions des personnels de catégorie C ?

Mme Lydie Quirié - Nous voulons faire évoluer notre statut et notre carrière. Si notre niveau de formation était reconnu comme étant équivalent au niveau bac, comme nous le demandons, nous passerions en catégorie B. Cependant, si les fonctionnaires de catégorie C des services judiciaires acquéraient le statut B, il en irait logiquement de même pour tous les autres fonctionnaires de la fonction publique de catégorie C. Nous sommes réalistes, nous savons que la fonction publique ne disposerait pas du budget suffisant. Nous évoquons donc la possibilité d'obtenir un statut dérogatoire permettant d'offrir une perspective d'évolution à notre carrière.

Mme Nathalie Malka-Desanti - La CGT est farouchement opposée à l'instauration d'un statut dérogatoire. Nous tenons fermement à demeurer dans le cadre d'un statut interministériel, pour une raison extrêmement évidente : ce statut est beaucoup plus protecteur qu'un statut dérogatoire.

Mme Brigitte Berchère - Nous plaidons depuis de nombreuses années pour un statut dérogatoire. Néanmoins, si l'évolution des métiers devait passer par un statut interministériel très évolutif, nous y serions favorables.

Mme Nathalie Malka-Desanti - Je précise que l'absence de revendication d'un statut dérogatoire pour les services judiciaires fait partie de nos revendications générales pour l'ensemble de la fonction publique.

Mme Lydie Quirié - Je rappelle que le statut des greffiers en chef a évolué sans qu'il leur soit demandé un diplôme et des compétences supplémentaires. Ils effectuent le même travail qu'auparavant. Il serait donc injuste d'exiger un diplôme ou des compétences supplémentaires aux personnels de catégorie C pour justifier une évolution de leur statut.

M. le Président - Il faut aussi prendre en compte la revalorisation d'autres métiers. Il s'agit d'une question d'harmonisation autrement complexe. Quoi qu'il en soit, il me semble qu'il faut maintenir le niveau de recrutement existant. Il ne faut pas non plus confondre le niveau de recrutement et les possibilités de promotion sociale offertes aux personnels de catégorie C. Chacun doit cependant accomplir des efforts en conséquence.

Mme Nathalie Malka-Desanti - Certains greffiers en chef ont commencé en tant qu'agents de catégorie B.

Mme Lydie Quirié - Je le sais. Nous sommes favorables à l'évolution de carrière. En revanche, nous sommes opposés à la suppression de la possibilité du passage au choix de la catégorie C à la catégorie B. Ce sujet a été évoqué dernièrement lors de certaines réunions ministérielles.

Mme Nathalie Malka-Desanti - Le passage ne s'effectue pas de la catégorie C à la catégorie B, mais d'un métier de la catégorie C à celui de greffier. Je précise que le passage de la fonction d'adjoint administratif à celle de greffier nécessite désormais un examen professionnel spécifique. Cet aspect est lié au problème du CII, qui est un corps fermé.

M. le Président - Nous vous remercions de ce dialogue.

Mme Lydie Quirié - J'ai omis d'aborder un point essentiel. Nous avons toujours été favorables au maintien de l'encadrement par les magistrats et greffiers en chef.

M. le Président - Bien. Merci.

Audition de Mme Anne WYVEKENS ,
chercheur au CNRS ,
directeur du département recherche,
de l'Institut des Hautes Etudes de la Sécurité intérieure (IHESI)

(15 mai 2002)

Présidence de M. Jean-Jacques Hyest, président

M. Jean-Jacques Hyest, président - Notre matinée est consacrée à la justice de proximité. Madame Wyvekens, vous êtes l'auteur d'un ouvrage consacré à la justice de proximité en Europe. Pouvez-vous nous résumer vos travaux ?

Mme Anne Wyvekens - J'ai dirigé avec Jacques Faget l'ouvrage intitulé « La justice de proximité en Europe - Pratiques et enjeux ». Avant de parler de l'Europe, je voudrais vous parler de la France. La justice de proximité est une expression très française, qui est apparemment consensuelle et qui est très utilisée Pourtant, son contenu est mal défini ou est en tout cas pluriel. Aussi voudrais-je commencer mon intervention par un rappel historique.

Initialement, en France, la justice de proximité se situe dans le champ de la justice pénale. Elle est liée à la problématique des quartiers hors-droit, c'est-à-dire des zones urbaines défavorisées. Les figures emblématiques de la justice de proximité sont au départ les maisons de justice et du droit, qui ont été présentées comme des îlots de droit dans des océans de non-droit. Le non-droit était devenu inquiétant et la maison de justice a été d'abord une installation immobilière qui devait physiquement figurer la justice dans ces quartiers hors-droit.

Le contenu initial de ces maisons de justice est ce qu'on a appelé la « troisième voie », c'est-à-dire une nouvelle forme de réponse judiciaire venant s'ajouter à la poursuite pénale et au classement sans suite pur et simple. Il s'agissait de traiter par des procédures inspirées de la médiation des faits de petite et moyenne délinquance que la justice pénale avait tendance à laisser de côté pour des raisons de faible gravité et d'engorgement. La poursuite pénale était considérée comme inadaptée (trop lourde, trop tardive), mais il n'était plus possible non plus de continuer à classer massivement ces petites infractions qui contribuaient à l'accroissement du sentiment d'insécurité.

Le contenu des maisons de justice a rapidement revêtu également une dimension de partenariat et de rencontre des acteurs locaux autour des questions de sécurité. Le partenariat avait commencé à se développer avec les conseils communaux de prévention de la délinquance (CCPD) ; il se poursuit aujourd'hui avec les contrats locaux de sécurité. Dans le cadre des maisons de justice de première génération, le partenariat est initié et piloté par la justice, à la différence des CCPD par exemple.

La naissance de la justice de proximité s'explique par deux facteurs liés au contexte :

- la question de l'insécurité des zones urbaines défavorisées ;

- la question plus générale de l'inadaptation de la justice à la complexification de la vie en société et à l'augmentation de la demande de justice.

La justice de proximité est donc un angle intéressant pour aborder la question plus large de l'évolution de la justice, à travers notamment l'évolution des métiers de justice.

Pour décrire cette justice de proximité initiale, nous avons parlé de proximité humaine, de proximité géographique et de proximité temporelle. Les procédures sont inspirées de la médiation et tentent d'instaurer une justice plus proche des gens et plus humaine. La proximité géographique est assurée par l'implantation dans les quartiers. Enfin, les maisons de justice et la troisième voie se sont rapidement trouvées connectées à une innovation plus strictement judiciaire, le traitement en temps réel des affaires pénales, dans un but d'accélération de la réponse pénale.

Par la suite, la justice de proximité a évolué vers quelque chose de plus civil, autour de la notion d'accès au droit. Cette évolution va dans le même sens que le mouvement plus général de modernisation des services publics et de leur rapprochement par rapport à la population. Les maisons de justice plus récentes, celles qui ont été créées à la fin des années 90, voient leur dimension pénale réduite. Les citoyens peuvent y trouver de l'information juridique, rencontrer un huissier ou un notaire ou monter des dossiers d'aide juridictionnelle. Ces maisons ressemblent davantage aux maisons des services publics qui se multiplient un peu partout en France.

Parallèlement, la troisième voie née dans les maisons de justice (classement sous condition, recours à la médiation pénale) continue à se développer mais elle se pratique de plus en plus souvent dans les palais de justice, pour des raisons de moyens ou d'implantation dans les villes. Les communes n'ont en effet pas toutes envie de s'offrir une maison de justice, dont le financement leur incombe en partie. Les raisons de cette évolution sont également internes à la justice. Si certains magistrats sont des militants de la « justice en ville », nombreux sont ceux qui restent réticents à « sortir des palais de justice ». Dans les maisons de justice de création récente, la médiation pénale ne se pratique que de façon marginale (une demi-journée par semaine en général).

Enfin, la justice de proximité a refait son apparition dans le programme du candidat Jacques Chirac sous une forme qui paraît plus sécuritaire ou pénale, mais dont les modalités n'ont pas encore été précisées.

Outre la France, l'ouvrage porte sur les Pays-Bas, la Suisse, le Royaume-Uni et la Belgique.

Les différentes pratiques européennes ont été confrontées à partir d'une présentation de la justice de proximité française. Il y a d'une certaine façon deux catégories de pays.

Certains d'entre eux -les Pays-Bas, la Belgique- se sont explicitement inspirés de la France. La justice de proximité répond alors à la volonté de changer la justice en raison des questions de sécurité et de l'inadaptation de l'institution judiciaire à l'évolution de la société.

Aux Pays-Bas, le programme « Justitie in de Buurt » (« justice dans les quartiers ») ressemble à la justice de proximité pénale française des débuts mais il est resté centré sur le pénal et reste un dispositif d'exception. Le principe est de se limiter aux quartiers qui en ont vraiment besoin. La justice de proximité française a débuté de cette façon et s'est ensuite demandé si elle devait être généralisée.

En Belgique, sous un intitulé identique, on trouve un contenu assez différent : les « maisons de justice » procèdent d'une logique de centralisation. Elles rassemblent les personnels para-judiciaires (les assistants de médiation, les personnes s'occupant de contrôle judiciaire, tous les travailleurs sociaux travaillant dans le cadre judiciaire). Il existe une maison de justice par arrondissement judiciaire. Les choses sont donc calquées sur le dispositif administratif existant. Cela n'a rien à voir avec les quartiers. Ces maisons sont considérées comme une manière de coordonner, voire de contrôler les travailleurs du para-judiciaire. La problématique de la réponse locale au sentiment d'insécurité est également traitée, mais la politique mise en oeuvre est pilotée par le ministère de l'intérieur et non par la justice, qui n'a pas le rôle moteur qu'elle a eu en France.

Dans une deuxième catégorie de pays -la Suisse, le Royaume-Uni- la justice de proximité n'existe pas de façon volontariste comme une création visant à pallier des insuffisances. Il s'agit en fait de pays où la proximité « naturelle » est plus grande.

La Suisse est un petit pays fédéral et très décentralisé. Tout est proche des populations. La justice de proximité se résume alors à la médiation et à l'apparition des nouveaux métiers.

Au Royaume-Uni, la proximité renvoie à la notion de « communauté », qui n'existe pas du tout en France. Le chercheur anglais qui a collaboré à l'ouvrage est un fin connaisseur du système français. Sa contribution est intéressante. Partant de la réalité socio-politique du Royaume-Uni où la notion de communauté est importante, il a posé des questions différentes de celles que nous proposions. Il se demande notamment si la justice de proximité n'est pas une façon managériale de gérer les carences fonctionnelles de la justice. Il a traité la notion de la sécurité comme marchandise, avec les risques que cela peut entraîner.

L'enseignement tiré de cette confrontation est la question du lien entre la justice de proximité, qui peut apparaître comme un objet un peu exotique, et la justice en général, qu'on ne peut pas séparer de la justice de proximité.

Je voudrais insister sur deux questions.

La première est celle de l'extension du filet pénal. Certains chercheurs affirment que la justice de proximité n'est qu'une façon déguisée d'étendre l'emprise de la justice pénale sous des dehors de justice douce. Personnellement, le propos me paraît exagérément dénonciateur mais il permet de poser des questions sur les effets non souhaités ou pervers de la justice de proximité. En termes de métiers, se pose ainsi la question du déplacement des pouvoirs judiciaires vers le parquet et donc vers la police. Cette question est notamment soulignée par les auteurs belges.

Il faut également se poser la question des nouveaux acteurs internes à la justice que sont les délégués du procureur. Quels sont leurs compétences, leur formation, leurs liens avec le parquet ? Les médiateurs sont également de nouveaux acteurs. Ils restent rattachés à leur institution sociale ou à leur association d'origine. Il s'agit alors de médiation déléguée. Comment se passe le travail des magistrats avec ces professionnels de la médiation ? Qui instrumentalise qui ? Comment la logique des uns influe-t-elle sur la logique des autres ? Qu'est-ce que cela change dans le travail des magistrats ?

La deuxième question est celle du lien de la justice de proximité avec un changement plus global de la fonction de justice. Selon moi, l'idée importante dans la partie pénale de la justice de proximité est celle de la diversification des pratiques. L'institution judiciaire s'est renouvelée dans ses réponses. La troisième voie est quelque chose de nouveau, elle s'est peu à peu intégrée dans le système existant. Sur le terrain, les magistrats pénaux se demandent souvent si la troisième voie n'est pas devenue une justice de luxe, contrairement à ce qu'on a toujours prétendu. Ne passe-t-on pas un temps important pour cette justice ? La justice correctionnelle n'est-elle pas devenue le parent pauvre ?

M. le Président - Vous pensez à la comparution immédiate ?

Mme Anne Wyvekens - Oui, tout à fait.

Sur le plan des métiers, la justice de proximité pose la question du changement dans l'institution judiciaire. Les magistrats constituent un corps relativement conservateur. Certains magistrats font, au contraire, preuve d'un militantisme dans le changement. Comment promouvoir et accompagner le changement dans l'institution judiciaire ?

Une autre question est liée au développement des partenariats. La justice de proximité n'est pas seulement une modification de la réponse judiciaire. Elle correspond à l'insertion des magistrats dans la ville. Les magistrats du parquet ont été les premiers à le faire. Les magistrats du siège y sont pour la plupart extrêmement réticents. Le fait de n'être plus uniquement à l'audience mais de participer à des instances collégiales qui se sont multipliées change la profession de magistrat mais l'indépendance des magistrats est-elle forcément mise en péril par la confrontation avec la ville ? Cela renvoie à la question d'une vision individuelle, qui est la vision classique de l'institution judiciaire, et d'une vision plus collective, qui s'impose de plus en plus. Il faut trouver un équilibre entre le juridictionnel au sens pur du terme, qui nécessite toujours les garanties et la protection des droits individuels, et une vision plus globale sur laquelle l'intervention juridictionnelle ne peut pas faire l'impasse.

M. le Président - Le système britannique est tout à fait surprenant pour les Français, car des magistrats bénévoles y prennent des décisions. Les procédures sont extrêmement simplifiées mais le système a l'air de fonctionner. La loi Méhaignerie exprimait la volonté du législateur de prévoir des magistrats non professionnels exerçant à titre temporaire. La Chancellerie n'a pratiquement pas mis en place ces magistrats à titre temporaire. Au lieu de recourir à la conciliation et à la médiation, la justice de proximité pourrait s'appuyer sur des personnes de la société civile.

La justice en Grande-Bretagne a-t-elle une efficacité réelle ou ne permet-elle pas d'éviter la récidive de la petite délinquance ? Aux Pays-Bas, il existe en matière de délinquance des mineurs des programmes de réparation placés sous l'autorité de la police ou éventuellement sous la surveillance générale du parquet.

Mme Anne Wyvekens - En Grande-Bretagne, l'institution fonctionne. Je ne la connais pas de l'intérieur. Il existe là-bas une série de procédures comparables au classement sous condition français. Elles sont davantage mises en oeuvre par la police que par le procureur. En France, le procureur a une place particulière. La question du rapport entre magistrats du parquet et police est importante actuellement. Le traitement en temps réel a permis de resserrer les liens entre parquet et police. Les détracteurs du traitement en temps réel considéraient que ce dispositif permettait une mainmise de la police sur la procédure en donnant la possibilité aux policiers de manipuler les substituts, le contact étant devenu téléphonique et non écrit. Selon moi, dans les parquets qui fonctionnent bien, lorsque les magistrats connaissent bien les policiers, cela a été au contraire une façon de recadrer les choses. Dans le nouveau programme de justice de proximité, le mot de juge de paix a à nouveau été prononcé.

M. le Président - Le juge de paix est un peu idéalisé. Dans ma région, il y avait un juge de paix. Tout le monde s'en souvient et tout le monde s'est félicité de sa disparition. Il s'agissait de justice civile. Aujourd'hui, la justice civile est occupée essentiellement par la justice familiale et un peu par les problèmes de loyers. Les litiges de voisinage qui occupaient en grande partie les juges de paix ne constituent pas la part la plus importante dans notre société urbaine actuelle. Dans une société rurale, ces litiges étaient plus importants en nombre et en importance sociale.

M. Christian Cointat, rapporteur - J'ai beaucoup de sympathie pour nos amis anglais mais je ne suis pas certain que le modèle anglais soit facilement exportable en France. Un humoriste britannique disait : « Lorsque vous traitez avec un Anglais, la seule chose dont vous pouvez être sûr est que la solution logique ne sera jamais retenue ». Or cela n'est pas tout à fait compatible avec l'approche française.

Vous avez évoqué des exemples d'autres pays d'Europe. J'aurais aimé que vous nous disiez s'il existait dans l'un ou l'autre de ces pays une pratique qui pourrait être exportée en France. Dans vos propos, je n'ai rien vu qui pourrait nous aider. Dans les autres pays de l'Union européenne, on considère, peut-être à tort, que la justice fonctionne mieux qu'en France. Si la justice fonctionne mieux ailleurs, peut-être pourrions-nous nous inspirer de certaines pratiques.

Ma deuxième question est davantage centrée sur la France. Compte tenu des réticences du siège face à l'évolution actuelle de la justice de proximité, au comportement du parquet et aux relations avec la police, ne pourrait-on pas s'orienter à terme vers une justice à deux facettes ? Ne pourrait-on pas tenter de focaliser la justice sur le procès et de développer la médiation et la conciliation para-judiciaires dans l'espace hors tribunal ? Cela permettrait de clarifier les choses, de conserver à la justice toute sa solennité à l'intérieur du tribunal, et d'en faire un dernier recours. Il faudrait alors ouvrir la pré-justice dans la ville avec des maisons de justice et du droit.

Les autres questions que je voudrais vous poser sont purement techniques. Elles ont trait aux problèmes des médiateurs et des délégués du procureur. Comment faudrait-il les recruter, les former et les contrôler pour être certain que la justice ne soit pas différente d'une ville à une autre ?

Mme Anne Wyvekens - J'ai peur de vous décevoir sur la première question. Le titre de l'ouvrage est peut-être alléchant mais la démarche que nous avons initiée est à l'inverse de celle de la question que vous posez : M. Jacques Faget et moi avons présenté la justice de proximité française et les autres intervenants se sont calqués sur les questions que nous leur posions. S'il fallait trouver un modèle ailleurs, je ne dis pas que j'irais au Royaume-Uni mais, selon moi, le cas du Royaume-Uni est le plus intéressant en termes d'idées, de questions à se poser. Ce cas est en effet le plus différent du nôtre. Je travaille par ailleurs sur les systèmes de police de proximité aux Etats-Unis et sur les politiques locales de sécurité en France. La question de la communauté, au sens des citoyens, me préoccupe beaucoup. Comment impliquer les usagers, les résidents, les habitants, la population dans ces politiques ? En France, le rapport avec les populations est le grand absent.

M. le Rapporteur - Vous ne parlez pas de communauté ethnique. Le président du Sénat a rappelé que la France n'était pas une fédération de communautés mais une nation. Le mot « communauté » est dangereux. Il faut donc bien préciser ce que l'on entend par là.

Mme Anne Wyvekens - Vous avez tout à fait raison. Dans le monde anglo-saxon, ce terme ne fait pas référence à la communauté ethnique. Il est beaucoup plus général ; il désigne n'importe quel groupe. La communauté est un ensemble de personnes qui ont entre elles un lien quelconque.

Les pays anglo-saxons ont une façon de prendre davantage les gens en considération. Je ne sais pas s'il faut instituer des conseils de réprimande, comme cela a été fait dans certaines villes, mais sans doute faut-il davantage compter sur la force que peut représenter un groupe ou une « communauté ». Il ne faut pas toujours mettre les gens en situation d'élèves. Ma réponse est très générale et n'est pas du tout technique. Les Pays-Bas ont également davantage le souci du quartier et du groupe. Ils sont plus anglo-saxons que nous. Voilà ce qui me paraît intéressant dans la confrontation avec les expériences étrangères.

M. le Président - Je suis frappé par le phénomène de la pénalisation. Naguère, tout ce qui se passait dans un lycée ou dans une école était de nature disciplinaire. Les rixes entre élèves existaient mais n'allaient jamais au pénal. Aujourd'hui, les bagarres ont tendance à aller au pénal car il n'y a plus de disciplinaire fort. La communauté éducative ne trouve pas de réponse et les problèmes remontent au judiciaire. Comme le judiciaire a beaucoup à faire, il n'y a plus de réponse.

Dans les communes où tout le monde se connaissait, les gens trouvaient des solutions et les problèmes ne remontaient pas au pénal. Lorsque des jeunes cassaient la salle communale, on ne se demandait pas s'il fallait saisir le juge des enfants. Les parents payaient et personne ne portait plainte. Lorsque des jeunes mettaient le feu aux champs après la moisson, il n'y avait jamais de procédure. La société actuelle demande des réponses judiciaires. Or, plus on demande de réponses judiciaires, moins il y en a, car la justice n'est pas en mesure de les apporter.

Mme Anne Wyvekens - J'ai peut-être une vision très optimiste de la situation. L'exemple des écoles est particulièrement intéressant. Les écoles ont eu énormément recours au judiciaire car les proviseurs et les principaux étaient dépassés. Le recours massif au judiciaire, dans un premier temps, pouvait être considéré comme inquiétant. Je me demande dans quelle mesure cela n'a pas été un mal pour un bien possible. Les situations se sont dégradées rapidement. Cela a créé une crise et un appel vers la justice pénale. Lorsque des partenariats entre la justice, la police et l'Education nationale se mettent en place et fonctionnent bien, ils permettent au bout d'un moment que les autorités scolaires reprennent confiance en elles et réinvestissent l'autorité disciplinaire qu'elles avaient perdue.

Vous évoquiez l'idée d'un traitement plus en amont pour des affaires de moindre importance. A condition qu'il n'y ait pas matière à discussion sur la culpabilité, il y aurait en effet peut-être quelque chose à imaginer, notamment en utilisant les ressources de la communauté. Je trouve que les dispositifs de réparation pénale pour les mineurs sont très intéressants, et insuffisamment répandus. Le fait de réparer quelque chose, soit symboliquement soit matériellement, en effectuant un travail est intéressant et pourrait permettre de faire glisser une partie des questions à traiter en dehors du système juridictionnel.

Le problème de la justice ne se résume pas à une question de moyens. Il ne s'agit pas de dire : « il y a trop d'affaires, mettons plus de juges ». La question n'est plus là depuis longtemps.

M. le Rapporteur - Comment envisagez-vous la formation, le contrôle, le suivi et le recrutement des médiateurs et des conciliateurs ? Par ailleurs, la multitude d'agences qui s'ouvrent (antennes de justice, boutiques du droit, points d'accès au droit) ne risque-t-elle pas de faire un peu désordre et de faire double emploi avec les maisons de justice et du droit ? Ne faudrait-il pas mettre en place une coordination pour gagner en efficacité ?

Mme Anne Wyvekens - Selon moi, il faut distinguer le traitement pénal des petites infractions et l'accès au droit. L'accès au droit a un rapport avec la justice mais n'est pas la justice. Il est important de donner à la population l'accès à l'information juridique. Le droit devrait d'abord être enseigné dans les écoles. Je ne comprends pas pourquoi un minimum de cours de droit n'est pas prévu dans les programmes scolaires, même s'il est certain que, lorsqu'on est confronté à un vrai problème juridique, ce qu'on apprend dans les écoles n'est pas suffisant.

Mettre les deux activités au même endroit entretient selon moi une certaine confusion. J'ai relu récemment un entretien que j'ai réalisé dans une maison de justice. Le greffier disait : « quand on parle aux gens de la maison de justice, on ne leur dit pas que dans ce lieu on prend des décisions qui se rapprochent du pénal, parce qu'on ne veut pas les effaroucher ». Je pense qu'il faut assumer ce qu'on est. On ne peut pas à la fois vouloir éclairer les gens et les informer de cette façon-là. Il ne faut pas créer la confusion.

M. le Président - Un certain nombre de magistrats disent que tout ce qui relève du pénal doit se passer dans le tribunal. Ils pensent que la maison de justice est un lieu d'accès au droit qui peut permettre aux personnes de présenter leur dossier d'aide juridictionnelle ou de faire de la conciliation civile mais que tout ce qui relève du pénal doit revenir au palais de justice.

Mme Anne Wyvekens - C'est ce qui est en train de se passer, me semble-t-il, encore que je ne sache pas comment ont évolué les maisons de justice de Lyon ou de Pontoise, qui ont été des lieux de développement systématique, massif, de la troisième voie. Dans les maisons de justice actuelles en tout cas, je l'ai dit, la médiation n'a plus qu'une place marginale.

Cette question est importante. Le détour par les maisons de justice a été nécessaire. Pour créer quelque chose de nouveau, il est souvent plus facile de sortir de l'institution. Après, l'innovation rentre dans l'institution et l'enrichit. Les expérimentations au gré de l'imagination des procureurs constituent une grande richesse. Arrive ensuite un moment où il faut recadrer les choses et établir une doctrine, même si cela est extrêmement difficile. La diversification de l'intervention judiciaire, la troisième voie, peut effectivement se dérouler dans les palais de justice.

La problématique des maisons de justice pose une autre question qui n'est pas réglée : celle de la carte judiciaire. En effet, jusqu'à un certain point, les maisons de justice ont été utilisées pour faire évoluer la carte judiciaire. A Pontoise, par exemple, le tribunal est installé dans un endroit regroupant quatre ou cinq charmantes villas. Or la population est concentrée à Cergy-Pontoise, où on a installé une maison de justice.

M. le Président - C'est la question de l'adaptation des structures.

Mme Anne Wyvekens - Cette question soulève des enjeux très importants.

M. le Président - Pour les parquets, les procédures pré-contentieuses en matière pénale ne constituent pas une alternative au jugement mais au classement.

Madame Wyvekens, je vous remercie.

Audition de M. Jean-Marie GONDRÉ ,
administrateur de l'Association nationale des conciliateurs de justice

(15 mai 2002)

Présidence de M. Jean-Jacques Hyest, président

M. Jean-Jacques Hyest, président - Nous nous intéressons à l'évolution des métiers de la justice. Pouvez-vous nous présenter l'évolution de la conciliation ? Nous aimerions connaître vos difficultés et la teneur de vos relations avec les magistrats.

M. Jean-Marie Gondré - La conciliation judiciaire, c'est-à-dire la conciliation que pratiquent les conciliateurs de justice, est un des modes alternatifs de règlement des litiges aux côtés de l'arbitrage, de la transaction et du vaste domaine de la médiation.

Dans l'esprit du public, les notions de conciliation et de médiation sont extrêmement voisines et vont même parfois jusqu'à se confondre. Dans la pratique, les deux fonctions ne se confondent pas. La conciliation est toujours liée à l'existence d'un conflit, alors que la médiation ne nécessite pas l'existence d'un conflit ouvert. La conciliation peut parfois être obligatoire. La médiation généralement ne l'est pas. La conciliation est strictement régie par des textes encadrants alors que la médiation, mises à part quelques exceptions comme la médiation pénale ou la médiation du médiateur de la République, n'est pas précisément définie. Il existe un statut du conciliateur, alors qu'il n'existe pas de statut de la médiation. Pour illustrer la floraison des fonctions de médiation, on peut évoquer les agents locaux de médiation sociale ou les médiateurs de la GMF, de la MAIF ou de la SNCF. En outre, les conciliateurs de justice exercent une fonction strictement bénévole, alors qu'en règle générale, les médiateurs sont rétribués.

Examinons le champ propre de la conciliation judiciaire. Le texte fondateur est le décret du 20 mars 1978 modifié par les décrets du 22 juillet et du 13 décembre 1996 et par celui du 28 décembre 1998. Deux circulaires sont importantes : celle du 16 mars 1993 et celle du 1 er août 1997.

Quelles sont les compétences territoriales et les compétences d'attribution des conciliateurs de justice ? La compétence territoriale du conciliateur se limite au canton ou aux différents cantons qui lui ont été assignés lors de sa nomination. Au moins l'une des parties au litige doit donc être domiciliée dans ce canton ou l'objet du litige doit y être situé. La mission du conciliateur est de régler à l'amiable des litiges entre des particuliers. L'acception du terme « particuliers » est très générale : il peut s'agir d'individus, d'entreprises voire de sociétés. Les litiges doivent porter sur des droits dont les intéressés ont la libre disposition. Ainsi sont exclus du champ de compétences du conciliateur de justice tous les litiges relatifs à l'état des personnes, au droit de la famille (divorce, pension alimentaire, etc), au droit pénal ou au droit public ou les litiges entre des particuliers et l'administration. Le « fonds de commerce » habituel des conciliateurs de justice est constitué des troubles de voisinage, des problèmes locatifs ou de copropriété, des problèmes de limites de propriété, des problèmes de plantation par rapport à ces limites, des problèmes de malfaçons ou d'impayés. Le champ est assez vaste et recouvre tous les problèmes quotidiens et de voisinage de nos concitoyens.

Quelles sont les conditions de recrutement ? Le conciliateur de justice doit être majeur. Il doit jouir de ses droits civiques et politiques et n'être investi d'aucun mandat électif dans le ressort de la cour d'appel d'exercice. Il ne doit pas exercer d'activité judiciaire, ce qui exclut donc les avocats, les huissiers, les greffiers, les conseillers conjugaux, les juges consulaires, etc. Il doit justifier d'une expérience d'au moins trois ans en matière juridique et attester d'une compétence et d'une activité qui le qualifient pour l'exercice de ses fonctions.

Le conciliateur de justice est nommé par ordonnance du premier président de la cour d'appel, sur proposition du juge d'instance et après avis du procureur général. Il est nommé pour une période d'un an, renouvelable par période de deux ans. Il ne peut exercer qu'après prestation de serment devant la cour d'appel. L'activité est donc encadrée de façon assez rigoureuse.

Les lieux d'exercice de la fonction de conciliateur peuvent être multiples. En règle générale, il s'agit d'un local de la mairie du chef-lieu de canton ou de la maison de justice et du droit, lorsqu'elle existe. Cette fonction s'exerce également dans l'enceinte du tribunal d'instance lors d'une audience de ce tribunal. Cette dernière façon de procéder est relativement nouvelle.

La saisine du conciliateur s'effectue sans formalisme aucun et par tous les moyens (visite, lettre, téléphone) ou sur saisine par délégation du juge d'instance. Pour la procédure, la présence physique des parties est obligatoire. Les parties ne peuvent donc pas se faire représenter par un avocat ou par une autre personne. En revanche, elles peuvent se faire assister de la personne de leur choix.

Le débat est contradictoire. L'objectif est la recherche d'un compromis équitable pour les deux parties. A la suite des entretiens, lorsque l'accord est obtenu, un constat d'accord peut être établi. Lorsque ce constat est établi, il est possible de demander au juge d'instance de donner force exécutoire à cet accord.

Quelle est la place de la conciliation en France ? Il y a actuellement environ 1 800 conciliateurs. Nombre de cantons ne sont donc pas pourvus. Plusieurs cantons sont souvent gérés par un même conciliateur. Plusieurs départements n'ont pas de conciliateur ou en comptent deux ou trois.

M. le Président - Cela dépend de la taille des cantons. Dans mon département, un conciliateur s'occupe de deux cantons mais ce territoire ne représente que 20.000 habitants.

M. Jean-Marie Gondré - Oui, mais la situation est extrêmement contrastée d'un point du territoire à l'autre. Les informations que je vais vous donner sont extraites des Chiffres clés de la justice publié en octobre 2001. Au cours de l'année 2000, les conciliateurs ont été saisis de 106 900 affaires. 50 200 ont été conciliées. Le taux de conciliation est donc de 47 %. Effectuons une comparaison rapide et certainement sommaire. Durant cette même année, les tribunaux d'instance ont traité 489 000 affaires, dont 127 500 relatives aux droits des personnes et 262 500 relatives aux droits des contrats, ce qui représente 390 000 affaires dans un domaine qui est aussi celui de la conciliation. Les conciliateurs traitent donc un quart des dossiers de même nature traités par les tribunaux d'instance, ces dossiers représentant 80 % de leur activité.

Comment est perçue la conciliation dans l'opinion publique ? Je voudrais citer les résultats d'une enquête de l'institut CSA (Conseils, sondages et analyses) effectuée pour le compte du ministère de la justice au mois d'octobre 1999. 66 % des personnes interrogées n'avaient jamais entendu parler des conciliateurs ou de la conciliation judiciaire. Parmi les personnes qui en connaissaient l'existence, 26 % ignoraient en quoi elle consistait. Bien que peu connue, elle fait l'objet, auprès de ceux qui y ont eu recours, d'une satisfaction quasi-générale. Les professionnels, et notamment des avocats, expriment néanmoins une certaine réserve.

M. Christian Cointat, rapporteur -  Comment voyez-vous l'avenir de la conciliation ? Vous nous avez dit que presque la moitié des affaires soumises à conciliation aboutissaient à un résultat heureux. Comment augmenter ce chiffre, qui est encourageant mais qui est encore relativement faible ?

M. le Président - La comparaison entre les conciliations et les décisions des tribunaux d'instance est intéressante. Ceci dit, un certain nombre de litiges traités par les tribunaux d'instance ne peuvent pas être traités par les conciliateurs.

M. Jean-Marie Gondré - J'ai la chance de travailler dans trois cadres différents en tant que conciliateur. En premier lieu, je suis un conciliateur traditionnel. A ce titre, je travaille essentiellement dans les locaux communaux. Je suis également conciliateur à la maison de justice et du droit de Joué-lès-Tours. Enfin, je participe aux audiences du tribunal d'instance de Tours. J'ai pu me rendre compte que presque tous les litiges qui arrivaient devant le tribunal d'instance pourraient relever de la compétence des conciliateurs. J'exclus les litiges complexes ou qui mettent en jeu d'importants intérêts financiers et qui relèvent naturellement de la compétence des tribunaux.

Peut-être me demanderez-vous pourquoi les conciliateurs ne sont pas davantage saisis. La première raison me semble être liée à la méconnaissance de cette fonction dans l'opinion publique. En outre, la floraison d'activités intermédiaires, aux fonctions mal définies et dont les conditions de recrutement ont souvent été laissées à l'initiative locale, a sans doute contribué à brouiller les messages.

Le pourcentage de 47 % est le ratio entre les saisines du conciliateur et les conciliations abouties. Il faut effectuer un premier tri parmi les saisines. Nombre de personnes se présentent au conciliateur pour demander un renseignement ou lorsqu'elles ont un litige avec une administration ou une commune. Dans mes statistiques personnelles, j'élimine ces saisines qui ne sont pas des saisines de conciliation. Mon taux de conciliation se situe entre 70 et 75 % et mes collègues parviennent à des résultats comparables.

M. le Rapporteur -  Comment faire pour que le tribunal d'instance ne se penche que sur les affaires qui n'ont pu être conciliées et voit ainsi sa charge de travail considérablement allégée par une pré-judiciarisation des affaires davantage fondée sur la conciliation ? Par ailleurs, cette évolution ne devrait-elle pas être assortie de l'obligation de transformer le conciliateur en métier ?

M. Jean-Marie Gondré - Votre préoccupation est un peu différente. Vous souhaitez alléger la charge de travail des tribunaux. Pour l'instant, la conciliation n'est pas principalement faite pour cela. Elle vise à faciliter le règlement des litiges qui empoisonnent la vie des Français et qui, de leur point de vue même, ne justifieraient pas la saisine d'un tribunal. Ceux qui connaissent l'existence de la conciliation y ont recours. Certains sont même des habitués de la conciliation, ce qui n'est pas sans créer des effets pervers d'ailleurs.

En revanche, je reste persuadé qu'il faut faire un très gros effort de communication et d'information pour mieux faire connaître la conciliation de justice. Quant à la question de transformer le conciliateur en métier, voire en « juge de proximité », c'est une option qui mérite d'être évoquée.

M. le Rapporteur - Les maires se servent de cet instrument. Lorsqu'ils assistent à un litige entre administrés, ils les envoient à la conciliation.

M. Jean-Marie Gondré - Vous avez raison : les principaux « fournisseurs » de la conciliation sont les maires et les gendarmes. En revanche, les tribunaux d'instance n'orientent pas les plaignants toujours systématiquement vers la conciliation, même s'il existe des exceptions comme les tribunaux d'instance de Paris ou de Tours. Le tribunal de Paris a été l'un des tout premiers à se lancer activement dans une politique de coopération avec les conciliateurs. Lors de l'accueil au greffe, les parties qui viennent soumettre leurs problèmes se voient remettre un document leur recommandant fortement de commencer par prendre contact avec le conciliateur. Mais il ne faut pas oublier que nos concitoyens ont l'habitude, lorsqu'ils se présentent devant un tribunal, de se faire assister par un avocat. Dans de très nombreux cas, à l'exception notable des affaires introduites par déclaration au greffe, un avocat est présent. A partir de ce moment-là, la cause est très souvent perdue pour la conciliation. Dans la conciliation, la présence physique des parties est obligatoire. A partir du moment où un avocat a reçu mandat, il entend représenter, voire remplacer, son client.

Le marché financier de la conciliation et de la médiation est extrêmement prometteur. Actuellement, les avocats assurent la formation des plus jeunes d'entre eux à la conciliation. Certaines facultés de la région parisienne proposent une formation dans ce domaine.

M. le Président - Vous nous avez dit que la conciliation était bénévole. Dans un certain nombre de domaines, on ne va pas au procès et des arbitrages interviennent.

M. Jean-Marie Gondré - La conciliation judiciaire est délimitée mais le domaine de la médiation est très ouvert. Il existe de la médiation libérale. Des cabinets de médiation commencent à s'ouvrir.

M. le Rapporteur - Il s'agit donc de la médiation et non de la conciliation. Vous avez dit que lorsqu'un avocat était présent, la cause de la conciliation était perdue. Le marché de la médiation est plus flou.

M. le Président - Vous avez parlé de l'audience. Pouvez-vous détailler la procédure ?

M. Jean-Marie Gondré - D'après le code civil, le juge d'instance avait la possibilité de concilier. Lorsqu'il subodorait une possibilité d'accord entre les deux parties, il conciliait. Cela lui évitait d'avoir à juger et donc à trancher. Plus récemment, un texte a donné au juge d'instance la possibilité de déléguer son pouvoir de conciliation. Depuis quelques mois, nous nous partageons avec trois de mes collègues les audiences du tribunal d'instance de Tours. Nous sommes assis à côté du juge président. A l'appel des affaires, le président indique la présence du conciliateur. Il précise que, selon lui, un certain nombre d'affaires pourraient relever de la conciliation. Au fur et à mesure que les parties sont appelées devant lui, il leur demande si elles souhaitent tenter de recourir à la conciliation. Généralement, la réponse des parties est positive.

M. le Président - Cela suppose que les deux parties soient physiquement présentes lors de l'audience.

M. Jean-Marie Gondré - Oui. Il m'est arrivé de concilier en présence d'un avocat mais cette démarche n'est pas encore entrée dans les moeurs.

M. le Rapporteur - Les avocats souhaitent défendre leur cause. Comment pourrait-on les amener à participer à une conciliation sans qu'ils aient intérêt à aller au procès ?

M. Jean-Marie Gondré - Je l'ignore. Selon moi, il faut distinguer deux aspects. Le premier est l'aspect financier. Si l'avocat ne donne pas l'impression de jouer pleinement son rôle, il aura peut-être du mal à justifier ses honoraires. Par ailleurs, l'avocat a l'habitude de plaider dans le cadre d'un procès. Son objectif n'est pas de parvenir à une solution d'accord mais d'emporter l'adhésion du juge en faisant condamner la partie adverse. L'esprit est différent. Il existe une différence fondamentale entre un jugement et un accord de conciliation. Dans un jugement, les deux parties sont des adversaires. Elles exposent l'une après l'autre leurs griefs et leurs arguments. Après un temps de réflexion, le juge tranche en s'appuyant sur le code civil. Il ne peut pas s'écarter du code civil.

M. le Président - Prenons l'exemple d'un client qui n'a pas complètement payé un entrepreneur. Le juge dira que la dette est certaine et précisera le montant que le client doit payer. Le conciliateur pourra agir différemment et tenir compte de la situation particulière du client.

M. Jean-Marie Gondré - Souvent, lorsque le paiement n'est pas complet, le client estime que le travail n'a pas été intégralement effectué. Dans la conciliation, les deux parties ont une démarche volontaire vers une solution amiable. Elles assument la responsabilité de l'accord. Théoriquement, le conciliateur est un peu comme le prêtre en matière de mariage : il constate l'accord des personnes qui sont devant lui. Dans la réalité, il oriente les parties vers la solution. En termes de psychologie, les choses sont totalement différentes. Après le procès, une des deux parties est mécontente. En matière de conciliation, il est fréquent de voir deux parties qui ne s'adressaient pas la parole auparavant repartir du bureau du conciliateur en discutant. Ces personnes ont largement eu le temps de s'expliquer. Le conciliateur est un bénévole. Il a donc tout son temps.

M. le Rapporteur - Vous préconisez donc le maintien du bénévolat.

M. Jean-Marie Gondré - Oui, j'ai l'intime conviction que c'est la bonne solution, sauf à assurer les conciliateurs du remboursement des frais qu'ils engagent, ce qui n'est pas totalement le cas actuellement. Aujourd'hui, la majorité des conciliateurs en place vont au-delà du bénévolat.

M. le Rapporteur - Quelle est la différence entre le rôle du conciliateur et celui du médiateur ? N'existe-il pas une concurrence entre eux dans certains domaines ?

M. Jean-Marie Gondré - Il me semble que la confusion contribue à dévaloriser la conciliation mais également la médiation. Il existe des conciliateurs communaux qui ont été nommés à l'initiative de certains maires. Il n'aurait pas été très difficile de faire entrer ces conciliateurs communaux dans le cadre de la conciliation de justice. Pourquoi créer une situation différente ?

M. le Président - Ces personnes n'ont peut-être pas les mêmes missions.

M. Jean-Marie Gondré - Dans ce cas, il faudrait les débaptiser.

Le domaine de la médiation est plus vaste et plus flou. Il n'est pas nécessaire d'établir un document de conciliation. Le médiateur est un facilitateur. Il faudrait faire un effort pour mieux définir les fonctions et les modalités de recrutement des médiateurs.

M. le Président - Aujourd'hui, il existe deux grands secteurs de médiation : la médiation familiale et la médiation pénale.

M. Jean-Marie Gondré - La médiation pénale, tout comme la médiation familiale, sont clairement définies et s'exercent sous le contrôle du juge.

M. le Président - La médiation familiale est prévue dans les nouveaux textes.

M. Jean-Marie Gondré - Il faut également évoquer la médiation exercée par le médiateur de la République et ses délégués.

M. le Rapporteur - Qui sont les conciliateurs ?

M. Jean-Marie Gondré - Généralement, le conciliateur est retraité. Les conciliateurs sont majoritairement d'anciens notaires, d'anciens avocats, des cadres de la fonction publique ou des cadres du secteur privé à la retraite, d'anciens cadres de la gendarmerie, etc...

M. le Président - Nous vous remercions.

Audition de MM. Denis L'HOUR, directeur général,
et Francis BAHANS, directeur général adjoint,
de la Fédération des associations socio-judiciaires « Citoyens et Justice »

(15 mai 2002)

Présidence de M. Jean-Jacques Hyest, président

M. Jean-Jacques Hyest, président - Dans le cadre de notre réflexion sur l'évolution des métiers de la justice, nous avons souhaité entendre les nouveaux partenaires. Pouvez-vous préciser vos fonctions et nous dire ce que font vos associations ?

M. Denis L'Hour - La fédération des associations socio-judiciaires porte ce nom depuis 2001. Elle était beaucoup plus connue sous le nom de CLCJ, Comité de liaison des associations socio-judiciaires, né en 1982. La fédération est située à Bordeaux pour des raisons historiques, notamment liées à l'implantation de l'Ecole nationale de la magistrature. Nous exerçons des missions fédératives, nous renforçons les liens entre nos adhérents, nous représentons leurs intérêts, nous participons à des groupes de réflexion et nous organisons des rencontres tous les ans sur des thèmes différents. Nous gérons un centre de formation qui a la plus grosse activité au niveau national concernant les problématiques socio-judiciaires. Depuis deux ans, nous participons à un travail en collaboration avec la cellule nationale de professionnalisation pour faire émerger les nouveaux métiers de ce secteur. Nous sommes également un organisme de recherche et d'études. Nous sommes régulièrement sollicités par les pouvoirs publics pour travailler sur des problématiques particulières. Ainsi, nous avons récemment établi un rapport sur la médiation sociale pour le ministère de la ville. Enfin, nous éditons des ouvrages spécifiques à notre secteur. Nous venons d'éditer un nouveau guide sur l'enquête de personnalité. Deux ouvrages sont à l'imprimerie : le premier porte sur la médiation pénale et le second sur le contrôle judiciaire socio-éducatif.

M. Francis Bahans - Je voudrais vous faire un petit rappel historique. Cela s'apparente à une gageure car je dois résumer très brièvement trente années d'intervention. La fédération est née en 1982 mais le mouvement est né en 1970 avec la loi sur le contrôle judiciaire, mesure extrêmement novatrice créant une alternative à la détention. Les personnes mises en examen sont placées sous contrôle judiciaire, ce qui correspond à une mesure de contrôle et d'assistance avant le jugement. Cette mesure est très peu utilisée dans les années 70. En 1982, une circulaire du garde des Sceaux donne l'impulsion à la mesure de contrôle judiciaire, qui s'appelle alors contrôle judiciaire socio-éducatif. La circulaire donne également l'impulsion au secteur associatif. Dans notre jargon, nous disons qu'à partir de cette époque se développe la justice des majeurs qui est complémentaire de la justice des mineurs créée par l'ordonnance de 1945 et qui s'est fortement développée à partir des années 50. Le contrôle judiciaire socio-éducatif est une alternative à la détention.

A partir de 1983, les enquêtes pénales se développent. En matière criminelle, les enquêtes de personnalité sont une aide à la décision des magistrats : du juge d'instruction qui traite l'affaire et de la cour d'assises qui procédera au jugement. Elles fournissent un éclairage sur la personnalité de l'individu, sa trajectoire, son histoire familiale et personnelle et permettent de mieux appréhender la personne. L'enquête sociale rapide permet d'éclairer le magistrat grâce à une investigation rapide qui a lieu, dans ces années-là, essentiellement dans le cadre de la garde à vue.

Enfin, le mouvement des alternatives aux poursuites est lancé dès 1986, à titre expérimental, dans le cadre de la médiation pénale. Cette médiation est officialisée par la loi en 1993. Il s'agit de prendre en compte la réparation des victimes, d'apaiser les conflits tels que les conflits de voisinage, et de restaurer le lien social. Progressivement, la médiation pénale traite les conflits plus durs et notamment le contentieux familial.

Dans les années 90, la médiation se structure et se professionnalise. Un certain nombre de nos associations exercent la réparation pénale des mineurs. Cette mesure nécessite une habilitation de la protection judiciaire de la jeunesse. D'autres types d'alternatives aux poursuites se développent dans les années 90 : le classement sous condition, le rappel à la loi et la composition pénale créée par la loi du 23 juin 1999.

Ces trois missions différentes sont exercées aujourd'hui, mais dans une très grande précarité. Premièrement, la commande judiciaire présente un caractère aléatoire. La décision judiciaire dépend essentiellement du magistrat, qu'il soit du siège ou du parquet. Au début de l'année, nos associations ne savent absolument pas quel volume d'activité elles devront traiter. Or, chacun s'accorde à dire qu'il serait possible, si on s'en donnait les moyens, d'évaluer l'activité sur le plan quantitatif. Deuxièmement, les financements à l'acte de ce secteur n'ont pas été revalorisés depuis 1992.

Trois types d'intervenants effectuent ces missions depuis les années 80. Certaines associations sont très professionnalisées et font travailler des salariés (travailleurs sociaux, éducateurs, psychologues, assistantes sociales). Certaines structures sont essentiellement constituées de bénévoles. Il existe également un système hybride largement favorisé par le ministère de la justice et correspondant à des « bénévoles indemnisés ». Or il n'est pas possible d'être à la fois bénévole et salarié. Le système a fonctionné durant de nombreuses années jusqu'à ce que la Cour de cassation dise clairement, en 1994, qu'il était complètement illégal. Il a fallu attendre six ans pour qu'un texte signifie clairement aux tribunaux qu'il fallait déclarer ces personnes et payer des charges sociales. Le texte date d'août 2000 et n'est toujours pas appliqué. Les personnes employées par les tribunaux sont toujours dans une situation illégale.

Notre secteur compte entre 700 et 800 salariés. Il comporte de moins en moins de bénévoles car le mouvement s'est fortement professionnalisé, notamment depuis 1997, puisque nous sommes fortement impliqués dans le programme des emplois jeunes. Entre 130 et 150 emplois jeunes, notamment des juristes, ont été recrutés dans notre secteur. Le nombre de personnes physiques habilitées est difficile à évaluer. Il y a un peu moins d'un an, le ministère a chiffré le nombre de délégués du procureur de la République à 700 personnes. Ces délégués exercent principalement des missions de rappel à la loi, de classement sous condition et éventuellement de médiation pénale. Ils sont dans leur immense majorité des retraités de la police ou de la gendarmerie. Dans nos associations, une petite centaine de salariés exerce les missions de délégué du procureur sous un statut associatif.

M. Denis L'Hour - Il existe en effet deux systèmes d'habilitation : l'habilitation des associations et l'habilitation de personnes physiques proches du procureur. Ces personnes habilitées à titre physique sont considérées par nous comme une résurgence du passé. En effet, dans les années 70, l'habilitation se référait au secteur associatif et de manière importante aux personnes physiques, notamment aux ministres du culte ou aux visiteurs de prison. Ce phénomène des années 70 semble s'être notablement amplifié depuis la mise en place des missions de classement sous condition et de rappel à la loi. En effet, le ministère de la justice a connu des problèmes de moyens. Il était préférable d'indemniser des personnes plutôt que de se lancer dans une vaste réflexion que nous souhaitons depuis de nombreuses années. Les parlementaires votent des lois. Les décrets sont publiés et font appel aux deux dispositifs. Mais le contenu des missions, les compétences requises pour les mettre en oeuvre, les objectifs poursuivis et l'évaluation des politiques pénales que nous menons ne sont pas définis. Ce virage n'a pas été pris. Cependant, nos préoccupations sont de plus en plus entendues. Par ailleurs, nous défendons l'idée qu'à partir du moment où l'on octroie des fonds publics à des personnes ou à des associations, il faut être en capacité, en contrepartie, d'évaluer les politiques qu'elles mettent en oeuvre.

Le deuxième virage concernant les politiques pénales a trait à leur aspect transversal. Les magistrats ont pratiquement l'obligation de travailler avec d'autres : responsables de la politique de la ville ou des affaires sociales, préfets, etc. Le magistrat doit modifier le regard qu'il avait sur son travail. Cet aspect nous préoccupe car, en tant que fédération et en raison de la connaissance des problèmes de terrain que rencontrent nos adhérents, nous voyons l'énorme travail qu'il reste à effectuer. D'une manière générale, les magistrats semblent avoir une réticence culturelle à travailler avec d'autres. Ponctuellement bien sûr, je peux vous citer des procureurs qui se lancent dans la mise en oeuvre de ces politiques.

M. le Président - Il me semble qu'il faut distinguer le rôle du parquet et le rôle du siège.

M. Denis L'Hour - Le procureur est pratiquement un chef de projet, sur lequel viennent se greffer outre la politique pénale, la lutte contre la toxicomanie, la politique de la ville, le contrat local de sécurité, les affaires sociales. Néanmoins, le procureur n'a pas été formé à l'Ecole nationale de la magistrature pour être chef de projet.

Parmi les magistrats du siège, nous observons une très grande différence entre les juges des enfants, par exemple, et les juges d'instruction, pour lesquels on peut noter l'absence de contractualisation avec les associations et de définition d'objectifs poursuivis. En revanche, les juges des enfants sont tout à fait en mesure de « contractualiser » sur des mesures ou sur des objectifs.

Le millefeuille de mesures qui s'est constitué depuis vingt ans a fait évoluer les compétences au sein des associations. Le bénévole initiateur de ces mesures dans les années 70 n'existe plus. De plus en plus, nous sommes allés chercher des compétences spécifiques pour un secteur qui se situe au carrefour de la justice, de la sécurité et de l'accompagnement socio-éducatif. La majorité des salariés des associations sont des juristes, des éducateurs, des psychologues ou des assistants sociaux. Le travail mené avec la cellule nationale de professionnalisation montre l'émergence d'un nouveau métier qui demande une multi-compétence. Il n'existe pas encore de formalisation de l'évolution de ce métier.

M. Christian Cointat, rapporteur - Quels sont les moyens dont vous disposez pour contrôler la qualité des actions des médiateurs. Par ailleurs, pourriez-vous nous dire quel bilan vous tirez de la médiation pénale, et notamment des nouvelles mesures alternatives aux poursuites ? Enfin, comment définissez-vous votre implication dans les maisons de justice et du droit ? Quelle est la meilleure solution pour une justice de proximité plus efficace ?

M. Francis Bahans - Nous organisons en interne une formation spécifique pour les médiateurs. Ces formations courtes ne se substituent pas à une formation initiale. Il s'agit de formations professionnelles. Nous n'avons pas encore pu mettre en place un cursus global sanctionné par un diplôme valant reconnaissance d'un métier. Nous souhaiterions la création d'un métier d'intervenant social sous mandat judiciaire, même si le nom reste à trouver. Il existe en effet une spécificité d'intervention sous mandat judiciaire.

M. le Président - Vous envisagez la création d'un diplôme d'Etat.

M. Francis Bahans - Effectivement, nous souhaitons la création d'un diplôme reconnaissant des compétences acquises et la capacité à exercer des missions de médiation qui ne sont pas d'une grande simplicité.

M. Denis L'Hour - La question des alternatives aux poursuites est extrêmement complexe. Dans certains tribunaux et certaines juridictions, cela fonctionne bien. Les parquets utilisent toutes les alternatives qui sont à leur disposition. Certains, comme le parquet de Nantes, ont même passé une convention de partenariat avec l'association. L'association est alors mandatée. Elle désigne le médiateur et rend compte. Pour nous, il est très important que l'association, en tant que personne morale, soit responsable de l'exécution de la mission et en rende compte.

M. Francis Bahans - On considère que l'association doit afficher très clairement ses responsabilités, lorsqu'elle travaille dans le cadre d'un mandat judiciaire.

M. Denis L'Hour - En revanche, dans certaines juridictions, les alternatives aux poursuites sont peu développées ou sont développées uniquement avec les personnes physiques, ce qui pose des problèmes éthiques considérables. Nous ne défendons pas une position corporatiste. Notre préoccupation est la prévention de la récidive et l'apaisement des conflits et non le développement des activités de nos associations.

Il faut aller vers plus de sécurité et vers plus de paix sociale. Il faut apporter une réponse à chaque acte. Depuis quelques années, nous attirons l'attention sur le fait qu'une réponse n'est pas apportée à chaque acte de délinquance. Parfois, une sanction est décidée mais elle n'est pas appliquée, ce qui est encore bien pire car cela développe un sentiment d'impunité très fort notamment chez les jeunes. Une justice qui ne sanctionne pas ou qui sanctionne mais n'applique pas ses décisions va dans « le mur ».

La fédération ne contrôle pas directement les médiateurs salariés d'une association. En effet, selon la loi de 1901, l'association est responsable de ses salariés. En revanche, nous dispensons une formation et nous éditons le seul guide de la médiation pénale, qui est un guide déontologique des pratiques. Nous demandons aux associations de se référer à ce guide. Depuis de nombreuses années, nous demandons qu'on mette en oeuvre un véritable dispositif d'évaluation de la médiation, des enquêtes, des rappels à la loi et du contrôle judiciaire. Si on met en place un dispositif d'évaluation, on est obligé de réfléchir en amont sur l'objectif des politiques et des mesures. Il est difficile de faire entendre notre voix sur ce sujet. Il est vrai qu'il est rare qu'une fédération demande l'évaluation de ses propres activités.

M. le Président - Des polémiques justifient parfois ces demandes d'évaluation...

M. le Rapporteur - Vous n'avez pas répondu à ma question sur les maisons de justice et du droit.

M. Denis L'Hour - Dans la plupart des maisons de justice et du droit, les associations locales adhérentes de notre fédération sont sollicitées et interviennent, notamment, mais pas uniquement, dans le cadre des alternatives aux poursuites. Les maisons de justice et du droit répondent manifestement à un besoin de justice de proximité. Nous estimons que les choses vont dans le bon sens.

M. le Président - Les maisons de justice et du droit ne deviennent-elles pas de plus en plus des pôles d'accès au droit plutôt que des lieux de justice de proximité ?. Certains magistrats estiment que les décisions de justice et les alternatives aux poursuites ont davantage leur place au sein du tribunal. Il faut que les missions des uns et des autres soient clairement définies, à la fois pour les justiciables et pour les victimes. Je ne sais pas si vos associations s'occupent des victimes.

M. Francis Bahans - Dans le cadre de la médiation, les victimes sont toujours prises en compte.

Symboliquement, les lieux ne sont pas négligeables. Un rappel à la loi a davantage sa place dans un tribunal, car il nécessite un rapport d'autorité. Néanmoins, le plus important est la qualité de l'intervention. Lorsqu'un délégué personne physique reçoit un justiciable pendant cinq ou dix minutes pour lui lire le code pénal et lui faire une leçon de morale, ce n'est pas satisfaisant. Le jeune quitte alors le tribunal en se moquant de la justice.

M. Denis L'Hour - Une telle action décrédibilise l'action de la justice.

M. Francis Bahans - L'important est de réfléchir au contenu. Lorsque nous faisons une intervention de rappel à la loi, même si elle ne dure qu'une heure, nous essayons d'établir un diagnostic et de savoir pourquoi le mineur a commis ce fait. Nous tentons de connaître ses problèmes familiaux ou scolaires, etc. Il faut faire un minimum d'investigation et non s'en tenir à un simple rappel de la loi. La plupart du temps, lire le code n'a aucun sens pour ces jeunes. L'important est de produire une intervention qui ait du sens pour la personne que l'on reçoit, quel que soit le lieu.

Nous parlions plus haut de l'impunité zéro. Il faut distinguer les alternatives à la détention et les alternatives aux poursuites. Dans le cadre des alternatives aux poursuites, on donne une réponse à chaque acte. Denis L'Hour parlait plus haut de la non-application des peines. Cela recouvre un tout autre problème qui est celui de l'inexécution des jugements. L'une des grandes difficultés de notre justice est qu'un nombre incroyable de sanctions ne sont pas appliquées. C'est catastrophique car cela crée un sentiment d'impunité.

Aujourd'hui, la composition pénale est encore à un stade expérimental. Des associations de la Fédération « Citoyens et justice » se sont impliquées dans un certain nombre de tribunaux en relation étroite avec les parquets pour mettre en oeuvre cette mesure. Dans un tribunal dans lequel nous n'intervenons pas, je sais que le parquet propose la composition pénale à un justiciable. Si celui-ci la refuse, le parquet ne poursuit pas. Cela n'a évidemment aucun sens. Lorsqu'une personne est convoquée en composition pénale et qu'elle ne vient pas, le parquet devrait prendre ses responsabilités et poursuivre le justiciable. Mais il faut bien savoir que la composition pénale est un début de poursuite.

M. Denis L'Hour - Nous couvrons environ 150 tribunaux de grande instance sur les 182 qui existent en France. Aujourd'hui, le paysage judiciaire est totalement hétérogène. A Nantes, par exemple, il n'y a pas de contrôle judiciaire socio-éducatif associatif alors qu'à Bordeaux il y en a un nombre très important.

M. le Président - Le climat de Bordeaux en matière de justice est tout à fait spécifique. Bordeaux a des moyens en magistrats que n'ont pas les tribunaux d'Ile-de-France par exemple.

M. Denis L'Hour - Lille fait également beaucoup de contrôle judiciaire socio-éducatif. En tout état de cause, la mise en oeuvre des politiques présente un caractère très aléatoire. Or ces politiques sont des politiques publiques qui doivent s'articuler avec les autres politiques publiques. En cas de changement de magistrat, une activité peut se développer fortement ou, au contraire, être réduite à néant. On pourrait presque dire qu'il y a une politique par magistrat. Le justiciable a alors le sentiment profond d'un traitement inégalitaire. L'inégalité peut se constater entre deux chambres d'un même tribunal. Ce type de situations est illisible pour le justiciable.

M. le Président - Le domaine de la protection judiciaire de la jeunesse compte un secteur public et un secteur habilité qui, prétend-on, effectue des tâches plus nobles et choisit ses clients. Ces deux secteurs entrent parfois en concurrence.

M. Francis Bahans - Nous rencontrons ce type de problèmes avec le « pré-sentenciel » et le « post-sentenciel ». Aujourd'hui, le pré-sentenciel est souvent confié au secteur associatif et le post-sentenciel relève du secteur public. Or il est aberrant qu'une association qui a suivi une personne dans le cadre du contrôle judiciaire socio-éducatif ne puisse pas poursuivre le travail engagé en post-sentenciel. Il faudrait engager une vaste réflexion et une refonte du système. Selon nous, il n'est pas question de concurrence. Il faut simplement que les deux secteurs travaillent en complémentarité. Il faut que le secteur associatif et le secteur public se réunissent pour débattre des missions, de leur mise en oeuvre et de leurs objectifs et pour se répartir la tâche. La concurrence dans ce secteur serait plutôt nuisible au justiciable.

M. le Président - Je voudrais également que vous nous parliez de la rémunération des missions.

M. Denis L'Hour - Il existe effectivement un problème dans le mode de financement. Ces mesures sont financées par le paiement à l'acte, un peu comme cela se passe chez les médecins. Une association mandatée pour un rappel à la loi perçoit un certain montant. Eventuellement, elle peut bénéficier pour certaines missions d'une subvention d'équilibre, ce qui est d'ailleurs en totale contradiction avec les règles de la comptabilité publique, et d'un éventuel complément octroyé par le conseil régional, le conseil général ou par la commune. Le système est extrêmement déstructurant. Si un nouveau magistrat ne donne pas de travail aux associations, toutes les compétences acquises pendant des années s'effondrent. Deux ans après, si un nouveau magistrat arrive et demande à l'association de travailler sur telle ou telle mesure, elle n'est plus en mesure de le faire. Ce schéma ne peut plus fonctionner en l'état.

En outre, on met en concurrence les associations avec les personnes physiques habilitées. Cette concurrence est déloyale, puisque ces personnes sont indemnisées et qu'elles ne sont pas déclarées. On demande au secteur associatif de faire du qualitatif et de développer ses compétences. Cela suppose d'investir dans la formation et de recruter des personnes qui ont un long cursus universitaire. Lorsque nous avions fait un premier bilan du dispositif emplois jeunes, nous nous étions rendu compte que les emplois jeunes recrutés dans notre secteur étaient ceux qui avaient le plus haut niveau d'études. Une personne qui a un diplôme d'études approfondies de droit ou un diplôme d'études supérieures spécialisées de psychologie attend autre chose que d'être rémunérée au SMIC. En outre, dès 1998, il avait été demandé à la Chancellerie de cesser d'être en contradiction avec la comptabilité publique en finançant le secteur associatif sous cette forme. L'inspection générale des services judiciaires a rendu un rapport à l'avant-veille du deuxième tour des élections présidentielles, car elle avait été missionnée sur ce thème. Pour le moment, nous sommes dans l'attente des conclusions de cette réflexion générale. Le nouveau ministre a ce document.

M. le Président - Messieurs, je vous remercie.

Audition de Mmes Olivia MONS , responsable de la communication,
et Fadila DJARAÏ, responsable de la formation,
à l'Institut national d'aide aux victimes et de médiation (INAVEM)

(15 mai 2002)

Présidence de M. Jean-Jacques Hyest, président

M. Jean-Jacques Hyest, président - Dans le cadre de notre mission d'information sur les métiers de la justice, nous avons souhaité rencontrer des représentants de l'INAVEM. Pouvez-vous nous présenter rapidement votre association ? Quelles sont vos relations avec les autres associations ? Sur quelles missions de justice intervenez-vous ?

Mme Olivia Mons - Nous vous remercions de votre demande d'audition.

Je voudrais commencer mon intervention par un bref rappel historique. Dès 1982, les pouvoirs publics et en particulier le ministère de la justice ont fait état de leurs préoccupations au regard de la prise en compte des attentes des victimes. Un bureau a été créé au sein de la direction des affaires criminelles et des grâces (DACG). Dans le même temps, des associations ad hoc d'aide aux victimes ont vu le jour, à l'initiative de personnalités sensibilisées aux difficultés des victimes (élus, magistrats, médecins ou avocats). En 1986, l'Institut national d'aide aux victimes est né à la faveur d'une conférence réunissant une cinquantaine d'associations d'aide aux victimes préexistantes.

D'importantes évolutions législatives et réglementaires concernant l'aide aux victimes et leur accès au droit à l'indemnisation sont intervenues. Néanmoins, ces dispositions ne tiennent pas toujours compte du nécessaire accompagnement socio-judiciaire et médico-psychologique des victimes et de leurs familles.

Dans son titre 2 relatif au renforcement des droits des victimes, la loi du 15 juin 2000 reconnaît de manière fondamentale le rôle des associations d'aide aux victimes en leur attribuant une existence légale. La loi consacre ainsi une pratique établie depuis une dizaine d'années, suite notamment à des accidents collectifs ou à des actes de terrorisme, tout en permettant une généralisation de cette pratique aux situations de victimes individuelles. L'article 41 du code de procédure pénale permet au procureur de la République de recourir à une association d'aide aux victimes conventionnée afin qu'une aide soit apportée à la victime de l'infraction. L'article 75 impose aux services de police et de gendarmerie d'informer les victimes de leurs droits à obtenir réparation du préjudice, à être aidées par un service relevant d'une collectivité ou d'une association d'aide aux victimes conventionnée.

L'INAVEM représente 150 associations réparties sur l'ensemble du territoire, départements d'outre-mer compris. Ces associations comptent 650 permanences délocalisées ou spécialisées (permanences d'aide aux victimes dans les quartiers sensibles ou chez nos partenaires institutionnels que sont les commissariats, les tribunaux, les hôpitaux ou les maisons de justice et du droit). Parmi les intervenants associatifs, on compte 600 salariés représentant 400 équivalents temps plein. Ces chiffres ont connu une augmentation de plus de 80 % entre 1994 et 2000. Aux côtés de ces 600 salariés travaillent 400 bénévoles représentant 60 équivalents temps plein. Pour nous, le salariat n'est pas un principe absolu. Le travail doit être effectué en partenariat par les salariés et les bénévoles et aller dans le sens d'une professionnalisation.

Le numéro national d'aide aux victimes a été lancé en octobre dernier. Il est géré et animé par l'INAVEM. Il permet à toute victime d'infraction d'être écoutée et orientée vers les associations d'aide aux victimes et vers des services compétents. Ce numéro reçoit actuellement entre 1.000 et 1.200 appels par mois.

Le professionnalisme est un des maîtres mots de l'INAVEM et du réseau associatif. Cette démarche s'illustre par deux axes : la structuration du réseau et la formation. En tant que fédération, l'INAVEM est extrêmement attaché à une structuration du réseau d'associations. Il définit un cadre minimal d'intervention : pour chaque structure, notre volonté est d'assurer la cohabitation d'équipes pluridisciplinaires composées de coordinateurs, de secrétaires, de juristes, de psychologues et de travailleurs sociaux afin que les trois missions essentielles dévolues aux associations soient respectées (l'information sur le droit des victimes, l'accompagnement dans les démarches et le soutien psychologique). Le deuxième aspect de cette structuration passe par une lisibilité des actions et donc une reconnaissance de nos partenaires naturels que sont les professionnels de la justice et d'autres partenaires institutionnels comme la police ou la gendarmerie. Cette lisibilité est un travail en partenariat sur le terrain qui se fait en liaison avec les instances qui accueillent des victimes. La reconnaissance du professionnalisme passe également par des conventions et des protocoles d'accord qui permettent de définir un cahier des charges et un cadre d'intervention ou un cadre complémentaire d'action.

Mme Fadila Djaraï - Je voudrais vous parler du volet formation. L'INAVEM est un organisme de formation qui s'inscrit dans le champ de la formation professionnelle. Ce champ de la formation continue prend d'ailleurs de l'ampleur. L'INAVEM a été agréé en tant qu'organisme de formation en 1993.

Les associations d'aide aux victimes ont pour mission essentielle d'oeuvrer à l'aide et à l'accompagnement de la victime sur les plans juridique, psychologique et social. Il est acquis aujourd'hui que seule une approche pluridisciplinaire des intervenants des associations peut permettre une prise en charge adaptée aux besoins des victimes. Notre réseau associatif d'aide aux victimes oeuvre pour une prise en charge de qualité.

Le renforcement de la structuration du réseau associatif de l'INAVEM prend en compte deux démarches : une démarche de qualité de service, par une approche pluridisciplinaire, et une démarche de professionnalisation passant essentiellement par la formation. La professionnalisation des intervenants (juristes, psychologues et travailleurs sociaux) auprès des victimes s'avère indispensable pour le milieu associatif. C'est pour cette raison que l'INAVEM assure la formation professionnelle continue des intervenants auprès des victimes et répond notamment aux besoins de ses associations.

Le but est :

- de maintenir et de compléter le niveau de compétences des intervenants par l'apport de connaissances sur l'évolution juridique de l'aide aux victimes et sur la politique publique d'aide aux victimes ;

- d'harmoniser les pratiques dans le cadre de l'accueil et de l'écoute des victimes ;

- d'échanger et de partager les expériences entre les intervenants et de partager les pratiques des formateurs professionnels ;

- d'assurer la promotion sociale et professionnelle de ces intervenants.

Les modules de formation peuvent être suivis par les salariés et les bénévoles. Ils sont les suivants :

- formation de base de cinq jours pour les accueillants de l'aide aux victimes ;

- indemnisation des victimes ;

- accueil psychologique des victimes ;

- technique d'écoute et d'entretien ;

- techniques de « debriefing » ;

- accompagnement des victimes et de leurs familles sur le plan social et sur le plan de la procédure pénale ;

- prise en charge spécifique des enfants victimes d'abus sexuels.

Ces formations sont essentiellement assurées par des formateurs professionnels, qui sont des techniciens impliqués dans une mission globale d'aide aux victimes.

Entre 1996 et aujourd'hui, l'INAVEM est passé de 30 à 45 formations, de 70 à 140 journées de formation, de 370 à 650 stagiaires et de 830 à 1 700 journées-stagiaires.

La formation concerne essentiellement notre réseau associatif mais nous formons également des partenaires. En janvier 2002, nous avons formé à Pau une centaine de policiers et de gendarmes. En mars 2002, nous sommes intervenus à l'Ecole nationale de la magistrature de Bordeaux dans le cadre de la formation des juges de l'application des peines.

Je voudrais finir mon intervention en évoquant la décision-cadre du 15 mars 2001 relative au statut des victimes dans le cadre de la procédure pénale. Son article 14 est relatif à la formation professionnelle des personnes intervenant dans la procédure ou ayant des contacts avec les victimes. Il précise que chaque Etat membre favorise par le biais de ses services publics ou par le financement d'organismes d'aide aux victimes des initiatives permettant aux personnes intervenant dans la procédure ou ayant des contacts avec les victimes de recevoir une formation appropriée, plus particulièrement axée sur les besoins des catégories les plus vulnérables. Cette disposition s'applique notamment aux policiers et aux praticiens de la justice.

M. le Président - Dans le cadre de la mission, nous souhaiterions en savoir davantage sur les bénévoles et les professionnels des associations chargés des nouvelles missions ou des nouveaux métiers de la justice, comme celui de délégué du procureur. Quelle est votre implication dans ces procédures ? Par ailleurs, nous voudrions savoir comment toutes ces activités sont financées. Je sais que les associations d'aide aux victimes demandent des financements aux communes et aux conseils généraux. Mais le rôle des collectivités locales ne consiste peut-être pas à financer de telles structures, si importantes soient-elles.

Mme Olivia Mons - Pour répondre à votre première question, je dirai que l'INAVEM est avant tout un institut national d'aide aux victimes, même si nous avons effectivement certains mandats judiciaires pour faire de la médiation pénale. Nos médiateurs sont salariés ou bénévoles dans les associations. Ils sont formés pour faire de la médiation. Les délégués du procureur sont habilités en tant que personnes physiques. Les associations d'aide aux victimes et de médiation sont habilitées en tant que personnes morales. Dans une équipe pluridisciplinaire associative, nous essayons de travailler sur la valeur ajoutée que la personne morale donne à chacun de ses intervenants. Une médiation se fait entre l'auteur, la victime et le médiateur mais elle se fait dans le temps, grâce à un travail sur les pratiques et à des rencontres lors de séminaires ou de formations. Sur le plan de la médiation pénale, le secteur associatif diffère des délégués du procureur.

M. Christian Cointat, rapporteur - J'ai bien suivi le début de votre intervention sur le rôle de votre réseau dans l'aide aux victimes. En revanche, j'ai quelques difficultés intellectuelles à vous suivre sur la médiation pénale. En effet, lorsqu'on est spécialisé dans l'aide aux victimes, par nature, on n'aime pas trop le délinquant. Si j'étais délinquant, je n'aimerais pas que vous soyez chargés de ma médiation pénale ; j'aurais l'impression d'être face à l'avocat de la victime.

Mme Olivia Mons - Vous avez raison mais les deux types d'actions sont tout à fait séparées. Les deux comptabilités sont séparées.

M. le Rapporteur - Les personnes se fréquentent.

Mme Olivia Mons - Oui, les personnes se fréquentent mais ne sont pas les mêmes. Une association qui fait de la médiation pénale a une salle d'attente pour les auteurs et les victimes des affaires et un autre local pour les victimes qui viennent dans le cadre de l'aide aux victimes. Les deux types de missions sont séparées. En outre, les intervenants de nos associations ne sont pas contre les délinquants. Nous militons pour un équilibre des droits. Ce n'est pas en « tapant » sur les délinquants qu'on rétablira la victime dans sa dignité et dans sa réparation juste et nécessaire.

M. le Président - Ce n'est pas ce qu'on entend à la sortie des cours d'assises.

Mme Olivia Mons - Nous ne représentons pas les victimes. Nous sommes des professionnels qui interviennent en faveur des victimes.

M. le Président - La fédération des associations Citoyens et justice nous a bien expliqué quelles étaient ses missions et les aléas que les associations rencontraient en fonction de la pratique des magistrats. Votre action est-elle complémentaire, parallèle, concurrente à celle de Citoyens et justice ?

Mme Olivia Mons - Nous avons des domaines séparés. Les associations Citoyens et justice ne font pas d'aide aux victimes. Nous ne faisons pas de rappel à la loi, de composition pénale ou de contrôle judiciaire. En matière de médiation, nous sommes des confrères des associations Citoyens et justice. Nous nous parlons beaucoup. Nous intervenons dans leurs séminaires et leurs colloques. Ils interviennent également dans les nôtres.

M. le Rapporteur - Vous avez parlé d'actions de formation destinées aux intervenants faisant de l'aide aux victimes en insistant sur l'aide juridique, sur l'aide psychologique et sur l'aspect social. Un des éléments de l'aide psychologique consiste évidemment à replacer la victime dans un contexte plus humain que celui qu'elle a subi lors de son agression. Il ne s'agit donc pas de lui faire apparaître l'agresseur comme une personne à plaindre. Comment parvenez-vous à être crédibles si la victime sait que vous faites par ailleurs de la médiation pénale ?

Mme Olivia Mons - Cette question ne se pose pas pour nous. Pourtant, les choses sont très transparentes puisque l'INAVEM fait déjà apparaître la médiation dans son sigle. Tout d'abord, les infractions ne sont pas de même nature. La médiation pénale porte sur des infractions plus « légères » que celles qu'ont subies les victimes que nous recevons dans le cadre de l'aide aux victimes. En outre, l'une des préoccupations de la médiation pénale est la réparation de la victime. C'est ce que nous mettons en avant.

M. le Rapporteur - Pouvez-vous nous parler du financement ? Vous comptez des salariés à côté de bénévoles. Comment réussissez-vous à financer les structures ?

Mme Olivia Mons - Les associations ont régulièrement des difficultés financières. Pour l'aide aux victimes, les subventions sont globales.

En 2000, sur 65 millions de francs, le ministère de la justice a financé les associations d'aide aux victimes à hauteur de 28 %, les autres ministères 5,7 %, les mairies 14,8 %, les départements 8,1 %, les régions 2,3 %, la politique de la ville 24,8 % et les autres sources de financement représentaient 16,3 %. Entre 1994 et 2000, la contribution du ministère de la justice a diminué de deux points et celle des mairies a beaucoup baissé (quinze points). La contribution des départements est restée stable. Nous n'avons pas de chiffre sur l'apport des régions en 1994. Enfin, la contribution de la politique de la ville est passée de 16 % en 1994 à 24,8 % en 2000.

M. le Président - Le ministère de la justice et la politique de la ville représentent l'essentiel de vos ressources.

Mme Olivia Mons - Tout à fait.

M. le Président - La médiation pénale est un service rendu à la justice. Elle est donc facturée.

Mme Olivia Mons - Le paiement est fait à l'acte selon la longueur de la médiation (un mois, trois mois et au-delà de trois mois). Mais, effectivement, les tarifs ne reflètent pas le travail accompli.

M. le Rapporteur - Pouvez-vous nous donner un exemple type de médiation pénale ?

Mme Olivia Mons - Nous avons un mandat du procureur. Nous procédons à une convocation séparée de l'auteur et de la victime. Ensuite, une étude du dossier permet d'identifier de quelle façon on pourra faire plier l'auteur et conduire la victime à accepter ce mode de règlement du conflit. Cela prend du temps. On fait deux, trois, quatre entretiens et parfois plus.

M. le Rapporteur - C'est pour cette raison que la facturation est variable en fonction du temps passé.

M. le Président - Mais elle est insuffisante...

Mme Olivia Mons - Oui. J'imagine que les représentants de Citoyens et justice vous ont dit la même chose que nous.

M. le Rapporteur - Etes-vous satisfaite des résultats de la médiation ?

Mme Olivia Mons - Cela fonctionne plutôt bien. Environ la moitié des médiations aboutissent.

M. le Rapporteur - Comment voyez-vous l'avenir des maisons de justice et du droit et de la justice de proximité ?

Mme Olivia Mons - Toutes les associations sont constitutives des maisons de justice et du droit en tant qu'associations d'aide aux victimes. La médiation pénale est une chose importante. Dans ce domaine, nous sommes des auxiliaires de la justice. Mais l'aide aux victimes est également assurée par des professionnels. Le message que nous souhaitons faire passer est la demande de respect mutuel et de reconnaissance de ce travail de professionnels. Les associations d'aide aux victimes sont loin des dames patronnesses d'antan. Nous sommes dans des petites entreprises qui ont des budgets très serrés. De plus en plus de victimes viennent rencontrer nos associations. Nous avons donc vraiment la volonté de parler de professionnel à professionnel.

En ce qui concerne les maisons de justice et du droit, il est intéressant que l'ensemble des professionnels intervienne dans un même lieu. Les greffiers sont à la tête de ces structures. Il faut sans doute apporter une valeur ajoutée à cette justice de proximité et surtout une meilleure reconnaissance du travail accompli par les uns et les autres.

M. le Président - Les maisons de justice et du droit ne deviennent-elles pas de plus en plus des maisons de l'accès au droit ? Les décisions de justice ne reviennent-elles pas de plus en plus vers le palais de justice ?

Mme Olivia Mons - La médiation étant une alternative à la poursuite, je ne suis pas sûre que l'on obtiendrait de meilleurs résultats au palais.

M. le Président - Je vous remercie.

Audition de Me Elisabeth BARADUC,
présidente de l'ordre des avocats au Conseil d'Etat et à la Cour de cassation,
et de Me Emmanuel PIWNIKA, président délégué

(29 mai 2002)

Présidence de M. Jean-Jacques Hyest, président

M. Jean-Jacques Hyest, président - Dans le cadre de notre mission sur l'évolution des métiers de la justice, nous entendons tous les professionnels du droit. Aujourd'hui, nous allons consacrer notre matinée à un certain nombre d'auxiliaires de justice, au premier rang desquels les avocats au Conseil d'Etat et à la Cour de cassation. Je vous propose de nous exposer les problèmes spécifiques de votre profession, vos rapports avec les magistrats et les autres professionnels du droit ainsi que votre position sur les évolutions des métiers de la justice.

Me Elisabeth Baraduc - Je vous remercie. Mon barreau a peu de soucis avec ses juridictions. Nous sommes peut-être une exception parmi les auxiliaires de justice. Les entretiens de Vendôme, auxquels nous avons participé, nous ont permis de mesurer à quel point les choses étaient plus difficiles lorsque les barreaux et les juridictions étaient plus importants quantitativement.

Je me bornerai à vous parler des deux juridictions auprès desquelles nous exerçons essentiellement : pour les juridictions judiciaires, nous n'exerçons notre profession d'avocats que devant la Cour de cassation, et n'avons aucune activité ni devant les cours d'appel ni devant les tribunaux. En revanche, s'agissant des juridictions administratives, nous exerçons auprès du Conseil d'Etat, mais nous sommes également présents devant les cours administratives d'appel et les tribunaux administratifs.

A l'occasion des entretiens de Vendôme, des études parallèles ont été réalisées entre la juridiction judiciaire et la juridiction administrative. Je commencerai par nos rapports avec la juridiction administrative, essentiellement avec le Conseil d'Etat.

Une réforme importante est entrée en vigueur le 1 er janvier 2001 concernant les procédures d'urgence. Celles-ci ont totalement bouleversé la procédure et les pratiques du Conseil d'Etat, où l'oralité des débats avait un rôle moindre par rapport à l'instruction écrite. Nous sommes très présents au Conseil d'Etat pour tout ce qui concerne ces procédures d'urgence, surtout pour les référés-liberté et les demandes de suspension, qui relèvent du Conseil d'Etat en premier et dernier ressort. Je dois dire, et c'est peut-être riche d'enseignements pour l'avenir, que cette procédure d'urgence s'accompagne d'une procédure souple, en conformité avec le code de justice administrative. Cette réforme, qui revêt une très grande importance pour les justiciables d'abord, mais aussi pour la juridiction et donc pour son barreau, a été gérée « en douceur » et en parfaite concertation avec les magistrats du Conseil d'Etat. Donc, s'agissant de nos rapports avec les cours administratives en général et plus particulièrement avec le Conseil d'Etat, je dois vous dire avec un grand bonheur que je n'ai pas de récriminations à formuler. Les choses se passent de façon tout à fait sereine. Lorsque nous rencontrons des difficultés, nous les gérons au quotidien et cela se passe très bien.

J'en viens maintenant à la Cour de cassation, qui est la seule juridiction judiciaire devant laquelle les 91 avocats au Conseil d'Etat et à la Cour de cassation exercent. Dans cette maison, une réforme est intervenue le 1 er janvier 2002, à l'issue de la loi organique sur le statut de la magistrature. Celle-ci a institué une procédure de filtre des pourvois à la Cour de cassation. Cette procédure n'est plus expérimentale, puisqu'elle résulte de l'application d'un texte. Les choses se mettent en place, mais c'est difficile et parfois conflictuel. Je crois qu'il faut laisser un peu de temps pour que cette réforme, qui bouleverse très grandement la façon dont nous travaillons et dont travaille la Cour de cassation, s'installe. C'est un peu tôt pour faire le point de la situation.

Un autre grand chantier concerne plus spécifiquement notre rôle d'avocat : c'est celui de l'aide juridictionnelle. Je pourrais parler de ce dossier pendant très longtemps, mais je vais me borner à vous retracer les grandes lignes. Il y avait un très sérieux problème à la Cour de cassation parce que le texte de la loi de 1991 était mal adapté à la cour suprême. Dans le projet, qui a été revu par le Conseil national de l'aide juridictionnelle et qui va arriver sur les bureaux des assemblées, l'ensemble des bureaux d'aide juridictionnelle sont supprimés devant toutes les juridictions, sauf devant le Conseil d'Etat et la Cour de cassation. En réalité, le projet maintient les bureaux d'aide juridictionnelle devant ces deux juridictions pour leur permettre d'examiner si un pourvoi mérite ou non d'être soumis à la juridiction, et d'assurer ainsi une sorte de tri préalable. Le fait que le projet de loi supprime les bureaux d'aide juridictionnelle devant les cours et tribunaux et tribunaux administratifs, mais les maintienne au Conseil d'Etat et à la Cour de cassation montre bien la spécificité de ces juridictions : ce sont des juridictions de cassation auxquelles on ne peut pas laisser un accès aussi direct.

Je vais repartir au combat à la Chancellerie au sujet des indemnités d'aide juridictionnelle parce que les avocats au Conseil d'Etat et à la Cour de cassation ont été les seuls dont l'indemnité d'aide juridictionnelle n'a pas été revalorisée depuis 1991. Les avocats à la cour sont descendus dans la rue. Je n'ai pas jugé opportun d'associer l'ordre à de telles manifestations un petit peu agressives. Les avoués ont été en retrait, mais ont obtenu avant l'été une augmentation substantielle. Nous avons donc été les seuls à ne pas avoir été entendus à ce sujet.

Je demande simplement que l'on prenne en compte l'indice des prix depuis 1991, ce qui ne me paraît pas une demande exorbitante. Il faut que vous sachiez que mon ordre assume environ 4 000 à 5 000 dossiers par an au titre de l'aide juridictionnelle, toutes causes confondues, civiles, pénales (l'aide juridictionnelle en matière pénale est extrêmement lourde pour nous) et administratives. C'est une participation que je considère parfaitement normale à l'égard de nos concitoyens les plus démunis et comme un concours vis-à-vis de la juridiction, mais je trouve néanmoins anormal que l'Etat fasse des économies au détriment d'une profession dont l'indemnité forfaitaire n'a pas été revalorisée depuis onze ans.

Pour résumer, je dirai que devant le Conseil d'Etat et la Cour de cassation, les difficultés qui existent sont résolues au coup par coup à travers un dialogue quotidien, à la fois avec les présidents de chambre ou les présidents de sous-section, avec le président de la section du contentieux, et, avec le premier président et le procureur général. Voilà brièvement dressé un tableau que vous pourriez considérer comme idyllique. Il est vrai qu'il est assez serein.

M. le Président - Merci, Madame la Présidente. On voit aujourd'hui que tous les recours sont menés jusqu'à leur terme et que le nombre de recours en cassation est en augmentation. Cela a contraint à trouver des formules de filtre, d'autant plus que, parfois, certains recours récurrents apparaissent comme des mesures de retardement. Ce n'est cependant pas parfait. Il me semble que la chambre sociale de la Cour de cassation était submergée.

Me Elisabeth Baraduc - Deux chambres sont très encombrées : la chambre sociale et la chambre criminelle. Devant la chambre criminelle, le bureau d'aide juridictionnelle doit vraiment jouer son rôle. En matière pénale, l'aide juridictionnelle a été réformée récemment de manière prétorienne par un accord passé entre le premier président et l'ordre, puisque que la loi de 1991 n'était pas adaptée à la justice pénale. Nous avons réussi à trouver un système qui fasse entrer l'aide juridictionnelle en matière pénale dans le cadre général fixé par la loi.

La chambre criminelle est encombrée. Je ne sais pas si elle l'est davantage qu'il y a quelques années. Je pense que le nombre de pourvois à la chambre criminelle est en très légère augmentation. A la chambre sociale, il y a une très forte augmentation due aussi au fait que le justiciable peut y accéder seul.

M. le Président - Oui, d'ailleurs, c'est un des problèmes.

Me Elisabeth Baraduc - Je reviens un instant sur la question de notre nombre par rapport au nombre des pourvois. Nous sommes, de façon irrévocable, aux termes d'une vieille ordonnance, soixante cabinets. Un cabinet peut comporter jusqu'à trois associés. En théorie, nous pourrions donc être 180 avocats. Notre nombre oscille en réalité entre 89 et 91. Nous n'avons jamais dépassé ce nombre, alors que ce serait théoriquement possible. Mais je ne crois pas que ce serait une bonne chose : l'expérience prouve que plus il y a d'avocats, plus il y a de recours ou de pourvois.

Souvent, on me demande comment nous ferions pour répondre à la demande si survenait un fort afflux. Je réponds qu'il est possible que je sois amenée à recruter plus d'associés dans chacun des cabinets dans lesquels c'est possible. Nous avons des examens professionnels qui sont difficiles, mais nous avons dans notre vivier un certain nombre de collaborateurs qui sont opérationnels pour devenir avocats aux conseils dans un délai de trois ou quatre mois. Si vraiment il y avait un besoin important, il est évident que l'ordre procéderait de cette façon.

M. le Président - Vous avez aussi un certain nombre de collaborateurs salariés de haut niveau.

Me Elisabeth Baraduc - Nous avons assez peu de collaborateurs salariés : nous avons des collaborateurs avocats ou des collaborateurs qui font un passage chez nous lors de leur cursus universitaire, par exemple lorsqu'ils préparent l'agrégation. Ils restent chez nous pendant les quelques années qu'ils estiment utiles pour se former.

M. le Président - La loi de 1991 vous permet de recruter des avocats salariés.

Me Elisabeth Baraduc - Nous avons quelques avocats salariés, mais peu. Ils ne le souhaitent pas.

M. le Président - Il y a eu un grand débat à l'époque sur cette possibilité.

Me Elisabeth Baraduc - Sur cette question, la seule chose à laquelle je tiens beaucoup concerne la difficulté de notre examen professionnel. L'important pour les juridictions est que nous leur apportions la garantie de la parfaite connaissance de la technique de cassation, qui est tout de même assez particulière. Il n'est pas facile de connaître cette technique à la fois en droit public, en droit privé et en droit pénal. Il est vrai que notre examen professionnel est difficile. Il est organisé conjointement avec des magistrats du Conseil d'Etat, de la Cour de cassation et l'Université. Il a été mis en oeuvre par un décret et un arrêté. On me dit souvent que cet examen est difficile, c'est vrai, mais j'attache de l'importance à cette formation.

M. le Président - Il n'y a pas de raison qu'il ne le soit pas. A partir du moment où il n'y a que soixante cabinets et quatre-vingt-onze avocats, l'accès est forcément très sélectif.

Me Elisabeth Baraduc - Oui. L'accès est sélectif, notamment parce qu'il nécessite une formation qui est répartie sur une période relativement longue.

M. le Président - S'agissant de l'aide juridictionnelle, un projet de loi a été déposé au mois de février sur le bureau du Sénat. Ce dépôt est intervenu dans une période difficile, mais il s'agit d'un vrai problème qu'il est nécessaire de régler. On a vu la mobilisation des barreaux sur ce sujet.

Me Elisabeth Baraduc - Je ne suis pas sûre que le projet de loi apaise totalement la revendication des barreaux. On va assister à un afflux de demandes d'aide juridictionnelle, notamment avec l'augmentation du seuil. Cette augmentation paraît néanmoins justifiée.

M. le Président - A partir du moment où il y a déjà un filtre à la Cour de cassation pour éviter les recours abusifs, je me demande si nous avons besoin d'une autre procédure.

Me Elisabeth Baraduc - La question s'est en effet posée. J'ai personnellement beaucoup défendu le filtre du bureau d'aide juridictionnelle, conjointement avec la procédure de non-admission. Je vous explique pourquoi. Cette procédure de non-admission, qui a été mise en place à partir du 1 er janvier, est destinée à décharger la Cour de cassation des pourvois qui ne méritent pas un examen approfondi. Cela doit lui permettre de se consacrer aux pourvois qui méritent un examen plus sérieux.

D'une part, si on supprime le premier barrage de l'accès au juge, c'est-à-dire le bureau d'aide juridictionnelle, on va voir arriver 10 000 pourvois supplémentaires. On retrouvera donc un effet bien pire qu'avant le filtre. D'autre part, cette procédure de non-admission, qui est une procédure juridictionnelle, ne dispense pas l'avocat aux conseils de son rôle de dissuasion, auquel je tiens beaucoup. C'est pour nous une obligation déontologique de dissuader un justiciable de former un pourvoi lorsque celui-ci est dépourvu de chance.

De plus, à mon avis, la procédure de non-admission ne doit pas remettre en cause l'examen du bureau d'aide juridictionnelle. Celui-ci fait ce que nous faisons dans nos cabinets, c'est-à-dire qu'il examine un dossier, et dit, par exemple, que si la personne n'a pas comparu, elle n'a rien à faire devant la Cour de cassation. Nous avons réussi à convaincre les auteurs du projet de maintenir l'examen par le bureau d'aide juridictionnelle du caractère sérieux du pourvoi en cassation. Cela ne préjuge en rien du point de savoir si le pourvoi passera ou non le cap de l'admission. Sans le premier examen du bureau, la procédure d'admission au sein de la Cour de cassation ne pourra avoir les effets attendus.

M. le Président - Je vous remercie.

Audition de Me Jean-Pierre GARNERIE, président,
et d'une délégation de la Chambre nationale des avoués
près les cours d'appel

(29 mai 2002)

Présidence de M. Jean-Jacques Hyest, président

M. Jean-Jacques Hyest, président - Monsieur le Président, merci d'être venu, ainsi que vos confrères. Nous recevons le président de la Chambre nationale des avoués près les cours d'appel dans le cadre de la mission d'information du Sénat sur l'évolution des métiers de la justice judiciaire. Nous entendons ainsi tous les auxiliaires de justice. La profession d'avoué près les cours d'appels est unique, puisque les avoués près les tribunaux de grande instance ont disparu dans une réforme précédente.

La réforme de 1991 avait envisagé de les supprimer en appel. En fin de compte, le Parlement a jugé votre profession indispensable, notamment parce que les présidents des cours d'appel avaient supplié que l'on conserve les avoués près les cours d'appel.

Je vous propose de présenter les problèmes spécifiques rencontrés par votre profession, vos rapports avec les magistrats et les professionnels du droit ainsi que votre position sur l'évolution des métiers de la justice.

Me Jean-Pierre Garnerie - Monsieur le Président, je vous remercie. Nous sommes évidemment très heureux de pouvoir nous exprimer devant vous. Vous avez déjà planté le décor, puisque, comme vous le savez, les avoués près des cours d'appel exercent leur métier, qui est totalement judiciaire, au niveau du second degré de juridiction. Notre rôle est de représenter les plaideurs, c'est-à-dire de les engager par nos écrits. Nous procédons par des systèmes d'écritures, les conclusions, qui vont fixer les données du procès. Nous avons bien noté que vous vouliez que nous présentions les évolutions de notre profession, mais nous avons cependant quelques observations préliminaires à formuler.

Ma première observation est que la justice est une mission régalienne de l'Etat.

Nous souhaitons exprimer notre surprise de voir que la justice pénale tient, depuis assez longtemps, une place prédominante dans les préoccupations étatiques. En réalité, la justice pénale ne représente qu'environ 20 % du contentieux. 80 % des litiges sont des litiges que je qualifierais de civils, en englobant dans le civil les affaires commerciales et sociales. C'est un point important : dans une vie, peu de personnes seront concernées par des affaires pénales, que ce soit comme victime ou poursuivi, alors que presque tout le monde aura à faire face un jour à la justice civile (que ce soit dans le cadre du droit de la famille, du droit social, du voisinage). De ce fait, nous considérons que les moyens attribués à cette justice ne sont pas en accord avec les exigences que l'on pourrait en attendre. Cela fait longtemps que les avoués près la cour d'appel réfléchissent à ces problèmes.

Nous sommes certes une profession technique, mais nous avons une philosophie de notre métier, en particulier parce que, comme vous l'avez rappelé, nous avons été souvent menacés et que nous avons à coeur de démontrer que nous ne sommes pas là pour faire de la figuration. De ce fait, nous avons une conception de la justice qui consiste à penser qu'elle n'est pas un service public comme les autres. La justice est une mission régalienne. On ne parle plus du pouvoir judiciaire, ce n'est plus d'actualité, mais cela implique un respect du justiciable.

On parle beaucoup de crise de la justice. Il est vrai qu'elle existe. Il y a une crise des moyens. Pendant des décennies, la justice a été le parent pauvre et n'a pas suivi les évolutions comme on a pu par exemple le constater en Allemagne où les moyens mis à dispositions de nos homologues n'ont rien à voir avec ce que nous connaissons ici. Peut-être y avaient-ils d'autres priorités, mais il faut bien constater aujourd'hui que nous avons pris du retard.

Par ailleurs, les cours d'appel ont connu un phénomène d'encombrement considérable. Mais ce phénomène n'est pas forcément malsain. Cela correspond à une évolution de la place du droit dans la vie des Français. Cette évolution est perceptible dans de nombreux pays, pas seulement aux Etats-Unis, mais aussi en Europe.

Mon deuxième point a trait à la situation des avoués face à l'explosion du contentieux.

Malgré leurs difficultés, qui sont essentiellement d'ordre économique, ils ont fait face à cette explosion judiciaire. Comment avons-nous fait face ? Nous avons beaucoup embauché -arrivant jusqu'à employer trois mille personnes- et surtout nous avons accompli un effort qualitatif considérable en recrutant dans nos études des juristes de haut niveau que nous formons nous-même.

Vous avez rappelé qu'en 1970, on avait non pas supprimé mais fusionné les professions d'avocat et d'avoué. La fonction d'avoué n'a jamais été supprimée. Sa postulation est toujours exercée au tribunal de grande instance par les avocats qui sont inscrits au barreau du tribunal concerné. On a donc conservé une notion essentielle, celle de territorialité. Nous estimons qu'en matière de procédure civile -c'est d'ailleurs l'une des explications qui a justifié notre maintien- la proximité avec les juridictions est essentielle. Vous avez rappelé que les premiers présidents des cours d'appel avaient été nos meilleurs alliés dans les années sombres. Ces magistrats ne sont pas arrivés à ce niveau par hasard : s'ils sont à la tête des plus hautes juridictions françaises, c'est tout de même parce qu'ils ont une certaine compétence. Or ils peuvent constater la présence auprès d'eux des auxiliaires de justice spécialisés et disponibles. (et je puis vous dire que cela n'est pas une vue de l'esprit), est une chose précieuse. Nous sommes vraiment en contact quotidien avec nos magistrats : nous les voyons tous les jours et au moindre problème, nous sommes à leur côté. Cela se vérifie aussi en première instance.

Nous avons été obligés de faire face à une explosion du contentieux, et nous avons réussi à y faire face. Malheureusement beaucoup de choses n'ont pas suivi. Vous nous avez demandé de parler de nos difficultés. Quelles sont-elles ? Ce sont d'abord celles de nos clients. Nous ne sommes en effet pas là pour faire progresser le droit théorique, mais pour gagner des causes. Or il faut savoir qu'aujourd'hui, certaines cours d'appel en France ne sont pas capables d'évacuer un dossier de base en moins de deux ans et demi à trois ans. D'énormes progrès ont été réalisés depuis environ deux ans, mais il reste encore des points noirs. J'ai le malheur d'exercer dans une cour d'appel qui est parfaitement sinistrée à ce niveau-là. Cela crée des situations insupportables pour les justiciables. Il est par exemple très difficile d'expliquer à quelqu'un qu'on ne peut pas apporter de solution à un problème de garde d'enfant avant six ou huit mois. Or, contrairement à ce qui a souvent été indiqué, les auxiliaires de justice n'ont aucun intérêt personnel, y compris financier, à voir les procès durer. C'est une vue de l'esprit. Un bon procès, sur un plan strictement corporatiste, est un procès qui va vite. Ce problème de la durée est important.

J'en viens à mon troisième point relatif aux problèmes financiers de la profession.

L'augmentation du contentieux nous a maintenus sous perfusion, l'accroissement de nos frais généraux étant compensé par le fait qu'il nous rentrait davantage d'affaires. Aujourd'hui, cette tendance a été inversée. C'est une bonne chose à laquelle nous avons participé en jouant un rôle de filtre, en plein accord avec nos magistrats et avec la Chancellerie. Il s'agit de décourager les recours en appel manifestement voués à l'échec. Nous avons joué activement ce rôle, puisque, depuis quelques années, le recours au conseil de l'avoué avant tout litige est véritablement devenu quelque chose de courant. Il ne se passe pas un jour sans que les avocats, qui sont nos correspondants les plus naturels, nous envoie un dossier nous demandant de juger si l'on peut faire appel et quelles sont les chances en fonction de notre juridiction. Nous avons là encore un rôle essentiel, qui consiste à connaître parfaitement la jurisprudence de notre cour d'appel. Or comme il n'y a pas de jurisprudence publiée dans les petites cours d'appel, seule la proximité permet de la connaître.

Nous avons donc renforcé nos structures. Et malheureusement, pour des raisons qui sont incompréhensibles, depuis vingt-deux ans, les tarifs octroyés par les pouvoirs publics, puisque nous sommes une profession réglementée, tarifée, n'ont jamais été réévalués alors que le texte du décret qui a été pris en 1980 prévoit formellement une révision périodique de l'unité de base. Nous sommes la seule profession en France qui se retrouve dans la même situation qu'il y a plus de vingt ans. C'est évidemment un dossier qui est, pour nous, vital et très brûlant, et que nous défendons le plus ardemment possible auprès des différents services qui se sont succédés à la Chancellerie. Nous nous voyons obligés d'insister sur ce point, mais ce n'est pas devant vous qu'on va reprendre la technicité de ce dossier.

Vous évoquiez l'aide juridictionnelle qui est en effet devenue un problème très important. L'aide juridictionnelle a acquis un poids très important. D'un autre coté, nous sommes tout à fait partisans d'un accès au droit pour tous. Nous sommes très attachés à l'idée qu'une personne soit défendue de la même façon et avec la même qualité, et ce, qu'elle soit un client payant ou bénéficiant d'une aide sociale. Il n'est pas question pour nous de faire une différence de traitement. C'est l'honneur de la profession de ne jamais avoir voulu se lancer dans ce type d'opération, qui serait à mon avis tout à fait immorale.

Mais lorsque nous connaissions un taux d'aide juridictionnelle de l'ordre de 5 à 10 % de nos affaires, nous pouvions considérer que la profession pouvait à la limite absorber cette charge sans trop de problème dans les frais généraux. Aujourd'hui, nous sommes dans une situation où, dans certaines cours situées dans des régions défavorisées, nous arrivons à des taux d'affaires bénéficiant de l'aide juridictionnelle de 30 % à 40 %. Vous savez que le rapport Bouchet envisage de rendre 40 % de la population éligible à l'aide juridictionnelle. Cela signifierait que, dans les régions défavorisées, le taux de population éligible à l'aide juridictionnelle atteindrait 70 % à 75 %.

Il n'est pas possible de transférer sur une profession une telle charge, qui revient à mon sens à l'Etat. Ce serait discriminatoire. C'est une forme supplémentaire d'impôt. Nous n'avons pas la possibilité de supporter un tel coût, d'autant plus que nous accusons un retard considérable dans l'évaluation. Des statistiques très précises de la Chambre nationale démontrent que le coût physique d'un dossier, c'est-à-dire le coût lié à la simple ouverture d'un dossier pour le compte d'un client, varie entre 2.500 francs et 4.000 francs. Or l'indemnité d'aide juridictionnelle globale, qui vient d'être réévaluée, se monte à 2.100 francs. Donc, à chaque fois que nous ouvrons un dossier, nous perdons de l'argent et tout le travail fait concernant ce dossier n'est pas rémunéré. Vous imaginez bien que cette situation est intolérable.

Nous avons une autre revendication bien connue de la Chancellerie. Nous souhaitons assurer des missions au titre de l'aide juridictionnelle, mais en appliquant notre tarif, au besoin avec un plafonnement. C'était d'ailleurs l'idée de la loi 1991.

Le décret est revenu sur cette idée et a remplacé le terme de rémunération par celui d'indemnité.

J'en viens à mon cinquième point qui concerne les évolutions récentes de la profession d'avoué.

Alors qu'avons-nous fait pour suivre une évolution conforme aux exigences du nouveau siècle ? Nous avons d'abord essentiellement modifié notre formation. Je ne pense pas qu'une profession autre que la mienne ait consenti à un tel effort dans ce domaine. Cela a été pour nous quelque chose de vital.

Nous avons également incité nos confrères à entrer dans le jeu des technologies. On a assisté à une informatisation très importante des études d'avoués.

Enfin, nous nous sommes intégrés dans le concert européen. Nous avons créé un comité des postulants qui nous a permis de nous rapprocher de nos homologues espagnols et portugais avec lesquels nous travaillons en permanence. Nous avons tous les deux ans un congrès qui permet de présenter des propositions à la Commission européenne. Nous avons déjà été reçus à plusieurs reprises par Monsieur le commissaire Vitorino. Nous avons par exemple proposé une charte déontologique qui protège le justiciable, notamment en imposant, dans les pays où cela n'est pas encore indispensable, une assurance. Nous avons également noué des liens avec des juristes britanniques et allemands, avec qui nous entretenons des contacts permanents.

Voilà ce que je voulais dire. Je cède la parole à mes confrères.

Me Pierre Marbot - Notre profession présente une exception parmi les professions judiciaires. Les textes n'imposent aucune formation sinon une durée minimale de deux ans de stages dans des études d'avoués. Ce sont là les seules obligations légales ou réglementaires. Nous avons considéré que, compte tenu de la technicité de notre profession, cela était trop limité.

Nous avons donc imaginé de créer un centre de formation professionnelle, qui a, depuis 25 ans, connu un certain nombre d'évolutions. Au début, il s'agissait essentiellement de conférences autour des confrères les plus anciens et les plus reconnus dans la profession. Notre profession s'est ensuite rapprochée des universités, et notamment de Paris-II, pour créer un diplôme universitaire et une formation professionnelle. Ce partenariat a évolué dans le temps et nous avons créé un diplôme de troisième cycle, un diplôme d'études supérieures spécialisées (DESS) intitulé « droit et pratique du procès en appel ».

Nous avons en effet estimé qu'il convenait que nos collaborateurs soient formés à la fois aux droits substantiels et également à la pratique professionnelle. Cette formation présente la particularité d'être assurée à la fois par des universitaires, avec l'intervention d'universitaires de Paris-II et d'autres Universités, et par des professionnels, qu'ils soient avocats, avoués, huissiers ou magistrats. Par exemple, un ancien premier président, aujourd'hui conseiller à la Cour de Cassation, participe à nos travaux et donne une conférence dans le cadre de ce centre.

Je vous disais qu'il s'agissait d'une volonté de la profession, en dehors de toute exigence légale. Bien entendu, cette volonté représente une prise en charge matérielle intégrale. Cela signifie que ce sont les avoués qui financent intégralement ce centre de formation professionnelle sur leurs cotisations. Il représente environ entre 20 % et 25 % du budget général de la Chambre nationale des avoués.

Nous avons également profité du partenariat avec l'Université pour illustrer la volonté du législateur d'étendre la notion d'apprentissage. C'est un élément qui était un petit peu laissé de coté et qui mérite donc d'être souligné. Ce DESS est éligible à la fois à l'apprentissage et au contrat de qualification. Cela a été la première expérience universitaire dans ce domaine.

Ce centre de formation n'est pas seulement un centre de formation initiale, mais également un centre de formation continue. Il assure la formation permanente des collaborateurs et de nos confrères à travers l'organisation de séminaires.

Il faut également souligner que dans le programme de cette formation initiale et continue, notre profession a voulu marquer son orientation vers l'avenir et non pas seulement se limiter à ses missions statutaires et essentielles. C'est ainsi que, dans ce cadre, nous avons porté l'accent sur l'apprentissage des langues, sur l'informatique, et enfin, et je crois que c'est une innovation importante, sur l'apprentissage du droit social. Vous avez parlé de l'attention particulière des premiers présidents à la pérennité de la profession d'avoué. Dans leur grande majorité (pour ne pas dire dans leur unanimité), les premiers présidents se sont prononcés, il y a quelques mois, pour l'instauration d'une représentation par avoués devant les chambres sociales. Nous avons donc anticipé sur ce qui devrait être une évolution normale de la représentation des cours d'appel en assurant une formation en droit social à nos collaborateurs.

De même, nous pensons que la profession ne doit pas se limiter immédiatement à son aspect contentieux et nous avons mis en place un module de consultation et de négociation pour donner à nos confrères et collaborateurs une culture de la négociation autre que la culture du contentieux.

Je terminerai en vous indiquant qu'il s'agit, à travers les évolutions de la formation, d'une approche d'intégration extrêmement importante de nos collaborateurs juristes. Cette intégration a amené une renégociation de notre convention collective et notamment de la grille de hiérarchie des salaires avec l'introduction d'une catégorie de collaborateurs juristes qui n'existait pas jusqu'alors. Ces collaborateurs sont formés dans nos études et reconnus en tant que tels comme collaborateurs de haut niveau.

Me Didier Bolling - Avec le rajeunissement phénoménal de notre profession, puisque actuellement, la moyenne d'âge de notre profession est de 42 ans, l'idée d'une informatique de gestion a fait son chemin. En 1982, a été créé un groupement pour l'informatisation des études d'avoués, qui regroupe l'essentiel de nos confrères sous une forme ou sous une autre. Un programme de gestion intégrée a été élaboré par les confrères eux-mêmes en collaboration avec des sociétés de services informatiques de renom, comme Atos. Compte tenu des liens étroits qu'entretiennent les avoués avec les chefs de cours, nous avons pensé aller plus loin et échanger par la voie informatique, sous une forme sécurisée, les données qui nous étaient communes. Dès 1985, la cour d'appel de Paris a permis d'échanger entre le greffe et la Chambre des avoués de Paris des informations communes. Une accélération dans ce sens s'est produite, avec, il y a deux ans, la signature d'un protocole entre la Chambre nationale et la Chancellerie pour un échange d'informations sécurisé entre les greffes et les avoués, au niveau national cette fois. Six cours pilotes ont été choisies et, dès le premier juin, cette expérience va passer au stade matériel à la cour d'appel de Versailles.

Enfin, les avoués, au travers de l'Association pour le développement de l'informatique juridique (ADIJ), se penchent sur les questions soulevées par la signature électronique.

Je termine en vous indiquant que la Chambre nationale dispose d'un site Internet pour l'information du public.

Me Bertrand Lissarrague - Notre profession s'est tournée vers l'extérieur. Nous sommes convaincus que si nous voulons construire une Europe pacifique et prospère, il sera nécessaire de construire, en matière pénale, un espace judiciaire européen qui nous paraît le support indispensable du marché unique. Pour ce faire, nous devons franchir des obstacles comme les différences de législation, de mentalité et de langues.

Dans ce cadre, nous pensons qu'il est nécessaire de créer des interfaces. Le système de la postulation française nous apparaît comme un des moyens les plus adaptés et les plus développés. C'est dans cet esprit que nous avons travaillé avec nos partenaires européens et que nous avons construit un certain nombre de procédures communes. Nous avons notamment réfléchi sur la formation initiale de ces professionnels spécialisés, sur la formation continue, sur les problèmes de responsabilité et d'assurance, et également sur l'élaboration d'une charte, qui est une sorte de code de déontologie commune au stade européen. Notre idée consiste essentiellement à fournir aux justiciables européens des garanties équivalentes sur l'ensemble du territoire de l'Union européenne. Comme nous l'avons dit, nous avons des contacts réguliers avec les institutions européennes et avec les services du commissaire Vitorino. Nous essayons d'apporter une pierre à la construction de cet espace européen que nous attendons tous. Je ne vais pas en dire plus mais je suis près à répondre à des questions si vous le souhaitez.

M. le Président - Dans quels pays retrouve-t-on le système de la postulation ?

Me Bertrand Lissarrague - La postulation existe pratiquement partout sauf dans les pays nordiques, mais elle est exercée par une profession spécialisée dans un nombre restreint de pays. Dans la plupart des cas, ce sont les avocats qui remplissent ces fonctions. Dans beaucoup de pays, les avocats peuvent postuler devant les juridictions, mais souvent avec une certaine durée d'exercice et avec un agrément devant les cours d'appel, et ensuite devant la cour suprême. Il y a donc quand même une sorte de filtre. Je tiens aussi à signaler que nous avons conduit une mission avec la Géorgie sous l'égide de votre assemblée.

M. le Président - Compte tenu de l'élargissement de l'Union européenne, il est intéressant d'étudier les systèmes des pays de l'Est. Nous pourrions d'ailleurs y aller.

Me Jean-Pierre Garnerie - Nous nous sommes aperçus que les pays issus de l'ex-URSS avaient connu un grand vide juridique. Aujourd'hui, il y a des pays qui souhaitent s'inspirer du code Napoléon d'origine. Ils ont une attirance pour notre système. En Géorgie, il existe un problème : les auxiliaires de justice sont soit des avocats issus du système soviétique -c'est indescriptible- soit de jeunes juristes formés aux Etats-Unis. Ces derniers veulent gagner de l'argent et portent peu d'intérêt à la défense.

M. le Président - Combien y a-t-il d'avoués en cour d'appel ?

Me Jean-Pierre Garnerie - Il y a 415 avoués qui exercent dans 235 charges.

M. le Président - Vous nous avez parlé de l'évolution de la situation des collaborateurs. Combien y a-t-il de salariés ?

Me Jean-Pierre Garnerie - Leur nombre a un peu baissé du fait de la conjoncture économique. Nous sommes passés de 3.000 salariés à environ 2.400.

M. le Président - Le personnel est-il de plus en plus qualifié ?

Me Jean-Pierre Garnerie - Oui. Le personnel d'exécution est beaucoup moins nombreux grâce à l'informatique. En revanche, le recrutement de collaborateurs de haut niveau, qui sont au minimum pourvu d'un titre de troisième cycle, se généralise.

Me Didier Bolling - A la cour d'appel de Paris, la proportion est de deux collaborateurs par office.

Me Pierre Marbot - Pour vous donner un ordre d'idée, un sondage, assez parlant, a été réalisé. Globalement, dans l'ensemble des cours d'appel, la somme des avoués en exercice et de leurs collaborateurs juristes, c'est-à-dire l'ensemble des juristes d'une étude, équivaut au nombre de magistrats de la cour d'appel affectés au siège.

M. le Président - La postulation devant les chambres sociales est vraiment une question difficile.

Me Jean-Pierre Garnerie - Cela ne constitue pas un obstacle. Il faut d'abord dresser un constat : les chambres sociales des cours d'appel ne fonctionnent pas. Leur situation est consternante, pour 30 dossiers appelés, 4 seulement sont retenus. Cela est insupportable pour les magistrats et pour les justiciables.

Pourquoi est-ce comme cela ? C'est une procédure orale, donc les justiciables ou leurs conseils déposent sur la table un gros tas de pièces non triés. En plus, le droit social est d'une très grande technicité. La procédure n'est pas adaptée dans ce domaine du droit, qui est déjà vraiment très technique et difficile. Les premiers présidents et une grande partie des magistrats qui traitent les affaires sociales comprennent très bien que la seule solution est une mise en état. La représentation et la postulation ne recouvrent que la préparation du dossier qui est la mise en état. Nous sommes prêts à assumer cela car nous savons le faire.

M. le Président - Très bien. Nous vous remercions infiniment, messieurs les Présidents.

Me Jean-Pierre Garnerie - C'est nous qui vous remercions de nous avoir prêté attention.

Audition de M. Paul BOUCHET,
conseiller d'Etat honoraire,
ancien président de la Commission de réforme de l'accès au droit
et à la justice

(29 mai 2002)

Présidence de M. Jean-Jacques Hyest, président

M. Jean-Jacques Hyest, président - Nous entendons maintenant le Président Paul Bouchet dans le cadre de notre mission sur l'évolution des métiers de la justice. Vous avez présidé la Commission de réforme de l'accès au droit et à la justice et remis un rapport en mai 2001 au garde des Sceaux de l'époque, Madame Marylise Lebranchu. Compte tenu de toutes ses implications sur l'aide juridictionnelle et des problèmes soulevés par les professions, il nous a semblé indispensable de vous entendre. Je vous propose de nous exposer les grandes lignes de votre rapport sur l'accès au droit.

M. Paul Bouchet - Au-delà de mes titres divers, je suis un récidiviste sur la question de l'accès au droit et à la justice. J'étais conseiller d'Etat lorsque j'ai rédigé, il y a plus de dix ans, le rapport sur l'accès au droit. Cela permet de mesurer ce qui s'est fait en une décennie, de voir où en est une profession et ce que l'on peut lui proposer comme perspectives. S'agissant des barreaux des tribunaux et des cours, il est clair que le panorama a changé. Ces changements s'expliquent par des raisons économiques, mais aussi des raisons culturelles, notamment à la suite de l'intégration des conseillers juridiques. Il est clair que ce qu'on peut appeler la « culture », ou « le rôle social » des barreaux, a très profondément évolué.

Je commencerai d'abord par les changements économiques.

Sur ce plan, les évolutions sont contrastées. Nous constatons d'un côté un accroissement considérable du besoin juridique dans le pays, notamment du besoin social de la base. Ceux qui ne plaidaient pas ou peu et qui ne demandaient rien cherchent de plus en plus à faire valoir leurs droits, et il y a une forte demande de ceux qui ne peuvent pas payer. A l'autre extrémité, le barreau traditionnel a repris une part très importante, à tel point qu'à Paris par exemple, parmi les plus hauts revenus, on trouve les membres de certains cabinets d'avocats internationaux. Autrement dit, le chiffre d'affaires global du barreau s'est accru considérablement. En revanche, l'inégalité est croissante entre les barreaux eux-mêmes, et plus encore à l'intérieur des barreaux les plus riches.

Cela crée un problème difficile sur le plan culturel. Il y a ceux qui souhaitent avoir une demande de rémunération au titre de l'aide juridictionnelle et de l'accès au droit. Ils demandent une rémunération et non une simple indemnisation, parce qu'ils souhaitent en vivre. C'est notamment le cas dans les barreaux, nés après l'éclatement du barreau de Paris, qui ont en charge l'aide juridique dans des régions pauvres, et qui en revanche ne perçoivent pas de compensation. Il y a des barreaux intermédiaires comme Nanterre : Nanterre a à la fois des sièges très importants et une forte demande d'aide juridique. A Paris, si on distribuait l'aide juridictionnelle entre tous les membres du barreau, cela n'en ferait que de deux à trois par an et par avocat. Ceux qui sont riches pourraient même en faire cadeau, ce que j'ai fait moi-même pendant toute ma carrière. A Paris, cependant, l'aide juridictionnelle pèse sur un nombre plus restreint. Il y a enfin des petits barreaux, comme celui de Bergerac, où tout le monde continue à plaider. Cela s'explique par une sorte de sens de l'honneur qui implique que l'on doit faire de l'aide juridictionnelle, et en même temps par un sens très heureux des relations publiques, dans ces villes où la clientèle est en réseau. On comprend très bien que la vision soit différente. Il faut passer de l'économique au culturel pour bien comprendre cela.

Mais retenons d'abord que, sur le plan économique, c'est une profession en expansion considérable parce que le besoin juridique s'accroît et que la demande est très forte. Le nombre d'avocats reste faible en France par rapport aux pays comparables, même en intégrant les avoués à la cour. Vous savez que dans des pays comme l'Italie, l'Allemagne ou la Grande-Bretagne, ce nombre atteint environ 100.000. En comparaison, la France se situe à peine à plus du tiers.

Il y a donc à la fois des besoins, une forte expansion, un nombre assez faible d'avocats, mais surtout une inégalité très forte. C'est pourquoi, dans la perspective de l'évolution des métiers, on rencontre à l'intérieur des barreaux des attitudes culturellement très diverses. Cela s'explique par des raisons objectives et n'a rien d'étonnant.

J'en viens à mon deuxième point : le problème de l'aide juridictionnelle.

Il y a ceux, et notamment dans les lieux où le besoin social est plus fort, qui attendent une vraie rémunération. De qui attendent-ils cette rémunération ? Ils l'attendent dans un premier temps de l'Etat. C'est un peu curieux pour une profession libérale, particulièrement si l'on songe que libéral est le diminutif de libre. Lors des grèves, on a pu voir de jeunes avocats qui avaient des raisons très directes d'y participer, mais aussi des notables de la profession qui ne font plus d'aide juridictionnelle depuis longtemps et qui exprimaient une solidarité pour que ce soit l'Etat qui paye.

Or il y a d'autres propositions. Certains, et notamment d'éminents professeurs de droit, proposent de mutualiser l'aide juridique à l'intérieur du barreau. A Nanterre par exemple, les avocats des grands sièges ne veulent pas faire de l'aide juridictionnelle : ils déclarent ouvertement qu'ils n'en ont pas le temps et que ce n'est plus leur spécialité. Ceux qui conseillent les grandes sociétés n'ont pas été formés aux matières qui intéressent le petit plaideur, comme les problèmes de sécurité sociale ou de placements d'enfants. D'eux-mêmes, et sans aucune pression, les cabinets qui ne voulaient pas faire d'aide juridictionnelle ont cotisé à l'ordre à hauteur de 2.500 francs pour compléter l'indemnité d'aide juridictionnelle. Mais cela n'est pas la règle. La demande dominante est que ce soit l'Etat qui prenne en charge le besoin d'accès au droit et aux juridictions. L'idée est que puisque l'Etat est le garant de cet accès au droit, il doit en payer le prix.

D'autres pistes sont à l'étude à l'intérieur même du barreau. On les a mentionnées dans le rapport. Certains nous ont reproché de ne pas assez en parler, mais nous avons d'excellentes raisons d'être restés prudents. Il s'agit en particulier du recours à la protection juridique, c'est-à-dire le système assurantiel, que ce soit à travers un système classique ou à travers la mutualité.

Il y a une évolution dans ce domaine. La protection juridique en France est très faible par rapport à d'autres pays. En Allemagne, par exemple, elle joue énormément. Mais cette différence s'explique par des causes précises. En Allemagne par exemple, la protection juridique joue pour les accidents de voiture. On est obligé de passer par un avocat et donc on s'assure. Nous avons examiné cela à Berlin avec la profession et le ministère et nous avons constaté que certaines assurances ont des tarifs raisonnables. En France, la réforme du contentieux des accidents de voiture a en quelque sorte tari ce besoin. Ce n'est donc pas sur ce plan que cela pourrait se poser. Quand on regarde les gros contentieux qui forment une part importante de l'activité des cabinets cherchant des compléments, on trouve plutôt la famille, et en particulier le divorce, qui est le premier poste de l'aide juridique.

Pour le divorce, une partie de la population exprime l'idée qu'en cas d'accord, dès lors qu'il n'y a ni enfant et ni patrimoine, les avocats ne sont pas nécessaires. Les avocats disent à l'inverse que si l'on ne veut pas que la société affaiblisse le sens du mariage, il faut que le divorce reste un acte important. Par ailleurs, ils estiment que les conséquences de cet acte sont souvent sous-estimées : même si dans l'immédiat il n'y a pas de patrimoine, il reste le problème des dommages et intérêts ou, si la femme reste seule, de la pension alimentaire. Le discours n'est pas unifié sur ce terrain-là.

L'autre domaine est le pénal. Les juridictions correctionnelles fonctionnent en permanence et de plus en plus, et la demande de sécurité de la société ne fera qu'accroître cela.

M. le Président - On peut également ajouter que les nouvelles dispositions de la loi sur la présomption d'innocence chargent le barreau de nouvelles missions obligatoires, comme la présence à la première heure de garde à vue. Cela me paraît important au titre des libertés publiques, mais c'est une charge lourde pour les cabinets et cela ajoute à la procédure.

M. Paul Bouchet - Bien sûr. Les affaires les plus lourdes sont celles qui vont à l'instruction, avec des horaires qui ne sont pas toujours compatibles. Il est clair qu'il existe une demande économique, mais les revendications ne se limitent pas à cet aspect. Dans les tribunaux petits et moyens, on a vite des problèmes liés à l'organisation du temps. Or la gestion du temps est un casse-tête, particulièrement pour les avocats.

M. le Président - Oui, un emploi du temps d'avocat, notamment en Ile-de-France, est ingérable.

M. Paul Bouchet - C'est tout à fait exact. Cela est dû notamment à l'éclatement des lieux, même à Paris. On a cherché à opérer des regroupements géographiques. Par exemple, à Lyon, on a voulu créer une cité judiciaire pour tout regrouper. Le temps de construire - et pourtant on croyait avoir vu grand - on s'est aperçu que ce n'était plus possible, et finalement on a dû garder le vieux palais pour la Cour d'appel.

La formation va encore s'améliorer, il faut la régionaliser de plus en plus. Le barreau fait des efforts et y est prêt.

La gestion des fonds d'aide juridique constitue mon troisième point.

S'agissant de la gestion des fonds d'aide juridique, nous avions proposé, lors de la première réforme, que le barreau obtienne, ce qui est unique en Europe, la gestion des fonds. Il l'a obtenu : les CARPA (les Caisses de règlement pécuniaires d'avocats), sont regroupées au sein d'un organisme unique, l'UNCA (Union nationale des caisses d'avocats), qui a fait preuve d'une bonne qualité technique. Les ministres de la justice successifs l'ont tous reconnu. C'est un des points forts. Il y a également une organisation, par l'informatisation notamment, de meilleure qualité. Les quelques petits barreaux qui étaient critiquables sur ce plan -rappelons qu'il s'agit de la gestion des fonds des clients- sont en train de s'améliorer. La modernisation est de bonne qualité, il suffit d'y veiller.

La gestion des fonds est quelque chose de très important. Le futur bâtonnier de Nice vient d'être inculpé à ce sujet. Avec les obligations nouvelles imposées aux barreaux contre le blanchiment, le contrôle des caisses de règlement pécuniaires est tout à fait essentiel. On ne manie plus de petites sommes, mais des sommes considérables. Dans le cas de Nice, cela porte sur des millions d'euros. Bien sûr la présomption d'innocence joue là comme ailleurs, mais je veux dire que le barreau est exposé. C'est un risque tout à fait nouveau, mais très important.

Par ailleurs, dans la tradition du barreau, on est chargé de rendre service à ses clients, y compris au truand. On est détenteur d'un secret et on ne doit pas le révéler. La culture particulière du barreau repose sur l'idée que l'avocat est le dernier refuge. Pour l'argent, ce n'est pas la même chose. La culture du barreau cherche à s'ajuster avec difficulté sur certains points. Le problème des perquisitions l'illustre bien. Vous savez que les magistrats considèrent pour une part que les cabinets d'avocats ne sont pas du tout inviolables. Il y a eu des perquisitions, parfois très audacieuses, dont certaines ont été ensuite critiquées. Sans parler nécessairement de blanchiment de fonds, dans une affaire classique de justice pénale, l'avocat peut être amené à détenir des pièces nécessaires à la défense. Mais ce n'est évidemment pas à lui de les produire à l'accusation. Or, pour certains magistrats, il s'agit de chercher les preuves là où ils pensent les trouver, ce qui pour eux relève de leurs fonctions. Les magistrats sont de plus en plus « inquisiteurs ». Auparavant, ils n'auraient pas osé entrer dans un cabinet d'avocats. Une perquisition dans un cabinet d'avocats était absolument exceptionnelle. Mais c'est en train d'évoluer sous la pression de magistrats et il faut en tenir compte. Voila donc quelques éléments sur l'évolution des cultures et des moeurs, qui montrent que nous devons relever un grand défi qui n'est pas que financier.

La commission de réforme de l'accès au droit et à la justice a formulé des propositions en matière d'aide juridictionnelle.

Financièrement, il existe des réponses. La grande critique qui nous a été adressée a trait à notre proposition de supprimer l'aide partielle. Vous savez que, jusqu'ici, il existe une aide totale. Puis, lors de la dernière réforme, contre mon avis et celui du Conseil d'Etat, un système d'aide partielle a été mis en place, à mon avis un mécanisme en trompe-l'oeil, même s'il est vrai qu'il a permis à un certain nombre de cabinets de survivre.

Qu'en est-il de ce système ? Théoriquement, l'Etat finance des tranches, par exemple 25 %, 50 % ou 75 %. Il s'agit donc de lisser les seuils, ce qui paraît légitime. Mais en réalité, l'Etat payait beaucoup moins, car on avait consenti au barreau le droit de négocier directement avec le client ce que ne payait pas l'Etat. Le barreau s'était engagé à se limiter à ce que l'on appelait un tarif convenable, mais adaptable en fonction du client. Cette mesure avait été votée par les deux assemblés. Cela constituait en effet une « soupape de sûreté », très favorable au barreau mais acceptable : la modération des honoraires était appréciée par le bâtonnier. Le contrat écrit, proposé au client pour lui permettre de connaître le montant de la somme qu'il devait, était soumis au bâtonnier, afin que celui-ci apprécie la modération des honoraires. S'il pensait que la modération était insuffisante, le bâtonnier fixait lui-même un taux. En cas de difficulté, on rentrait dans le droit commun classique.

Je n'étais pas favorable à ce système pour des raisons qu'hélas l'expérience a confirmées : dans l'immense majorité des barreaux, la vérification n'était pas assurée. Seuls quelques barreaux l'ont fait. Dans la plupart des barreaux, les contrats n'étaient pas conservés et l'on ne savait même pas s'ils avaient été rédigés. A Lille, par exemple, où nous avons effectué un contrôle, le bâtonnier lui-même a découvert qu'une partie très faible des contrats était soumise au délégué du bâtonnier. Nous avons été contraints de dire que ce n'était pas suffisant. Nous avons exprimé l'idée qu'il était préférable d'étendre l'aide totale et de trouver, à partir d'un certain seuil, d'autres solutions.

Par exemple, à partir du moment où les gens dépassent un certain seuil pour prétendre à l'aide totale, ils pourraient souscrire à un système de protection. Il n'existerait donc pas d'aide partielle, celle-ci fonctionnant mal. Cependant, comme vous le savez, une aide partielle est rétablie dans le projet. Nous souhaiterions toutefois que cette aide soit opposable. S'il s'agit d'un barème fixe et que l'avocat ne peut rien demander au-delà, c'est très bien. Mais il faut reconnaître qu'il existe une réelle difficulté.

Par ailleurs, le niveau d'aide que nous avons préconisé a été critiqué, de manière injuste à mon sens. Nous avons estimé que, pour définir une rémunération, il fallait apprécier deux éléments :

- le montant de la rémunération équitable de la prestation intellectuelle de l'avocat ;

- le niveau de remboursement équitable de la moyenne des frais.

En effet, la grande nouveauté depuis dix ans tient à l'accroissement de la moyenne des frais dans les cabinets d'avocats. Cette moyenne dépasse aujourd'hui 50 % dans l'immense majorité des cabinets. Elle varie également selon l'équipement et peut aller de 40 à 70 %. Cependant, lorsque l'on atteint de tels niveaux, c'est que le chiffre d'affaires le permet. Il ne faut donc pas s'en tenir au pourcentage. Cependant, l'importance des frais est considérable et il ne faut pas s'intéresser uniquement à la prestation intellectuelle.

S'agissant de la prestation intellectuelle, nous avons proposé une indexation sur les magistrats. C'est une idée que je persiste à trouver juste, car on invoque souvent l'équivalence des compétences, notamment pour les affaires pénales, qui sont symboliques. Aux Etats-Unis, les défenseurs publics sont payés par référence aux magistrats. Le barreau français avait été très critique à cet égard, arguant que les défenseurs publics étaient mal payés et qu'en conséquence ils ne faisaient pas correctement leur travail. Or on assiste aujourd'hui à une évolution très nette, surtout depuis le film Un coupable idéal , dans lequel sont mis en scène deux défenseurs publics américains remarquables. Le barreau de Paris a reçu ces avocats, qui ont été célébrés comme des exemples. On a alors découvert qu'ils percevaient la même rémunération que le procureur.

Nous avons proposé ce système de rémunération, avec comme référence la rémunération nette d'un magistrat ayant dix ans d'ancienneté. Il n'est pas inutile par ailleurs qu'un avocat connaisse le prix de la prestation intellectuelle du magistrat qu'il a face à lui : c'est une idée saine pour l'égalité des armes, qui se traduit alors économiquement. Le barreau de Paris se dit globalement favorable, mais s'interroge sur la référence à la rémunération d'un magistrat ayant dix ans d'ancienneté. Il pense qu'il serait légitime de prévoir un montant plus élevé, notamment si l'on souhaite un avocat prestigieux. Il est en réalité prévu des soupapes de sûreté : on peut obtenir une majoration sous contrôle du magistrat s'il existe des diligences particulières ou dans le cas d'une affaire spéciale. Ces cas sont toutefois exceptionnels et doivent le rester. N'en faisons pas la règle : une moyenne de dix ans d'ancienneté me semble satisfaisante. Néanmoins, le ministère des finances estime que cette moyenne est trop élevée. En réalité, nous nous sommes fondés sur ce que verse l'avocat à son clerc principal, en effet, aux termes de la convention collective imposée, ce dernier est payé à des taux similaires. On peut donc affirmer que la prestation intellectuelle a été correctement évaluée.

Se pose ensuite le problème du nombre d'heures. Dans ce domaine également, nous avons trouvé une solution acceptable, en proposant le chiffre de 1.200 heures annuelles. Ce chiffre a été retenu par Bercy et négocié, après une longue expérimentation, par les centres de gestions agréés. Un de ces centres de gestion agréé, l'A.N.A.A.F.A, qui regroupe la grande majorité du barreau et édite des bulletins extrêmement clairs, a réalisé des études périodiques par tranches des barreaux parisien et provinciaux, en tenant compte du type de clientèle. Il est parvenu, lui aussi, à ce chiffre de 1.200. Ce chiffre est globalement accepté et ne pourra être discuté par Bercy. Il a été retenu par d'autres pays européens.

Par ailleurs, le chiffre n'est pas divisé par le total d'heures effectuées par un magistrat, compte tenu des pertes de temps des avocats. Il appartient à l'Etat, s'il souhaite payer moins, de réorganiser les tribunaux afin que l'avocat perde moins de temps.

La critique se reporte plutôt sur les charges. On reproche notamment au projet de prévoir une majoration pour ceux qui prennent en charge plus de dossiers d'aide juridictionnelle que les autres. Il s'agit de majorer l'aide de ceux qui font, par exemple, plus de 50 % d'aide juridictionnelle. C'est une piste que nous n'avons pas proposée, mais qui peut se négocier.

La question des frais est un peu plus difficile. Quel taux retient-on ? On ne peut pas retenir un taux unique, ce que voudrait le barreau. Le taux unique est faussé : une moyenne nationale n'est pas très bonne. Les publications des centres de gestion agréés, qui sont opposables au barreau puisque gérés par lui, montrent des différences fortes entre les taux, qui varient de 45 % à 70 %.

Cette situation est aisément compréhensible. Ainsi, pour le barreau parisien, qui compte le plus grand nombre d'avocats, les loyers pèsent lourdement dans les frais. On peut dire que les loyers parisiens pèsent beaucoup dans la moyenne nationale.

Nous avons voulu serrer au plus près en plaidant pour la régionalisation. Faut-il le faire par grandes régions ? Par cours ? On peut en discuter. Nous avions proposé, pour notre part, de choisir la région. L'A.N.A.A.F.A serait prête à faire des choses au niveau de la cour. Descendre au niveau de chaque tribunal est peut être excessif. Il est certain qu'une moyenne nationale serait une revendication excessive. Elle reviendrait en effet à tout aligner sur Paris, ce qui n'est pas tout à fait juste. Mais on peut négocier. Le tarif serait forfaitaire, au minimum 50 %. Une heure rémunérée 220 francs passerait ainsi à 440 francs. Les derniers relevés de discussions, avant le changement de ministre, montrent que l'on se rapprochait de cette somme. A l'origine, le barreau de Paris ne voulait pas moins de 700 francs de l'heure pour les avocats du barreau de Paris. D'autres barreaux ne voulaient que 500 francs. Nous devons en discuter, mais ce chiffre sera tributaire du nombre d'heures à payer.

La difficulté se reporte donc sur le nombre d'heures à payer. Des normes peuvent être fixées, entre gens de bonne foi. Il y a plus de dix ans, nous avions proposé de fixer la moyenne à dix heures. Cela n'avait pas été contesté à l'époque, alors que toutes les associations d'avocats avaient été consultées. Pour des raisons diverses, certaines personnes, voyant que le taux horaire ne dépassait pas 500 francs, ont affirmé que ce n'était pas suffisant. Le problème principal, en réalité, concerne la rémunération du divorce. Lorsque nous avons avancé des chiffres, le barreau nous a trouvés trop prudents. En Allemagne, aux Pays-Bas et au Québec (donné comme exemple en matière d'aide juridique), le divorce est rémunéré à moins de 5.000 francs. Avec dix heures, même rémunérées selon nos tarifs, on atteindrait à peu près cette somme. Avec les négociations, nous irons sans doute au-delà. Les relevés de discussions montraient que l'Etat était prêt à consentir 12 heures pour le divorce pour faute. Admettons qu'il y ait des divorces plus compliqués que d'autres. On peut encore discuter sur ces bases, mais l'enjeu n'est plus fondamental.

Un problème très important est celui de la qualité. Ce qui me préoccupe vraiment est qu'avec un même nombre d'heures, un avocat bien formé servira beaucoup mieux son client qu'un mauvais avocat.

M. le Président - Monsieur le Président, je crois que vous nous avez apporté des éléments très intéressants à propos de l'aide juridictionnelle, sur les évolutions et les motifs qui avaient conduit votre commission à prendre un certain nombre de positions.

M. Paul Bouchet - On peut ajouter que la protection juridique peut s'étendre. Nous avions consulté à ce sujet. Evidemment, on ne peut pas assurer les délits intentionnels. Mais il est possible d'assurer les délits non intentionnels : les maires sont par exemple déjà couverts par des assurances.

S'agissant de la famille, la branche mutualité des assurances affirmait que l'on ne pourrait pas, si l'on a assuré la famille, payer un avocat pour chacune des deux parties. Cela est faux. Des règles déontologiques doivent être respectées, ce dont nous avions parlé. Néanmoins, si l'Etat favorise la protection juridique, à travers les assurances, il diminue de beaucoup les tarifs par rapport aux tarifs existants. Le Barreau de Paris négocie un peu plus cher. Il souhaite un taux de l'heure un peu plus élevé, ce qui est compréhensible à Paris. Il serait donc souhaitable de déconnecter les barreaux, afin de pouvoir différencier les taux.

On va surtout vous parler de l'aide partielle. Je suis très ouvert sur cette question, mais elle ne doit pas faire l'objet de tricheries, comme ce fut le cas. Par ailleurs, au-delà d'un certain seuil, les gens pourraient s'assurer contre la plupart des risques. Une autre réponse sociale est nécessaire.

Par ailleurs, il faut que soit établi un contrat écrit en matière d'aide juridictionnelle. Le barreau critique cette proposition, à laquelle un grand nombre d'avocats est cependant favorable. En revanche, les avocats contestent davantage l'idée d'une charte de qualité, qu'ils n'accepteraient qu'à condition que ce soit eux qui la proposent. Cela ne me dérange pas, mais une négociation doit avoir lieu au préalable. Nous avions proposé la création d'un organisme interministériel, composé pour un tiers d'avocats, pour un tiers de représentants de l'Etat et pour un tiers de représentants de la société civile. Cet organisme pourrait émettre un avis sur les questions litigieuses. Il me semble qu'il s'agissait également d'une piste intéressante.

M. le Président - Merci, Monsieur le Président.

Table ronde sur « Les avocats et l'évolution des métiers de la justice »

(29  mai 2002)

Présidence de M. Jean-Jacques Hyest, président

Avec la participation de :

- Me Jean-René FARTHOUAT, président du Conseil national des barreaux.

- Me Paul-Albert IWEINS, bâtonnier du Conseil de l'ordre des avocats de Paris.

- Me Michel BENICHOU, ancien Président de la Conférence des Bâtonniers.

M. Jean-Jacques Hyest, président
- Dans le cadre de la mission qu'a décidé de constituer la commission des Lois sur l'évolution des métiers de la justice, nous avons souhaité rencontrer les représentants de la profession d'avocat. Je remercie le bâtonnier du Conseil de l'ordre des avocats de Paris, le président du Conseil national des barreaux et l'ancien président de la Conférence des bâtonniers d'avoir répondu favorablement à notre invitation.

Notre table ronde a pour thème « les avocats et l'évolution des métiers de la justice ». La mission s'intéresse tout particulièrement à l'avenir de la profession, vos difficultés, vos rapports avec les magistrats, vos sentiments sur l'émergence des nouveaux métiers de la justice, notamment dans le domaine des procédures alternatives de règlement des conflits, ainsi qu'à la question de la formation, sur laquelle j'ai commis un rapport en 1995 à la demande du Gouvernement.

Je vous propose de vous exprimer chacun. Monsieur le président du Conseil national des barreaux, ancien bâtonnier, je vous laisse la parole.

Me Jean-René Farthouat - Je vais peut-être commencer par la formation, parce qu'elle se trouve à l'origine, et que c'est l'une des spécialités du Conseil national des barreaux. L'organisation de la formation est en effet l'une des missions formelles que lui donne la loi. Vous venez de dire qu'un rapport a été publié en 1995 que nous avons lu avec attention. Depuis cette date, nous avons travaillé à une réforme de la formation, qui est maintenant achevée. Quels reproches faisait-on à la formation actuelle ?

On lui reprochait d'abord d'être une formation très universitaire et peu pratique. On réapprend dans les centres de formation professionnelle un certain nombre de données qui devraient être considérées comme étant acquises par le biais universitaire.

Le second reproche est qu'elle n'est pas adaptée aux besoins de la profession. Nous avons une inadéquation entre, d'une part, les jeunes gens qui sortent de nos centres de formation professionnelle, qui ne trouvent pas tous des stages et par conséquent restent dans une situation financière difficile, d'autre part les demandes de nos confrères et d'un certain nombre de cabinets, qui disent ne pas trouver sur le marché les jeunes dont ils ont besoin dans leur cabinet. Pour être tout à fait précis, il s'agit d'un reproche essentiellement formulé par nos confrères issus de l'ancienne profession de conseiller juridique, qui estiment que la formation n'est pas suffisamment adaptée aux métiers du conseil. Ils complètent donc cette formation par des formations internes.

Le troisième constat est que la formation est totalement éclatée sur le territoire national, puisque nous avons vingt-deux centres de formation professionnelle. Ils dispensent des formations que chacun essaie d'assurer avec sincérité et efficacité, mais dont la qualité n'est pas nécessairement homogène. Un regroupement nous paraît indispensable.

La réforme, arrêtée par le Conseil national du barreau après des consultations multiples de l'ensemble des représentants de la profession et des acteurs de la vie professionnelle, s'articule autour de l'idée d'une formation d'environ dix-huit mois, dont seule une petite partie serait réalisée à l'intérieur des centres de formation professionnelle, l'essentiel de la formation étant acquis à l'extérieur. Je vous dispense de la querelle qui a agité la profession à propos de la durée de la formation (dix-huit mois ou deux ans). Les enseignements dureront environ dix-huit mois et, compte tenu des périodes de vacances et d'examens, la formation sera nécessairement étalée sur une durée proche de vingt-quatre mois. La partie de la formation qui ne s'effectuera pas à l'intérieur des centres de formation professionnelle se fera en pratique dans les cabinets, les tribunaux et auprès de quelques professionnels extérieurs au métier d'avocat. L'idée est aussi d'apporter, en complément à la formation dispensée dans les centres, une formation sur des spécialités pointues dont peut avoir besoin la profession. Nous espérons, par cette réforme, non pas résoudre mais apporter une réponse à certains problèmes.

Le premier problème auquel nous espérons apporter une réponse est celui du regroupement : la structure de la formation a déjà conduit un certain nombre de centres à se regrouper. C'est le cas des centres de Poitiers, d'Orléans, de Bourges et d'Angers, qui composaient une seule école du centre ouest. Je viens d'apprendre que Bordeaux, Toulouse et Pau ont aussi décidé de réunir leurs centres de formation professionnelle. Il en va de même de Lyon, de Grenoble et de Chambéry, ainsi que de Rennes et de Caen. Il peut y avoir des regroupements parfois un peu singuliers : on pourrait penser, par exemple, que Caen et Rouen auraient pu se rejoindre. Des regroupements s'opèrent également du côté de Nancy et en Alsace. J'ai l'espoir que, dans un délai de deux à trois ans, on puisse passer de vingt-deux à dix ou douze centres. On peut considérer qu'avec un nombre total de centres compris entre dix et douze, le maillage du territoire serait satisfaisant.

Le second problème auquel nous espérons apporter une réponse concerne le coût. Quel est, à l'heure actuelle, le financement de la formation professionnelle ? Celui-ci aurait dû, si les engagements avaient été respectés, être partagé à parts égales entre l'Etat et la profession. Au fil des ans, une disparité tout à fait considérable s'est instaurée, puisque désormais, sur un financement total que l'on peut évaluer à une soixantaine de millions de francs pour l'ensemble du territoire, moins de dix millions sont pris en charge par l'Etat. La somme restante est financée par la profession d'avocat. La cotisation par avocat se monte à plus de 1 800 francs. C'est donc une cotisation assez lourde, qui, par le passé, était supportée en grande partie par l'intermédiaire des caisses de règlements pécuniaires. En effet, les textes prévoyaient de la manière la plus expresse qu'une partie des ressources de la caisse pouvait être affectée au financement de la formation. Il existait donc une compensation totale ou partielle entre la cotisation des avocats et les fonds avancés par les caisses. Vous savez que les modifications intervenues dans l'ordre économique ont provoqué une baisse considérable des ressources des caisses, et que les chefs des ordres sont amenés à fixer des priorités qui ne sont pas forcément celles de la formation. Par conséquent, la cotisation des avocats contribue pour beaucoup au financement. Je pense que nous devons parvenir à maîtriser les coûts. C'est l'espoir que nous avons à travers cette réforme. Voilà ce que je pouvais vous indiquer sur la formation professionnelle.

M. le Président - Merci Monsieur le Président. Je passe maintenant la parole à Monsieur le bâtonnier du Conseil de l'ordre de Paris.

Me Paul-Albert Iweins - Je crois que vous avez la chance de réfléchir à l'évolution de notre profession, ce que l'on a assez peu l'occasion de faire. Nous avons également commencé à le faire au sein de la commission de prospective de Paris, en partant d'un certain nombre de constats.

Le premier constat est qu'il existe, à l'intérieur du barreau français, une évolution sensible en faveur de Paris, qui n'est pas forcément saine. Le barreau de Paris croît plus vite que l'ensemble du barreau français. Nous sommes 17 000 avocats à Paris sur un total de 38 000, sachant que le barreau de Paris est celui de Paris intra-muros. Le second barreau français est celui de Nanterre, avec 1 700 avocats.

Comment cet écart s'explique-t-il ? Il s'explique notamment par la formation dispensée par l'école de formation de Paris. Celle-ci forme la moitié des étudiants français. Elle bénéficie d'un aspect très attractif, lié notamment au fait qu'elle fait appel à des cabinets plus ouverts sur le monde que d'autres centres. On peut donc craindre que l'évolution générale du barreau consiste à se diriger vers un barreau d'excellence, le barreau de Paris, qui s'occuperait des affaires intéressantes, et un barreau de province qui aurait tendance à ne pas se développer et qui accomplirait de plus en plus de missions au titre de l'aide juridictionnelle. A Paris, cette aide juridictionnelle se répartit de manière équilibrée de telle sorte qu'elle ne représente pas une véritable charge. Il vous paraîtra paradoxal que ce soit moi qui le dise. Mais 17 000 avocats sont difficiles à gérer avec un Conseil de l'ordre de 36 membres. Face à ce problème, je crois qu'il faut véritablement s'intéresser à la création de pôles régionaux du droit organisés autour des cours d'appel les plus importantes. Sinon, on risque d'assister à une évolution totalement déséquilibrée entre le barreau de Paris et les barreaux de province, qui me paraît assez malsaine.

S'agissant de la formation, vous savez que la profession d'avocat a été longtemps demanderesse d'une formation commune avec les magistrats, considérant, sans doute avec une certaine nostalgie, que le fait d'avoir un pôle commun de formation permettait de cultiver une culture commune. Or, pendant des années, les magistrats nous ont fait comprendre, non sans un soupçon de mépris, que leur formation était une formation d'excellence les amenant à flirter avec l'Ecole nationale d'administration et qu'ils ne voyaient vraiment pas comment ils auraient intérêt à mélanger nos formations. Aujourd'hui, je dois vous dire que je ne suis plus partisan d'un tronc commun de formation, dans la mesure où l'on s'aperçoit, tout au moins au niveau du barreau de Paris, que l'activité européenne et internationale devient une majeure dans l'exercice professionnel. Le barreau de Paris ne s'est pas développé grâce aux avocats de proximité qui engagent peu de stagiaires mais plutôt grâce aux cabinets qui font du droit international, du droit des affaires, du droit public, toutes les matières que l'on n'apprend pas à l'Ecole nationale de la magistrature, ce sont eux qui engagent la majorité des stagiaires.

A l'occasion de cette réflexion sur les barreaux, peut-être faut-il mener également une réflexion sur la formation des magistrats qui, à force de se laisser hypnotiser par l'E.N.A, forment effectivement des administrateurs de droit français de qualité, mais qui n'ont aucune ouverture à l'international. Pourtant, l'évolution européenne rend indispensable une ouverture internationale au cours des formations.

Je n'appelle donc plus de mes voeux une formation commune. Je pense que l'E.N.M nous demandera un jour d'accueillir les magistrats dans nos écoles d'avocats, pour leur donner cette ouverture. J'estime également qu'il est nécessaire de regrouper les centres de formation pour organiser des centres de qualité. Je crois que la profession ne le fera pas si la Chancellerie n'envoie pas des signaux forts. On peut faire d'excellents centres à Marseille, Lille, ou Lyon. Si nous ne le faisons pas, en quelque sorte autoritairement, nous aurons d'excellents avocats de proximité en province et un gigantesque barreau de Paris qui traitera toutes les affaires intéressantes. Je ne suis pas certain que cette évolution soit souhaitable.

M. le Président - J'ai une question sur le nombre d'avocats. Dans toutes les sociétés développées, on assiste à un développement du droit, de l'accès au droit et des besoins juridiques. De plus, lorsque l'on compare le nombre de professionnels du droit en France, en incluant tous les auxiliaires de justice, la plupart des grands pays développés se situent à des niveaux bien supérieurs à la France. Pourtant, on a l'impression que l'accès à la profession devient très difficile pour les jeunes.

Me Paul-Albert Iweins - Vous avez raison. Cette situation est paradoxale. A Paris, depuis trois ans, environ 1 000 stagiaires par an sont « casés ». Notre pays a véritablement besoin de juristes. Mais il n'a pas besoin de juristes qui s'occupent d'accidents de la route, de contentieux bancaire, de droit civil ou de droit de la famille. Malheureusement, en raison d'une certaine tradition professionnelle, certains petits barreaux de province n'ont pas compris qu'il fallait s'intéresser à d'autres matières. Le développement du droit ne passera évidemment pas par le droit de la famille ou des accident de la route. Or cela correspond malheureusement à la pratique de petits barreaux de province qui n'ont pas réalisé un effort d'ouverture vers d'autres matières comme l'informatique, les nouvelles technologies, le commerce international, le droit fiscal ou le droit public. Compte tenu de l'activité très ralentie enregistrée par les barreaux en charge des divorces ou des accidents de la route, le marché est vite saturé. Un certain nombre de barreaux et de centres de formation, qui ont fait ces efforts d'ouverture sur les nouvelles matières, ont pu se développer. Je suis certain qu'il existe, dans certains endroits, un véritable désert juridique. On y traite en effet uniquement des matières classiques, qui ne correspondent pas aux besoins nouveaux.

Me Jean-René Farthouat - Nous devons rester prudents quant aux comparaisons avec d'autres pays. En effet, dans certains pays, la profession d'avocat recouvre des réalités différentes de la nôtre. En Allemagne ou en Espagne par exemple, les juristes d'entreprises sont totalement intégrés aux barreaux, ce qui aboutit à des modifications assez importantes. Le barreau français réfléchit à l'intégration de juristes d'entreprise en son sein. C'est certainement l'un des points sur lesquels une réflexion sera menée dans les années à venir, mais il pose beaucoup de difficultés et de questions. Quoi qu'il en soit, le fait que les juristes d'entreprise ne soient pas intégrés au barreau, en France, nous invite à rester prudents lorsque nous réalisons des comparaisons internationales.

Me Paul-Albert Iweins - Il n'en demeure pas moins que nous sommes tout à fait d'accord pour considérer qu'il reste du travail pour les juristes et les avocats, qui sont répartis très inégalement sur le territoire. Cela montre donc que le numerus clausus serait une erreur.

M. le Président - On peut évoquer une expérience simple. La Seine-et-Marne a bénéficié de la création d'un tribunal administratif. Cela était justifié : il fallait décharger le tribunal de Versailles et créer une juridiction à l'Est. Le barreau de Melun, confronté à cette situation, a rencontré des difficultés. On ne devient pas d'un seul coup spécialiste en droit administratif. Pourtant, il y avait une ouverture évidente.

Me Paul-Albert Iweins - Le droit public est spécialement pénalisé par l'Université. En effet, lorsqu'un étudiant envisage de devenir avocat, on lui recommande de suivre la filière « carrières judiciaires », dans laquelle le droit public n'est pas enseigné. Cet étudiant doit donc faire deux maîtrises, ce qui est absurde. L'Université possède une conception de la profession qui date des années 1950, et elle ne semble pas vouloir en changer, les grandes matières qui y sont enseignées restent le droit civil et le droit pénal.

M. Patrice Gélard - Les modalités de l'examen d'entrée aux centres régionaux de formation professionnelle des avocats expliquent cette situation.

Me Paul-Albert Iweins - Oui, mais c'est à cause de l'Université.

M. Patrice Gélard - Certes, mais vous siégez à l'Université avec les magistrats.

Me Paul-Albert Iweins - Oui, nous y siégeons, mais en temps que membres du jury. Ce n'est pas nous qui organisons les épreuves. De plus, nous y sommes très minoritaires.

M. Patrice Gélard - Vous nous avez dit que vous préparez la réforme de l'examen d'entrée au Centre régional de formation professionnelle des avocats ? En quoi va consister cette réforme ?

Me Jean-René Farthouat - Elle est corrélative à la réforme de la formation elle-même. Pour l'instant, pour des raisons budgétaires, nous laissons l'entrée au centre régional de formation professionnelle au sein de l'Université. En effet, cette dernière refuse de continuer à participer si l'examen d'entrée n'est pas organisé en son sein. Or nous avons besoin de son concours et elle ne souhaite pas que nous prenions en charge l'examen d'entrée au centre de formation, arguant que cela nous coûtera 12 millions de francs. Nous recherchons donc sur des solutions moins onéreuses.

M. Patrice Gélard - Mais la nature des épreuves est complètement absurde dans l'arrêté actuel.

Me Jean-René Farthouat - Oui, mais nous sommes en train de réfléchir à une modification des modalités.

M. Patrice Gélard - Un système beaucoup plus égalitaire que le système actuel est souhaitable. Le système actuel prévoit que certains ont deux épreuves à passer, d'autres huit, ce qui est très inégalitaire.

Me Paul-Albert Iweins - Oui. De plus, les docteurs en droit sont dispensés de l'examen. Or la qualité de leur travail n'est pas toujours bonne.

M. Patrice Gélard - Certains docteurs en droit ont un bon niveau.

Me Paul-Albert Iweins - Cela dépend de l'origine de leur doctorat.

Me Jean-René Farthouat - Oui, ils sont très peu nombreux. Mais le niveau d'un certain nombre de docteurs en droit est assez surprenant.

M. Patrice Gélard - Quand la réforme de l'examen d'entrée aux centres régionaux de formation professionnelle aux interviendrait-elle ?

Me Jean-René Farthouat - Nous espérons qu'elle puisse être mise en oeuvre au 1er janvier 2004. Cela implique que les textes soient adoptés d'ici à la fin de l'année, ou tout au moins au début de l'année prochaine, pour que les centres puissent se transformer et devenir opérationnels pour lancer l'ensemble de la réforme au 1 er janvier 2004.

M. Patrice Gélard - Vous avez tout de même moins bien réussi que les notaires. Les notaires ont par exemple créé un diplôme d'études supérieures spécialisées (DESS) de droit notarial. J'étais assez partisan d'un diplôme d'études supérieures spécialisées d'avocat. Mais c'est à la profession de décider. Je pense que l'Université n'a pas tout à fait sa place dans cette affaire, d'autant plus qu'il n'y a pas, dans les Instituts d'études judiciaires, de spécialistes de droit européen, de droit administratif ou de droit économique. Les Instituts d'études judiciaires comptent surtout des spécialistes de procédure et des pénalistes.

M. le Président - Je passe maintenant la parole à M. Michel Bénichou, ancien Président de la Conférence des bâtonniers.

Me Michel Bénichou - Le premier constat porte sur le nombre d'avocats. On a assisté à une forte augmentation de ce nombre dans des délais extrêmement courts : il est ainsi passé de 29 696 en 1992 à 39 282 en 2002. Ces chiffres viennent du Conseil national des barreaux de France, notre organisme de retraite. 1 000 avocats sont donc entrés au barreau chaque année. Par conséquent, la profession d'avocat se rajeunit. On observe également un phénomène de forte féminisation chez les plus jeunes. Le barreau de Paris est déjà composé de 53 % de femmes et de 47 % d'hommes. Cette profession jeune et plutôt féminisée devra s'adapter à deux contraintes :

- la demande des usagers du droit (terme plus large que les justiciables, puisqu'ils recouvrent la demande de conseil et la demande de justice) ;

- une contrainte d'ordre économique.

Au sujet de la première de ces deux contraintes, je ne reviendrai pas sur la question de la formation. C'est le Conseil national des barreaux qui est compétent, et la réforme qu'il souhaite lancer suscite l'adhésion de l'ensemble des barreaux. L'examen d'entrée doit permettre à trois filières correspondant aux besoins d'entrer dans la profession : une filière spécialisée en droit public, une filière spécialisée en droit de l'entreprise et une filière spécialisée en droit judiciaire privé. On peut organiser un examen unique, avec un écrit plutôt général portant par exemple sur le contrat et les obligations. En plus de cette épreuve, des options permettraient d'adapter l'examen à la filière initiale. Par ailleurs, les examens ne doivent pas être purement universitaires. Ils doivent permettre de déterminer également l'aptitude de l'étudiant à devenir avocat.

Sur le sujet de la formation permanente obligatoire, la conférence rejoint également l'avis du Conseil national des barreaux. Nous souhaitons que soit mise en place une formation permanente obligatoire pour les avocats, pas seulement pour les spécialistes mais aussi pour les généralistes. C'est une évolution importante par rapport aux autres professions libérales que de mettre en place une formation permanente obligatoire nécessairement sanctionnée. C'est également une question d'adaptation aux besoins des usagers.

On peut également mentionner l'adaptation aux critères de qualité. La qualité ne tient pas seulement à la formation mais aussi à plusieurs autres éléments, en particulier l'organisation des cabinets. Il s'agit, par rapport à un certain nombre de demandes d'entreprises, de s'orienter vers la certification des cabinets et vers la recherche de qualité. Sur cette question de l'évaluation de la qualité, il convient de noter un problème concernant l'avocat traditionnel dans le secteur judiciaire (je ne parle pas de l'avocat conseil en droit de l'entreprise) : il n'existe pas d'évaluation de la qualité dans le cadre judiciaire. On en parle, mais cette évaluation n'existe pas.

Quant à l'organisation des audiences, elle demeure totalement archaïque. Tous les participants, justiciables et conseils, sont convoqués à 14 heures et doivent attendre jusqu'à la fin de l'audience, à des heures parfois très tardives. Il est difficile de s'adapter à la modernité lorsqu'on ne peut être présent dans un cabinet pour conseiller quelqu'un, puisqu'on est bloqué à l'audience.

Me Paul-Albert Iweins - C'est un problème. Que fait-on des honoraires facturables ?

Me Michel Bénichou - Un autre problème se pose concernant les usagers du droit. Il s'agit de la question des contours de la profession. Nous avons déjà mentionné le problème des juristes d'entreprises, mais il nous faudra aborder un jour l'interprofessionalité. Aujourd'hui, les entreprises souhaitent bénéficier de plusieurs conseils qui peuvent être des avocats, un conseil en droit social, en droit fiscal, un conseil d'organisation, mais aussi un conseil d'autres professions. L'entreprise veut traiter avec un seul cabinet, qui comprendra éventuellement, dans une société interprofessionnelle, des notaires.

Par ailleurs, l'avocat doit proposer l'ensemble des solutions existantes à son client. Cela peut être une solution de conseil judiciaire, mais aussi des modes alternatifs de règlements des conflits. Si l'avocat ne propose pas ces modes alternatifs de règlement des conflits, on recherchera éventuellement un jour sa responsabilité. On pourra lui reprocher d'avoir engagé une instance lourde, pour une durée inconnue, ce qui pose un vrai problème, alors qu'avec la médiation, des solutions amiables auraient pu être trouvées. C'est particulièrement le cas dans des situations de conflit durable et dans toutes les situations dans lesquelles les relations perdurent après l'issue du conflit.

Le deuxième problème pour les avocats consiste à s'adapter aux contraintes économiques. Il est difficile de constituer des structures de cabinets d'avocats viables et suffisamment importantes pour s'imposer à l'échelle internationale, qui nécessite des structures conséquentes. Cela pose un problème de mentalité, mais aussi un problème lié aux structures d'exercice et à la fiscalité. Aujourd'hui, dans le cadre des sociétés civiles professionnelles (SCP), il n'est pas possible de créer des provisions pour envisager des investissements. La comptabilité se résume à recettes / dépenses et tout ce qui n'a pas été dépensé est imposé. Cela pose une vraie difficulté.

M. le Président - Mais n'avons-nous pas permis des évolutions ?

Me Jean-René Farthouat - Oui, des évolutions se sont produites, dans la mesure où vous avez créé des types de sociétés complémentaires, les sociétés en participation, et ouvert la possibilité de holdings.

Me Michel Bénichou - Oui, mais ces structures se développent peu et méritent d'être encore améliorées. C'est aussi une question de mentalités.

Me Jean-René Farthouat - Par ailleurs, le passage de l'une à l'autre est très difficile.

M. Patrice Gélard - Ce passage est très difficile en raison de la patrimonialité que nous évoquions précédemment.

Me Michel Bénichou - Il se pose également un problème concernant la fiscalité. Je souhaite ardemment que les restaurateurs puissent appliquer une taxe sur la valeur ajoutée (TVA) à 5,5 %, mais je me demande si la question de l'accès au droit n'est pas aussi importante. Il s'agit d'une question fondamentale pour les citoyens, comme l'a montré un sondage. Il est vrai qu'une TVA à 19,6 % est un frein, d'autant plus pour certaines catégories, comme les salariés. Un salarié paye les honoraires et la TVA, alors que son adversaire employeur, dans un même procès, inclut la TVA dans son entreprise et la récupère, et inclut les honoraires de l'avocat dans ses charges. Cela signifie que le salarié paye une TVA à 19,6 % et n'a pas la possibilité de déduire les honoraires, alors que l'employeur déduit la TVA et récupère les charges. Le salarié peut donc ressentir un sentiment de frustration.

Enfin, l'avocat est indépendant, notamment sur le plan éthique, du fait du secret professionnel. C'est ce qui fait le passé et l'avenir de la profession d'avocat.

M. le Président - C'est pourquoi les juristes d'entreprises me posent un vrai problème.

Me Michel Bénichou - C'est une vraie difficulté, du fait du lien de subordination avec l'employeur. Il existe également un problème lié à la dépendance économique.

M. le Président - Le problème de la dépendance économique me dérange moins. On pourrait dans ce cas dire que le magistrat est dépendant de l'Etat, même s'il est vrai qu'il a un statut.

Me Jean-René Farthouat - Cela nous pose de nombreux problèmes, Monsieur le sénateur.

Me Paul-Albert Iweins - Sur le problème des structures, les propos du Président Bénichou sont tout à fait exacts : il s'agit de l'un des vrais défis auxquels la profession se trouve confrontée. Nous avons été incapables de créer une structure de développement de la profession d'avocat, comparable par exemple à la partnership anglo-saxonne qui fonctionne remarquablement bien.

Au contraire, on a juxtaposé de nombreux statuts différents -à la demande de la profession- qui finissent par constituer un maquis juridique absolument invraisemblable. Tous les mardi matin, au Conseil de l'ordre, nous sommes amenés à réfléchir sur les structures que nous proposent nos confrères. Or on aboutit parfois à des situations juridiquement inextricables, totalement illisibles. Or si la situation est illisible pour le Conseil de l'ordre, elle l'est d'autant plus pour le client. Nous nous dirigeons actuellement vers des difficultés majeures à ce sujet. C'est la raison pour laquelle nous vous ferons des propositions de rationalisation lorsque vous serez amenés à examiner la loi sur la transposition de la directive « établissement ». C'est la société civile professionnelle (SCP) qui exerce la profession et non ses membres. Vous savez par exemple qu'elle doit se constituer mais que cela n'est pas valable lorsqu'ils s'agit d'un membre de la SCP. Pour l'association, c'est l'inverse. Certains savent très bien utiliser ces règles complexes. Des partnerships anglais exercent actuellement la profession. Il est très difficile pour nous de nous y retrouver. Vous devrez être très attentifs à ce problème lorsque nous vous soumettrons des propositions de rationalisation.

Il me semble que c'est l'association qui doit être encouragée, puisque cette méthode est celle qui fonctionne le mieux ailleurs. L'avantage tient à l'absence de véritable patrimonialité. En effet, l'une des difficultés dans l'évolution de la profession tient au fait que certains très gros cabinets français ne parviennent pas à perdurer, comme les partnerships anglaises. Certains confrères n'arrivent pas à revendre leur clientèle. Celle-ci est en effet valorisée à un prix qu'eux considèrent normal et que leurs jeunes associés considèrent comme excessif. Ils se maintiennent donc souvent jusqu'à un âge avancé. Dès qu'un cabinet atteint une taille internationale, on assiste souvent à des éclatements qui ont pour cause l'impossibilité économique de passer la main.

Vous connaissez le système anglo-saxon : en l'absence de patrimonialité, on assure une retraite à l'associé qui se retire. Il s'agit de permettre aux structures de financer le départ en retraite des associés les plus anciens, et de faire en sorte que les nouveaux arrivés n'aient pas à entrer dans le capital pour se développer. Les anciens partent plus facilement car ils savent que leur retraite est assurée. Je pense que c'est un très bon mécanisme d'intégration des jeunes, qui a donné un caractère très performant aux partnerships anglo-saxonnes.

Il existe également, dans les pays anglo-saxons, un système baptisé le lockstep , selon lequel l'avocat est payé à l'ancienneté. On peut considérer un tel système comme effrayant. En réalité, la rémunération de l'avocat dépend aussi du chiffre d'affaires qu'il développe, même si une grande partie de sa rémunération augmente avec l'ancienneté. Mais à l'âge de cinquante ans, sa rémunération est bloquée. L'avocat a alors atteint un niveau de rémunération que bien des chefs d'entreprise souhaiteraient avoir atteint également. Ce système signifie surtout que, passé 50 ans, un avocat n'a plus intérêt à travailler d'arrache-pied pour gagner plus, ce qui le conduit naturellement à faire travailler les jeunes associés et à passer la main, avec une retraite confortable financée par la structure.

Me Jean-René Farthouat - Tout n'est cependant pas parfait dans les systèmes anglo-saxons. Il existe aussi la clause de garden leave , qui consiste à conserver leur portefeuille aux personnes qui souhaitent partir, sans les laisser faire autre chose. Ce n'est pas nécessairement une bonne disposition.

M. Patrice Gélard - Les collectivités territoriales sont confrontées à des difficultés croissantes pour trouver des juristes. Lorsqu'ils sont recrutés, ils sont mal rémunérés et quittent très vite la structure. Des collectivités de plus en plus nombreuses traitent directement par contrat avec un cabinet d'avocat. Je ne suis pas certain qu'il s'agisse d'une bonne solution pour l'avenir. Mais nos préoccupations doivent absolument intégrer le problème des juristes des collectivités territoriales. Les formules sont variables. Le conseil général utilise les services d'un cabinet d'avocats, les grandes municipalités ont leurs juristes, mais on ne les fait pas travailler. Les juristes des collectivités souffrent également d'un manque de liens avec la profession d'avocat. Ce problème devra être résolu.

Par ailleurs, vous avez évoqué la formation commune. Celle-ci est répandue dans un grand nombre de pays, notamment en Allemagne et au Japon. Je trouve pour ma part que l'entrée à l'Ecole nationale de la magistrature intervient beaucoup trop tôt dans la formation. Les étudiants qui s'y présentent sont demeurés dans l' alma mater juridique, sans ouverture sur l'extérieur. Je regrette l'ancien système, dans lequel le recrutement intervenait après trois ans d'exercice de la profession d'avocat. L'Ecole nationale de la magistrature s'apparente parfois à une sorte de secte, ce qui me gène beaucoup. En outre, elle méconnaît le monde environnant.

En outre, les études de droit vont être modifiées, au cours des deux années à venir, pour s'adapter au système des 3/5/8 ans. Les diplômes d'études approfondies (DEA) et les DESS vont disparaître. La cinquième année deviendra le mastère, qui devrait être assez largement spécialisé et professionnalisé. Je pense donc que les avocats doivent intervenir en partenariat direct avec l'université dans l'élaboration des programmes des mastères, dont certains doivent comporter un stage d'au moins six mois. N'oublions pas non plus que le système 3/5/8 doit prévoir au moins un semestre à l'étranger, ce qui posera des problèmes de logistique considérables. Sciences Po est déjà engagé dans ce système et la plupart des facultés de droit ont commencé leur réforme à ce sujet. Je crains cependant qu'elles ne l'aient fait sans partenariat avec la profession d'avocat. Or la réforme de l'accès à la profession est liée aussi à la réforme des études juridiques en cours. Il s'agit d'un élément très important. Un nouveau système, identique au système allemand, se met en place. Ce système donne satisfaction en Allemagne. Nous devrions donc parvenir à un résultat comparable en matière de formation. Cela risque de remettre en cause vos orientations pour l'accès aux centres régionaux de formation professionnelle des avocats.

M. le Président - Je souhaite revenir sur le sujet des modes alternatifs de règlement des conflits. Quelle est l'opinion de la profession à ce sujet ? J'aimerais également revenir sur un sujet que nous avons abordé lorsque nous évoquions l'organisation des audiences. Quelle est la place d'avocat aujourd'hui au sein de l'organisation judiciaire ? Quels sont les principaux obstacles à l'exercice de votre profession ? Ces questions posent le problème de la carte judiciaire et du besoin de justice de proximité. Si des tribunaux d'instance sont créés en de trop nombreux endroits, les avocats ne pourront pas faire face et courir d'une juridiction à l'autre. Pourtant, il existe un besoin de proximité. Notre carte judiciaire est-elle adaptée à l'époque ?

Me Paul-Albert Iweins - Je suis extrêmement réservé à l'égard de ce que j'entends souvent dire à propos de la justice de proximité. Je considère en effet que juger est un métier. Il existe, dans le processus d'élaboration de la décision, une culture qui ne s'improvise pas. Nous connaissons tous des exemples de personnes qui ont « joué au juge » et qui ont fait n'importe quoi. Le respect du contradictoire, le fait de demander les pièces ou encore la déontologie sont des éléments qui ne viennent pas nécessairement à l'esprit d'un gendarme en retraite ou d'un notable, quelle que soit leur qualité. L'un de mes amis a été confronté à un délégué du procureur, auprès duquel il m'avait demandé de faire des démarches. Ce délégué m'a entendu, m'a déclaré qu'il m'avait bien compris et que la partie adverse n'allait pas s'en tirer ainsi... c'est évidemment anormal ! La situation risque d'être identique avec les juges de proximité. La justice est une affaire suffisamment sérieuse pour qu'on ne la confie pas à des amateurs. Le problème de la justice de proximité ne doit pas être résolu en augmentant le nombre de tribunaux.

M. le Président - Oui, je crois qu'il est nécessaire de le préciser.

Me Jean-René Farthouat - Il est nécessaire, au contraire, de rationaliser l'organisation judiciaire. Les justiciables peuvent avoir besoin du greffe. On peut donc maintenir à certains endroits des greffes sans maintenir nécessairement un tribunal. Une réflexion très large doit être menée sur la carte judiciaire. Ce qui inquiète la profession, s'agissant de la justice de proximité comme de la médiation ou de la conciliation, c'est que ces procédures sont conçues totalement en dehors d'elle. La profession est tout à fait favorable à la médiation et à la conciliation lorsqu'elles peuvent s'organiser d'une manière rationnelle. Toutes les maisons de justice et du droit se créent sans nous.

M. Patrice Gélard - Ce n'est pas le cas chez nous.

Me Jean-René Farthouat - Je peux vous affirmer que la plupart sont conçues sans nous, notamment à Paris. Un avocat s'y raccroche parfois, mais sans avoir participé à leur création. Mes confrères craignent que la déjudiciarisation ne tende, en réalité, à supprimer leur rôle. Nous serons favorables à des modes alternatifs de règlements des conflits dans lesquels nous aurons toute notre place, à condition cependant qu'ils présentent des garanties. Les personnes qui les exerceront devront par exemple en avoir les compétences. Certains délégués du procureur ou conciliateurs nous posent parfois des problèmes, compte tenu de leur origine. Nous savons parfaitement que nous pouvons refuser la médication ou la conciliation proposée par un magistrat, mais il est difficile de dire non. En outre, on sait que ces procédures ne donnent pas toujours de très bons résultats.

Me Michel Bénichou - Ma position à propos des modes alternatifs de règlement des conflits est différente de la vôtre. Je pense pour ma part qu'ils peuvent constituer une véritable solution. Néanmoins, ceux qui pensent que les modes alternatifs de règlement des conflits auront pour rôle de gérer les flux judiciaires, se trompent. Ces modes alternatifs existent pour offrir, de façon complémentaire, une méthode différence de traitement d'un conflit ou d'un litige. Il ne s'agit pas de suppléer la juridiction.

Aussi bien en matière pénale qu'en matière civile, les vraies difficultés se situent au niveau des garanties procédurales. En matière pénale, on se trouve dans des situations parfois étonnantes.

M. le Président - S'agit-il notamment des délégués du procureur ?

Me Michel Bénichou - Il s'agit des délégués des procureurs ou des médiateurs en matière pénale. Un arrêté exclut d'ailleurs tous ceux qui sont en exercice dans les juridictions. Je connais notamment l'exemple d'un ancien gendarme nommé délégué du procureur. En l'absence de maison de justice et du droit, il convoquait les parties à la gendarmerie, ce qui créé un climat particulier ! Je peux également vous citer l'exemple d'un cas où la victime ne s'est pas présentée. Or l'auteur de l'infraction ayant reconnu les faits, il fallait le condamner : on l'a donc condamné à verser une somme à une association caritative. Ces situations ne peuvent perdurer. Des garanties procédurales doivent exister.

J'émettrai une seconde réserve. Le rôle de médiateur n'est pas une profession, mais une fonction. Certains veulent en faire une profession et ajouter ainsi un intermédiaire supplémentaire, alors que ceux-ci sont déjà très nombreux dans notre système judiciaire. Le rôle de médiateur étant une fonction, le médiateur doit exercer un autre métier.

Si l'on crée une profession de médiateur, les juges seront contraints de faire vivre économiquement ce métier.

Me Jean-René Farthouat - Michel Bénichou a dû mal me comprendre, car je partage son avis à propos de tout ce qu'il vient de dire. Nos analyses ne sont pas divergentes.

M. le Président - Que pensez-vous de l'extension de la possibilité de recours aux clauses compromissoires ?

Me Jean-René Farthouat - Vous avez étendu l'arbitrage en l'ouvrant à la matière civile, mais il reste très onéreux.

M. le Président - Oui, mais cela dépend de la nature des affaires. L'arbitrage peut être moins onéreux si les litiges ou la complexité juridique sont moins importantes.

Me Jean-René Farthouat - A titre personnel, je ne suis pas favorable à un développement trop important d'une justice privée et à l'abandon par l'Etat d'une fonction régalienne fondamentale. Je ne crois pas au développement de l'arbitrage en matière de droit personnel privé.

Me Michel Bénichou - A titre d'exemple, nous avons créé en 1994 une chambre d'arbitrage en Rhône-Alpes, qui rassemble des avocats, des professeurs de droit et des magistrats honoraires, entre autres. Nous avons beaucoup communiqué à ce sujet, en travaillant notamment avec la Chambre de Commerce et d'Industrie et les Chambres des métiers. Cependant, cette chambre n'a eu que deux affaires à traiter !

Me Paul-Albert Iweins - Cependant, Paris reste une place incontournable de l'arbitrage international et doit le rester. Plus généralement, nous devons prendre garde à la prolifération non maîtrisée des associations.

Nous avons tous à l'esprit la nécessité de mieux former les professionnels et d'assurer aux clients la compétence et la qualité. La profession d'avocat s'est engagée dans la formation continue. Le principe d'une sanction de cette formation étant accepté par tous, il reste à déterminer ce que sera cette sanction. La société dans son ensemble s'oriente dans une démarche de qualité et de professionnalisation.

Paradoxalement, on constate que l'on fait très souvent appel aux associations en matière d'accès au droit et de « para-justice ». Lorsque je me suis rendu, il y a quelques semaines, au Conseil départemental de l'accès au droit (CDAD) de Paris, je me suis senti en minorité et tout juste toléré. Les avocats ne doivent certes pas batailler pour défendre un monopole du droit. Cependant, il ne s'agit plus aujourd'hui pour eux de défendre un monopole, mais de défendre leur place. Dans les maisons de justice et de droit, nous sommes tolérés. Par exemple, dans celle de Paris, il était question de créer une nouvelle permanence rémunérée. Une association avait réalisé une étude de fonctionnement. Or les permanences des associations seraient rémunérées 300 francs et celles des avocats 350 francs. Lorsque j'ai émis un signe de protestation, on a considéré comme scandaleux que je mette en cause le différentiel. Certes, je reconnais, comme Maître Bénichou, que les associations réalisent un bon travail. Mais j'estime que nous devons veiller à ce qu'elles n'occupent pas toute la place. Les membres des associations ne sont pas des professionnels. Ce sont des personnes de la société civile qui s'attachent, comme elles le disent elles-mêmes, à retisser le lien social. Cette implication des citoyens dans la justice est très positive. Mais ces citoyens ne doivent pas prendre la place des professionnels, s'imposer et créer une économie particulière du domaine associatif qui supplée la justice. De tels mécanismes seraient hautement critiquables.

Me Michel Bénichou - Cinquante centres de médiation ont été créés. Il s'agit de centres pluridisciplinaires, qui rassemblent notamment des avocats et des notaires. Or les magistrats préfèrent désigner des associations comme médiateurs, en raison de leur moindre coût. En réalité, le coût est double. Il convient en effet de prendre en compte le coût direct, mais aussi le coût indirect pour la société (subventions, logos gratuits). La somme de ces deux coûts atteint des montants bien supérieurs. Mais il est vrai que les associations jouissent d'une image extrêmement favorable dans notre pays.

M. le Président - On rencontre toujours la même difficulté à propos des personnes qui fournissent des conseils juridiques. En l'absence de garanties, les résultats peuvent être catastrophiques.

Me Paul-Albert Iweins - Le barreau de Paris réalise actuellement la formation du personnel d'accueil des restaurants du coeur. Ces personnes sont formées au discours qu'elles doivent tenir aux exclus. Les formateurs étaient sidérés des réactions des membres de cette association. Ils conseillaient par exemple aux personnes expulsées de leur logement de partir, ignorant ainsi la possibilité des recours !

Je peux citer un autre exemple. Au sein de la Commission des réfugiés, le Président Massot s'est plaint des renvois demandés par les avocats. Nos confrères ont répondu qu'ils rencontraient souvent des personnes qui s'étaient adressées à des associations et avaient été très mal conseillées. En effet, les dossiers de ces personnes sont extrêmement mal réalisés et ne tiennent pas compte des évolutions de la législation. Les avocats sont donc contraints de demander des renvois, le travail préparatoire ayant été mal fait.

Il est tout à fait positif d'impliquer les citoyens. Mais pour ma part, je les impliquerais plutôt par l'échevinage. Je suis tout à fait favorable à la présence de jurés de cour d'assises, en correctionnelle, voire au tribunal de police. Cette participation impliquerait les citoyens et leur permettrait de rendre compte du fonctionnement de la justice. Mais il convient de rester très prudent lorsque l'on donne des conseils !

Audition de Mmes Lucille GRASSET,
vice-présidente du tribunal de grande instance d'Evry, juge aux affaires familiales,
et Catherine BRETAGNE,
juge aux affaires familiales au tribunal de grande instance d'Evry

(30 mai 2002)

Présidence de M. Jean-Jacques Hyest, président

M. Jean-Jacques Hyest, président -  Je suis particulièrement content de votre venue. Dans le cadre de notre mission sur l'évolution des métiers de la justice, nous avions reçu Madame Martine de Maximy, vice-présidente de l'Association des magistrats de la jeunesse et de la famille, mais nous n'avions pas encore entendu de représentants des juges aux affaires familiales. Compte tenu de l'importance du contentieux familial et des difficultés que vous rencontrez peut-être avec les autres juridictions spécialisées, cela me semblait indispensable.

Je propose que vous nous présentiez, dans un premier temps, vos fonctions et les problèmes spécifiques que vous rencontrez. Vous pourriez ensuite aborder la question de vos relations avec les juges des enfants ainsi qu'avec les greffes et les auxiliaires de justice.

Mme Lucille Grasset - Je suis juge aux affaires familiales à Evry. Nous sommes six magistrats avec un mi-temps. Comme vous l'avez souligné, le contentieux familial est très important. L'activité des affaires familiales représente pour nous la moitié du contentieux civil. C'est donc une juridiction très importante. Concrètement, cela représente pour chacun d'entre nous près de cent décisions rendues par mois, tant des jugements de divorce que des ordonnances.

Il me semble utile de rappeler les différentes compétences d'un juge aux affaires familiales.

Le juge aux affaires familiales est compétent en matière de divorce. Nous pouvons distinguer deux procédures : le divorce pour faute et le divorce par consentement mutuel. Des réformes sont en cours pour supprimer la notion de faute. Ceci n'est pas, à mon avis, une bonne idée. J'ai pu constater que les gens ont souvent besoin d'une bataille juridique.

M. le Président - Des débats importants ont eu lieu à ce sujet. Le texte a été présenté à l'Assemblée nationale ainsi qu'au Sénat. La position du Sénat diffère sensiblement de celle de l'Assemblée.

Mme Lucille Grasset - Ma position reflète peut-être une conception classique du divorce, mais je pense que certaines personnes ont besoin d'une bataille juridique. Cette bataille, en se terminant plus ou moins bien, marque indéniablement une étape. Le divorce par consentement mutuel est une procédure plus rapide. La possibilité qu'il n'y ait qu'un seul avocat me paraît dangereuse. Si les personnes concernées n'ont pas de patrimoine, cette situation ne pose pas de problème particulier. En revanche, si le patrimoine du couple est important ou si les intérêts des deux parties divergent sur la garde des enfants, l'expérience montre que l'époux ou l'épouse sans avocat se retrouve en position de faiblesse.

Le juge aux affaires familiales est également compétent pour toutes les mesures d'après divorce. Ces mesures concernent les modifications de la situation des enfants, par exemple le lieu de résidence ou la modification de pension.

Le contentieux lié aux enfants naturels fait aussi partie des compétences du juge aux affaires familiales. Il concerne la situation des enfants en cas de séparation des parents vivant en concubinage. Ces conflits sont souvent plus difficiles qu'avec les parents divorcés. Il n'y a pas l'étape de la bataille juridique que représente le divorce. Pour autant, la séparation n'en est pas moins compliquée humainement.

Le juge aux affaires familiales est également compétent pour les conflits d'autorité parentale. Ce contentieux est relativement marginal.

Le problème de l'hébergement et du droit de visite des grands-parents ou d'autres personnes constitue, en revanche, un contentieux en augmentation. De plus en plus de grands-parents témoignent de leur difficulté à voir leurs petits-enfants. Pour y remédier, ils ont recours à une procédure judiciaire.

Les compétences du juge aux affaires familiales comprennent aussi :

- les recours de la direction de l'intervention sociale pour les obligations alimentaires des enfants ou petits-enfants ;

- les personnes âgées placées dans des établissements ;

- les pensions alimentaires des ascendants-descendants, c'est-à-dire des enfants vis-à-vis de leurs parents et inversement.

Enfin et depuis peu, le contentieux de la révision de la prestation compensatoire fait aussi partie de nos compétences. Contre toute attente, nous n'avons eu que trois demandes de ce type depuis la promulgation de la loi. C'est un contentieux très marginal.

Je vais maintenant aborder les diverses difficultés engendrées par l'application des nouvelles lois.

La loi sur la prestation compensatoire contient de bonnes idées mais se révèle difficile d'application. Le voeu du législateur était de faire de la prestation compensatoire un capital et de rendre la rente marginale. Cette solution est idéale pour les personnes aisées. Néanmoins, dans plus de trois quarts des cas rencontrés, les personnes concernées n'ont pas de patrimoine important. Une des deux personnes gagne plus que l'autre. La rente étalée sur quelques années répondait idéalement au problème. Avec la nouvelle loi, nous nous inscrivons sur huit ans, et la rente viagère n'est plus possible, sauf cas exceptionnels. Dans la pratique, cela nous pose beaucoup de difficultés. Il faut en outre prendre en compte le problème fiscal.

Fiscalement, les incidences sont différentes selon que le capital est versé en une fois ou en plusieurs fois. Ce détail est souvent négligé ou mal compris par les avocats. Notre rôle n'est pas de conseiller. Face à l'incompréhension des gens, nous devons néanmoins rappeler les diverses possibilités qu'offre la loi.

Les nouvelles dispositions relatives à l'attestation sur l'honneur prévues par la nouvelle loi nous posent aussi quelques difficultés. Aucune sanction réelle n'est prévue. Aussi les personnes continuent-elles de dire ce qu'elles veulent. Dans le cas d'un divorce pour faute, les gens avouent qu'ils vivent avec quelqu'un d'autre, sachant qu'ils n'encourent aucune sanction. Cet aspect n'est pas envisagé par la loi. Or, le débat dans un divorce pour faute porte précisément sur le point de savoir qui est en faute. Aussi doit-on en revenir aux méthodes antérieures à la loi. Nous nous basons sur des pièces objectives telles que la déclaration d'impôt sur le revenu. Nous tenons compte de la déclaration sur l'honneur si nous l'avons dans le dossier. Nous pouvons nous en passer si nous avons tous les autres éléments.

La nouvelle loi comprend aussi des éléments positifs sur l'abandon de la propriété d'un bien, la prestation compensatoire, l'usufruit, etc. Dans la pratique, ces procédures imposent la liquidation de la communauté. Prenons l'exemple d'un transfert de propriété d'un bien par jugement. Certains documents comme l'acte de propriété ou l'état hypothécaire sont indispensables. Cela est extrêmement difficile à faire. Pour ma part, je ne l'ai fait qu'une fois pour un emplacement de parking car j'avais toutes les pièces dans le dossier. Pour un bien immobilier important en copropriété, les pièces nécessaires au dossier sont plus nombreuses.

M. le Président - Ces différentes démarches et pièces à fournir peuvent être assimilées au travail du notaire.

Mme Lucille Grasset - Exactement. Les avocats, eux, n'y sont pas habitués. Sans ces pièces, un jugement ne peut être publié.

La loi récente sur l'autorité parentale incitant à recourir à la médiation pose aussi des problèmes. Bien que souhaitable, la pratique de la médiation suscite de la méfiance. Les mentalités doivent encore évoluer. Les personnes concernées y vont à reculons. Nous ne pouvons, en outre, ignorer l'aspect financier de la médiation. Le coût est en effet important. Des associations doivent être présentes dans chaque tribunal. La médiation peut aussi entraîner quelques complications en termes de gestion. Nous devons ainsi prévoir de revoir les personnes plusieurs fois après la médiation, si cela s'avère nécessaire, gérer les dossiers et envisager éventuellement d'autres mesures, par exemple une enquête sociale, en cas d'échec.

Comme vous l'avez indiqué, les relations avec les autres acteurs judiciaires soulèvent des difficultés.

Nous sommes en interférence pour certaines affaires avec les juges des enfants ou le parquet des mineurs. Nous ne sommes pas censés avoir connaissance des dossiers du juge des enfants. De telles passerelles entre juges n'existent pas à l'heure actuelle d'un point de vue juridique. Dans la pratique, il nous arrive de rencontrer nos collègues et de discuter avec eux d'un dossier. Nous nous efforçons de ne pas ordonner de mesure d'enquête s'il y a déjà un suivi ou un rapport rédigé par le juge des enfants. Cette collaboration ne se fait que de manière empirique, et seulement avec l'accord des avocats. Ces derniers sont en général favorables à une telle collaboration car cela peut les aider à trouver une solution pour les dossiers difficiles.

A Evry, nous essayons de travailler en relation avec le parquet des mineurs pour tout ce qui concerne la non-représentation d'enfant ainsi que le non-paiement des pensions alimentaires. Le juge aux affaires familiales rend une décision, mais il n'est pas chargé de son exécution. Subsistent tous les problèmes d'exécution a posteriori , avec les personnes qui portent plainte pour non représentation des enfants ou non-paiement de la pension. A Evry, le parquet a décidé d'essayer de voir les personnes et de les inciter à recourir à la médiation. Dans le cas de non-paiement de pension, nous nous efforçons, dans la mesure du possible, de leur expliquer qu'ils doivent payer pour éviter que le dossier n'arrive en correctionnelle, issue qui n'est évidemment pas souhaitable. Cette collaboration, en aucun cas obligatoire, fonctionne s'il existe de bonnes relations entre collègues.

Je souhaite souligner un autre aspect, plus pointu, sur la procédure. En matière de mesures d'après divorce, les personnes n'ont pas besoin d'avocat. La procédure se fait par requête déposée auprès du tribunal. Nous rendons ensuite une ordonnance. En revanche, la procédure du droit de visite et d'hébergement des grands-parents se fait par assignation devant le juge aux affaires familiales. Les parties doivent être impérativement assistés d'un avocat dans leur démarche. Nous rendons dans ce type d'affaire un jugement. Les délais d'appel suite à une ordonnance ou un jugement ne sont pas les mêmes. Il me paraît curieux que, dans un cas, nous devions rendre une ordonnance et, dans l'autre, un jugement. Pour ce contentieux, la loi a transféré les compétences du tribunal d'instance au tribunal de grande instance. Par contre, aucune mesure n'a été prise pour unifier la procédure.

En guise de conclusion, je souhaiterais rappeler que le contentieux des affaires familiales est un contentieux de masse. Notre principale préoccupation, conséquence de cette activité élevée, tient au temps consacré à chaque dossier. Dans l'ensemble, à Evry, les choses fonctionnent bien car nous sommes suffisamment nombreux.

Mme Catherine Bretagne - Je souhaiterais compléter les propos de Madame Lucille Grasset. A Evry, contrairement à Paris, la liquidation des communautés n'est pas ordonnée par le juge aux affaires familiales mais par d'autres juges civils. Ce sont deux étapes totalement séparées. Ceci peut expliquer notre manque d'habitude pour traiter les affaires comprenant des actes notariés.

Concernant les relations avec les autres juges, je voudrais vous faire part d'une affaire que je traite actuellement. Pour un dossier de divorce, je suis en relation avec le juge de l'application des peines. L'épouse refuse à son mari l'exercice de son droit de visite et d'hébergement. L'affaire s'est envenimée au point qu'à la dernière condamnation, l'épouse a été condamnée à de la prison ferme. Je m'occupe, à mon niveau, du divorce. Face à moi, l'avocat estime que la situation est insupportable et qu'il faut mettre l'enfant en résidence chez l'époux. La condamnation de l'épouse date d'octobre 2001, or elle n'est toujours pas en prison. Mon rôle est d'aller voir le juge de l'application des peines et de discuter du dossier pour comprendre la situation. Cela ne peut se faire que de manière informelle.

De même, nous essayons de rencontrer les juges des enfants pour beaucoup de dossiers que nous traitons. Ils voient les enfants. Ce n'est pas notre cas bien que nous ayons la possibilité de les entendre. Notre politique à Evry est de limiter cette pratique. Moins nous les voyons, mieux c'est. Nous ne refusons pas d'écouter leur avis. Si l'enfant insiste pour être entendu par le juge, il est souvent assisté d'un avocat. Notre objectif est de ne pas ajouter un traumatisme supplémentaire.

M. le Président - Le législateur a toujours été prudent dans ce domaine. Nous ne pouvons pas exclure la possibilité que l'enfant soit entendu. Cependant, ce n'est pas souhaitable.

Mme Catherine Bretagne - Tout à fait. Les juges aux affaires familiales, préfèrent procéder par enquête. L'enfant est alors écouté dans son cadre de vie.

M. le Président - Concernant les enquêteurs, vos effectifs sont-ils suffisants ? Sont-ils suffisamment bien formés ?

Mme Lucille Grasset - J'estime que les effectifs ne sont pas suffisants. Le coût induit par les enquêteurs est, il est vrai, élevé. Nous retrouvons ici tout le problème des gens qui n'ont pas les moyens de payer l'enquête et qui n'ont pas non plus droit à l'aide judiciaire. Cela concerne toute une frange de personnes à petits revenus.

M. le Président - Il est prévu que le seuil de l'aide juridique soit relevé. Nous ne savons pas encore, à l'heure actuelle, ce qu'il en est. Le texte est déposé sur le bureau du Sénat. Si le seuil est effectivement relevé, restera à régler la question du financement. Il serait en effet extrêmement problématique que l'enveloppe budgétaire ne soit pas elle aussi revue en conséquence.

Mme Lucille Grasset - Nous rencontrons beaucoup de difficultés avec les personnes n'ayant pas accès à l'aide judiciaire.

Je suis juge aux affaires familiales depuis quatre ans, et le nombre de situations difficiles auxquelles nous sommes confrontés ne cesse de croître. J'ai l'impression que beaucoup de gens, déstructurés, ne sont plus responsables de leurs enfants. Peut-être est-ce lié au phénomène de la banlieue ? Cela induit toutes sortes de problèmes. Je me pose la question de savoir si ces mêmes problèmes étaient aussi répandus par le passé. J'ai été juge aux affaires familiales en province. Je ne rencontrais pas alors ce type de situation. Dans certains cas, les gens sont totalement dépassés, impuissants face à leurs enfants. Nous rencontrons aussi certaines difficultés avec les familles étrangères.

M. le Président - Vous avez un certain nombre de familles étrangères dans votre juridiction. Les problèmes rencontrés sont-ils d'ordre linguistique ou culturel ?

Mme Lucille Grasset - Le problème est essentiellement d'ordre culturel. Lorsque nous discutons avec ces gens, nous avons parfois l'impression qu'ils sont « sur une autre planète ». Nous raisonnons avec nos règles et nos acquis. Eux raisonnent avec les leurs. Le dialogue est difficile.

M. le Président - Pensez-vous ici aux familles maghrébines ou africaines ?

Mme Lucille Grasset - Les deux. Nous avons de plus en plus de dossiers de familles africaines. Le dialogue est très difficile. Pour comprendre la situation, j'essaye de poser les questions différemment. Dernièrement, une épouse m'affirmait qu'elle était battue. Lorsque j'ai demandé au mari pourquoi sa femme s'en allait et s'il la battait, il m'a répondu par l'affirmative. Cela semblait presque naturel. Nous sommes confrontés à des comportements totalement différents. Lorsque j'explique que ce genre de comportement n'est pas acceptable chez nous, cela surprend parfois. Il existe un réel décalage.

Les enfants sont quelque peu perdus, entre deux mondes. D'un côté ils sont imprégnés de culture française, où la notion de famille est différente. De l'autre, ils vivent quasiment en « tribu » avec les frères, les soeurs et les cousins. L'enquête sociale classique est rendue plus difficile. Il existe une association à Evry axée sur l'Afrique et de ces problèmes spécifiques. Le travail d'investigation est plus important, la méthode est différente. Cela entraîne un surcoût. La facture s'élève rapidement à 10.000 francs. Face à des gens démunis, il est délicat d'ordonner une telle mesure s'ils ne bénéficient pas de l'aide judiciaire. L'assistance éducative est difficile aussi. Avec les familles étrangères, le travail des juges aux affaires familiales est parfois très complexe. Nous sommes véritablement confrontés à un autre monde.

M. le Président - Il est aisé, au sein d'un même tribunal, de discuter d'un même dossier entre magistrats. Qu'en est-il lorsque le juge des enfants dépend d'une autre juridiction ? Cela doit compliquer inévitablement votre travail.

Mme Catherine Bretagne - J'ai eu à traiter une telle affaire récemment. Le père habitait à Strasbourg et la mère dans l'Essonne. Lors de l'exercice de son droit de visite et d'hébergement, le père s'est rendu compte que sa petite fille était victime d'attouchements sexuels. Aussi est-il allé directement chez le juge des enfants de Strasbourg. Ce dernier a ordonné le placement de l'enfant auprès du père. J'étais en charge du contentieux de la mère qui souhaitait récupérer la garde de son enfant. Nous avons communiqué par fax. Il est vrai que c'est plus compliqué. La procédure est plus longue.

M. le Président - Une telle situation peut-elle être évitée ? Le problème des compétences se posera toujours.

Mme Lucille Grasset - Cela reste relativement marginal. Le juge aux affaires familiales compétent est celui du lieu de résidence de l'enfant.

M. le Président - Dans les grandes juridictions, comme à Evry, chaque juge a des compétences bien définies. Qu'en est-il du travail des juges aux affaires dans les petites juridictions ?

Mme Lucille Grasset - Les affaires familiales représentent près de la moitié du contentieux civil. A l'exception des très petites juridictions, chaque tribunal a un juge aux affaires familiales à plein temps. Le juge pourra éventuellement s'occuper de correctionnel. Les affaires familiales pourront représenter 80 % de son service. Dans les juridictions de Compiègne ou de Saint-Quentin, où j'ai pu me rendre, un juge s'occupe principalement des affaires familiales.

Je souhaite reprendre un point évoqué par ma collègue. Il serait bien de faire en sorte que le divorce et la liquidation aient lieu en même temps. Sinon, la distinction entre les deux procédures complique singulièrement notre travail pour établir les prestations compensatoires. Dans les régimes communautaires se posent aussi les problèmes de récompenses, d'emprunts à rembourser ou d'éventuelles indemnités pour l'occupation ou non du domicile conjugal. Il faudrait tendre vers une liquidation en même temps que le divorce.

M. le Président - C'est le point de vue que j'ai défendu. Cela permettrait de ne plus avoir à revenir sur le contentieux.

Mme Lucille Grasset - J'ai pu constater, lors de nombreuses audiences de conciliation, l'incompréhension des gens ou des avocats lorsque la question de la liquidation future est évoquée. J'essaie alors de leur expliquer les différentes conséquences induites par cette liquidation : la jouissance gratuite du domicile conjugal ; la jouissance gratuite au titre du devoir de secours ; la possibilité d'une indemnité d'occupation à payer si cette jouissance n'est pas exercée ; les comptes à faire pour les remboursements d'emprunts.

Les avocats omettent souvent le travail préparatoire, pourtant indispensable. Il est trop tard, le jour de l'ordonnance de conciliation, pour discuter de ces questions, même s'il est toujours possible de revenir en arrière. Une erreur de notre part, faute d'avoir eu tous les éléments dans le dossier, peut être mal vécue. Nous avons été sensibilisés à ce problème. Aussi, avant de fixer une prestation compensatoire, nous essayons de procéder à des simulations. Quand nous n'avons pas tous les éléments, nous ne pouvons avancer qu'à tâtons.

M. le Président - Le rôle des avocats est donc, pour ce problème précis, très important.

Mme Lucille Grasset - Exactement. Tous ne sont pas aussi consciencieux dans la préparation de leurs dossiers.

Mme Catherine Bretagne - La loi du 30 juin 2000 sur l'attestation sur l'honneur, relativement simple, n'est pas encore entrée dans les esprits des avocats. Nous rencontrons beaucoup de difficultés pour avoir cette pièce.

M. le Président - Cela prend du temps. Pour en revenir au travail du juge, de manière générale, la spécialisation s'acquiert lorsque l'on est nommé. Estimez-vous que la formation initiale des magistrats est suffisante pour exercer ces fonctions ? Est-ce qu'une formation d'adaptation à la fonction est prévue dans le cadre des nominations ?

Mme Lucille Grasset - Il n'y a pas de telle formation. Pour ma part, j'estime que la spécialisation peut être bénéfique dans un grand tribunal. Dans un petit tribunal, nous sommes obligés d'acquérir les compétences dans différents domaines du fait de la masse des dossiers. Néanmoins, je ne suis pas sûre qu'il faille former des juges spécialisés. Une part importante du travail du juge aux affaires familiales consiste à s'entretenir avec les gens. Plutôt que d'une spécialisation, il s'agit plutôt, à mon avis, d'une capacité d'écoute. Il faut bien sûr de solides bases juridiques pour traiter la masse des dossiers de ce contentieux. Sans cela, le juge risque de se heurter sur chaque dossier à un problème juridique particulier et de perdre du temps à vérifier constamment tel ou tel point de droit.

M. le Président - C'est donc, au-delà des compétences juridiques indispensables, une capacité d'écoute qu'il est nécessaire d'avoir.

Mme Lucille Grasset - Exactement. Il est important aussi de savoir poser les bonnes questions pour bien cadrer le débat. Même si les avocats se plaignent que les audiences sont parfois trop longues, il est important de permettre aux gens de s'exprimer pour qu'ils ressortent en ayant le sentiment d'avoir été écoutés. Il faut trouver un juste équilibre. L'avocat développera l'aspect juridique, tandis que les personnes concernées aborderont l'aspect concret. Il est important qu'elles puissent s'exprimer.

Mme Catherine Bretagne - Quant à moi, j'ai eu l'avantage, en tant que détachée judiciaire, de bénéficier d'une formation au tribunal de grande instance de Paris. Je savais que j'allais être affectée à un poste de juge aux affaires familiales. Pendant six mois, j'ai pu passer dans tous les cabinets. Cette période a été particulièrement enrichissante car j'ai pu voir comment, humainement, chaque juge traitait les dossiers. Tous les juges n'ont pas eu cette même opportunité.

M. le Président - Il est vrai que les approches sont différentes selon la personnalité de chaque juge.

Pourriez-vous revenir à la question de la médiation ?

Mme Lucille Grasset - Deux associations se chargent de la médiation à Evry. Nous incitons les gens à faire appel à un médiateur. Dans la moitié des cas, ils ne le souhaitent pas. Ils ont l'impression d'abandonner quelque chose et craignent qu'on ne les force à négocier par la médiation. Une enquête sociale est perçue différemment. Elle fait l'objet d'un rapport. Les personnes concernées considèrent que cette procédure est plus objective.

Mme Catherine Bretagne - L'enquêteur rencontre les gens chez eux, mais séparément. Le médiateur, en revanche, les confronte. En période de crise, il peut être difficile pour ces personnes de se retrouver dans la même pièce.

M. le Président - Cela rejoint ce que vous disiez au sujet du divorce pour faute. Certains espèrent apaiser les conflits. Qui ne souhaite pas apaiser les conflits ? D'après votre expérience, cela est-il possible ? Un conflit n'est-il pas dans une certaine mesure souhaitable ?

Mme Lucille Grasset - Le conflit doit éclater à un moment ou à un autre. L'audience permet à chacun d'exprimer sa vérité. Une bonne dispute permet parfois de résoudre les problèmes. Chercher à tout prix le consensus ou à apaiser le conflit ne fait parfois que retarder son éclatement. Certaines personnes divorcent par consentement mutuel. Le conflit n'explose réellement que plus tard, parce qu'il n'y a pas eu ce moment d'explication.

Mme Catherine Bretagne - La médiation n'en demeure pas moins très utile et efficace. J'ai suivi une médiation au cours de laquelle le médiateur a réussi à faire s'exprimer des personnes en situation de blocage total. Conscientes de ce blocage, elles souhaitaient qu'on les aide à réengager le dialogue. Le travail du médiateur a permis qu'elles s'écoutent, et reprennent progressivement une ébauche de dialogue dans l'intérêt de l'enfant.

M. le Président - Le statut des médiateurs suscite toujours un vif débat : professionnels, non professionnels, associations, coût élevé, capacité de la justice à encadrer ces associations et à empêcher toutes dérives.

Mme Lucille Grasset - Les enquêteurs et enquêtrices arrivent parfois à faire un réel travail de médiation dans le cadre de leurs fonctions. Cela est souhaitable, formidable même, mais tous n'en sont pas capables. Ils ne prennent pas nécessairement le temps. Tous n'ont pas les mêmes qualités d'écoute et de dialogue.

Notez que la pratique de la médiation est récente en France, d'où le débat que vous venez d'évoquer. Le Canada a des années d'expérience dans ce domaine. Les mentalités doivent évoluer pour que la médiation soit mieux acceptée et par conséquent plus utilisées.

Mme Catherine Bretagne - Dans l'ensemble, les personnes concernées sont demandeurs.

Mme Lucille Grasset - C'est une question de personnalité plutôt que de milieu social. Certaines personnes souhaitent faire avancer les choses, tandis que d'autres campent sur leurs positions.

Mme Catherine Bretagne - La principale motivation des couples ayant accepté une médiation est l'enfant.

Mme Lucille Grasset - Je souhaiterais évoquer un dernier cas problématique avant de terminer cette audition : les femmes de 45-50 ans qui n'ont jamais travaillé. Ce n'est pas un cas aussi isolé qu'il y paraît. Lorsqu'une femme a eu trois ou quatre enfants, elle peut difficilement travailler, ou alors à temps partiel. Ses droits à la retraite seront limités d'autant.

M. le Président - Pas exactement. Les femmes ont droit à deux ans de retraite par enfant. Cela n'est pas négligeable car, si quelqu'un arrête toute activité professionnelle pendant deux ans, la retraite continue. C'est un équilibre ancien, mais justifié. Le cas que vous évoquez concerne souvent les femmes de médecins ou d'artisans qui, sans être salariées, assistaient leur mari dans leurs activités. Elles se retrouvent démunies quand, à 45 ou 50 ans, le mari décide de divorcer pour refaire sa vie.

Mme Lucille Grasset - Dans le cas de ces femmes, la condition d'âge prévue par la loi est difficilement applicable. Aussi nous essayons d'obtenir une rente viagère. Il est difficile à l'heure actuelle, pour une personne de 45 ou 50 ans qui n'a pas travaillé pendant vingt ans, de trouver un emploi.

M. le Président - Je vous remercie, Mesdames, pour vos interventions.

Audition de Mme Catherine TROCHAIN,
première présidente de la cour d'appel de Caen,
présidente de la Commission de l'informatique, des réseaux
et de la communication électronique (Comirce),
et de M. Jean-Pierre POUSSIN,
délégué de la Comirce

(30 mai 2002)

Présidence de M. Jean-Jacques Hyest, président

M. Jean-Jacques Hyest, président - La mission a souhaité aborder au cours de cette audition l'impact de l'informatique sur l'évolution des métiers de la justice. Nous souhaiterions avoir un aperçu global de la situation telle qu'elle existe. Les nouvelles technologies pèsent-elles sur les décisions des magistrats, tant dans les domaines civil que pénal ? Faut-il opter pour une informatique globale ou bien décentralisée ? Comment l'informatique peut-elle faire évoluer les métiers de la justice ? Les nouvelles technologies de l'information et de la communication peuvent-elles faire évoluer les règles et les procédures pour tendre vers une plus grande efficacité de la justice ? Cet ensemble de questions cruciales manifeste notre grand intérêt pour le sujet.

La parole est à Mme Trochain.

Mme Catherine Trochain - Je vous remercie monsieur le Sénateur de me donner la possibilité de m'exprimer sur ce sujet. Je m'exprimerai en qualité de première présidente mais également en tant que présidente de la Comirce du ministère de la justice, il me paraît utile effectivement de vous faire connaître ce qui se fait à l'heure actuelle au ministère et quelles sont les perspectives d'évolution envisageables.

L'introduction des nouvelles technologies aura des conséquences importantes sur le fonctionnement de l'institution : en interne, dans notre administration, en externe, vis-à-vis des usagers, de nos différents partenaires, des autres administrations, de la police, de la gendarmerie et des auxiliaires de justice.

Nous constatons à l'heure actuelle la nécessité pour les administrations de communiquer entre elles et de participer activement à une mission collective, quelle qu'elle soit.

En guise d'introduction, je voudrais vous présenter notre commission.

Notre instance, la Comirce, est placée directement auprès du garde des Sceaux. Elle est présidée par un magistrat hors hiérarchie. J'ai été nommée par Madame Elizabeth Guigou et maintenue à ce poste lorsqu'elle a été remplacée par Madame Marylise Lebranchu.

La commission de l'informatique, des réseaux et de la communication électronique a deux missions essentielles :

- La coordination de l'informatique du ministère de la justice

Nous couvrons l'ensemble des activités informatiques du ministère. Celles-ci comprennent la direction des services judiciaires, mais aussi l'administration pénitentiaire, la protection judiciaire de la jeunesse, les écoles excepté l'Ecole nationale de la magistrature. Nous sommes chargés de l'élaboration du schéma directeur informatique du ministère. A l'heure actuelle nous sommes en cours d'exécution du schéma directeur élaboré pour la période 1998-2002. En parallèle nous travaillons sur le nouveau schéma directeur qui prendra bientôt effet pour la période 2003-2007. C'est dire si nous nous sommes projetés dans l'avenir en termes d'informatique.

- La veille technologique

Cette fonction est dévolue à Monsieur Jean-Pierre Poussin. Au titre de la veille technologique, nous avons élaboré un projet de tribunal du futur, reprenant les différentes questions que vous avez posées en termes de prospectives et d'implications sur les textes. Monsieur Jean-Pierre Poussin développera plus en détail cette partie.

Je vais maintenant tenter de répondre à vos interrogations, de donner quelques pistes ou apporter des réflexions sans véritablement hiérarchiser ni ordonner mes propos.

Les avantages pratiques à tirer des nouvelles technologies sont extraordinaires, pour autant que les mentalités changent et qu'on veuille nous en donner les moyens.

L'informatique participe à la rénovation du système judiciaire.

Pour ma part, j'estime que les nouvelles technologies permettront de réformer l'Etat, ainsi que notre ministère.

L'introduction des nouvelles technologies est récente. La décision date de 1997 avec le programme d'action gouvernemental pour préparer l'entrée de la France dans la société de l'information, programme d'action que le ministère de la justice a décliné pour ses propres missions. Depuis 1998 le ministère de la justice a effectué un grand bond en avant.

- En interne, l'introduction des nouvelles technologies a eu un impact considérable sur notre administration. Le ministère a créé un intranet justice. L'objectif est de raccorder chacun des agents du ministère à cet outil. A la fin de l'année 1998, il n'y avait pratiquement rien de fait ; en 1999 seules 190 entités sur 1.961 étaient raccordées et seulement environ 4.500 agents sur les 60.000 que compte le ministère. Aujourd'hui, 1.746 entités ont été raccordées et environ 23.000 boites de messagerie ouvertes L'avancée réalisée est considérable.

- En externe, le ministère a aussi développé la communication par la création du site internet justice. Peut-être l'avez-vous déjà consulté ? Pour ce projet, nous nous sommes résolument tournés vers l'information du citoyen sur les activités du ministère de la justice. C'est aussi un formidable outil de communication pour nos agents, outil qui participe à une plus grande transparence de la justice.

Depuis 1998, les directions du ministère ont aussi développé leurs propres sites et des sites documentaires.

De même, les services déconcentrés ont conçu également des sites internet. Un internet permet aux usagers, au plan local de savoir ce qui se passe et se fait dans leur Cour en matière judiciaire. Je vous ai apporté des documents sur le site internet justice en construction à la cour d'appel de Caen. Il comprendra des rubriques telle que « la justice dans votre région ». A l'heure actuelle, quelques cours, telles que Paris, Pau, Rennes ou Bourges, où j'avais lancé ce projet lorsque j'en étais première présidente, ont développé un outil similaire. Nous aurons, à Caen, le premier site qui sera accessible aux mal voyants. Ces différents sites internet représentent une avancée significative en direction du public. Nous n'avons pas les chiffres de la fréquentation des sites déconcentrés. Le site du ministère de la justice, en revanche, était, l'année dernière, un des sites les plus visités par les Français et par les étrangers. Nous étions en pointe. Une telle situation ne se serait jamais vue trois ou quatre ans auparavant.

Je vous ai décrit plus spécialement l'action menée par la direction des services judiciaires. L'ensemble des directions a mené une action similaire : la direction de l'administration pénitentiaire et les services déconcentrés ; la direction de la protection judiciaire et de la jeunesse ; la direction des affaires civiles et du sceau ; la direction des affaires criminelles et des grâces.

Cette dernière a développé des sites pour mettre notamment à disposition des magistrats et des agents une base documentaire des circulaires ou de textes. La direction des affaires criminelles a conduit une action similaire avec une base documentaire de droit européen et d'affaires criminelles qui permet aux magistrats de trouver l'information à la source.

Ces sites, accessibles à n'importe quel moment de la journée, améliorent la diffusion de l'information et la récupération de données. Sont ainsi considérablement réduits les problèmes d'espace et de temps par rapport au lieu et au temps de travail.

Au quotidien, quels changements avons-nous pu constater dans notre fonctionnement ?

Que pouvons-nous encore améliorer ?

Je pars du principe que nous avons une informatique égale pour tous, ce qui n'est pas le cas dans la réalité. Le dernier rapport présenté par la précédente garde des Sceaux, Madame Marylise Lebranchu il y a quelque temps démontrait que la ressource informatique est diversement distribuée et utilisée sur le territoire français. Les disparités entre régions sont flagrantes. Le but pour le prochain schéma directeur est d'avoir un équipement performant, couvrant l'ensemble des régions, permettant aussi de raccorder les 60 000 agents du ministère à notre intranet.

Les obstacles au développement des nouvelles technologies demeurent nombreux. Le problème des locaux, souvent vétustes, est un des principaux d'entre eux. La diversification des intervenants en ce qui concerne la protection judiciaire de la jeunesse complique aussi leur développement au sein de cette direction.

Si je pars néanmoins du principe que notre objectif de rendre accessibles les nouvelles technologies à tous nos agents sera atteint prochainement il est certain que les nouvelles technologies changeront notre gestion.

Notre informatique future devrait s'inscrire délibérément dans une vision gestionnaire en se calquant sur la loi organique et la déconcentration.

Nous devons rendre des comptes aux parlementaires qui souhaitent savoir comment les budgets ont été utilisés par les ministères. Les missions de la justice pourront se décliner en grosses entités, plus encore qu'à l'heure actuelle compte tenu des souhaits du gouvernement. Cette évolution me semble irréversible.

Nous ne pouvons plus, à l'heure actuelle, vivre cloisonnés.

Sur un plan fonctionnel , concrètement, cela signifie que nous devrons travailler ensemble, toutes les directions du ministère entre elles et avec nos partenaires habituels.

Les structures administratives devront être décloisonnées et s'appuyer sur une informatique communicante. C'est la démarche qui a été déjà entreprise avec le ministère de l'intérieur et le ministère des finances.

Nous disposons d'un logiciel communicant pour les tribunaux de police Minos. Il est interfacé avec les logiciels de gestion des réquisitions des officiers du ministère public (le logiciel Cyclope du ministère de l'intérieur). Il nous permet de récupérer les réquisitions directement du ministère public. Pour le paiement des amendes, nous travaillons avec le protocole Inca en relation avec le ministère des finances. Nous pouvons faire plus encore dans l'établissement de passerelles entre les différentes administrations. Ces passerelles supposent néanmoins la compatibilité de nos systèmes informatiques.

Sur ce point précis, les divergences sont nombreuses. La décision d'utiliser des logiciels communiquant entre eux ne pourra découler que d'une volonté politique forte. N'étant pas une femme politique, cette problématique est hors de mes compétences.

Sur un autre plan il est évident que les nouvelles technologies permettront des gains de temps et d'efficacité considérables et favoriseront le travail collaboratif.

Vis à vis de nos concitoyens, nous pourrons aussi nous tourner davantage vers nos concitoyens en développant les télé-procédures. A l'heure actuelle, plus d'une quinzaine d'imprimés sont accessibles sur notre site internet. Cela reste insuffisant. Aussi faut-il continuer à développer ce type d'initiatives. La demande de délivrance des B2 et des B3 peut se faire actuellement par voie électronique.

Un certain nombre de démarches restent néanmoins à simplifier.

Cela implique que les juridictions soient toutes reliées entre elles par des logiciels permettant la communication. Nous n'avons qu'un seul exemple à l'heure actuelle : le pacte civil de solidarité. Je suis convaincue que c'est en poursuivant cet effort de modernisation que nous arriverons à réformer l'Etat et à avoir une justice plus efficace.

Les applications en réseaux, véritables vecteurs de communication, permettront de mieux connaître la situation dans nos régions et d'assurer une meilleure fiabilité. Avec les logiciels et le développement des outils statistiques, nous pourrons suivre une politique donnée dans une région. A l'heure actuelle, chaque ministère sort des statistiques en matière de sécurité, de justice, de poursuites et de condamnations. Il faut tendre vers une meilleure fiabilité.

Afin d'assurer une meilleure gestion, il faut que nous ayons dans la construction de notre informatique et de nos logiciels plus seulement une logique de production mais une logique de restitution. La restitution permet d'appréhender l'activité réelle que l'on a, afin de mettre l'accent sur une politique là où cela est nécessaire. Dans les régions rurales, nous retrouvons des contentieux, comme les baux ruraux, que nous ne retrouvons pas à Paris. De même, en matière pénale, cette logique de restitution permettra de mieux connaître la population et les contentieux émergents. Je prendrais l'exemple de la Basse Normandie. Nous nous sommes aperçus que pour un des trois départements, les affaires familiales constituaient 60 % de l'activité. Nous pouvons ainsi mieux cibler le niveau d'activité. Pour nous, magistrats, c'est un outil de gestion : nous pouvons concentrer nos forces là où l'activité est la plus importante.

Au sein d'une juridiction, nous sommes constamment en train de répartir nos ressources humaines entre la justice civile et la justice pénale. Nous avons parfois tendance à rester figés sur nos positions. Le procureur général se range derrière son activité pénale et le premier président derrière son activité civile. L'outil informatique permet une analyse fine de l'activité.

En découle une évolution importante entre l'échelon central et l'échelon déconcentré. Nous serons en mesure de déterminer précisément les missions que nous remplirons.

Vous, en tant que Parlementaires, pourrez alors nous accorder des crédits globaux avec les différents intervenants, comme le ministère de la justice et le ministère de l'intérieur. Nous pourrons exposer clairement notre mission, nos stratégies pour la décliner, et les moyens nécessaires pour la réaliser. Nous pouvons par la suite aisément en rendre compte.

C'est un progrès indéniable en termes de gestion.

A L'échelon déconcentré, les cours répercuteront les missions définies à l'échelon central en se basant sur les données fournies par l'échelon déconcentré. Les nouvelles technologies vont entraîner une nouvelle façon de s'organiser, de réfléchir, de travailler et de conduire une politique.

L'informatique et les nouvelles technologies ont eu des conséquences importantes sur l'évolution de la société. Avec le développement de la communication électronique, il est nécessaire de prendre certaines garanties. Le ministère de la justice est le garant des libertés individuelles et de la vie privée. A ce titre, un certain nombre de lois ont dû être adaptées. Le ministère a dû adapter des directives européennes. La Commission nationale de l'informatique et des libertés est particulièrement vigilante en ce qui concerne toutes les données nominatives, les constitutions de fichiers et leur utilisation. La France peut s'enorgueillir d'avoir été en avance dans ce domaine avec la loi relative à l'informatique, aux fichiers et aux libertés du 6 janvier 1978. Nous avons vingt ans d'avance sur nos partenaires européens. La plupart d'entre eux ont adapté ou sont en train d'adapter leur législation dans le même sens que la France.

Concernant les évolutions des métiers de la justice, l'outil informatique aura plus ou moins d'influence selon que l'on est magistrat ou fonctionnaire.

Pour un magistrat, l'usage de l'outil informatique se limitera, il est vrai, à la bureautique. Le fonctionnaire en revanche, même s'il ne doit plus être cantonné dans un rôle d'exécution et de production, devra être un technicien grâce aux performances de l'informatique. Cette évolution du métier de fonctionnaire de justice implique une nécessaire formation. Ce vaste chantier de formation est déjà bien entamé. Il n'y a pratiquement plus aujourd'hui de juridictions qui ne soient pas informatisées. Outre la formation du personnel à ce nouvel outil de travail, l'informatique implique aussi que nous ayons un personnel en mesure de maintenir les systèmes en bon état de marche. Nous devons donc avoir des techniciens pour la maintenance ainsi que des informaticiens pour développer et gérer nos sites internet et intranet.

Il faut aussi l'infrastructure et le personnel pour répondre aux demandes des usagers envoyées par ce nouveau moyen de communication. Ces métiers existent en germe, mais ils ne sont pas ciblés comme étant des métiers d'informatique justice. A l'heure actuelle, ces fonctions sont occupées par des greffiers en chef, des contractuels ou des sous-traitants. C'est l'un des enjeux du prochain schéma directeur. Faut-il tendre vers une filière d'informatique justice ? La question est éminemment politique, car qui dit filière dit organisation différente et avancement. Je suis persuadée qu'il faut tendre vers une valorisation de ces métiers. Si nous ne nous donnons pas les moyens, il est évident que nous allons régresser. Sans une professionnalisation de cette filière, nous n'obtiendrons pas d'avancées significatives.

M. le Président - Cette problématique n'est pas propre à la justice. Elle se pose aussi pour d'autres ministères, même si chacun peut avoir ses spécificités propres.

Mme Catherine Trochain - En ce qui concerne nos interlocuteurs habituels, de nombreuses actions ont été entreprises vis-à-vis de nos partenaires. Des logiciels sont en cours d'expérimentation pour la gestion des dossiers en cour d'appel entre le ministère de la justice et les avoués. Ces expériences sont conduites dans les juridictions de Versailles, Aix-en-Provence et Besançon. Au tribunal de grande instance de Paris une expérimentation concerne le traitement des affaires civiles. La communication par voie informatique des affaires civiles, entre les avocats et le greffe évitera les ressaisies de données. Les gains de temps et d'efficacité seront considérables.

Le législateur et les parlementaires ont contribué à ces avancées grâce à la loi sur la signature électronique. Cette loi constitue un enjeu majeur. Nous pourrons ensuite aller plus loin.

Une autre difficulté spécifique au ministère de la justice pourrait freiner cet élan de modernisation. Nous traitons des données sensibles. L'informatisation et l'introduction des nouvelles technologies doivent se faire de manière contrôlée pour des raisons de sécurité et de confidentialité. Nous ne pouvons donc pas laisser faire n'importe quoi à nos agents et nous ne pouvons pas faire n'importe quoi. La prudence s'impose.

M. le Président - En matière pénale, un certain nombre d'obstacles a pu être levé, comme la communication de pièces au client.

Mme Catherine Trochain - Je n'ai pas lors de mon exposé abordé la question du « télé-travail ». Pour le monde judiciaire et la société en général, les nouvelles technologies vont permettre d'apaiser les vives réactions que provoque le sujet concernant la carte judiciaire. Dès que l'on aborde le sujet de la réforme de la carte judiciaire, certaines personnes craignent la fermeture de tribunaux. Je ne suis pas d'accord. Il y a peut-être une autre façon d'aborder la question. Il est question selon moi de mutualisation et de meilleure répartition des ressources, de proximité et de présence judiciaire.

Les nouvelles technologies nous permettent de l'envisager.

A l'heure actuelle, la suppression de certains petits tribunaux d'instance est, soyons honnête, envisageable. Le juge passe un quart de son temps au tribunal d'instance et les trois quarts restant au tribunal de grande instance. Je suis pour le maintien de la présence judiciaire. Simplement, plutôt que de garder un tribunal, dont le fonctionnement nécessite trois personnes, nous pouvons en faire un greffe détaché ou un greffe permanent. Nous faisons ensuite communiquer le tribunal de grande instance avec ces greffes. Cela existe déjà au Havre. Cette solution nous permet de mieux répartir les ressources humaines. J'insiste sur ce point : il n'est pas ici question de suppression de postes, mais plutôt d'une meilleure répartition des ressources humaines. On garde la présence de la justice pour les actes essentiels.

Enfin il est possible de communiquer davantage entre les juridictions de premier degré et les juridictions d'appel. Des échanges se font déjà par disquettes, mais cela peut encore être développé grâce à des logiciels de communication.

Avant de céder la parole à Monsieur Jean-Pierre Poussin, je rappellerai que les nouvelles technologies permettent des gains de temps, de productivité et d'efficacité, sans suppression de postes. Notre objectif, je le répète, devrait tendre vers une meilleure répartition, mutualisation et valorisation de nos ressources à travers les nouvelles technologies.

M. Jean-Pierre Poussin - Il me revient maintenant d'essayer de vous montrer à travers une expérimentation comment ce qui vient d'être évoqué pourrait se concrétiser. Nous pouvons nous enorgueillir du travail accompli. Beaucoup néanmoins reste encore à faire. Le but n'est pas de seulement consolider le présent. Nous nous efforçons d'avoir une vision prospective. Nous cherchons à travailler l'avenir en ayant le souci d'intégrer les nouvelles technologies dans la vie judiciaire mais aussi d'intégrer la vie judiciaire dans les nouvelles technologies. Une symbiose parfaite doit exister entre les deux.

Je distinguerai trois grands caractères décrivant le mieux l'expérimentation que représente le tribunal du futur.

Le tribunal du futur est un lieu d'expérimentation sur les pratiques. S'il est indispensable de reconsidérer nos pratiques pour les mettre à l'ordre du jour, nous devons nous interroger sur leur sens et leur portée. Nous devons aussi nous interroger sur les gains de ces réformes. Pour cela, nous devons fixer des objectifs précis, et ne pas réformer pour réformer. C'est aussi un lieu d'expérimentation sur les implications législatives. Conduire de telles réformes implique inévitablement des réformes législatives. Nous avons pu le constater avec l'expérience britannique. Les Anglais sont en la matière beaucoup plus avancés que nous. Ils ont par exemple un texte imposant le recours aux nouvelles technologies pour les contentieux relatifs à la détention. Si nous avions une réforme législative de cette nature, la mise en oeuvre des nouvelles technologies dans la vie judiciaire serait grandement facilitée.

Le tribunal du futur est un lieu d'échanges et a suscité quelques réticences de la part de certains. Si ces réticences ont pu s'exprimer, c'est parce que le tribunal du futur est un lieu d'échanges et de réflexion sur l'avenir. Nous avons voulu réunir tous les acteurs de la vie judiciaire pour que chacun participe à la réflexion et à l'élaboration de solutions.

Le tribunal du futur est en effet un lieu de formation ouvert à l'ensemble des acteurs de la vie judiciaire. Nous nous situons dans une approche de mutualisation des formations. Au-delà de nos pratiques, nous pouvons espérer faire tomber quelques barrières et faire évoluer les mentalités.

Je souhaiterais maintenant vous donner quelques indications en termes d'approches pratiques. Cette expérimentation vise en priorité les actes de la vie juridique avec leur dématérialisation qui doit être envisagée dans le cadre de la gestion des dossiers. Grâce à la récupération des données fournies par nos différents fichiers informatiques, nous pouvons aussi l'envisager en termes de politique pénale. Au plan local, cette dématérialisation pourrait se traduire par exemple par l'élaboration de tableaux de bord ou par la disposition des acteurs de la vie judiciaire. Au niveau central, ces informations nous permettraient de faire remonter les informations essentielles aux autorités politiques. Celles-ci pourraient alors déterminer les solutions à mettre en oeuvre et mieux définir la conduite de leur politique.

Je donnerai deux exemples concrets des gains à attendre de la dématérialisation. Les actes de procédures, premièrement, très riches, touchent un maximum d'acteurs de la vie judiciaire, des avocats aux avoués, sans oublier les huissiers de justice qui sont directement impliqués. En observant ces actes de procédures, nous pouvons constater que l'ensemble des acteurs est en chaîne. La mise en place au sein d'un tribunal du futur d'une gestion totalement numérisée de ces actes permettra des gains importants. Bien que nous ne soyons pas en mesure de les évaluer dans leur totalité, nous savons déjà qu'ils seront importants en termes de saisie. A l'heure actuelle, ces actes sont saisis dans les cabinets d'avocats, dans les greffes, chez les avoués ainsi que chez les huissiers. Avec les nouvelles technologies, la première saisie pourra être réutilisée par les maillons successifs de la chaîne.

Il ne faut pas négliger les incidences législatives. Des réformes sont indispensables, au premier rang desquelles la signature électronique. Les actes de procédure dématérialisés ne peuvent être envisagés sans une loi sur la signature électronique.

Enfin, l'exemple de l'expertise me paraît tout aussi intéressant. L'expert est aux côtés du juge en sa qualité de mandataire. Il est au coeur du procès car au coeur de la preuve. Le recours aux nouvelles technologies par les experts s'exprime au stade de l'élaboration du rapport mais aussi au stade de la présentation avec l'utilisation de logiciels comme Powerpoint. Ces logiciels permettent une plus grande efficacité de la démonstration. Au terme de sa démarche, l'expert pourra transmettre son rapport par cd-rom, option déjà envisageable, ou par voie électronique.

M. le Président - Il est vrai que pour les procès d'ampleur, il est préférable d'avoir les dossiers sur cd-rom. Lors du procès du sang contaminé, le greffe avait mis l'ensemble des pièces sur ce format. C'était la seule manière pour pouvoir consulter efficacement les pièces essentielles du dossier.

Mme Catherine Trochain - Je n'ai pas évoqué cet aspect auparavant, mais j'ai vu utiliser le logiciel d'instruction assistée par ordinateur. Ce logiciel est toujours utilisé au pôle financier. C'est aussi vers ce type d'outil qu'il faut tendre.

M. Jean-Pierre Poussin - Concernant les approches pratiques, après la dématérialisation, je souhaitais en aborder une seconde : la communication. Celle-ci s'établit dans un environnement éclaté. Il faut envisager que la juridiction pourra être à un endroit, l'avocat à un autre et le client, notamment s'il est détenu, à un troisième. Cette situation génère des impératifs techniques, notamment en termes d'interopérabilité entre nos systèmes. L'étude de faisabilité nous a permis d'identifier des solutions à mettre en oeuvre en ce qui concerne nos relations avec la gendarmerie et la police. Nous n'avons pas, en l'état, de formats de transmission ni même de traitement de texte compatibles. L'identification de ce problème a conduit police et gendarmerie à modifier leur choix en la matière. Leurs représentants ont pu attirer l'attention de leur hiérarchie sur la nécessité d'une meilleure interopérabilité.

Mme Catherine Trochain - Cette étude a rassemblé tous les acteurs concernés : police, gendarmerie, huissiers, avocats, etc.

M. Jean-Pierre Poussin - Nous sommes un service public et à ce titre nous avons des usagers. La communication par les nouvelles technologies les concerne aussi. La réflexion en cours porte sur le recours aux formulaires électroniques. Je me permets de rappeler d'ailleurs l'avance du ministère de la justice en la matière, notamment avec le casier judiciaire national, la délivrance du B1, du B2 et prochainement du B3.

Nous avons aussi identifié des gains pour nos partenaires. Nous nous sommes aperçus que nous étions en mesure de leur faire gagner du temps et de l'argent. L'avocat par exemple pourra attendre la mise en ligne des pièces et des documents et les consulter de son cabinet plutôt que de venir les chercher à la juridiction. Cela va bien sûr au-delà des avocats : la police et la gendarmerie en profiteront aussi.

Pour autant, cette communication ne peut se faire de manière débridée. Elle doit être contrôlée pour répondre aux conditions de respect des libertés individuelles et des droits de la défense. Il faut notamment rassurer les avocats et le ministère public concernant la confidentialité. Des réponses techniques existent, comme les lignes sécurisées sur internet. L'exemple britannique, déjà évoqué, est riche d'enseignements à ce niveau.

La communication pourra enfin faire évoluer le travail des magistrats. Les nouvelles technologies encouragent à davantage de travail collaboratif et collectif. Nous pourrons parvenir à plus de télétravail. L'usage des nouvelles technologies peut être envisagé dans le contexte d'une audience, mais aussi dans d'autres domaines.

Deux expérimentations sont envisagées. La visioconférence pourra porter sur le débat devant les juges des libertés et de la détention et devant les juges de l'exécution des peines. Des incertitudes sur le respect des libertés individuelles et les droits de la défense subsistent.

M. le Président - Des audiences par visioconférence ont déjà eu lieu.

M. Jean-Pierre Poussin - C'est exact, mais certains points restent néanmoins à clarifier. La mise en place d'une borne informatique à disposition des victimes est la deuxième expérimentation dont je souhaitais vous faire part.

Placée dans les commissariats, cette borne aurait pour but de faciliter le dépôt de plainte. Elle serait accompagnée de dispositions d'aide personnalisée aux victimes. Il faut prendre garde à ne pas déshumaniser cette démarche. Nous devons encore réfléchir aux solutions techniques pour mettre en oeuvre cette mesure.

M. le Président - Il est manifeste que pour que ces expérimentations se concrétisent, il est indispensable que l'ensemble des professionnels suivent le mouvement. Concernant l'évolution des métiers de la justice, chacun doit-il vraiment savoir se servir de l'outil informatique ? Prenons le cas d'un magistrat en fin de carrière : il probable qu'il n'aura pas envie de se convertir à l'informatique et aux nouvelles technologies de l'information et de la communication. Cette même situation est bien sûr identique pour un greffier.

Mme Catherine Trochain - Tous les greffiers et tous nos agents, à l'exception des agents des services techniques, sont informatisés. Les greffiers reçoivent une formation à l'outil informatique. Cela fait d'ailleurs partie de la formation initiale à l'Ecole nationale des greffes.

J'ai activement participé à l'informatisation de la cour d'appel de Paris. J'ai pu constater que certains magistrats refusaient de taper leurs documents, travail habituellement dévolu aux greffiers. Cela conduisait à des pertes de temps et d'énergie considérables. Par exemple, un magistrat écrivait à la main ses actes qui ensuite étaient retapés par la greffière. Il reste quelques irréductibles, mais ils sont de plus en plus rares.

A l'inverse, les nouvelles technologies apparaissent pour beaucoup comme une évolution logique. Un nombre croissant de magistrats souhaite bénéficier d'un logiciel de dictée vocale. C'est une façon d'appréhender les nouvelles technologies. Pour les magistrats ne souhaitant pas utiliser ces outils, les greffiers sont toujours là. De manière générale, nous avons constaté que les fonctionnaires étaient très demandeurs. Ils souhaitent avoir un matériel toujours plus performant.

M. le Président - Que représente l'informatisation et le développement des nouvelles technologies en termes de moyens ? L'évolution constante du matériel informatique rend nécessaire le remplacement de tout le parc informatique tous les trois ou quatre ans. Comment cela se chiffre-t-il ?

Mme Catherine Trochain - Le coût est certes élevé, mais le matériel est de moins en moins cher. La question en suspend demeure le coût des ressources humaines nécessaires pour accompagner ces évolutions.

M. le Président - D'après ce que j'ai pu observer au ministère de l'intérieur, un recours à des informaticiens fonctionnaires ne paraît pas envisageable. Je n'y crois pas. Dans tous les cas, faire appel à la sous-traitance est une nécessité.

M. Jean-Pierre Poussin - L'appel à la sous-traitance suppose néanmoins que nous soyons en mesure de contrôler le travail des prestataires. Nous devons donc disposer d'un minimum de compétences en interne.

M. le Président - Nous devrons recruter alors des contractuels très compétents. Il ne me semble pas envisageable d'affecter des fonctionnaires à ces postes.

M. Jean-Pierre Poussin - Tout à fait. Une trop grande externalisation conduira à un abandon de savoir-faire et nous rendra, de fait, totalement dépendant des prestataires informatiques.

Mme Catherine Trochain - Nos responsables de gestion informatique ont un bon niveau. Ils sont en mesure d'effectuer les premiers travaux. Pour des projets plus complexes et plus techniques, nous pourrions recruter des ingénieurs. Ils auront nécessairement un statut de contractuel. En l'état actuel, nous n'avons pas les moyens d'avoir une filière spécifique.

M. Jean-Pierre Poussin - Les nouvelles technologies ont aussi une incidence sur la communication au sein du ministère. Elles conduisent à une redéfinition du dialogue social. A la communication verticale à laquelle nous sommes habitués, s'ajoute la communication horizontale.

Mme Catherine Trochain - Il est vrai que l'outil informatique est un vecteur de dialogue social. Une charte informatique est en cours d'élaboration et un Comité interministériel pour la réforme de l'Etat (CIRE) devrait être mis en place avant la fin du mois de juin de cette année. Tous les ministères sont concernés.

M. le Président - Je vous remercie pour cet exposé très intéressant. Les enjeux liés aux nouvelles technologies et leur impact sur les métiers de la justice sont manifestement nombreux.

Audition de M. Guy CANIVET,
premier président de la Cour de cassation

(18 juin 2002)

Présidence de M. Jean-Jacques Hyest, président

M. Jean-Jacques Hyest, président - Nous sommes très honorés de vous recevoir aujourd'hui, Monsieur le Premier président.

La commission des Lois a décidé de créer une mission d'information sur les métiers de la justice judiciaire.

Or le premier des métiers de la justice, c'est, bien sûr, celui de magistrat. Il est vrai qu'un certain nombre de travaux ont été réalisés par la Chancellerie après les entretiens de Vendôme, travaux auxquels les magistrats, et vous-même en particulier, ont participé.

Nous aimerions ce matin que vous nous éclairiez sur un certain nombre de questions : le développement d'une justice de proximité ; la spécialisation des juridictions pour les contentieux complexes ; la participation accrue des justiciables aux décisions ; la contribution des personnels de justice aux politiques publiques et, enfin, l'intégration de la France dans l'Union européenne et ses implications sur le système judiciaire.

Vous avez la parole.

M. Guy Canivet - Je vous propose, dans un bref exposé liminaire, de commencer par l'institution judiciaire en général et, ensuite, de voir les problèmes spécifiques qui se posent à la Cour de cassation.

S'agissant de la justice de proximité, son développement suppose, en termes de qualification et de positionnement des personnes, deux types de réponses, l'une concernant les juges et l'autre concernant les greffes.

Pour ce qui est des juges, pour avoir une justice forte de proximité, il faut y mettre des juges d'expérience contrairement à ce qui se fait actuellement. Autrement dit, il faut que ces juges aient au moins une dizaine d'années d'activité professionnelle en formation collégiale ou qu'ils soient recrutés parmi des avocats en fonction de critères qualificatifs.

En définitive, il s'agit d'y affecter non pas de jeunes juristes brillants et théoriciens, mais des juges confirmés et d'expérience qui aient le sens des affaires, le sens du contact avec le justiciable et qui sachent peser les sanctions adaptées. Cela conduit en quelque sorte à inverser les structures de sortie des magistrats de l'Ecole nationale de la magistrature, en favorisant dans un premier temps la formation collégiale, fût-ce dans les cours d'appel et, après un certain temps d'activité, dans des juridictions du premier degré dans des fonctions de juge unique.

En ce qui concerne les greffiers, il faut les associer à la justice de proximité, d'abord en leur donnant des qualifications pour l'organisation des juridictions afin d'en décharger le juge et, ensuite, en leur confiant des pouvoirs et des qualifications pour instruire les procédures afin de préparer les audiences en soumettant au juge un dossier constitué. Enfin -ce que je vais dire va peut-être vous paraître un peu original- il faut donner à ce greffier des possibilités en matière d'exécution simple des décisions, c'est-à-dire que tout contentieux simple d'exécution pourrait, à mon avis, être confié au greffier, ce qui permettrait de revaloriser cette fonction dans la justice de proximité en lui donnant en quelque sorte des pouvoirs pré-juridictionnels ou para-juridictionnels.

J'en viens au deuxième point de votre réflexion, Monsieur le président, à savoir la spécialisation des juridictions pour les contentieux complexes.

Il existe effectivement de vastes domaines qui devraient conduire à des spécialisations de juridictions. Ceux de la propriété intellectuelle, du droit de la concurrence, du droit des sociétés, du droit bancaire ou des grandes opérations de restructuration des entreprises devraient, me semble-t-il, être confiés à des juridictions plus spécialisées qu'elles ne le sont actuellement. Ces juridictions spécialisées seraient en petit nombre, voire, pour certaines catégories de contentieux, uniques pour l'ensemble du territoire français.

Quels seraient les avantages d'une telle spécialisation ? D'abord, cela conduirait à une justice de meilleure qualité. En effet, pour tous ces contentieux techniques qui demandent une approche complexe supposant des raisonnements à la fois juridiques et techniques, il serait intéressant d'avoir un personnel très spécialisé. Une amélioration de la qualité entraînerait, selon moi, une amélioration du crédit international de la justice française et, par contrecoup, de la place économique de la France, si l'on veut bien considérer que le service judiciaire est un élément de qualité d'une place économique et boursière.

Par conséquent, si l'on veut attirer les investissements, si l'on veut que les opérateurs internationaux aient confiance dans la justice française, il faudra bien passer par une justice spécialisée dans les grands contentieux commerciaux et dans le droit des affaires. En outre, cela permettrait de résister à l'importante concurrence internationale en matière de justice dite de forum shopping .

Cela conduirait à favoriser une véritable activité économique. Ainsi, si l'on prend l'exemple des Pays-Bas, les Néerlandais ont bien compris qu'en matière de brevets, en créant une juridiction très spécialisée, très performante, toute une partie de l'activité économique, grâce à des avocats et à des experts spécialisés, pouvait se développer autour de la juridiction.

L'on peut se demander quelle est l'exigence d'une telle spécialisation. C'est assez simple : c'est une exigence en termes de recrutement et de qualification de magistrats hautement spécialisés, ce qui suppose la création et l'entretien de filières de formation spécialisées en accordant à ces derniers les avantages liés à cette spécialisation.

En d'autres termes, cela revient à gérer différemment le corps judiciaire qui, pour l'instant, ne reconnaît pas du tout les spécialisations. Par exemple, je vois arriver à la Cour de cassation des magistrats spécialisés en matière de brevets, alors que, dans ce domaine, il y a seulement deux places à la chambre commerciale !

En matière de concurrence, on peut faire le même raisonnement car, comme vous le savez, l'évolution du droit communautaire de la concurrence conduit à une réforme du règlement 17/62 d'application des articles 81 et 82 du traité en matière de concurrence en donnant, notamment, aux juridictions nationales le pouvoir d'appliquer l'article 81, paragraphe 3, c'est-à-dire l'exemption des pratiques concurrentielles lorsque celles-ci entraînent des progrès économiques. Or, ce mécanisme est très complexe et seules des juridictions très spécialisées peuvent le faire. Je crois donc que l'évolution du contentieux du droit des affaires internationales devrait normalement conduire à ces juridictions spécialisées.

En ce qui concerne la participation accrue des justiciables aux décisions -c'est le troisième point- si l'on veut axer une réforme de la justice sur cette question, on peut envisager plusieurs formes d'emploi des citoyens à des fonctions judiciaires : d'abord, en matière de justice consensuelle, s'agissant des conciliateurs et des médiateurs ; ensuite, dans le jugement des petits litiges de consommation, d'habitat, de voisinage ou de paiement de sommes modestes dans les petits contentieux bancaires. Il y a donc effectivement des possibilités d'emploi des citoyens dans des structures de jugement pré-contentieuses ou pré-juridictionnelles.

Autrement dit, il convient de développer ce qui a été mis en oeuvre, par exemple pour le surendettement, c'est-à-dire des commissions composées de personnes qualifiées qui prennent des positions, acceptées ou non. Dans ce dernier cas, il est toujours possible de faire un recours juridictionnel. Quoi qu'il en soit, l'on arrive, à ce stade pré-contentieux, à régler de nombreux litiges par des décisions qui satisfont les justiciables, sans avoir recours aux formes de justice traditionnelles.

Enfin, il est une dernière forme d'association des citoyens à la justice, je veux parler de la participation à des formations collégiales en développant ce que l'on connaît déjà, qu'il s'agisse des tribunaux pour enfants, des commissions d'indemnisation des victimes d'infractions, etc. Il me semble que l'on pourrait étendre ce type de participation à d'autres formes de contentieux.

Dès lors, quelles seraient les exigences en termes de qualification des personnels ? Pour ma part, je situe ces exigences à quatre niveaux.

Première exigence pour ce qui est du recrutement : il faut s'attacher aux fonctions que l'on veut faire exercer à ces citoyens et donc recruter des personnes de qualité. Je crois que c'est important car si l'on a connu un échec relatif du corps des conciliateurs, c'est parce qu'on n'a jamais su bien positionner, en termes de recrutement, ce que sont ces conciliateurs.

Deuxième exigence : sans doute faut-il éviter des recrutements qui sollicitent les retraités de la fonction publique ou territoriale pour s'orienter davantage vers des formes de recrutement plus civiques du citoyen, type associations parents d'élèves, par exemple. Cela concerne donc des citoyens engagés dans notre vie publique et il faut dans ce domaine faire preuve d'imagination.

Troisième exigence : en ce qui concerne la formation, il faut insister sur un point : si les conciliateurs ont connu un échec relatif, c'est parce qu'on ne s'est pas suffisamment attaché à les former. Il convient donc de mettre en place une formation adaptée, toute intervention dans un mécanisme juridictionnel supposant des connaissances techniques, un savoir-faire et une déontologie qui sont, me semble-t-il, le fruit d'un apprentissage.

Enfin, quatrième et dernière exigence : l'encadrement et le contrôle. En effet, on ne peut laisser ces citoyens dans la nature pratiquer des fonctions juridictionnelles ou pré-juridictionnelles sans contrôle. Il convient donc de les faire encadrer par des magistrats chargés de la justice de proximité. Cela serait de nature à valoriser les fonctions de collaborateur de justice de proximité.

S'agissant de la contribution des personnels des juridictions à la mise en oeuvre des politiques publiques -c'est le quatrième point de mon exposé- nous abordons ici un thème qui intéresse plus les magistrats du parquet. Je ne m'y appesantirai donc pas, mais je souhaiterais faire deux observations.

Premièrement, il me semble nécessaire de spécialiser et de renforcer les moyens des parquets, car si l'on veut développer les politiques publiques en matière de justice et notamment de la justice pénale, c'est en donnant des structures fortes, des pouvoirs forts au ministère public et aux parquets que l'on y parviendra. Pouvoirs forts en matière d'organisation et de suivi des enquêtes ; pouvoirs forts en matière non seulement de poursuite mais aussi de prévention. Je crois en effet que c'est en constituant des parquets forts que l'on pourra mettre en place une politique publique forte en matière pénale. Cela suppose évidemment de distinguer les fonctions du siège et celles du parquet et donc de distinguer d'une manière organique et statutaire, les fonctions de juge, qui consistent à juger, de celles du ministère public, qui consistent, elles, à poursuivre dans le cadre de la mise en oeuvre des politiques publiques.

Il faut bien insister sur ce point car cela revient en quelque sorte à inverser la tendance de la justice française qui a toujours voulu donner une force aux parquets en les amarrant très fortement aux juridictions. Je pense, pour ma part, qu'il faut faire l'inverse.

J'en viens, enfin, au cinquième et dernier point de ces considérations générales : quelles sont les conséquences de l'intégration européenne en termes de justice ?

Il me semble qu'une Europe judiciaire pourra exister lorsqu'on sera parvenu à créer dans les corps judiciaires des différents Etats de l'Union européenne le sentiment d'une appartenance à une communauté de justice, ce qui peut, selon moi, se faire à trois niveaux.

Premier niveau : dans la formation commune des magistrats des Etats de l'Union, dans le cadre de ce qu'on peut appeler un réseau des écoles de formation des juges. En effet, il s'agit de donner à ceux-ci une formation de base dans la connaissance des systèmes judiciaires des autres pays de l'Union européenne. Si l'on veut développer une coopération en termes judiciaires, il faut que les juges de chacun des Etats sachent quel est le bon interlocuteur pour entamer une relation de coopération et quels sont réellement les pouvoirs de cet interlocuteur, un peu à l'image de ce qui existe aux Etats-Unis où chaque juge américain a connaissance des différents systèmes judiciaires des autres Etats des Etats-Unis.

Deuxième niveau : il faut institutionnaliser les liens de coopération des juges, c'est-à-dire renforcer tout ce qui est de la connaissance ou de la reconnaissance réciproque nécessaire à la création de liens de confiance entre les juges. Les mécanismes de coopération fonctionneront lorsque les juges auront confiance les uns dans les autres, lorsqu'un juge français reconnaîtra une décision espagnole ou italienne, lorsqu'un juge de common law reconnaîtra -ce qui n'est pas une mince affaire- l'autorité d'une décision d'un juge français.

En ce qui concerne les questions spécifiques à la Cour de cassation, je ferai trois observations concernant, d'une part, l'exigence de nouvelles qualifications, d'autre part, l'exigence de développement de nouvelles fonctions et, enfin, les questions plus spécifiques aux magistrats de la Cour de cassation -points que nous pourrons développer, si vous le souhaitez, messieurs les Sénateurs.

En premier lieu, pour ce qui est des nouvelles qualifications exigées à la Cour de cassation, il s'agit de créer un corps formé aux nouvelles technologies de la communication pour la constitution et l'exploitation des bases de données informatiques de jurisprudence.

Vous savez que la diffusion de la jurisprudence connaît actuellement un profond changement et qu'il est dans les missions de la Cour de cassation de diffuser sa jurisprudence à l'ensemble des juridictions et à l'ensemble du corps des juristes.

Bien sûr, nous disposons de techniques connues telles que la diffusion par des publications traditionnelles, mais il nous faut passer maintenant au développement des bases informatisées -nous sommes en train de le faire. C'est ainsi que la Cour de cassation vient de mettre en ligne, à la disposition de tous les magistrats, ses propres bases de jurisprudence. Il faut donc progresser dans ce sens et, par conséquent, avoir un corps de fonctionnaires qui soient capables de manipuler ces nouvelles technologies de l'information.

Par ailleurs, une autre qualification est exigée à la Cour de cassation, je veux parler de la relation avec la juridiction, afin d'améliorer la qualité de la justice par la diffusion de préconisations, de conseils, de communications aux juges pour mieux juger. Cela se fera également par le développement de relations en ligne, via le réseau intranet, avec les juges.

J'évoquerai maintenant un second type de formation, un peu accessoire certes mais tout de même important : la qualification à la gestion budgétaire.

La Cour de cassation possède un service de gestion qui procède à des achats publics et qui exerce des fonctions d'ordonnateur, ce qui, selon moi, suppose des collaborateurs spécialisés. Personnellement, je suis assez sensible à ce sujet car je suis à la fois ordonnateur secondaire et personne responsable des marchés publics. A cet égard, j'aimerais bien avoir des collaborateurs qui ne me renvoient pas devant les juridictions pénales en cas d'irrégularités commises dans les marchés publics !

Deuxième type de questions qui se pose aux magistrats de la Cour de cassation : le développement de nouvelles fonctions. Nous abordons ici le problème de l'assistance aux juges par les assistants de justice et celui de l'accueil et de la formation des agents de justice.

S'agissant des assistants de justice, il me semble que ceux-ci ont démontré l'utilité de leur fonction, et ce en quelques années de fonctionnement. Cela dit, ils ont également montré l'insuffisance de leur statut. Pour ma part, je pense donc qu'il faut renforcer le statut de ces assistants de justice, par exemple en les rémunérant mieux et en rendant leurs fonctions moins précaires, plus qualifiées et plus professionnelles.

Cela ne veut pas dire qu'il faille pérenniser ce corps. Au contraire, il convient de le maintenir dans ses fonctions pendant quatre ans au maximum, afin de faire de ce corps une espèce de passage privilégié entre la sortie de l'Université et l'entrée dans la vie professionnelle. De ce point de vue, il conviendrait de reprendre à notre compte ce que connaissent les juridictions de common law avec ce qu'on appelle les clerks . Ainsi, à la Cour suprême du Canada, chaque juge dispose d'un groupe de cinq ou six clerks qu'il recrute lui-même directement. Ces clerks restent auprès de ce juge pendant quatre ans, et au bout de ces quatre ans, ils parviennent très facilement à trouver un emploi valorisé dans un contentieux qu'ils auront pratiqué.

Si l'on veut donner de bons collaborateurs aux juges, il faut, me semble-t-il, aller dans ce sens, car ces jeunes juristes connaissent bien la jurisprudence : ils sont formés au nouveau droit, ils ont envie de travailler et de valoriser leurs fonctions, ils sont très actifs. D'ailleurs, à ce sujet, certaines expériences sont très positives, je pense aux référendaires à la Cour de justice des Communautés européennes, notamment.

Il faut donc avancer dans cette voie, ce qui suppose, je le répète, une amélioration de leur statut, tout en se gardant de créer un corps de fonctionnaires permanents qui demanderaient de plus en plus à être intégrés à l'ancienneté dans la magistrature, qui voudraient plus de garanties professionnelles ou qui souhaiteraient être associés à de vraies fonctions de justice, ce qui ne pourrait que créer des confusions. En résumé, il faut que ce corps reste un corps d'assistants qui assistent le juge et non qui se substituent à lui.

J'en viens au second problème que j'ai évoqué, à savoir l'accueil et la formation propres aux agents de justice de la Cour de cassation. Cette fois encore, je veux dire que les assistants de justice ont rempli cette fonction. En effet, la Cour de cassation n'avait pas auparavant la possibilité d'en recruter -cette faculté était ouverte depuis un peu moins de deux ans aux juridictions de première et de deuxième instances- et ce corps a ainsi construit un véritable service d'accueil et de formation à la Cour de cassation.

Pour ce faire, nous avons recruté, via l'Agence nationale pour l'emploi, des juristes maîtres en droit qui n'avaient pas de travail et qui étaient sur le marché de l'emploi. Il s'agit en général d'immigrés de la deuxième ou de la troisième génération qui, manifestement, étaient laissés pour compte de l'intégration dans les métiers du droit. Nous les avons donc recrutés pour accomplir ce travail d'accueil, après leur avoir fait suivre une formation destinée à leur faire passer soit les concours administratifs, afin qu'ils puissent entrer soit dans la fonction publique, par des concours de catégorie B, soit dans des fonctions de secrétariat d'avocats, d'huissiers ou de notaires.

Nous avons réussi finalement à intégrer ces jeunes dans les corps du droit. Leur temps de passage à la Cour de cassation est d'un peu moins de neuf mois : si l'on enlève les trois mois de formation, cela fait six mois de pratique de l'accueil, ensuite, ils disparaissent. Il s'agit là, bien évidemment, d'une durée moyenne car certains ont tendance à rester, mais nous faisons en sorte de les faire tourner. Ces agents de justice assument ainsi une fonction qui était assez mal remplie par les greffes.

Enfin, j'en viens aux questions plus spécifiques concernant les personnels de la Cour de cassation. J'en ai noté six que je vais énumérer et sur lesquelles nous pourrons revenir, Messieurs les Sénateurs.

En ce qui concerne le recrutement des présidents de chambre, il faut davantage orienter la formation vers des magistrats qui ont le sens de l'organisation.

S'agissant des conseillers, se pose un problème de résidence. En effet ces magistrats ont de plus en plus tendance à résider en province, de sorte que la Cour de cassation devient de moins en moins une juridiction collective.

Quant aux conseillers référendaires, il faut faire évoluer leur statut vers un statut de véritable juge de cassation.

Pour ce qui est des conseillers en service extraordinaire, la fonction remplit bien son office, mais il serait souhaitable de recentrer leur recrutement sur le monde économique et social, alors que la tendance, jusque là, a été de les recruter dans les milieux universitaires.

Concernant les auditeurs à la Cour de cassation, il faudrait véritablement en faire un corps d'élite car leur nombre a été réduit à huit.

Enfin, se pose un grave problème, dont vous entretiendra sans doute le procureur général, je veux parler de l'évolution du rôle du parquet de la Cour de cassation qui a connu de profondes mutations à la suite de décisions de la Cour européenne des droits de l'homme et qui devra, à mon avis, évoluer dans le cadre général de la réflexion sur le parquet.

Voilà, Monsieur le président, Messieurs les Sénateurs, ce que je voulais dire sur l'évolution des métiers de la justice.

M. le Président - Merci, Monsieur le Premier président, de ces éclaircissements. Nous allons, si vous le voulez bien, vous poser quelques questions.

Tout d'abord, selon vous, une bonne justice de proximité, cela suppose donc des magistrats ayant de l'ancienneté, extrêmement compétents et avec, notamment à l'instance, des qualités juridiques très diversifiées ?

M. Guy Canivet - En fait, cela suppose davantage le sens des affaires et de la décision équitable que celui des constructions juridiques très compliquées. Il faut donc avoir des gens d'expérience -il n'y a pas d'autres termes-, c'est-à-dire des gens qui aient l'expérience de la relation avec le justiciable, qui soient crédibles et qui, lorsque la décision est rendue, donnent l'impression qu'ils ont vraiment exploré l'affaire, qu'ils l'ont « pesée ». Avant d'être une construction juridique logique, la décision doit d'abord avoir du sens pour les parties.

Cela rend nécessaire un renforcement de la justice de première instance, afin d'en faire une justice effective : tout doit y être débattu. Ainsi, le procès de première instance ne pourra faire l'objet d'un appel que lorsqu'il aura été complètement exploré, lorsque les moyens de preuve, de droit et de fait auront été complètement produits, lorsque le juge aura rendu une décision en connaissance de l'ensemble des termes du litige et lorsque sa décision aura été exécutée. L'appel fonctionnera alors par contrôle de cette décision prise en première instance.

Or, pour l'instant, la justice fonctionne à l'envers. On pousse les affaires vers le haut, vers les cours d'appel et vers la Cour de cassation. On se dépêche de se débarrasser du litige puisqu'il existe une juridiction supérieure pour contrôler le bien-fondé du jugement.

Il faut en fait renverser la situation pour avoir, dès la première instance, une justice totalement explorée, bien rendue, et ne procéder ensuite que par contrôle de ce qui y a été fait. Pour renforcer cette justice de première instance, il faut donc disposer de magistrats de meilleure qualité et de plus grande expérience au premier niveau de la justice.

M. le Président - Il est actuellement beaucoup question des juges de proximité, qui ne seraient pas des magistrats, mais, au contraire, des gens d'expérience issus de la société civile. Tout en distinguant bien entendu le contentieux civil du contentieux pénal, il s'agirait en fait de juges de paix. Quelle est votre réflexion à ce sujet ?

M. Guy Canivet - Ma position est un peu nuancée.

En effet, les juges de paix ont connu un certain succès à l'époque où les autorités morales existaient. Un notable était alors recruté pour rendre la justice. C'était d'ailleurs un dérivé de la justice seigneuriale : quand une autorité disait le droit et donnait sa solution, chacun la croyait. La justice est tout de même devenue un peu technique. Les citoyens ne sont plus sensibles à l'autorité morale de quelqu'un ; de toute manière, cela n'existe plus.

En définitive, l'autorité d'un système de justice repose sur les garanties processuelles. Autrement dit, le procès doit respecter un certain rite : il faut faire valoir des arguments, en débattre de manière contradictoire jusqu'à leur épuisement, puis une personne doit prendre une décision qui prenne en compte tous ces éléments.

Par conséquent, autant il faut des gens d'expérience, autant il faut également des gens bien formés aux techniques juridictionnelles. En effet, la juridiction est une technique : c'est un métier qui ne s'invente pas et il ne suffit pas de former pendant trois mois des personnes recrutées dans la société civile. En revanche, ces mêmes personnes peuvent être très utiles dans le cadre des fonctions pré-juridictionnelles ou pré-contentieuses, lorsqu'il s'agit de faire rendre par quelqu'un une décision qui ait à l'égard des personnes auxquelles elle s'adresse une autorité de conviction.

Ainsi, pour un litige de consommation, le justiciable comparaît devant un individu, ou une commission composée de consommateurs ou de commerçants, qui va lui proposer une solution. Si le justiciable est convaincu, il exécute la décision, ce qui arrive dans au moins 80 % des cas. S'il ne l'est pas, il saisit alors la juridiction traditionnelle avec tous les risques que cela comporte, notamment en termes de coûts. C'est une justice très bon marché au départ, de bon sens, et qui n'engage pas de crédits de la justice dans son fonctionnement juridictionnel. Il s'agit donc de faire rendre une décision pré-contentieuse qui, dans beaucoup de cas, satisfera le justiciable et dont l'exécution mettra fin au litige.

Cela fonctionne en matière d'assurance : les compagnies d'assurance ont recruté des médiateurs pour les petits litiges d'assurance. Ces médiateurs ne remplissent pas d'ailleurs des fonction de médiation : ils présentent en fait au parquet la solution qu'ils croient pouvoir apporter au litige. Si elle satisfait les parties, le litige est réglé ; sinon, la justice traditionnelle est saisie.

C'est donc davantage vers ces mécanismes qu'il faut s'orienter. Cela dégage d'ailleurs le juge de toute référence à un quelconque raisonnement juridique. La solution qu'il propose n'est valable que si elle est très proche finalement de ce que les justiciables attendent d'une décision de justice.

M. Christian Cointat, rapporteur - C'est évidemment le coeur du problème de la justice de proximité. Il s'agit effectivement de permettre à un « super-conciliateur », une personne ayant à la fois les connaissances juridiques et l'autorité morale, d'être véritablement l'arbitre qui recherche un accord entre les parties. Si cela fonctionne, il faut alors entériner l'accord et lui donner force exécutoire. Dans le cas contraire, un procès-verbal signifiant l'échec de la procédure est nécessaire.

M. Guy Canivet - J'irai même plus loin : un accord entre les parties n'est pas nécessaire ; si la décision de ce juge ne les satisfait pas, elles peuvent saisir la justice traditionnelle.

M. le Rapporteur - C'est un point très important. Ces juges qualifiés, expérimentés, qui seraient un peu des juges de proximité, des juges d'instance nouvelle formule, seraient donc ceux qui animeraient et superviseraient ce dispositif ?

M. Guy Canivet - Absolument. Ils constitueraient en quelque sorte un recours subsidiaire et seraient saisis lorsque la décision du conciliateur -ou du juge de base, si vous préférez ce terme- ne serait pas exécutée ou ne satisferait pas les parties.

M. le Rapporteur - Par ailleurs, beaucoup de magistrats s'accordent pour affirmer que le juge doit recentrer ses activités sur sa mission juridictionnelle. Cela signifie évidemment qu'il doit abandonner un certain nombre de tâches qui l'encombrent. Mais il est très étonnant de constater que, dans les faits, ces mêmes magistrats ne veulent rien abandonner du tout, notamment en matière de gestion administrative.

En revanche, s'agissant de gestion budgétaire, ils acceptent fort bien que le préfet soit l'ordonnateur, ce qui me semble quand même pour le moins curieux sur le plan de l'indépendance de la justice. Pour autant, ils rejettent l'idée d'un corps de fonctionnaires, d'administrateurs ; ils craignent que la Chancellerie ne « mette la main » dans leurs affaires. En réalité, ils ne veulent pas trop déléguer les pouvoirs aux greffiers en matière de gestion parce que, soi-disant, ceux qui contrôlent la gestion du personnel et les moyens administratifs et techniques ont le véritable pouvoir.

Quel est votre sentiment à ce sujet ?

M. Guy Canivet - Votre observation est tout à fait juste. Je partage l'idée qu'il faut recentrer le juge sur ses activités juridictionnelles et créer un véritable corps d'administrateurs de justice. Ma conviction, récente, en cette matière, est très forte parce qu'elle est le fruit de l'expérience. Il est vrai pourtant que tout n'est pas simple à régler.

Donner des pouvoirs de gestion aux greffiers ne me paraît pas une bonne solution. En effet, sans aller jusqu'à parler d'opposition, il y a de la méfiance dans les relations de pouvoir entre les juges et les greffiers. Les juges craignent que les greffiers prennent trop d'importance dans les juridictions et qu'eux soient privés non pas des pouvoirs de gestion mais des pouvoirs d'administration. Néanmoins, autant il appartient notamment au juge d'affecter les magistrats dans les chambres, d'administrer la juridiction en réglant les flux de contentieux, autant il ne devrait pas lui appartenir -et c'est même un peu contre nature- de faire de la gestion budgétaire.

Il faut donc dégager un corps d'administrateurs des juridictions indépendant des greffes et des magistrats. Ses membres devraient avoir la culture et la déontologie des gestionnaires des juridictions d'Amérique du Nord, qui, eux, sont des magistrats, ou des administrateurs des juridictions supranationales, c'est-à-dire savoir gérer une juridiction, mais sur les instructions et sous les ordres d'un magistrat.

M. le Président - Après tout, monsieur le Premier président, c'est le cas du secrétaire général dans une commune : il gère et il exécute, mais sous l'autorité des élus.

M. Guy Canivet - Il faut tout de même reconnaître qu'il existe une grande ambiguïté.

Quand je vais discuter du budget de la Cour de cassation avec le ministre de la justice et que certains contentieux en cours l'intéressent très fortement, il y a bien une question d'indépendance qui se pose. Le ministre de la justice a un intérêt dans des affaires de la Cour de cassation, et moi, Premier président de cette Cour, j'ai intérêt à ce que le ministre satisfasse mes demandes budgétaires.

De plus, comme je le disais tout à l'heure, je suis le responsable des marchés publics passés par la Cour de cassation. S'il arrivait qu'un jour un de mes collaborateurs commette une irrégularité flagrante en matière de marchés publics, je me retrouverais devant le tribunal correctionnel de Paris : cela créerait une crise institutionnelle. C'est un vrai problème.

Par ailleurs, si le ministre de la justice, comme c'est déjà arrivé, veut faire pression sur un magistrat qui ne lui convient pas, il lui suffit de « tarir » les moyens de gestion de sa juridiction. Ainsi, si le ministre de la justice n'avait plus confiance en moi, il pourrait couper tous les crédits de gestion de la Cour de cassation et je me retrouverais dans une position très inconfortable. Cela n'est pas un cas d'école, je l'ai vu pratiquer au moins deux fois.

M. le Rapporteur - En ce qui concerne la justice de proximité et la sécurité, comment jugez-vous le fonctionnement de la carte judiciaire ?

M. Guy Canivet - La réforme de la carte judiciaire est une nécessité, mais il faut éviter de raisonner uniquement en termes de juridiction. Il faut réfléchir à la carte judiciaire d'une manière rationnelle, en étudiant toutes les possibilités En ce qui concerne la justice de proximité, il existe en effet des moyens de décliner une présence de la justice et une centralisation des moyens dans les ressorts. Il est ainsi possible de délocaliser des greffes et des points d'accès à la justice.

Pour réaliser un maillage de la justice dans l'ensemble des juridictions, il faut se refonder sur les tribunaux d'instance qui représentent en effet de forts ancrages, des points avancés de la justice, dans les circonscriptions. Le mécanisme qui consistait à rapatrier dans les tribunaux de grande instance, au niveau départemental, ces juridictions d'instance doit donc être arrêté. Il faut permettre la tenue d'audiences foraines, installer des greffes délocalisés, établir des points d'accès au droit, développer les maisons de justice et du droit mais tout cela dans un ensemble rationnel. Or, par exemple, je ne suis pas sûr que le développement des maisons de justice et du droit ait toujours correspondu à un développement rationnel de la présence judiciaire dans les ressorts.

Il est donc nécessaire de mener une politique globale d'utilisation de tous les moyens de présence de la justice dans les ressorts, sans pour autant aller trop loin en termes de centralisation des moyens. Les juges d'instance doivent rester dans les tribunaux d'instance si on veut développer une justice de proximité.

M. le Président - A condition que les tribunaux d'instance aient une activité suffisante, sinon il faut trouver d'autres solutions.

M. Guy Canivet - Absolument. Il y a peut-être une redistribution à réaliser dans certaines juridictions.

M. le Rapporteur - Êtes-vous favorables à la fusion du tribunal de grande instance et du tribunal d'instance dans un tribunal de première instance ?

M. Guy Canivet - Je suis davantage favorable au maintien des tribunaux d'instance. Si l'on veut faire du juge d'instance l'animateur d'une équipe, il doit vraiment avoir une présence locale et être l'image de la justice dans le ressort. Comment pourrait-il occuper le terrain, connaître les gens et assurer ce rôle de représentation, s'il doit se déplacer une fois par semaine au tribunal d'instance pour y tenir des audiences ? Si l'on veut vraiment qu'il recrute des conciliateurs, des médiateurs, qu'il anime des équipes, il faut qu'il travaille sur place.

M. le Rapporteur - Estimez-vous, à la lumière de l'expérience, que la loi renforçant la protection de la présomption d'innocence et les droits des victimes aboutit maintenant à un équilibre satisfaisant entre le juge des libertés et de la détention, le juge d'instruction et le parquet ?

M. Guy Canivet - A mon avis, cette loi n'est qu'une étape.

Il faudra en effet aller plus loin dans une réorientation de la justice pénale, entre un parquet qui poursuit et qui administre la preuve des infractions et un juge qui juge. Il faudra faire évoluer le juge d'instruction pour qu'il devienne, comme dans tous les grands systèmes judiciaires, celui qui décide de la mise en examen, c'est-à-dire de la formalisation d'une accusation, qui s'assure de la régularité de l'enquête et qui, par la suite, renvoie le justiciable devant la juridiction de jugement.

Si le juge d'instruction doit être maintenu, il faudra alors le dégager de tout pouvoir d'investigation directe, d'administration de la preuve directe. Cela ne répond plus à la conception actuelle du juge en termes de neutralité.

M. le Rapporteur - Le pouvoir d'investigation doit-il alors être transféré au parquet ?

M. Guy Canivet - Si l'on veut professionnaliser le parquet et le renvoyer à ses responsabilités, il faut lui donner clairement la charge de la preuve, sous le contrôle d'un juge pour tout ce qui relève de l'intrusion dans les grandes libertés.

Il n'y aura alors aucun danger à redonner au juge d'instruction la responsabilité de la détention puisqu'il sera neutre du point de vue de l'administration de la preuve.

M. le Président - Monsieur le Premier président, je vous remercie.

Audition de M. Jean-François BURGELIN,
procureur général près la Cour de cassation

(18 juin 2002)

Présidence de M. Jean-Jacques Hyest, président

M. Jean-Jacques Hyest, président - Monsieur le procureur général, nous sommes heureux de vous accueillir dans le cadre de cette mission d'information de la commission des Lois sur l'évolution des métiers de la justice.

Nous nous intéressons à la situation des magistrats, à la spécialisation des juridictions. Actuellement un débat important se fait jour : faut-il impliquer les juges dans la société civile, les consulter sur les politiques publiques ? Dans l'affirmative, à quel niveau ? Il s'agit ensuite de leurs collaborateurs, notamment les greffiers qui s'interrogent sur leur positionnement dans les juridictions. Il s'agit d'ailleurs également du problème plus général de l'administration de la justice.

Il y a donc toute une série de questions qui méritent que nous recueillions le sentiment des plus hautes instances judiciaires. Nous vous sommes donc reconnaissants d'être venu ce matin. Je vous propose de commencer par une présentation du parquet général près la Cour de cassation. Puis nous vous interrogerons pour connaître votre sentiment sur d'autres sujets, même si vous avez déjà eu l'occasion de le faire connaître.

Vous avez la parole, Monsieur le procureur général.

M. Jean-François Burgelin - Le parquet général près la Cour de cassation est composé d'un procureur général, assisté de trois magistrats qui assurent son secrétariat général, d'un premier avocat général et de vingt-deux avocats généraux.

C'est donc une petite entité qui peut bénéficier, en outre, du concours de deux avocats généraux en service extraordinaire. Ces personnes, qui ne sont pas des magistrats, sont affectées pour cinq ans dans le corps judiciaire, à la Cour de cassation plus particulièrement, soit comme conseillers, soit comme avocats généraux. Actuellement, le parquet général dispose de deux postes d'avocats généraux en service extraordinaire. Un seul est pourvu par un professeur de droit ; je souhaite que l'autre le soit rapidement : il y a d'ailleurs des candidats, précisément parmi les enseignants en droit.

Le secrétariat du parquet général est dirigé par un greffier en chef et compte deux autres greffiers en chef, vingt fonctionnaires ainsi que deux vacataires. Par ailleurs, trois assistants de justice sont mis à sa disposition. Des agents de justice sont également affectés à la Cour de cassation et rendent des services communs au siège et au parquet.

Les relations entre les magistrats du parquet général et les avocats au Conseil d'Etat et à la Cour de cassation ont toujours été bonnes. En effet, il rentrait dans la mission spécifique des avocats généraux d'être un peu l'interface, le go-between entre le siège d'une part et les avocats d'autre part. C'est aux avocats généraux que les avocats à la Cour de cassation pouvaient ainsi facilement s'adresser pour avoir leur sentiment sur le devenir de telle ou telle affaire, pour leur demander leur avis sur l'opportunité de plaider telle affaire, de renvoyer telle autre pour approfondissement. Bref, c'était une mission d'interface qui était toute naturelle pour des avocats généraux, mais qui ne pouvait pas être remplie par des magistrats du siège, tenus à une réserve, à une distance à laquelle ne sont pas liés les avocats généraux.

La situation de crise actuelle au parquet général est née de l'interprétation qui a été donnée par le premier président et les présidents de chambre de la Cour de cassation d'un arrêt de la Cour européenne des droits de l'homme -l'arrêt Reinhardt et Slimane Kaïd de 1998- condamnant la France pour des dispositions violation de la convention de la convention sur le procès équitable. C'est ainsi qu'a été unilatéralement remise en cause la pratique, bicentenaire, selon laquelle, compte tenu de la disparité, en terme d'effectifs, entre les magistrats du parquet général et ceux du siège -on dénombre en effet un magistrat général pour six magistrats du siège- et de l'obligation légale faite aux avocats généraux de conclure dans toutes les affaires, ceux-ci prenaient leurs conclusions après avoir reçu communication du rapport, de la note et du projet d'arrêt élaborés par le conseiller-rapporteur.

Du fait des décisions qui ont été unilatéralement prises par le siège de la Cour, les avocats généraux qui ne bénéficient plus de la possibilité de conclure dans toutes les affaires, compte tenu de leur faible nombre. Sous couvert de respecter la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales, les avocats généraux sont donc mis dans l'impossibilité de respecter la loi. Cette Convention est en train, petit à petit, de « mordre » sur la loi nationale par juge interposé : celui-ci peut désormais, d'un trait de plume, écarter la loi nationale au profit de cette norme supérieure.

L'affaiblissement du parquet général a également été favorisé par le ministère de la justice, lequel, depuis plusieurs années et surtout très récemment, a accru de façon très importante le nombre de postes budgétaires au siège, sans aucune création corrélative de postes au parquet général. J'ai fait le calcul : trente-deux postes de magistrat du siège à la Cour de cassation ont été créés depuis huit ans, mais aucun au parquet général

Dans ces conditions, on ne peut pas éviter de se demander si ce ne sont pas les conclusions prises ces dernières années par les membres du parquet général et non suivies, dans bien des cas, par le siège de la Cour, qui ont porté certains esprits à souhaiter la disparition pure et simple du parquet.

Cette situation a évidemment détérioré l'atmosphère entre le siège et le parquet général de notre Cour liée à un cloisonnement entre chacune des fonctions, et cela à l'encontre de l'intérêt du justiciable et d'une bonne administration de la justice.

Les conseillers ne communiquent plus avec les avocats généraux, et les avocats aux conseils ne retrouvent plus, bien sûr, avec ceux qui étaient autrefois leurs interlocuteurs naturels, l'intérêt d'un dialogue devenu sans contenu faute d'informations suffisantes. Se pose désormais avec acuité le grave problème de l'adaptation à leurs nouvelles fonctions des magistrats nommés au parquet général de la Cour de Cassation, dès lors qu'ils sont isolés et coupés des réflexions du siège. Comment vont-ils être formés ? J'avoue être dans l'incapacité de vous le dire.

S'agissant des relations entre les magistrats et les auxiliaires de justice, l'application, ou plutôt l'interprétation, de la Convention par la Cour de Strasbourg a eu pour conséquence la fermeture et non l'ouverture. Seul le retour aux pratiques antérieures ou encore la communication du rapport, de la note et du projet d'arrêt à toutes les parties, y compris aux avocats aux conseils, permettrait de renouer le dialogue. D'ailleurs, si l'on suit avec attention les arrêts de la Cour de Strasbourg, on voit que celle-ci pousse non pas à la fermeture mais à l'ouverture. Cela suppose des réformes de procédure ou de statut. M. Badinter a bien voulu essayer de comprendre le problème du siège. Il a élaboré un certain nombre de propositions qui ont été communiquées au ministère de la justice. Je souhaite qu'elles aboutissent à des textes de nature tant législative, s'agissant de la procédure pénale, que réglementaire en ce qui concerne la procédure civile. J'ai notamment appelé de mes voeux l'instauration de la représentation obligatoire des parties par des avocats aux conseils, maintes fois demandée par les chefs de la Cour de cassation, mais sans succès.

L'accroissement des effectifs du parquet général serait également à même de permettre à celui-ci de mieux remplir sa tâche. Il est en tout cas urgent de combler le retard pris. La création de magistrats du premier grade au parquet général, à l'instar des conseillers référendaires, pourrait être une solution.

S'agissant des personnels du greffe, le parquet général, bien que bénéficiant d'un secrétariat autonome, ne peut gérer ses effectifs comme il l'entend, dans la mesure où son autonomie n'est qu'interne ; des affectations sont décidées par le greffier en chef de la Cour, lequel dépend du premier président. Il conviendrait qu'une autonomie totale soit décidée.

D'une manière générale, les fonctionnaires de justice, dont le rôle est fondamental dans la juridiction, sont insuffisamment rémunérés. Au surplus, la promotion au choix des fonctionnaires de qualité est beaucoup trop restreinte par rapport à la voie du concours. La mise en place d'une indemnité supplémentaire dite « de rendement » serait de nature à accroître l'efficacité de ces personnels.

La création de postes d'assistant de justice est une excellente chose. Les avocats généraux sont très satisfaits du concours qu'ils peuvent leur apporter ; en effet sont recrutés dans ces fonctions des étudiants en droit de haut niveau. Leur nombre et leur rémunération restent cependant insuffisants. Il serait ainsi possible de décharger les magistrats de tâches de recherche et de les aider dans la préparation de dossiers simples. Un assistant de justice pour un avocat général serait la bonne proportion.

Pour tenter de mieux faire comprendre au Gouvernement et aux instances européennes l'intérêt de l'intervention du parquet général, il m'est apparu souhaitable de tenter d'obtenir, à l'instar du parquet général de la Cour des comptes, que soit délivrée par un organisme agréé une certification « qualité » de mon parquet général. La réussite de cette démarche permettrait de conforter le rôle du parquet général dans l'exercice d'une bonne justice.

L'exposé que je viens de vous faire n'est pas nouveau. J'ai tenu ce même discours publiquement à plusieurs reprises, notamment à l'occasion de la rentrée de la Cour de cassation le 11 janvier dernier, en présence du président de la République et de Madame la garde des Sceaux en fonctions à l'époque. Il traduit l'inquiétude relative au devenir de l'institution dont j'ai actuellement la responsabilité.

M. le Président - Monsieur le procureur général, nous sommes très attentifs à la situation du parquet général. Celui de la Cour de cassation n'est pas ordinaire ; il n'a pas du tout le même rôle qu'un parquet général près une cour d'appel. Il n'a pas d'action publique. Certes, son rôle est indispensable, mais il convient de revoir son organisation. La solution consiste peut-être à fournir tout à toutes les parties, ce que vous liez à la représentation obligatoire.

M. Jean-François Burgelin - Absolument.

M. le Président - D'ailleurs, l'absence d'obligation de représentation est une difficulté pour la Cour de cassation, que ce soit à la chambre sociale ou criminelle. Ce problème devrait être résolu par le biais de l'aide juridictionnelle. Les questions d'organisation et d'efficacité préoccupent notre mission d'information.

Monsieur le procureur général, vous avez évoqué la dépendance en ce qui concerne l'affectation des fonctionnaires. Il s'agit d'une spécificité car, notamment dans les cours d'appel, le premier président et le procureur général sont cogestionnaires.

M. Jean-François Burgelin. - Lors des décennies antérieures, dans le cursus des magistrats responsables de la Cour de cassation, les premiers présidents étaient traditionnellement recrutés parmi les procureurs généraux. Tel fut le cas de nombre de mes prédécesseurs. Quittant leurs fonctions de procureur général pour devenir premier président, ceux-ci avaient tendance à « emporter » avec eux les responsabilités qui leur étaient propres. C'est ainsi que le centre de documentation de la Cour de cassation, qui ressortissait à l'autorité du procureur général, dépend maintenant de la première présidence. Il en est de même du budget de la Cour de cassation. Ainsi, historiquement s'explique un affaiblissement de l'autorité administrative du procureur général au profit de la première présidence. La dyarchie est déséquilibrée au sein de la Cour de cassation. Il est évident que le processus actuel va dans le même sens et s'inscrit dans la ligne directrice tendant à la disparition d'un parquet général au profit de la seule autorité du siège.

L'Europe favorise cela. Seules quelques cours suprêmes influencées par les codes napoléoniens connaissent l'existence du parquet général. Les pays soumis à la common law ignorent totalement l'existence de cette dyarchie au sein de leur cour suprême. Par ailleurs, lorsque l'on parle de procureur général devant un magistrat issu des anciens pays situées au-delà du rideau de fer surgissent immédiatement l'oeil de Moscou et la voix du parti. On ne peut pas comprendre la jurisprudence de la Cour de Strasbourg si l'on ne sait pas qu'en son sein les juges provenant des pays susmentionnés occupent une place prépondérante.

Parallèlement, tous ces pays ne comprennent absolument pas notre système issu des réformes napoléoniennes. On peut leur expliquer ce que l'on veut à propos de l'indépendance de l'avocat général, du fait qu'il est non pas le représentant du Gouvernement mais l'avocat de la loi, il n'en reste pas moins que les expressions  « avocat général », « procureur général », « parquet » ont une connotation défavorable dans une grande partie des pays membres du Conseil de l'Europe.

M. Christian Cointat, rapporteur - Bien que la Cour de justice des communautés européennes ait un modèle analogue puisqu'elle compte des avocats généraux.

M. Jean-François Burgelin - Ce sont des avocats généraux sui generis qui sont affectés auprès de la Cour de Luxembourg sans pour autant qu'il y ait un parquet général. Quant à la Cour de Strasbourg, il n'y a pas de parquet du tout.

En raison d'un ensemble de facteurs tant historiques qu'européens, on ne peut pas ne pas s'interroger sur le devenir du parquet général près la Cour de cassation qui ressortit à une tradition spécifiquement française napoléonienne. Est-il destiné à survivre ou à disparaître ? Telle est la question existentielle que j'ai très clairement exposée au ministre chargé de la justice lorsqu'il a bien voulu me recevoir. Je lui ai expliqué qu'il revenait à l'Etat de déterminer s'il entend que le parquet général subsiste avec toutes ses prérogatives, sa tradition, son indépendance. Si tel est le cas, il faut lui donner les moyens de remplir sa fonction. Or, à l'heure actuelle, je ne suis pas dans une telle situation.

C'est à l'Etat de se prononcer et je souhaite qu'une réponse soit apportée rapidement car je ne peux pas vous cacher la difficulté à laquelle je dois faire face afin de maintenir un moral serein au sein de mon parquet général.

M. le Président - Monsieur le procureur général, vous avez évoqué l'intérêt porté aux assistants de justice. Trois d'entre eux, me semble-t-il, sont mis à votre disposition.

M. Jean-François Burgelin - Oui, il s'agit de trois doctorants d'extrême qualité, destinés, à l'évidence, à passer le concours de la magistrature. Leur aide est très précieuse aux avocats généraux. Mais leur faible nombre limite l'intérêt de la mesure. Si cette initiative pouvait être pérennisée et généralisée et si ces étudiants pouvaient bénéficier notamment d'un statut budgétaire un peu plus convenable, cette disposition me semblerait très heureuse.

M. le Président - Cependant, vous n'envisagez pas la création d'un corps d'assistants de justice ?

M. Jean-François Burgelin - C'est une très vieille idée, calquée sur les assistants qui sont affectés auprès des hauts magistrats des pays germaniques, notamment, comme auprès des juges de la Cour de Luxembourg et des avocats généraux. Chacun d'entre eux dispose du concours de trois ou quatre référendaires, qui sont des magistrats ou des fonctionnaires de très haut niveau. Leur travail permet aux juges ou aux avocats généraux de rendre des conclusions de très grande qualité.

En France, cette expérience avait été tentée à la Cour de cassation voilà une quarantaine d'années avec l'instauration des conseillers référendaires. Mais en raison de l'évolution de la situation et du nombre important de dossiers, assez rapidement, les référendaires sont devenus de fait des conseillers à part entière. D'ailleurs, maintenant les conseillers référendaires revendiquent l'obtention d'un statut analogue à celui des autres conseillers. La mesure a donc été dévoyée.

Quoi qu'il en soit, je dois reconnaître que ces conseillers sont remarquables. Ils sont très bien choisis et ils constituent le fer de lance de la Cour de cassation.

Cependant, dès que l'on met en place des corps constitués de personnels qui ne sont pas tout à fait des magistrats sans être cependant des greffiers, j'ai constaté qu'apparaît souvent un sentiment de malaise. Ces personnes se considèrent comme des intermédiaires alors qu'elles ne rêvent que de devenir magistrat. Pour moi, instaurer un tel corps revient à créer un corps de frustrés.

M. le Président - Un certain nombre de ces jeunes « assistants de justice » se destinent donc à une carrière de magistrat. Sans doute se disent-ils parfois que leur expérience n'est pas valorisée.

M. Jean-François Burgelin - Je ne suis pas tout à fait de cet avis. J'estime que pour ceux qui se destinent à la magistrature, fréquenter le monde judiciaire, être auprès des magistrats, connaître le déroulement d'un jugement, assister à un réquisitoire, savoir de quoi est constitué un dossier représente une aide précieuse. En effet, par hypothèse, les candidats au concours de l'Ecole nationale de la magistrature ne connaissent pas le monde judiciaire ; ils n'ont jamais vu de juge. Lors de l'oral, ils comparaissent devant un aréopage composé majoritairement de magistrats. Ils ne connaissent ni leur façon de penser, ni leur psychologie. De ce fait, ils se trouvent en état d'infériorité par rapport à ceux qui savent comment raisonne un juge, quel est son mode d'approche des dossiers. C'est une aide psychologique considérable pour un candidat à la magistrature que d'avoir connaissance de ce monde judiciaire spécial. A cet égard, lors des épreuves du concours, notamment lors de l'oral, les assistants de justice bénéficient de meilleures conditions que ceux qui n'ont que des connaissances livresques, académiques de ce monde.

M. le Rapporteur - Que devrait-on faire pour ceux qui ne remplissent plus les conditions requises pour passer le concours, notamment en raison de la limite d'âge ? Ils se sentent un peu frustrés d'avoir pu acquérir des connaissances extrêmement intéressantes et d'avoir pu apporter quelque chose au magistrat qu'ils assistaient sans pouvoir en tirer un avantage pour une carrière collective.

M. Jean-François Burgelin - Quand on a créé le Centre d'études judiciaires, qui est devenu l'Ecole nationale de la magistrature, on a pensé que l'ensemble des magistrats devait être recruté par l'intermédiaire de cette école et qu'il était souhaitable qu'à l'instar de l'Ecole nationale de l'administration, ils soient jeunes. De ce fait, une limite d'âge a été fixée à vingt-sept ans ; elle est toujours en vigueur actuellement. Depuis plus de quarante ans, les multiples réformes ont conduit à la création des deuxième et troisième concours, des concours supplémentaires. Les recrutements latéraux divers pour accéder aux fonctions de magistrat du premier ou du deuxième grande se sont développés. Les sources de recrutement sont totalement éclatées et seuls les grands spécialistes arrivent à s'y retrouver.

Pour ma part, j'estime que cette multiplicité de conditions est néfaste à la clarté. Je considère également qu'il serait tout à fait souhaitable de faire disparaître la limite d'âge précitée et de reconnaître tout simplement que quiconque d'âge raisonnable et ayant les diplômes voulus peut présenter le concours de la magistrature. D'ailleurs, les mères de famille de trois enfants peuvent déjà, quel que soit leur âge, accéder à ce concours.

M. le Président - En général, dans le corps de la fonction publique, l'âge limite est fixée à quarante ans afin de permettre aux fonctionnaires de pouvoir effectuer une carrière d'une durée minimale dans ladite fonction.

M. Jean-François Burgelin - Entre vingt-sept ans, âge limite pour le concours et trente-cinq ans, âge minimal requis pour postuler aux concours exceptionnels, nombre de jeunes gens, qui peuvent être d'excellente qualité, se trouvent dans un « no man's land » totalement injustifiable.

M. le Rapporteur - Monsieur le procureur général, vous avez évoqué la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme qui commence à avoir une influence non négligeable et dont les décisions s'imposent à l'ensemble des Etats membres du Conseil de l'Europe. Relevons également la jurisprudence de la Cour de justice des communautés européennes et du tribunal de première instance. Comment envisagez-vous l'évolution de la jurisprudence française afin qu'elle puisse s'adapter à celle de la Cour de Luxembourg qui n'est pas conforme à nos traditions latines ?

M. Jean-François Burgelin - Il s'agit de la question la plus difficile et la plus importante que devra résoudre la justice française.

En ce qui concerne la Cour de justice des communautés européennes, ses décisions s'intègrent harmonieusement dans le corpus juris français.

En revanche, tel n'est pas le cas de l'interprétation de la Convention européenne des droits de l'homme retenue par la Cour de Strasbourg.

Je vous rappelle que la Cour de Luxembourg est composée exclusivement de juges originaires de l'Union européenne ou de pays ayant des cultures analogues alors que la Cour de Strasbourg est constituée par quarante-trois juges, chacun d'entre eux représentant l'un des quarante-trois pays membres du Conseil de l'Europe. Sur le plan culturel, cette dernière juridiction est totalement éclatée.

La Convention européenne des droits de l'homme a été signée en 1950, au lendemain de la guerre. L'objectif des auteurs de ce texte était de ne plus jamais connaître les conséquences du nazisme et du communisme qui se sont fait jour au cours des années trente, quarante.

Dans un premier temps, la France n'a pas ratifié cette convention si bien que la Cour de Strasbourg a fonctionné sans elle pendant des années. Puis la ratification française a eu lieu en 1974, le recours individuel ayant été introduit en 1981.

Au cours des années quatre-vingt-dix, la jurisprudence de la Cour de Strasbourg aidant, les avocats se sont rendu compte qu'ils disposaient d'un moyen extraordinaire pour faire sauter toute une série de verrous de nature procédurale ou touchant au fond du droit, propres à notre législation. Ainsi, ladite Cour s'est prononcée successivement sur la procédure par défaut, la contumace, le statut des enfants naturels en matière de succession, par exemple ; elle a considéré que toute une série de dispositions législatives françaises n'était pas conforme à la Convention européenne. Les juges français se sont aperçu qu'ils détenaient un levier de pouvoir extraordinaire car du fait tant de l'interprétation par la Cour de Strasbourg des dispositions législatives françaises que de l'application directe de la Convention que doivent faire les magistrats en vertu de l'article 55 de la Constitution, ils peuvent en quelque sorte s'ériger en législateur : ils peuvent maintenant écarter des dispositions nationales au profit de concepts européens.

Pour répondre à votre question, je dirai que c'est à l'Etat français que revient la mission de conserver au pouvoir législatif toute sa signification. Si l'on ne veut pas que l'autorité judiciaire s'érige en pouvoir législatif, il faut que l'Etat prenne en compte l'existence de cette jurisprudence strasbourgeoise et qu'il fasse le « balayage » complet de l'ensemble de notre législation de telle manière qu'elle ne soit pas en contradiction avec la convention telle que l'interprète la Cour de Strasbourg. C'est une oeuvre considérable, je ne vous le cache pas. Mais si l'Etat ne fait pas ce travail, il laissera au juge la possibilité de s'ériger en législateur.

M. le Président - Tout à fait !

M. Jean-François Burgelin - Or c'est une perversion de nos institutions que de donner au juge un tel pouvoir. Je voudrais vous faire part de mes préoccupations en tant qu'avocat de la loi. Quand je prends la parole devant les juges, je me demande très souvent -peut-être ne le devrais-je pas ?- de quelle loi dois-je être l'avocat ? Est-ce le texte tel que l'a voté le Parlement et qui figure dans le code de procédure pénale ou s'agit-il des grands principes qu'a dégagés la Cour de Strasbourg et qui sont souvent contraires aux dispositions nationales ?  Mon obligation statutaire, légale, fondamentale d'avocat de la loi est en train de se dissoudre sous mes yeux parce que je ne sais plus quelle est la loi dont je dois être l'avocat.

Telle est ma difficulté existentielle, celle que ressentent également les avocats généraux à la Cour de cassation. Ils sont de loyaux serviteurs de la loi mais, de plus en plus souvent, ils ne savent plus de quelle loi ils doivent être les serviteurs.

M. le Rapporteur - Ma dernière question concerne la justice de proximité. Puisque vous êtes au sommet de la pyramide, vous la voyez d'en haut même si vous en êtes un peu éloigné. Comment la concevez-vous ? Que pensez-vous des efforts accomplis et de l'évolution en faveur d'une plus grande justice de proximité ? Pouvez-vous nous exposer rapidement votre vision -vous qui appréhendez ces problèmes avec sérénité- du rôle du parquet dans la politique de la ville et de la justice de proximité, laquelle pourrait être exercée par un juge de paix ?

M. Jean-François Burgelin - Ma sérénité est totale compte tenu de mon âge et de l'expérience que j'ai pu acquérir. J'ai commencé ma carrière sous le général de Gaulle, je vais la terminer sous Jacques Chirac en ayant connu tous les régimes intermédiaires.

S'agissant du parquet, j'ai une idée qui n'est partagée que par une minorité. Compte tenu des événements de la dernière décennie, il ne me paraît pas possible qu'un membre du Gouvernement soit le chef du parquet. Il est nécessaire que soit créé -à l'instar d'autres pays européens- un responsable national de l'action publique qui ne serait pas un membre du Gouvernement. Ce responsable pourrait être un procureur général de l'Etat. Il serait non pas une autorité gouvernementale mais une autorité étatique.

En ce qui concerne l'action de la justice de proximité, tous les efforts qui ont été faits ces dernières années vont dans la bonne direction. Il reste néanmoins à faire un effort supplémentaire qui me paraît absolument nécessaire, même s'il peut sembler réactionnaire. Il s'agit de rétablir ce que l'on appelait autrefois « les juges de paix ». Il est indispensable que la justice de proximité -qui est absolument nécessaire- soit rendue non par des jeunes gens sortant de l'Ecole nationale de la magistrature, mais par des gens d'expérience qui ne seraient pas intégrés dans la magistrature et qui ne souffriraient pas de frustration dans la mesure où ils n'auraient pas de carrière à faire. Ce corps pourrait être recruté chez les personnes de cinquante, soixante ans qui sont disponibles aujourd'hui, pour un grand nombre d'entre elles, du fait de la crise de l'emploi en France.

Il y a là une mine extraordinaire de personnes qui seraient prêtes à assumer des missions de justice de proximité. Il faut simplement le vouloir et imposer au corps judiciaire -qui sera peut-être réticent- la création de ce corps d'hommes et de femmes d'expérience, qui accepteraient de consacrer les dernières années de leur activité professionnelle à exercer cette justice de proximité au sein d'une maison de justice, éventuellement au palais de justice ou dans des locaux judiciaires libres. Cela n'exclurait d'ailleurs pas l'existence des juges d'instance.

M. le Président - Ni un contrôle !

M. Jean-François Burgelin - Les juges d'instance devraient subsister, ne serait-ce que pour contrôler, sur le plan juridique, les décisions que prendraient ces juges de paix. Ces derniers constituent, à mon sens, la cheville ouvrière de ce que doit être la justice de proximité de demain.

M. le Président. Monsieur le procureur général, nous vous remercions de vos propos.

Audition de Me Armand ROTH, vice-président,
et de Me Catherine VARVENNE-LITAIZE,
secrétaire du Bureau chargée de la formation,
du Conseil supérieur du notariat

(18 juin 2002)

Présidence de M. Jean-Jacques Hyest, président

M. Jean-Jacques Hyest, président - Nous accueillons à présent Maître Armand Roth, vice-président et Maître Catherine Varvenne-Litaize, membre du bureau du Conseil supérieur du notariat.

La commission des lois du Sénat a décidé de créer une mission d'information sur l'évolution des métiers de la justice. Bien entendu, cette mission concerne tous les métiers de la justice.

Aussi avons-nous souhaité entendre les notaires pour connaître leur sentiment sur l'évolution de leur profession et, d'une manière générale, sur les relations qu'ils entretiennent avec leurs interlocuteurs habituels - je pense par exemple aux magistrats du siège qui sont en relation avec les notaires pour un certain nombre de décisions relevant du droit de la famille et des successions. Il convient de se référer à la loi de 1990 portant réforme de certaines professions judiciaires et juridiques qui touche, même si c'est de façon marginale, la profession de notaire. Il convient également d'évoquer les interprofessions. J'aimerais connaître votre sentiment sur ces différents points.

En outre, je m'intéresse à la question des notaires salariés, ayant été l'auteur d'un amendement en cette matière. Combien sont-ils aujourd'hui ? Le système fonctionne-t-il correctement ?

Lors de nos déplacement en province, nous avons rencontré les présidents des chambres de notaires de Bordeaux et de Dijon. Il nous paraissait important de rencontrer sur place les auxiliaires de justice et de voir comment ils vivaient l'évolution de la justice et de leur profession.

Vous avez la parole, maître Roth.

Me Armand Roth - Monsieur le président, permettez-moi tout d'abord de remercier la mission d'information sur les métiers de la justice de nous inviter à cette audition. On pourrait tout d'abord penser que les notaires ne sont pas directement concernés par les métiers de la justice mais vous venez de démontrer le contraire. Je souhaite apporter quelques précisions complémentaires. Je vous présente donc Mme Catherine Varvenne-Litaize, qui est notaire à Gérardmer qui est secrétaire du bureau du Conseil supérieur du notariat. Elle est chargée, entre autres, de la formation continue et initiale des notaires et des collaborateurs de notaires.

Notre profession consacre 21 millions d'euros par an -tous enseignements confondus - à la formation des notaires et de leurs collaborateurs, ce qui est un chiffre assez considérable. Par ailleurs, nous nous préoccupons d'une éventuelle réforme des grades et titres universitaires, qui va probablement nous conduire à modifier nos propres règles.

Nous sommes, nous notaires, très attachés à la distinction entre ce que l'on appelle communément « le juridique » et le « judiciaire ». Si les auxiliaires de justice trouvent toute leur place dans le monde de la justice, il convient de maintenir à côté d'eux un monde du juridique. Les notaires reçoivent 15 millions de clients et établissent chaque année 4, 5 millions de contrats. Ces contrats ne sont pas contestés, ou très faiblement, c'est-à-dire de l'ordre de 1 pour 10.000, ce qui est insignifiant.

Cette organisation juridique nous semble bonne et mérite d'être maintenue. Je le dis d'autant plus volontiers que nos amis avocats - nous avons en effet de très bonnes relations avec les avocats, notamment avec le bâtonnier de Paris - expriment quelquefois le voeu que soit créée en France une profession juridique unique semblable à celle que l'on trouve aux Etats-Unis - les lawyers - ou en Grande-Bretagne - les solicitors . Nous n'y sommes évidemment pas favorables. Nous considérons au contraire que cette distinction du juridique et du judiciaire mérite d'être maintenue. Elle permet d'éviter un grand nombre de conflits.

J'en viens à la question de l' « interprofessionnalité ».

Une réforme vient d'être votée à la suite d'un amendement de M. Marini sur la loi MURCEF. Ont été créées les sociétés de participation financière, ou holdings. Nous souhaitons beaucoup que ces sociétés de participation financière soient réservées aux différentes professions, c'est-à-dire qu'elles ne soient pas l'occasion d'une interprofessionnalité. Il nous semble utile d'organiser les professions en recourant à ces sociétés qui chapeautent les autres sociétés. Mais en tout cas, en ce qui concerne le notariat, il ne nous paraît pas opportun de mélanger à cette occasion toutes les professions. C'est un problème d'éthique, de déontologie et surtout d'indépendance. Les notaires sont des officiers publics. Il n'est pas naturel que le capital de leur société soit détenu par d'autres professions, au demeurant parfaitement honorables, comme les huissiers, les avocats ou d'autres encore Nous souhaitons donc que le décret d'application réserve les sociétés de participation financière aux professionnels qui exercent dans les sociétés d'exercice.

Nous sommes très satisfaits - c'est la deuxième réponse à la question que vous me posiez - de l'instauration du notaire salarié. Il a été intelligent d'inclure dans le notariat un homme qui a les mêmes diplômes, qui est un notaire de plein exercice, qui détient le sceau de l'Etat mais qui n'a pas les moyens ou la volonté d'investir des fonds suffisamment importants dans le capital d'une société civile ou dans un office de notaire. Par ce biais, nous avons permis l'accès à la profession d'un bon nombre de personnes qu'un investissement lourd pouvait rebuter.

M. le Président - Combien y a-t-il de notaires salariés ?

Me Catherine Varvenne-Litaize - Il y en a 188.

Me Armand Roth - Sur 8.000 notaires, ce n'est pas énorme. Mais ce mouvement prend de l'ampleur. C'est souvent le moyen d'accéder à la profession. J'ai moi-même engagé un notaire salarié parce qu'il n'avait pas la possibilité d'être notaire associé. Grâce à ce biais, il va pouvoir le devenir. Mais il est déjà très satisfait car il exerce la profession dans sa plénitude. Simplement, il n'est pas dans le capital, n'est pas titulaire d'un office, et n'a pas de ce fait la responsabilité d'un chef d'entreprise.

Quant aux relations que nous entretenons avec le monde judiciaire, pardonnez-moi de « mettre les pieds dans le plat ».

M. Christian Cointat, rapporteur - C'est ce qui nous intéresse tout particulièrement ! (Sourires.)

M. le Président - On est là pour ça !

Me Armand Roth - J'ai l'impression que nos concitoyens ont à l'égard de la justice un sentiment d'inquiétude, voire de suspicion pour deux raisons : sa lenteur et son caractère aléatoire.

La lenteur de la justice est habituelle, et même historique. En revanche, nous sommes davantage choqués par son caractère aléatoire. Lorsque nous apprenons - comme c'est le cas dans certaines cours - que les délibérés sont rendus un an et demi après, c'est une forme de déni de justice. Nos clients ont le sentiment de prendre un risque - même lorsqu'ils sont sûrs de leurs droits - en s'adressant à la justice.

Vous me direz que ce n'est pas à moi, notaire, de juger la justice. Vous aurez sûrement raison. Pourtant, le nombre de jugements qui sont infirmés par les cours et le nombre d'arrêts qui sont cassés par la Cour de cassation pourrait démontrer que l'aléa est une réalité. C'est peut-être la raison pour laquelle nos clients tentent le plus souvent possible d'éviter le recours à la justice, ce qui est une bonne chose. C'est peut-être là que nous pourrions jouer un rôle dans la prévention des conflits, sans pour autant empiéter dans le domaine des autres professionnels de la justice. Si on nous le demande, nous sommes disposés à apporter notre aide. Pour nous, l'essentiel est de conserver cette distinction du « juridique » et du «judiciaire ».

M. le Président - La parole est à maître Catherine Varvenne-Litaize.

Me Catherine Varvenne-Litaize - Monsieur le président, si vous le permettez, je vais essayer de vous éclairer sur la place particulière des notaires dans les métiers juridiques. Comme le président Roth vient de vous le dire, le notaire est l'homme du contrat. J'ajouterai :

1/. qu'il est aussi l'homme du conseil.

Par ce travail de conseil - qui est notre mission première - nous jouons un rôle absolument primordial en matière de prévention des conflits. Chaque fois que nous arrivons à mettre d'accord les parties - nous le faisons souvent préventivement - cela évite d'engorger les tribunaux. Les clients qui viennent dans nos études en ressortent en paix. Lorsqu'une affaire ne peut pas être conciliée et que le client part au tribunal, nous le ressentons comme un échec.

2/. notre deuxième rôle est le règlement amiable des conflits. C'est l'activité traditionnelle du notaire. Il peut ainsi arriver à mettre d'accord les héritiers dans une succession ou à régler des divorces par consentement mutuel. On peut dire que, si cette forme de divorce a pris un tel essor, c'est souvent grâce au notaire, qui a permis de trouver un accord sur la liquidation de la communauté.

Nous réfléchissons actuellement à la « médiation familiale », qui constitue un développement de ce que nous avons toujours fait. A plusieurs reprises, nous avons été en relation avec Mme Monique Sassier. Nous organisons même des sessions de formation en matière de médiation familiale qui sont déjà mises sur pied au sein du notariat. Cependant, je tiens à préciser qu'il faut être prudent. Par exemple, nous ne sommes pas favorables à la primauté de l'accord des parties sur la loi ou le jugement. Nous ne souhaitons pas que la médiation familiale devienne une « sous-justice » en marge de la règle de droit. Une telle médiation conduirait à la raison du plus fort ou à la raison du moins pressé. Nous pratiquons la médiation, mais nous le ferons toujours dans le respect de la règle de droit. Nous nous formons à la médiation dans ses aspects psychologiques, ce qui nous aide à mieux exercer notre rôle. Mais, je le répète, nous ne voulons pas que la médiation remplace la règle de droit.

3/. Notre troisième rôle est celui d'auxiliaire de justice. Lorsque, par exemple, nous sommes commis par le tribunal pour procéder à une liquidation, nous agissons non plus comme conciliateur mais comme mandataire du tribunal Nous assurons ce rôle le mieux possible, et une formation importante est dispensée à cet égard.

Pour que notre rôle de prévention des conflits soit meilleur, il est important que nous participions à l'accès au droit, c'est-à-dire à l'information des clients sur leurs droits, etc. Les notaires sont largement représentés dans les commissions départementales d'accès au droit. Il nous est d'ailleurs facile de mobiliser nos troupes. En effet, comme toute profession bien structurée, il suffit d'inciter quelques notaires à y aller pour que tout le monde se mobilise.

Nous sommes attentifs à réaliser une information collective très importante des clients. Nous l'avons fait, par exemple, à propos de la loi du 3 décembre 2001 réformant les droits du conjoint survivant. Par notre réseau de délégués à la communication qui couvre le territoire, nous allons organiser des réunions d'information au niveau de l'arrondissement. Cette mission d'information est pour nous primordiale.

M. le Président - Votre revue Conseil par des notaires, qui est diffusée dans les mairies a un succès considérable. L'exemplaire sur les droits du conjoint survivant, par exemple, est tout à fait remarquable.

Pour les notaires et leurs collaborateurs, la formation continue est une exigence. Les notaires ne peuvent pas se permettre d'à-peu-près quand il faut appliquer une loi. En matière de conseil, les erreurs ne sont pas tolérées.

Je m'interroge sur les activités non juridictionnelles des magistrats. Un certains nombres de ces actes ne pourraient-ils pas être transférés aux notaires, qui sont des officiers publics, sous le contrôle du parquet ? Lorsque le juge n'intervient que formellement, par exemple pour apposer une signature, on pourrait envisager de confier un tel acte à des officiers ministériels.

Me Armand Roth - On en a quelques exemples. C'est ce que l'on appelle la « déjudiciarisation ». L'homologation du contrat de mariage en est un exemple flagrant. Elle pouvait se comprendre à une époque où on voulait conserver l'immutabilité des conventions matrimoniales. Aujourd'hui, le système est incohérent. Deux jeunes gens de 25 ans peuvent signer le contrat de leur choix, en dépit des recommandations du notaire. En revanche, deux personnes de 50 ans qui veulent changer de régime matrimonial doivent obtenir l'accord du juge. Il faudrait remédier à ces situations.

Un problème bien connu des avocats est celui de la saisie immobilière. En Alsace-Lorraine, les saisies se font devant notaire. C'est extrêmement rare, voire inexistant dans le reste de la France. Or nous constatons que les saisies immobilières pratiquées au tribunal aboutissent à une adjudication à la moitié de la valeur. Une réforme de ce système serait salutaire du point de vue de la moralité du marché.

D'autres contrats mériteraient d'être authentifiés en raison de leur importance, c'est le cas par exemple de l'acte de caution et de l'acte de contrat de construction de maison individuelle, qui suscitent de nombreux conflits car ce ne sont pas des actes notariés. Dans la grande majorité des cas en effet, c'est l'acte du promoteur qui est pris en compte.

Et puis, nous avons été vexés de constater que le PACS avait été affecté aux greffiers. Le PACS, vous le savez, est établi directement entre les personnes concernées et souvent de façon assez sommaire. C'est un bout de papier qui est déposé au greffe comme le prévoit la loi.

Sans doute pour cette raison, les notaires se sont désintéressés du PACS. Et je constate que bon nombre de pacsés ne retrouvent plus le papier - puisque personne ne l'a conservé -papier de surcroît le plus souvent mal rédigé, ce qui est encore un facteur de troubles, voire, demain d'actions en justice et, donc, une nouvelle source d'encombrement.

Vous connaissez aussi notre vieille querelle sur les cessions de parts de sociétés immobilières ou de sociétés à prépondérance immobilière pour lesquelles il n'y a pas d'acte authentique, ce qui est une occasion de blanchiment de l'argent. Nous considérons que la France devrait appliquer la précaution qui existe dans l'ensemble de l'Europe.

Nous sommes donc prêts à contribuer à la déjudiciarisation et même à jouer un rôle plus important dans d'autres domaines pour éviter des conflits qui viendraient encombrer les tribunaux. Mais quand nous disons cela, nous sommes immédiatement soupçonnés de pratiquer un corporatisme un peu sommaire. Très franchement, ce n'est pas avec les actes que je viens d'énumérer que les notaires veulent gagner leur vie. Le PACS, ce n'est pas une source de revenus. Simplement, nous sommes en mesure à un moment précis de donner un conseil, probablement pour rien d'ailleurs, en tout cas pour pas grand-chose.

Me Catherine Varvenne-Litaize - Je veux seulement citer un autre exemple dans cette procédure de déjudiciarisation. Lorsque nous procédons à des partages successoraux dans lesquels des mineurs sont intéressés, nous avons bien sûr l'autorisation du juge des tutelles. Notre acte de partage doit être homologué par le tribunal. Cela prend généralement plus d'un an et ce, pour rien au fond puisque ces actes sont toujours homologués sans le moindre problème. Et pendant cette année, tous les gens qui ont fait le partage voient leurs biens gelés. Cela donne à nos clients une image déplorable de la justice. Nous-mêmes, nous n'arrivons pas à donner une explication. C'est un petit détail certes, mais en y remédiant, on pourrait améliorer l'image de la justice.

M. le Président - Chère madame, ce problème sera réglé avec la proposition de loi que je viens de déposer sur la réforme du droit des successions. L'homologation est en effet une survivance du passé. Elle n'a aucun intérêt puisque personne ne vérifie rien après le notaire qui s'est assuré que les choses ont été faites dans les règles.

M. le Rapporteur - Pourriez-vous nous préciser à l'occasion de quels contentieux le juge sollicite le plus souvent votre intervention ?

Me Catherine Varvenne-Litaize - Nous sommes sollicités en droit de la famille. Le notaire est commis par le tribunal en cas de litige sur une succession ou sur un divorce pour établir un état liquidatif soit de succession, soit de communauté. A cette occasion, le notaire change de rôle puisqu'il est le mandataire du tribunal et qu'il cesse d'être le conseil de l'une ou l'autre des parties. Il est indépendant. Il est chargé de recueillir de part et d'autre les renseignements au vu desquels il établit un état liquidatif qui sera soumis à l'homologation du tribunal. Cela, c'est un rôle traditionnel qui nous est dévolu depuis longtemps.

Notre mission d'auxiliaire de justice se développe actuellement de façon quelquefois indirecte. C'est ainsi que le nouveau code de procédure civile prévoit que, pour fixer une prestation compensatoire, le juge peut demander à tout expert - généralement à un notaire - d'établir le patrimoine des parties. Nous sortons là de notre mission traditionnelle pour nous rapprocher des experts judiciaires.

Si nous sommes bien entendu prêts à assumer cette fonction, encore faut-il préciser que le texte pose une incertitude en ce sens que nous ne savons pas comment nous faire rémunérer : est-ce au juge de fixer préalablement notre rémunération ? Ou bien nous faut-il la demander aux parties ? Cela paraît un peu bizarre puisque c'est le juge qui nous a désigné.

Nous sommes prêts à assumer toutes ces tâches d'auxiliaire de justice mais nous souhaitons qu'elles soient véritablement encadrées.

M. le Rapporteur - J'ai une autre question qui concerne votre rôle pour éviter les conflits grâce au développement du recours aux clauses compromissoires dans les contrats passés entre professionnels. Que pensez-vous de cette procédure d'arbitrage ?

Me Armand Roth - Cette procédure, vous le savez, était impossible en matière civile. La règle vient d'être assouplie. Nous y sommes d'autant plus favorables que c'était une revendication assez ancienne des notaires qui souhaitaient l'extension de la clause compromissoire aux contrats civils, alors qu'elle n'était admise que dans les contrats commerciaux. Cela paraît un bon moyen pour se prémunir contre des conflits ultérieurs.

Je tiens simplement à préciser qu'il ne s'agit pas de créer une sous-justice, ce qui serait, à mon avis, périlleux. Je me souviens de l'observation d'un premier président de cour d'appel selon lequel ce mode alternatif de règlement des conflits n'est rien d'autre que le moyen de permettre au moins pressé et au plus fort de toujours l'emporter... comme le disait Mme Varvenne-Litaize !

Vous comprenez notre préoccupation. Nous sommes prêts à l'arbitrage mais qu'on ne nous demande pas de dépasser notre rôle, celui de la conciliation. Au-delà, nous ne voulons pas trancher. Nous ne voulons pas changer de métier.

M. le Rapporteur - On a évoqué les lois nouvelles et les difficultés qu'elles peuvent engendrer. Avez-vous rencontré des problèmes réels avec l'une ou l'autre d'entres elles ?

Me Armand Roth - Vous m'obligez à dire des choses impossibles ! Oui, très franchement !

Vous connaissez mieux que moi le nombre de lois votées. C'est le reflet de l'évolution de la société. On se souvient de ce que le doyen Carbonnier a appelé « la révolution tranquille des années soixante » au cours de laquelle tout le code civil a été modifié de manière paisible sans susciter la moindre contestation.

Nul n'a oublié la querelle qui a éclaté en France en 1972 au sujet de l'enfant adultérin. Aujourd'hui, cette notion a été supprimée sans soulever de protestation. Cela prouve bien que les moeurs évoluent et que la loi doit naturellement suivre les évolutions. Elle doit suivre, mais non précéder. Nous nous plaignons moins de la pléthore que des difficultés sérieuses que nous rencontrons dans l'application des lois. Ce fut notamment le cas avec la loi SRU qui ne réglait pas certaines questions.

Nous n'aimons pas non plus la loi qui revient trop souvent sur le bureau du Parlement. C'est ainsi que la réforme des régimes matrimoniaux de 1965 a été revue en 1985. Vingt ans, pour nous, c'est court : pendant ces vingt ans, la jurisprudence s'est formée et la loi a pris sa stabilité. Si au bout de ce laps de temps, sous prétexte que la jurisprudence a évolué, on remet la loi sur le tapis, on va créer de nouvelles sources de jurisprudence et encore encombrer la justice !

Je crois que la loi ancienne n'est pas une loi mauvaise. On se moque du code civil qui va bientôt avoir deux cents ans. Mais la loi qui a passé l'épreuve du temps est souvent la meilleure des lois, sauf, encore une fois, évolution de la société.

Je vous le confirme : les notaires se plaignent fréquemment de lois mal écrites et hâtivement votées qui nous imposent ensuite soit de les interpréter, soit d'attendre les jurisprudences. Je vous avoue pourtant que nous organisons tous les ans un congrès de notaires avec un thème autour duquel nous souhaitons des modifications législatives...

M. le Président - C'est vrai que tout ce qui concerne le droit de l'urbanisme vous touche au premier chef. Or, nous les élus, nous savons bien que la loi SRU est totalement inapplicable en raison de sa complexité et de ses incertitudes.

En revanche, pour les droits du conjoint survivant, nous étions curieusement très en retard. Cette réforme aurait dû intervenir en même temps que celle des régimes matrimoniaux. Il est bizarre d'avoir attendu aussi longtemps pour réactualiser un droit vieux de deux siècles.

Me Armand Roth - Notre congrès sur ce thème remonte à vingt ans. Personne n'était d'accord tant était vive la crainte de la fameuse veuve - la danseuse ! - tellement plus jeune que son conjoint ! Sans chercher à vous flatter - car je sais le rôle que vous avez joué dans l'élaboration de cette loi - le texte est bien écrit et ne nous cause pas de souci d'application.

Nous avons toutefois une inquiétude. Aux termes de la loi, le testament qui priverait le conjoint survivant de son logement doit nécessairement être un acte authentique. Nous sommes sensibles à la confiance que vous nous faites. Ce n'est pas avec cela - contrairement à ce qui a été dit à l'Assemblée nationale ! - que les notaires vont faire fortune. En revanche, nous sommes très troublés car nos coffres contiennent des milliers de testaments qui privent le conjoint du droit au logement. Et nous sommes en train de nous demander s'il ne va pas nous falloir les ressortir les uns après les autres pour demander au testataire s'il envisage de revenir sur sa décision.

M. le Président - Si nous avons prévu cette disposition, c'est pour imposer une réflexion aux gens. Nous souhaitons leur laisser la liberté de tester mais en leur donnant la possibilité de peser leur décision en allant chez le notaire.

Me Armand Roth - Ce que vous venez de dire reflète pour nous une réalité quotidienne. Voir le notaire, ce n'est pas simple. Cela suppose de prendre un rendez-vous, ce qui laisse quelques jours de réflexion. Après quoi, on a un entretien qui dure environ un heure.

De là notre réticence lorsque nous voyons apparaître dans la loi des droits de rétractation des actes authentiques. La loi SRU ouvre cette possibilité pour un acquéreur. C'est stupide ! L'information a été largement donnée. Avant d'arriver chez nous, il s'est passé une semaine. Celui qui souhaitait se rétracter a eu largement le temps de le faire. En réalité, c'est lui donner le moyen de ne pas respecter son engagement, ce qui n'est pas convenable.

M. le Président - Comparer un notaire à un vendeur de voiture, ce n'est pas très digne en effet !

Me Catherine Varvenne-Litaize - Je voulais ajouter un mot qui concerne tous les métiers de la justice. Nous consacrons un budget très important à notre formation professionnelle. Nous l'assurons et nous la finançons. La convention collective qui a été signée voilà un an prévoit que chaque année, nos collaborateurs doivent suivre au moins deux jours de formation. En quatre ans, tous les collaborateurs du notariat - quel que soit leur niveau - auront suivi cette formation. C'est dire l'importance que nous attachons à ce sujet.

Or, nous avons été très troublés par deux décrets qui sont sortis en avril. A la lecture de la loi sur la validation des acquis professionnels et de ses décrets d'application, il apparaît que tout diplôme de quelque nature qu'il soit peut être obtenu par deux voies : la voie traditionnelle ou la validation des acquis professionnels. Il suffit d'avoir une expérience professionnelle de trois ans et de se présenter devant un jury pour obtenir n'importe lequel diplôme.

Cela nous a immédiatement interpellés. Si cette disposition nous paraît tout à fait admissible pour nos collaborateurs, elle nous semble complètement aberrante pour le diplôme de notaire. Or, nous n'avons lu aucune restriction.

M. le Président - Je pense que tel n'est pas le sens du texte : il était dommage que dans un certain nombre de domaines professionnels, les acquis ne soient pas pris en compte. Mais il n'est pas question de devenir avocat, notaire ou médecin par cette voie.

Me Catherine Varvenne-Litaize - Malheureusement, le diplôme de notaire est un diplôme universitaire. Et tous les diplômes universitaires peuvent être acquis par la validation de l'expérience.

Nous sommes également très inquiets de la modifications des diplômes universitaires qui fait disparaître la maîtrise et ne prévoit plus que la licence et le mastère. Faut-il rappeler que la formation de tous les métiers du droit est fondée sur la maîtrise ? Pourquoi la faire disparaître du jour au lendemain sans la moindre concertation ?

M. le Président - Nous vous remercions d'avoir répondu à notre invitation.

Audition de Me Yves MARTIN,
vice-président de la Chambre nationale des huissiers de justice

(18 juin 2002)

Présidence de M. Jean-Jacques Hyest, président

M. Jean-Jacques Hyest, président - Monsieur le président, nous vous remercions d'être venu. Au cours de cette mission d'information sur l'évolution des métiers de la justice, nous entendons les représentants de tous les auxiliaires de justice.

Lors de nos déplacements en province, nous avons rencontré un certain nombre de vos confrères pour savoir comment évolue le métier et quelles sont vos difficultés. Nous avons appris que vos collaborateurs assurent les audiences.

Me Yves Martin - Notre profession a suivi une évolution importante. Heureusement, car nous partions de bien bas ! Dans les années soixante, il suffisait de savoir lire, écrire et d'être français pour être huissier de justice.

Maintenant, la maîtrise en droit, qui est obligatoire, ne suffit pas. Il faut suivre deux - bientôt trois - années de stage. Elles sont sanctionnées par un examen professionnel que nous avons le droit de passer quatre fois. Au bout de quatre échecs, ou bien nous restons employé principal, ou bien nous changeons de voie.

L'évolution est donc flagrante. En quelques années, nous avons la même formation que les notaires. Nous avons le même cursus que les avocats et les magistrats.

Un institut de formation qui nous appartient dispense des conférences dans toute la France. Nous souhaitons que cette formation devienne obligatoire. En effet, on s'aperçoit que si quelques uns et de nos confrères avaient une meilleure bibliothèque et avaient suivi une formation continue, notre caisse de responsabilité civile assumerait certainement moins de sinistres. Les appels à cotisation s'en trouveraient minorés.

Nous avons ensuite une école de formation des clercs. Ainsi, un clerc qui n'a pas son certificat d'études peut devenir huissier de justice en dix ans s'il est assidu et travailleur. Nous proposons également une formation par correspondance, avec des conférences dans les universités. Nous avons nos professeurs de droit. Ce sont des professeurs d'université qui sont également des confrères.

Cette formation est composée de trois cycles, à l'issue desquels un examen permet d'obtenir un certificat. Sa valeur ajoutée se traduit sur la grille des salaires. De plus, il permet, si l'on abandonne le métier d'huissier, d'accéder à n'importe quelle profession de droit, par exemple dans une banque ou dans un organisme de crédit.

La formation, celle des huissiers comme celle de leurs employés, est financée à 100 % par la profession. Nous ne percevons aucun financement extérieur.

L'exécution est attachée au titre d'huissier, même si cela nous vaut, non d'être rejetés mais d'être catalogués comme des spécialistes des constats d'adultères, des expulsions et des saisies immobilières. En fait, l'exécution et le métier d'huissier évoluent. Il n'y a en effet plus grand chose à saisir chez les gens ; même s'ils possèdent un patrimoine, ils le cachent par des biais au demeurant tout à fait légaux, par exemple des sociétés civiles immobilières. Dans certains cas, on sait pertinemment que les gens sont solvables mais l'on ne parvient pas à déterminer les biens qu'ils possèdent. Il faudrait faire quelque chose dans ce domaine.

Le constat d'adultère est un acte désuet, et c'est tant mieux. Je n'ai jamais aimé faire ce genre de choses, quels que soient les volumes d'anecdotes que l'on pourrait écrire sur le sujet !

Notre profession a su évoluer. Elle est informatisée à 100 %. A ma connaissance, il n'y a pas d'étude qui ne soit pas informatisée. La Chambre nationale des huissiers de justice a créé l'association Droit électronique et communication, l'ADEC. Celle-ci a récemment mis en fonction un centre serveur. Nous attendons pour l'instant que les donneurs d'ordre et nos confrères adhèrent à ce service. Ce centre est un tuyau de communication qui nous permet de dématérialiser l'envoi de dossiers et de correspondance. Même s'il ne supprimera pas totalement le papier, ce système permettra de gagner du temps et de réaliser des économies.

La profession d'huissier de justice est très ancienne. Du temps des Romains, on appelait les huissiers des officiales . Lors de la révolution de 1789, les professions réglementées ont été supprimées. La fonction d'huissier a été pérennisée. Il a été mis fin à la vénalité de leur charge tandis que les avoués, les avocats et les notaires ont été supprimés. Aujourd'hui, on essaie de donner une nouvelle image de l'huissier de justice, que l'on tente d'intégrer au monde de l'entreprise.

De nombreuses mesures conservatoires sont en effet à prendre dans l'entreprise. Nous organisons prochainement à l'Ena un colloque sur les marchés publics. Nous pensons que l'huissier de justice a sa place dans la procédure de passation des marchés publics. Certaines affaires assez scabreuses ont dernièrement fait la une de l'actualité. Pourquoi ne pas confier à l'huissier de justice l'anonymat, le port et la réception de plis ainsi que la prise en note de ce qui est ensuite dit et décidé, non pas pour surveiller les maires mais pour appuyer la commission de contrôle des marchés publics ? Je me demande s'il ne faudra pas un jour changer le nom de notre profession. Mais je m'exprime là à titre personnel. Pour les gens, l'huissier évoque les constats d'adultère et les expulsions.

M. le Président - Il n'est pas facile de trouver un terme simple correspondant exactement à votre profession. Le mot « notaire » ne veut rien dire pour les gens mais ils savent ce que c'est. Le notaire est le garant des contrats.

Me Yves Martin - Absolument. Le notaire exerce un métier conventionnel. Les deux parties se rendent chez le notaire d'un commun accord. Tandis que chez l'huissier, l'une des deux parties est toujours mécontente et n'aura jamais une bonne image de celui-ci. Or il faudra toujours quelqu'un pour exécuter les décisions de justice.

M. le Président - En fait, l'huissier de justice ne fait qu'exécuter les décisions de justice. C'est du jugement que les gens ne sont pas contents.

Me Yves Martin - Ils sont doublement mécontents. Ils le sont à la fois de la décision de justice et de l'huissier, qui est en première ligne. Les gens ne vont jamais voir le juge. Ils s'en prennent toujours à l'huissier. Toutefois, même si l'on a du mal à changer l'image des huissiers, on y arrive petit à petit. Il faudra toujours quelqu'un pour exécuter les décisions de justice, qui sont nombreuses. Les huissiers pourraient mieux les exécuter si on leur en donnait les moyens.

M. le Président - Pour un certain nombre de tâches, qui sont non juridictionnelles, telles les homologations, ne serait-il pas possible de se dispenser des procédures lourdes devant les juges ?

Me Yves Martin - C'est déjà le cas pour les chèques sans provision. L'huissier appose au bas du titre la formule exécutoire. On dénombre 3 600 huissiers en France. A ma connaissance, aucun confrère n'a jamais fait de faux ou n'a jamais abusé de ce pouvoir - donner la force exécutoire est un pouvoir - et aucun incident ne s'est produit.

Outre mes fonctions à la Chambre nationale des huissiers de justice, j'exerce toujours dans mon étude. Je suis effaré de voir que, pour recouvrer des créances de 500, 1.000 ou 1 500 francs - et alors qu'il n'y a aucune contestation -, un huissier est obligé de demander un titre au juge. Le juge lève les bras au ciel ! L'huissier, de par sa formation, est à même d'apprécier les pièces justificatives. C'est ensuite au débiteur, s'il n'est pas satisfait - nous sommes dans un Etat de droit - de dire qu'il n'est pas d'accord. L'huissier de justice peut faire beaucoup en matière d'inversion du contentieux.

Si vous voulez désengorger les tribunaux, il faut améliorer l'accès aux renseignements. Lorsque nous devons exécuter un jugement contre une personne, nous ignorons si celle-ci a un compte en banque, à quel endroit elle travaille et si elle possède des biens. Pour obtenir ces renseignements, nous sommes obligés, malgré notre qualité d'officier ministériel, de faire appel aux procureurs de la République. Or ils n'ont plus le temps d'enregistrer nos demandes !

M. le Président - Et on veut exécuter les décisions de justice !

Me Yves Martin - Nous avons ce pouvoir en matière de recouvrement de pensions alimentaires. Par exemple, si une créancière fait appel à moi pour recouvrer la pension alimentaire que son mari lui doit, j'ai qualité pour interroger tous les fichiers nécessaires. Depuis environ trente ans qu'existe cette procédure de recouvrement des pensions alimentaires, aucun confrère n'a été poursuivi pour avoir usé et abusé de ce droit « exorbitant ».

En revanche, si une créancière se présente avec un jugement exécutoire, si elle a obtenu un jugement au pénal et des dommages et intérêts parce que son mari ne lui verse pas de pension alimentaire, elle risque d'attendre six mois avant que je puisse exécuter le jugement parce que M. le procureur de la République - avec qui nous avons de bonnes relations - souhaite que nous ne lui demandions plus de renseignements ! Il ne peut nous répondre parce qu'il n'a pas de personnel. C'est discriminatoire. Je ne peux rien faire. De plus, je n'ai pas le droit de me servir de renseignements que je pourrais posséder dans un autre dossier. Un travail important est à faire pour libérer les magistrats et leur personnel de certaines charges afin de leur permettre d'accomplir d'autres tâches, plus nobles.

En résumé, on nous fait confiance dans certaines matières mais pas dans d'autres.

M. le Rapporteur - Vous devez obligatoirement assister à un certain nombre d'audiences au tribunal ou, à défaut, vous y faire représenter. Pouvez-vous nous dire dans quels cas et nous expliquer pourquoi cela se passe ainsi ? Pourquoi les huissiers devraient-ils rémunérer le personnel qui assiste à ces audiences alors même que la justice ne prévoit pas des fonds suffisants à cette fin ?

Me Yves Martin - Le service d'audience est imposé aux huissiers de justice. On ne le discute pas, cela date du temps de Napoléon. Ce service est prévu par notre statut et fait partie des contraintes de notre profession. On ne peut pas avoir que des privilèges ! Mais en fait, ce service est plus qu'une contrainte. Nous assistons aux audiences civiles et pénales.

Ce sont les délivrances d'acte pénal qui nous gênent, car nous ne percevons que 18 francs pour délivrer ces actes, et ce tarif n'a pas été augmenté depuis 1985. Le prix d'une lettre recommandée est deux fois supérieur à celui de notre acte alors que, pour le délivrer, il faut une voiture, une assurance, de l'essence, un clerc, du papier ainsi que le matériel informatique pour le saisir. Il faut ensuite porter cet acte chez son destinataire. Après la signification de l'acte, de multiples formalités sont à accomplir. Il faut rechercher la personne. Dans ce cas, on nous donne accès aux fichiers pour la trouver !

Les audiences pénales ne seraient pas une contrainte si elles étaient justement indemnisées. Or ces audiences commencent quelquefois le matin à huit heures, surtout en cour d'assises, et se terminent très souvent vers deux heures du matin, et ce pendant plusieurs semaines, en fonction de l'importance du procès. Dans ce cas, nous percevons 50 francs pour la journée. Comme nous avons autre chose de plus sérieux à faire dans notre étude, nous détachons un clerc, que nous mettons à la disposition, soit de la cour d'assises, soit du tribunal de grande instance, soit du tribunal d'instance, selon la matière, à condition que le président du tribunal, qu'il soit civil ou pénal, accepte cette formule. Ce clerc, comme il est normal, perçoit un salaire. Ses heures supplémentaires lui sont également rémunérées. Nous touchons 50 francs pour cela ! Nous ne demandons pas à faire fortune avec la matière pénale ; nous souhaitons simplement une juste rémunération mais celle-ci, jusqu'à présent, nous a été refusée.

Nous avons réussi, pour l'instant, à faire patienter la profession qui parlait de grève. Nous devrions obtenir satisfaction : le tarif de 18 francs devrait être augmenté de 60 %. Cette augmentation, si elle ne couvre pas nos frais, permettra de tempérer l'ardeur de la profession. Les audiences sont une servitude que nous acceptons mais on nous verse une aumône. Nous sommes présents à ces audiences quatorze ou quinze heures d'affilée pour 50 francs. Cela me paraît tellement vexant que je ne me fais même pas indemniser. L'aumône, très peu pour moi ! J'en fait une question de principe. Il en est de même pour mes confrères.

M. le Président - Une journée de clerc ne coûte-t-elle pas 600 ou 700 francs ?

Me Yves Martin - Exactement ! Il faut aussi prendre en compte le travail qui n'est pas fait pendant ce temps-là. Et puis les trente-cinq heures !

M. le Président - Les magistrats nous disent que la présence des huissiers ou de leurs clercs est très utile. Ne pourrait-on pas, toutefois, envisager de la supprimer, au moins dans certains cas ?

M. Yves Martin - Je suis personnellement contre cette suppression parce que le fait d'assister à une audience créé un lien entre le magistrat et l'huissier. Un magistrat peut ainsi confier des missions urgentes à un huissier : aller constater un problème rural, par exemple vérifier si un tracteur peut passer dans un chemin. Cela m'est arrivé. Une demi-heure après, le magistrat dispose des photos.

M. le Président - Les juges vous commettent-ils souvent pour des missions ?

Me Yves Martin - Pas assez à notre gré, et c'est dommage. Ils nomment très souvent pendant les audiences des experts, dont les tarifs sont pourtant dissuasifs... Or, les huissiers pourraient faire le même travail plus rapidement et pour beaucoup moins cher. En effet, nous remettons généralement notre travail au juge dans un délai de trois jours, sauf s'il nous faut convoquer des gens. Mais, même dans de tels cas, nous sommes très rapides.

M. le Rapporteur - Lorsque vous saisissez le juge de l'exécution, pensez-vous qu'il entre dans votre mission d'inciter votre client à faire preuve de souplesse, afin de parvenir à un accord et ainsi d'éviter un procès, plutôt que de se montrer rigide dans ses droits ?

Me Yves Martin - J'ai horreur de la guerre. Je préconise toujours la conciliation et la médiation. En tant qu'huissiers, nous sommes habiles à le faire. En cas de litige, l'huissier de justice est le premier sur le terrain, que ce soit en matière de mitoyenneté, de vue, de recueil des eaux ou de grève. Ainsi, dans une usine, lorsqu'un piquet de grève entrave la circulation des personnes et des véhicules, nous parvenons, non pas à mettre fin à la grève - encore que, si nous devions le faire, nous saurions comment procéder - mais à ouvrir des négociations, à réunir les grévistes dans une salle de réunion, avec le PDG ou le directeur des ressources humaines. Pendant ce temps-là, le travail se fait.

En matière de contrat, je pourrais vous citer mille exemples. Nous arrivons à résoudre les conflits, à instaurer un dialogue entre des gens qui ne se parlaient plus depuis trois ou quatre ans, à mettre en place une conciliation. Heureusement, sinon il faudrait embaucher des juges !

M. le Président - Certains de vos confrères ont évoqué leur inquiétude au sujet des réflexions que la Commission européenne conduit actuellement en vue d'harmoniser les voies d'exécution. Cette inquiétude vous paraît-elle fondée ? Pourquoi une telle harmonisation ne serait-elle pas une nouvelle chance pour votre profession ?

Me Yves Martin - Je suis ennuyé pour vous répondre parce que je ne comprends pas cette inquiétude. Je n'ai pas de dossier sur ce sujet au niveau national. Nous travaillons beaucoup au niveau international puisque, d'une part, nous représentons le droit français et que, d'autre part, nous essayons d'implanter notre profession dans des pays où il n'y avait pas d'huissiers, tels les pays de l'Est, par exemple. Notre cellule internationale fonctionne bien. La Lettonie et la Pologne ont ainsi adopté notre métier. Je ne vois pas de quoi mes confrères peuvent avoir peur. De l'arrivée des huissiers étrangers ?

M. le Rapporteur - Je n'ai pas de précisions. Ils sont inquiets pour l'avenir et l'existence même de leur profession dans le cadre de l'harmonisation des métiers de justice que la Commission européenne serait en train de préparer, au motif que cette fonction n'est pas du tout exercée dans l'Union européenne actuelle ; je ne parle pas des nouveaux Etats membres.

Me Yves Martin - La fonction n'est pas exercée partout de la même façon. L'Union internationale des huissiers de justice, qui est présidée par les huissiers français, compte actuellement cinquante-sept pays adhérents. Nous essayons d'harmoniser les voies d'exécution tout en permettant à chaque pays de conserver ses règles et ses habitudes.

Nous avons fondé l'Union internationale afin d'être le plus nombreux possible et nous y parvenons. Nous sommes 3 600 en France. En dehors de la France, du Benelux et des Pays-Bas, on compte peu d'huissiers de justice. Peut-être nous sommes-nous mal expliqué. Nous n'avons pas fait cela pour porter atteinte à notre profession. Nous ne sommes pas si bêtes ! Nous avons fait cela pour être plus nombreux et assurer la prééminence du droit français sur le droit anglo-saxon, étant entendu que les pays anglo-saxons font exactement la même chose de leur côté.

Pour l'instant, l'Union internationale compte cinquante-sept pays membres. Il vaut mieux être cinquante-sept que trois ou quatre. Peut-être n'avons-nous pas su nous expliquer. On ne pense pas toujours à informer et à communiquer. Je prends acte de ce que vous venez de me dire parce que cela m'inquiète. Nous faisons justement tout pour être plus nombreux et plus forts. Il semblerait que nos confrères aient compris l'inverse.

M. le Président - Nous vous remercions.

Audition de M. Jean-Bruno KERISEL,
premier vice-président de la Fédération nationale
des compagnies d'expert près les cours d'appel
et les tribunaux administratifs

(18 juin 2002)

Présidence de M. Christian Cointat, rapporteur

M. Christian Cointat, président - Nous accueillons maintenant M. Kerisel, premier vice-président de la Fédération nationale des compagnies d'experts près les cours d'appel et les tribunaux administratifs.

Au terme de cette mission parlementaire, dont l'objet est d'examiner l'évolution des métiers de la justice et qui nous a permis de faire le tour de toutes les professions, nous avons souhaité connaître le point de vue des experts.

Monsieur le Président, en tant que membre de cette profession, comment percevez-vous votre place dans cet édifice qu'est la justice ? Comment jouez-vous votre rôle ? Comment aimeriez-vous le voir évoluer ? Quels sont les éléments qui vous préoccupent, qui ne fonctionnent pas comme vous le souhaiteriez, et quelles solutions pourraient être apportées pour plus d'efficacité ?

Nous avons constaté que la justice était trop lourde, trop complexe, trop lente. Il faut donc lui donner les moyens d'être plus réactive, plus lisible, plus souple et plus simple dans son fonctionnement. En tant qu'expert vous avez évidemment un rôle à jouer dans cette évolution positive. Pouvez-vous nous donner votre vision des choses ?

M. Jean-Bruno Kerisel - Tout d'abord, je précise que l'expertise judiciaire n'est pas une profession, c'est une fonction. Nous représentons toute la gamme des professions puisqu'il y a des experts médecins, des experts en oeuvres d'art, en comptabilité, etc. Je suis moi-même expert en bâtiment. L'expert est un auxiliaire du juge, ce n'est pas un auxiliaire de justice comme l'avocat, qui exerce une profession vraiment judiciaire.

Les experts sont inscrits chaque année sur des listes dans les trente-cinq cours d'appel de France. Il existe une liste particulière, qui est la liste nationale des experts agréés par la Cour de cassation qui, elle, ne désigne pas d'expert. Cette liste a été créée pour permettre, dans des litiges complexes, la délocalisation d'experts, un expert de Paris pouvant ainsi être nommé dans une ville de province.

Les experts inscrits se regroupent en compagnies auprès des cours d'appel. Ainsi, on trouve dix-sept compagnies d'experts près la cour d'appel de Paris. En province, sauf à Aix-en-Provence, qui est la deuxième cour d'appel de France et où est regroupé un certain nombre de compagnies, il en existe une par cour d'appel.

Toutes ces compagnies fonctionnent en associations régies par la loi de 1901 et sont rassemblées au sein d'une fédération nationale dont je suis le premier vice-président, le président étant un lyonnais, qui n'a malheureusement pas pu répondre à votre convocation.

Les experts sont des auxiliaires du juge, ils vivent les difficultés de la justice. Quand j'ai été nommé expert en 1974, l'expertise était beaucoup plus facile qu'aujourd'hui. Il y avait moins de textes et l'on était beaucoup plus libre. Par ailleurs, les avocats sont très nombreux et très pugnaces. A la cour d'appel de Paris, ils sont 14.000. Il n'est pas rare que, dans une expertise « bâtiment » comme celle que je conduis en ce moment, il faille répondre à une quarantaine de dires. Le problème est que les gens ne viennent plus à l'expertise, qui est une mission d'instruction ordonnée par le juge. Ils ne se battent plus sur le fond, sur des problèmes techniques, mais se battent sur des problèmes de forme juridique.

Les experts judiciaires français sont environ 8.000 sur l'ensemble du territoire, départements d'outre-mer inclus. Leur statut est régi par une loi du 29 juin 1971 et un décret du 31 décembre 1974. Ces textes apparaissent aujourd'hui un peu vieillots car ils ne correspondent plus aux besoins. La Chancellerie nous a demandé, voilà trois ans, de réfléchir avec elle à une modification du décret de 1974, qui concerne toute la vie de l'expert, depuis son inscription jusqu'au moment où il sollicite l'honorariat.

Nous avons formulé plusieurs propositions que la Chancellerie a, pour l'essentiel, acceptées.

Premièrement, nous avons demandé que soit prévu, tous les cinq ans, un renouvellement des experts inscrits. En effet, il ne nous paraît pas normal qu'un expert soit désigné pour trente ans. Compte tenu de l'évolution des techniques médicales et d'ingénierie, un expert n'est pas nécessairement à la pointe de la connaissance pendant trente ans.

Deuxièmement, nous avons souhaité que les cours d'appel n'établissent plus une liste d'experts immédiatement inscrits mais qu'il puisse y avoir des experts stagiaires, comme il y a des avocats stagiaires, qui deviendraient experts à l'issue d'une ou de deux années probatoires.

Troisièmement, nous voulons également que soit créée une commission, pour chaque cour d'appel ainsi que pour la Cour de cassation, susceptible de filtrer les candidatures. Il faut savoir qu'à Paris, pour 1.000 candidatures présentées chaque année, 40 experts sont désignés. L'examen des dossiers mobilise un nombre considérable de magistrats et de fonctionnaires, notamment au tribunal de grande instance de Paris mais aussi dans les tribunaux périphériques de Créteil, de Bobigny et d'Evry. La commission dont nous proposons la création examinerait une première fois rapidement l'ensemble des dossiers, ce qui soulagerait les magistrats dans leur travail.

Quatrièmement, nous souhaitons que, dans ces commissions, pour chaque discipline, l'avis d'un expert soit sollicité. En effet, qui est le mieux à même de se prononcer sur la capacité de quelqu'un à devenir expert sinon une personne exerçant dans la même discipline ?

Cinquièmement, nous proposons que des formations soient organisées dans chaque cour d'appel. Bien souvent, on s'aperçoit que les rapports d'expertise judiciaire ne respectent pas certaines des règles qui figurent dans le nouveau code de procédure pénale ou dans le code pénal. Je pense, par exemple, à la règle du contradictoire. Certains médecins des hôpitaux chargés d'une mission d'expertise convoquent le malade, c'est-à-dire le demandeur, mais ne convoquent pas le défendeur. Le contradictoire n'étant pas respecté, le rapport va évidemment au panier. La Chancellerie considère tout à fait utile cette formation juridique des experts dans chaque cour d'appel.

Nous proposons d'autres modifications moins importantes du texte.

Une de ces modifications a trait à la discipline. Si les experts commettent une faute, ils peuvent être radiés. Nous souhaiterions que soit établie, comme pour les juges, une échelle de sanctions.

Un autre problème concerne les recours, qui sont assez mal faits, comme les juges le reconnaissent eux-mêmes.

S'agissant de l'honorariat, les experts souhaitent pouvoir cesser leurs fonctions à partir de 60 ans s'ils s'estiment incompétents, mais ils veulent bénéficier de l'honorariat, qui leur permet de rester en contact avec leurs confrères.

Le directeur de cabinet du nouveau ministre de la justice, qui nous a reçus la semaine dernière, nous a confirmé que la modification du décret sur les deux points qui nous paraissent les plus importants - renouvellement de l'inscription et formation des experts - nécessitait une révision de la loi de 1971.

Dans cette loi, qui est très courte puisqu'elle tient en une demi-page...

M. le Président - Une bonne loi ! (Sourires.)

M. Jean-Bruno Kerisel - il y a quatre ou cinq mots à modifier. Nous sollicitons donc l'appui des sénateurs afin que la loi puisse être rapidement révisée, le directeur de cabinet du ministre nous ayant assuré qu'il essaierait de faire passer cette modification dans ce qu'il a appelé un « véhicule de lois ». Cette modification nous paraît importante, car elle permettrait de rajeunir l'expertise française.

Il faut savoir que les Anglais n'ont pas du tout le même mode d'expertise que nous. Le juge anglais, qui est beaucoup moins inquisitorial que le juge français, fonde son intime conviction sur les éléments recueillis à l'audience, à partir des dires de chaque partie accompagnée de son expert. S'il devait y avoir, un jour, une unité des systèmes judiciaires en Europe, nous souhaiterions que le système de l'expert auxiliaire du juge se maintienne mais, pour cela, il faut que l'expert soit compétent et performant.

Il faut aussi que les juges puissent éliminer des listes - ce que la loi ne leur permet pas de faire actuellement - un certain nombre d'experts qui n'exercent pas la fonction mais utilisent le titre d' « expert près la cour d'appel » sur leur carte de visite.

Nous sommes vraiment à un moment charnière, et j'espère qu'avec l'aide du Sénat nous pourrons avancer.

M. le Président - Comment serait composée la commission chargée de filtrer les candidatures ?

M. Jean-Bruno Kerisel - Cette commission serait composée d'un magistrat du siège de la cour d'appel, qui en serait le président, d'un magistrat du parquet général de la cour d'appel, qui en serait le rapporteur, d'un magistrat du tribunal de grande instance du ressort, d'un magistrat du tribunal de commerce et d'experts proposés, pour leur désignation, au premier président.

Les magistrats veulent garder la maîtrise dans la désignation des experts. Les experts sont désignés au travers d'une assemblée générale de cour d'appel, qui est d'ailleurs assez opaque. Nous souhaiterions, là aussi, plus de transparence et que les personnes soient désignées en fonction de leurs capacités à répondre aux problèmes.

M. le Président - Nous avons eu parfois l'impression, lors d'auditions avec différents magistrats, que, dans certains cas, l'expert apparaissait comme la caution du juge. Lorsque celui-ci n'a pas trop envie d'approfondir le dossier, il s'en remet à l'expert, dont il lit le rapport en diagonale pour aller directement aux conclusions. Cela facilite certes le travail du juge, mais enchérit les coûts du procès et allonge les délais. Quel est votre point de vue sur cette question ?

M. Jean-Bruno Kerisel - C'est au juge de déterminer la mesure d'instruction qui lui convient. Le juge n'est pas un technicien. J'étais moi-même, ce matin, sollicité pour une expertise par la Ville de Paris, qui m'a demandé d'apprécier des problèmes de climatisation. Qui peut faire ce travail à part un expert ?

Il y a trois mesures d'instruction : la constatation, la consultation, l'expertise. La constatation consiste à se rendre sur place et à vérifier, par exemple, le degré de température. Cela tient en une page. La consultation est plus élaborée puisque l'expert répond à certaines questions posées par le juge. Enfin, l'expertise judiciaire peut durer très longtemps. On est là face à un problème touchant les justiciables : la lenteur du procès.

L'expertise à laquelle je faisais allusion voilà un instant dure depuis deux ans et demi. La Ville de Paris, à qui je demande des devis pour faire refaire des installations, me répond qu'il lui faut un délai d'un an pour réunir le Conseil de Paris et obtenir ces devis.

L'expert se heurte souvent à ce type de problème, qui rejaillit sur le délai de l'expertise et sur celui du procès. Certains experts, il est vrai, ont parallèlement une activité très lourde. Je pense aux médecins des hôpitaux, qui négligent parfois l'expertise judiciaire, ce qui est une grave erreur. Certains experts ne sont peut-être pas très intelligents mais l'on se heurte aussi à des problèmes de plus en plus difficiles à résoudre.

Chaque année, au seul tribunal de grande instance de Paris, 8.000 expertises judiciaires sont ordonnées. Monsieur Magendie, président de ce tribunal, a demandé aux juges de désigner moins d'experts et d'essayer de résoudre les problèmes eux-mêmes. Mais le juge n'a pas toujours la capacité de le faire et il est obligé de s'appuyer sur l'adjoint technique qu'est l'expert.

M. le Président - Le recours à l'expert en première instance peut se comprendre, mais n'est-il pas abusif en appel ?

M. Jean-Bruno Kerisel - Certaines affaires ne sont pas suffisamment claires en appel et peuvent nécessiter le recours à une nouvelle expertise. Par ailleurs, certaines affaires peuvent être examinées en appel sans avoir fait l'objet d'une expertise judiciaire. Des contestations émanant des parties et de leurs avocats peuvent alors justifier une expertise.

Lors du procès en appel, la mission d'expertise est beaucoup plus ciblée et donc plus intéressante. Le juge, qui a eu le temps de réfléchir, connaît précisément les points sur lesquels il souhaite faire porter la mission de l'expert. Le juge d'un tribunal de grande instance peut ordonner dans une matinée 50 expertises. La mission de l'expert est, là, plus classique.

M. le Président - Contrairement à ce qui se passe en Grande-Bretagne, où chaque partie a son propre expert, en France, le juge désigne un expert qui va être l'arbitre, non pas de droit, mais de fait. Dans le cadre de l'évolution européenne, pensez-vous que l'on va s'orienter de plus en plus vers un système contradictoire à l'anglo-saxonne ou, au contraire, que notre système pourra se maintenir et éventuellement faire tache d'huile ?

M. Jean-Bruno Kerisel - Un rapprochement est en train de s'opérer. Ainsi, en Grande-Bretagne, Lord Woolf, un magistrat de la chambre des Lords, a créé un début de corps d'experts judiciaires.

M. le Président - C'est intéressant !

M. Jean-Bruno Kerisel - De leur côté, les experts français se sont rapprochés des experts anglais et allemands pour créer une association appelée EuroExpert, qui a d'ailleurs récemment organisé un colloque à la Sorbonne, dirigé par le premier président de la Cour de cassation, Monsieur Canivet. A cette occasion, nous avons examiné les systèmes en vigueur, qui sont différents, mais qui ont tendance à se rapprocher.

En Allemagne, les experts sont désignés par les chambres de commerce. Il y a les experts d'assurance et les experts judiciaires et, dans ce vivier, les juges choisissent ceux dont ils ont besoin.

A mon sens, le système français est mieux à même de préserver la règle de l'impartialité, qui figure dans le droit européen, que le système anglais, qui conduit à un certain nombre d'erreurs. Il est très difficile pour un juge de déterminer précisément la réalité des faits, d'apprécier la vérité technique, quand il a simplement en face de lui les parties et qu'il n'a pas son propre expert.

Certains juges considèrent, à l'inverse, que les experts vont trop loin. Récemment, l'auteur d'un article paru dans la Gazette du Palais posait la question : « Qui juge ? L'expert ou le juge ? »

M. le Président - C'est précisément la question que je vous posais. Compte tenu du poids de l'expert, n'y a-t-il pas un risque de dérive de la justice ?

M. Jean-Bruno Kerisel - Il y a un risque très clair de dérive. Une enquête effectuée au tribunal de commerce de Paris, voilà deux ans, a montré que 90 % des décisions de justice, lorsqu'une expertise judiciaire avait été ordonnée, reprenait les conclusions du rapport de l'expert. Les juges font-ils suffisamment bien leur travail ? Ce n'est pas à moi de le dire. Nous pensons que le coeur du procès, c'est l'expertise. C'est là que les parties font valoir les éléments de preuve et, si le rapport est bien fait, la tâche du juge en est grandement facilitée.

M. le Président - Lorsqu'il y a, par exemple, malfaçon dans une construction, en principe, si les experts font bien leur travail, qu'ils soient experts d'une partie ou d'une autre, ils doivent normalement écrire la même chose. Ce n'est que dans l'interprétation annexe de ce que l'on a pu constater que l'on peut essayer de faire basculer les points de vue à l'avantage des uns ou des autres. Face aux différents points de vue, le juge doit finalement être en mesure de déterminer qui a tort ou raison. Lorsqu'il n'y a qu'un seul expert, le juge, qui n'a pas les éléments de connaissance suffisants pour apprécier la validité de l'expertise, se ralliera en définitive à la position adoptée par l'expert. N'y a-t-il pas là un danger ?

M. Jean-Bruno Kerisel - Il y a quand même une audience. L'expert est dessaisi de sa mission quand il a déposé son rapport, ce qui est d'ailleurs à mon avis critiquable puisqu'il ne sait pas du tout ce qu'il en advient ensuite. Les parties, qui ont eu connaissance du rapport d'expertise, viennent avec leurs propres arguments devant le juge. Si le rapport est bien fait, le juge tranchera en connaissance de cause. Il aura entendu les points de vue des parties, qui sont aidées par des experts d'assurance et demandent parfois le concours d'experts judiciaires. Dans ce cas, ces derniers sont simplement leurs conseils et ne sont pas auxiliaires du juge.

Cela crée d'ailleurs, pour les experts, un certain nombre de problèmes déontologiques. Peut-on être à la fois expert du juge et expert des parties, même si, évidemment, on ne l'est pas en même temps sur un seul litige ? Il est certain que, lorsque l'on soutient une partie, on est partial, sans que ce mot ait une connotation négative. Un expert d'assurance, selon la position dans laquelle il se trouve, peut écrire noir ou blanc.

L'impartialité et la compétence de l'expert sont deux éléments fondamentaux. Ces dernières années, on a beaucoup insisté sur le contradictoire, qui est un point que nous avons en commun avec les pays anglo-saxons. Normalement, à Paris, un expert doit communiquer son avis aux parties avant de déposer son rapport.

L'expert doit rédiger une note de synthèse, dans laquelle il donne son avis sur l'origine de la malfaçon. Les parties disposent d'un délai pour lui répondre. Le respect du débat contradictoire est donc extrêmement important. Il est lié, bien évidemment, à la formation des experts.

Ces derniers peuvent demander l'aide d'un sapiteur, qui possède des compétences dans une spécialité différente de la sienne. Pour respecter le principe de l'examen contradictoire, l'expert a l'obligation de faire connaître le rapport du sapiteur avant de déposer son propre rapport.

M. le Président - Certains experts ne deviennent-ils pas trop dépendants de la commande judiciaire ? L'expertise ne les éloigne-t-elle pas de leur profession d'origine ?

M. Jean-Bruno Kerisel - Certains experts n'ont plus les compétence requises. Celles-ci devraient donc être validées tous les cinq ans. La certification des professions n'est malheureusement pas aussi répandue en France qu'à l'étranger : en général, elle est donnée pour une période de trois ou cinq ans. Désormais, un médecin hospitalier expert doit renouveler sa certification professionnelle auprès de la cour d'appel tous les cinq ans. Il devrait en être de même pour les ingénieurs, les architectes, les comptables, etc.

Tous ces professionnels devraient également recevoir une certification d'aptitude juridique. Ils doivent en effet se tenir au courant de l'évolution non pas du droit - ils n'ont pas à dire le droit - mais de la procédure.

M. le Président - En cas de faute, l'expert est simplement radié. Quelles instances décident de la radiation ?

Par ailleurs, vous avez parlé tout à l'heure d'une échelle des peines. Pouvez-vous développer votre point de vue à ce sujet ?

M. Jean-Bruno Kerisel - C'est le juge qui décide de la radiation. Normalement, les experts sont réinscrits sur les listes tous les ans. Les juges ne se hasardent pas à ne pas réinscrire sans motif.

M. le Président - Sinon, c'est une sanction !

M. Jean-Bruno Kerisel - Certains experts méritent d'être radiés. La Fédération nationale des compagnies d'experts s'est donné des règles de déontologie, mais les juges n'ont pas participé à leur élaboration. Nous pensons que les experts devraient, en cas de faute, être sanctionnés plus ou moins lourdement, à l'instar des juges, dont l'échelle des peines comprend sept degrés. Bien que ce point ne constitue pas l'essentiel de la réforme, il est important.

M. le Président - Dans certaines juridictions, un juge est chargé du contrôle des experts. Seriez-vous favorable à une généralisation de ce dispositif ?

M. Jean-Bruno Kerisel - Oui, bien sûr ! Dans certaines juridictions, l'expert ne reçoit aucune aide, alors qu'à Paris ce contrôle existe depuis une vingtaine d'années. Lorsque l'une des parties ne veut pas fournir de document, l'expert se tourne vers le juge du contrôle, qui rend immédiatement une ordonnance d'injonction de fourniture de pièce ou d'astreinte.

Les textes prévoient la création d'un juge du contrôle, qui est notre interlocuteur privilégié. Malheureusement, peu de juridictions en bénéficient. Un juge peut se voir attribuer, outre ses missions habituelles, cette fonction de contrôle.

M. le Président - La constitution de dossiers techniques et complexes requiert une expertise sérieuse, qui permet de rendre la justice dans les meilleures conditions. Cette expertise prolonge cependant les délais ; il faut donc trouver un équilibre entre les délais nécessaires à une justice équitable et le renvoi perpétuel des décisions.

Avez-vous mis en place un système de régulation destiné à limiter les délais ? Vous avez en effet évoqué le cas de certains experts quelque peu négligents, qui ne prêtent pas toute l'attention requise aux délais et renchérissent ainsi les coûts de la justice. Que préconisez-vous pour que les délais soient clairement établis et respectés ?

M. Jean-Bruno Kerisel - Il faut améliorer la qualité du corps d'expertise. Nous ne pouvons rien faire nous-mêmes, nous dépendons totalement des juges. N'étant pas constitué en ordre, nous ne pouvons radier un expert.

Aujourd'hui, à Paris, on compte mille candidats pour quarante postes. Or les juges ne connaissent pas ces futurs experts. En tant que président de l'ensemble des compagnies parisiennes d'experts, j'ai assisté durant six ans aux prestations de serment des experts. En de telles occasions, on se pose des questions sur la qualité des personnes destinées à représenter le juge dans les réunions d'expertise ! Le juge devrait rencontrer les experts stagiaires afin de pouvoir, ensuite, constituer un corps d'expertise de qualité.

M. le Président - Peut-on envisager un système d'astreintes visant à limiter les retards des experts ?

M. Jean-Bruno Kerisel - Oui, bien sûr, on peut tout imaginer, dans la mesure, évidemment, où le retard est dû à l'expert !

A soixante-trois ans, au terme d'une vie professionnelle consacrée à l'expertise judiciaire, j'observe que l'allongement des délais est dû, très souvent, aux parties. Ainsi, les cabinets d'avocats ont tendance, dans le domaine de la construction par exemple, à « s'agripper » aux affaires. Pour certains, l'expertise est un fonds de commerce.

M. le Président - Vos relations avec les avocats sont-elles bonnes ?

M. Jean-Bruno Kerisel - Elles ne sont pas nécessairement bonnes, mais pas non plus nécessairement mauvaises, ce sont des gens que nous rencontrons sur le terrain.

M. le Président - Un avocat peut conseiller à son client de faire appel à un expert judiciaire hors du cadre judiciaire.

M. Jean-Bruno Kerisel - Je me suis astreint à ne pas réaliser d'expertise hors du cadre judiciaire, car je considère que ces deux types d'expertise ne sont pas conciliables. Détenant des responsabilités syndicales, je veux être « sans tâche ».

M. le Président - Nous avons parlé de la liste nationale des experts. Il semble que celle-ci s'élargisse progressivement.

M. Jean-Bruno Kerisel - Non, elle ne s'élargit pas ! Une décision ministérielle qui manquait d'ailleurs de clarté avait désigné les médecins chargés des nomenclatures...

M. le Président - Le décret du 4 avril 2002, a prévu la constitution d'une liste nationale des médecins experts spécialisés dans les accidents de santé.

M. Jean-Bruno Kerisel - Nous ne parlons pas de la même chose ! Cette décision a été prise voilà deux ou trois ans. A ce propos, Monsieur Burgelin m'avait dit : « Je ne comprends pas pourquoi on nous a flanqué une cinquantaine d'experts chargés de vérifier la codification des actes » .

Actuellement, la liste nationale possède un numerus clausus , on ne nomme aucun expert dans une spécialité si personne ne part.

M. le Président - J'en reviens à ma question sur cette liste spéciale toute récente, qui date du mois d'avril 2002. Il s'agit d'une liste nationale des médecins experts spécialisés dans les accidents de santé. Selon vous, est-elle nécessaire ? Ne fait-elle pas concurrence à la liste établie chaque année par le bureau de la Cour de cassation ?

M. Jean-Bruno Kerisel - Je pense, en effet, qu'elle fait concurrence à la liste établie par le Bureau de la Cour de cassation.

M. le Président - Votre profession a-t-elle fait pression pour obtenir ces experts supplémentaires ?

M. Jean-Bruno Kerisel - Il faudrait que je sois médecin pour pouvoir vous répondre clairement, mais je sais que les médecins judiciaires se sont émus de la création de cette liste. En effet, qui y figurera ? Les médecins judiciaires près les cours d'appel y seront-t-ils inscrits ?

M. le Président - Estimez-vous que les experts sont rémunérés correctement ?

M. Jean-Bruno Kerisel - Non, ils sont mal rémunérés. Lorsque j'étais président d'un bureau d'études, je gagnais nettement plus en travaillant nettement moins. En effet, l'expert n'est pas rémunéré au même niveau que les avocats d'affaires, qui gagnent très bien leur vie.

M. le Président - Existe-t-il des barèmes de rémunération ?

M. Jean-Bruno Kerisel - Les barèmes ont été interdits à une certaine époque, puis le Conseil de la concurrence a changé d'avis et les a autorisés. Quoi qu'il en soit, à Paris, il n'existe pas de barème, les rémunérations sont déterminées au « pifomètre ».

L'insuffisance des rémunérations donne une mauvaise image de l'expertise judiciaire et éloigne ainsi un certain nombre de professionnels : je pense en particulier aux ingénieurs mécaniciens ou aux métallurgistes.

En outre, l'expert doit avancer des sommes considérables. Si l'expertise dure deux ans, il n'est rémunéré qu'au bout de cette période, sur décision du juge, qui prononce une ordonnance de taxe. Ensuite, il lui faut attendre que les parties paient.

M. le Président - La rémunération peut-elle varier en fonction du juge ?

M. Jean-Bruno Kerisel - A Paris, les rémunérations sont correctes. Dans certaines villes de province, en revanche, les experts sont très mal rémunérés. Les juges, souvent, ne savent pas ce que sont des honoraires, des charges, un chiffre d'affaires...

De plus, le ministère de l'emploi et de la solidarité a publié un décret, en 2000, qui prévoit que les greffes prélèveront les charges sociales des experts. Ces derniers font donc partie du régime général de la sécurité sociale. Or ce décret n'est pas appliqué. Nous sommes donc actuellement dans une situation de non-droit et certaines antennes de l'URSSAF ont radié les experts qui ne payaient plus leurs cotisations sociales. Ainsi, ce décret, qui était destiné à éviter l'évasion fiscale, a engendré l'effet inverse.

L'expertise, bien que passionnante, devient parfois un apostolat !

M. le Président - Monsieur Kerisel, nous sommes arrivés au terme de cette audition. Désirez-vous ajouter quelque chose ?

M. Jean-Bruno Kerisel - Oui : je considère que la réforme du décret de 1974 est aujourd'hui au coeur du problème de l'expertise.

M. le Président - Pouvez-vous nous indiquer les dispositions qui vous paraissent devoir être modifiées ?

M. Jean-Bruno Kerisel - La loi de 1971 est succincte :

« Art. 1. Les juges peuvent, en matière civile, désigner en qualité d'expert toute personne de leur choix sous les seules restrictions prévues par la loi ou les règlements.

« Art. 2. Il est établi chaque année, pour l'information des juges, une liste nationale, dressée par le Bureau de la Cour de cassation, et une liste, dressée par chaque cour d'appel, des experts en matière civile. »

Nous pensons, quant à nous, que la loi du 29 juin 1971 et le décret de 1974 devraient être harmonisés et que l'inscription sur les listes, le renouvellement et la formation des experts devraient être précisés dans la loi.

M. le Président - Je vous remercie vivement, Monsieur Kerisel.

QUELS MÉTIERS
POUR QUELLE JUSTICE ?

A l'initiative de son président, M. René Garrec, la commission des Lois du Sénat a constitué en son sein une mission d'information sur l'évolution des métiers de la justice.

Au delà de la question cruciale des moyens, la mission sénatoriale a passé au crible les différents métiers intervenant dans le fonctionnement de la justice afin de proposer des pistes permettant d'améliorer son fonctionnement quotidien au service des citoyens.

A ce titre, elle a étudié aussi bien l'évolution des métiers de magistrat, de fonctionnaire des greffes et d'auxiliaire de justice que l'émergence de nouveaux métiers tels ceux d'assistant de justice, de conciliateur, de médiateur ou de délégué du procureur.

Elle s'est penchée sur les orientations apparemment contradictoires que constituent, d'une part, la spécialisation des juridictions, avec l'instauration de pôles spécialisés, et, d'autre part, la mise en place d'une justice de proximité, notamment au travers des maisons de justice et du droit.

Elle s'est particulièrement interrogée sur les moyens d'accroître la participation des citoyens à la bonne marche de la justice.

Ses 40 recommandations s'articulent autour de cinq axes :

- désengorger les juridictions en recentrant les magistrats sur leurs tâches juridictionnelles ;

- améliorer l'organisation du travail des juridictions ;

- instaurer une véritable justice de proximité associant les citoyens, notamment en instituant des « juges de paix délégués » dotés de larges pouvoirs en matière de règlement des conflits en amont de la procédure judiciaire et en expérimentant le recours à l'échevinage dans les juridictions civiles et pénales de droit commun ;

- poursuivre le mouvement de spécialisation des juridictions pour répondre à la complexité croissante des contentieux ;

- favoriser l'émergence d'une véritable communauté judiciaire.

Ces orientations devraient permettre d'aboutir à une justice rénovée, plus citoyenne, donc plus efficace. Elles n'impliquent pas de bouleversement mais supposent une volonté affirmée de réforme et d'action assortie de l'engagement formel de mettre à la disposition de la justice les moyens appropriés.

Les thèmes associés à ce dossier

Page mise à jour le

Partager cette page