37. Audition de M. Michel Teyssedou, ancien président de la chambre d'agriculture du Cantal (2 juillet 2002)

M. Auguste Cazalet - Nous avons à présent le plaisir d'accueillir Michel Teyssedou, ancien président de la Chambre d'Agriculture du Cantal. Il a également eu d'autres fonctions importantes comme celles de président du CNJA ou de Secrétaire Général de la FNSEA. Il fait partie de ces grands hommes du Cantal, dont nous avons deux autres exemplaires autour de cette table, avec Messieurs Jarlier et Besse. Monsieur Jean-Paul Amoudry vient de nous rejoindre. Je laisse la parole à Monsieur Teyssedou.

M. Michel Teyssedou - Merci beaucoup Messieurs les Sénateurs, Monsieur le rapporteur général, Mesdames et Messieurs. Je vous prie tout d'abord de m'excuser de n'avoir pu répondre à votre première invitation le 22 mai 2002, date à laquelle j'étais retenu sur mon exploitation. Je suis très sensible au fait que vous ayez renouvelé cette invitation pour que je puisse participer au travail important que vous avez engagé sur l'avenir de la politique des territoires de montagne. Je n'aurai pas la prétention de répondre très précisément à toutes vos questions mais j'aimerais vous faire part de ma réflexion, qui est celle de l'agriculteur en exercice et du responsable agricole.

En ce qui concerne le bilan du volet agricole de la loi Montagne, je voudrais, au premier titre, rappeler les lois élémentaires de la physique. La loi de la pesanteur nous enseigne qu'en montagne, tout va vers la plaine : l'eau, les activités, les hommes, les aides, les politiques ! Ces lois sont incontournables.

Il convient de reconnaître que le bilan de la loi Montagne n'est pas extrêmement positif. Les points les plus intéressants préexistaient à la loi Montagne de 1985. Je fais référence aux revendications satisfaites de la profession et notamment celles d'un grand défenseur de la montagne, Michel Debattisse, qui a pu inventer avec les pouvoirs publics de l'époque un outil précieux : l'ISM (indemnité spéciale de montagne) ou, plus récemment, l'ICHN (indemnité compensatoire des handicaps naturels). Je voudrais insister sur la philosophie qui présida à la création de cet outil. Les créateurs de l'époque avaient trouvé un compromis idéal entre l'homme, le produit et le territoire. En effet, c'était l'animal qui bénéficiait d'une aide financière dont l'objectif était de corriger un handicap naturel, dans une logique de rétablissement d'une certaine égalité des chances économiques. Mais il fallait pouvoir identifier sa vie d'animal à l'utilisation d'un espace déterminé, l'hectare, pour que l'animal reçoive cette aide. Ainsi, lorsque les deux critères étaient croisés - l'animal et l'hectare - on remplissait parfaitement l'objectif : avoir une profession qui conserve une fonction économique à partir d'une activité de production agricole sur un territoire déterminé et vivant.

Ce point fondamental me permet de répondre à la deuxième question portant sur la réforme de l'ICHN. Les environnementalistes européens ont convaincu les Etats, et en l'occurrence le ministère des finances, que le seul critère d'éligibilité valable devait être l'hectare. C'est avec beaucoup d'efforts que le ministère de l'agriculture a bien voulu prendre en compte des pratiques d'utilisation de l'espace où les niveaux de chargements sont très différents, permettant ainsi que subsiste une activité de production et d'élevage. Il faut prendre en compte les externalités positives sur l'environnement des pratiques qui prolongent une activité de production à vocation économique : un animal qui tond la piste évitera l'avalanche, par exemple. Si la vocation économique est absente, l'intérêt à produire l'est également. Sans cet intérêt, il sera impossible d'assurer une relève dans la profession, une fois la génération actuelle de producteurs menée au bout de son activité professionnelle par un système d'assistanat. La loi sur la réduction du temps de travail (RTT) a d'ailleurs des effets psychologiques considérables sur les fils d'agriculteurs : les convictions professionnelles, gravement touchées, sont difficiles à transmettre dans un contexte sociétal nouveau où le travail n'est plus une valeur. Ces dernières évolutions ont cassé l'enthousiasme de certains jeunes agriculteurs témoins des avantages que procure un travail de 35 heures hebdomadaire dans l'industrie ou les services. Si l'on ne veut pas voir le métier être délaissé, les logiques d'assistanat doivent être compensées par des perspectives économiques, tout comme les évolutions sociétales qui rendent par comparaison le cadre professionnel des agriculteurs plus dur et contraignant. L'enjeu est d'importance, car les territoires ruraux péricliteront si la relève n'est pas assurée par de jeunes agriculteurs. Je vous renvoie à la déclaration de Georges Pompidou qui, en visite à Saint-Flour, avait reconnu que même si la France décidait de payer des fonctionnaires pour aménager le territoire, elle n'en aurait ni les moyens ni la capacité. L'aménagement du territoire est en effet une conséquence induite d'une activité de production agricole à vocation économique.

Quant à la nouvelle échelle des revendications des agriculteurs de montagne, si l'on veut agir au profit du territoire et de l'agriculture de montagne, il faut non pas chercher des solutions entre nous, mais plutôt livrer le combat dans la plaine à Paris et à Bruxelles. Ce qui signifie que les aboutissements des négociations de l'OMC ou du sommet sur l'agriculture de Berlin en 2003 concernent aussi la montagne. Un simple exemple : si les quotas laitiers disparaissent, les montagnards ne produiront plus de lait ; si la production de viande bovine n'est pas maîtrisée, le troupeau allaitant sera laminé par des productions industrielles hors sol rendues possibles par la baisse du prix, mais sévèrement concurrencées par les viandes blanches (poulet, porc, dinde). Vous devez savoir qu'un mètre carré de poulailler de dinde produit 120 kilogrammes de viande par an, contre 180 kilogrammes seulement sur 10 000 mètres carrés (soit 1 hectare) dans le Massif Central. En Australie, ce chiffre serait de 20 kg, ce qui permet aux Australiens d'avoir des exploitations de 400 000 hectares, soit la totalité de la SAU du département du Cantal. De la même façon qu'il est possible de déplacer des bateaux entiers de céréales pour produire notre volaille au Brésil en mettant en faillite l'agriculture bretonne, il sera demain possible de ruiner notre troupeau allaitant pour peu que l'on sorte du système de quotas laitiers qui maintient le prix du lait à un niveau acceptable. Il est donc certain que les enjeux politiques de l'économie agricole ne se situent pas toujours en montagne, mais surtout dans la plaine.

Le Contrat territorial d'exploitation appelle plusieurs critiques. J'approuve l'idée de contrat avec l'agriculteur, mais sa mise en place dans notre seul pays constitue une erreur politique majeure car la non-communautarisation des moyens budgétaires liés à ce dispositif crée une distorsion de concurrence en notre défaveur et anticipe les risques de renationalisation de la PAC. Dans cette perspective, la France, qui reçoit en aides plus de 30 % de sa contribution de base, aurait beaucoup à perdre.

Le CTE comporte un volet économique insuffisant par rapport aux enjeux, et notamment par rapport aux investissements devant être réalisés sur les bâtiments, sur la mécanisation, sur la sécurité sanitaire et sur les filières que je qualifierais de plus « humaines ». Entendez par là la matière grise, la capacité de recherche et développement autour de stratégies de produits finis et de filières structurées. Le CTE est en relatif décalage par rapport au vrai défi à venir : le développement d'une économie de la différenciation. Elle seule nous permettra de nous soustraire à la forte concurrence du marché des matières premières, au profit d'une logique de produits différenciés, non par la qualité sanitaire de base mais par la nature du produit (qualités organoleptiques), cette dernière étant protégée par des signes officiels de qualité.

Je ne parle pas du décret « Provenance Montagne » qui n'est pas un signe officiel de qualité mais de vraies garanties d'origine. Pour nous, producteurs de montagne, dégager des revenus à partir de la valeur de nos produits passera par une organisation collective de filières. Elles définiront des produits se distinguant, grâce à des moyens budgétaires d'accompagnement, des protections juridiques officielles, et grâce à la mobilisation de matière grise pour bâtir des stratégies commerciales.

L'acte rémunérateur est l'acte de commerce et non plus la production elle-même. La politique agricole est conçue selon des bases vieilles de quarante ans, quand l'économie était une économie de production et non de consommation, comme c'est le cas depuis plus de dix ans. Ce changement doit induire des réflexes nouveaux : la production doit se tourner vers le client-consommateur, qui est capable de son plein gré de payer un prix supérieur pour un produit qui, à la fonction nutritionnelle, ajoutera la fonction de plaisir, de rêve, de goût, d'attachement. Ces réflexes accroîtront la valeur de l'acte de production et de l'ensemble de l'économie du territoire de montagne.

Je ne veux pas développer davantage mon raisonnement, car l'intérêt est d'écouter vos réactions à mes propos. Je retiendrais simplement quelques éléments essentiels concernant l'importance des facteurs immatériels.

Nous souffrons d'un manque de matière grise. Face à des propositions de travail dans le secteur agricole, les réactions des étudiants des écoles d'ingénieurs sont à cet égard édifiantes : ils n'y avaient pas pensé, ils n'y croient pas, et finalement ils n'ont pas envie de nous rejoindre. Pourtant, avec un peu d'explications, des chantiers fantastiques leur apparaîtraient. Il faudrait par exemple présenter dans les lycées et écoles d'ingénieurs l'enjeu à venir : monétariser l'immatérialité des produits de qualité de montagne, qui peut être passionnant pour beaucoup.

Nos besoins sont importants afin d'investir en matière de recherche-développement. Les produits de grande consommation de demain restent à créer.

Enfin, prenons garde à l'instrument unique d'application des orientations politiques. En clair, la mise en oeuvre en montagne du principe de subsidiarité est urgente : l'échelon le plus pertinent - souvent le plus local - réalise la meilleure appréciation des spécificités du territoire, et parvient donc mieux à mettre en oeuvre les décisions politiques.

La politique agricole de montagne, par ses capacités d'innovation, a souvent été un laboratoire expérimental de l'ensemble des politiques agricoles française et communautaire. Elle peut aujourd'hui le redevenir, au vu des défis que la politique agricole communautaire va devoir relever dans le cadre des négociations de l'OMC, de l'élargissement aux PECO, et d'une limitation de ses moyens d'intervention (la Ligne Directrice Agricole est en effet limitée). La LDA devra en outre financer l'élargissement aux PECO : on comprend ainsi la nécessité de redéployer les orientations. Les montagnards pourraient à mon sens mettre en oeuvre des politiques que la plaine reprendrait. Nous aurions ainsi reconquis initiative et autorité.

M. Jean-Paul Amoudry, rapporteurt - Puisque je suis de retour, je reprends mon rôle de président de cette mission et vous remercie de cet exposé brillant et clair sur la plupart des sujets que nous vous avions soumis. La liste des questions auxquelles nous sommes particulièrement attentifs n'était qu'indicative et vous avez bien fait de prendre toute latitude pour exprimer un message complémentaire. Mes amis du Cantal ainsi que notre collègue sénateur du Jura Gérard Bailly auront certainement des questions à vous poser. Je me permets quant à moi de vous orienter sur le problème foncier : quelle est votre vision du foncier, sous le double angle de la structuration et de la transmission des exploitations agricoles en zones de montagne ?

M. Michel Teyssedou - Les problématiques sont évidemment différentes selon que le foncier est en situation de déprise ou de pression concurrentielle. Dans le premier cas, les réflexes naturels se résument à l'agrandissement et à l'abandon. Ils ne mènent cependant à rien, car ce n'est pas en multipliant une marge négative à l'hectare que l'on fait naître des revenus, bien au contraire. Le premier réflexe est un réflexe de gestion de marge. Le monde agricole est victime de son succès et de sa promptitude à répondre positivement à la mission que le pays lui a confiée dans les année soixante : l'agriculture devait alors devenir un atout économique et politique majeur. Les logiques de développement quantitatif ont été parfaitement comprises et mises en place par les agriculteurs, au point parfois de dégrader l'environnement.

Mais l'heure est aujourd'hui à une politique de marges, ce qui fait de la course au foncier une double hérésie : une hérésie humaine, car vous construisez votre avenir sur la mort de votre voisin, et une hérésie économique. Il faut définir le seuil économique des superficies qui permettront de dégager des revenus que nous estimons sans pudeur devoir être d'au moins 15 000 euros par actif. Autrement, celui-ci perdrait toute attractivité. Ces seuils doivent être appréciés à l'échelon local, en fonction des productions et non fixés depuis Paris à 50 hectares par produit dans le Cantal, à 40 hectares dans les Pyrénées, etc. S'il s'agit de productions traditionnelles d'élevage, 50 hectares sont largement insuffisants et le seuil doit être d'au moins 80 hectares. Bien sûr, le prix en sera au passage la disparition de la moitié des exploitations, des écoles, des équipes de football, etc. Tout est une question d'appréciation fine des situations locales en partant du revenu. La question principale est : « quel revenu doit être assuré pour que la profession soit attractive ? » En fonction des productions présentes sur les territoires étudiés, les revenus peuvent varier.

Cela dit, nous n'avons absolument aucune chance de résister sur le marché globalisé des matières premières, comme le montre l'exemple australien que j'ai pris précédemment. Il faut au contraire rapidement mettre en place des filières collectives et casser une législation française dévastatrice pour l'économie montagnarde car appliquant à la lettre l'ordonnance de 1986. Si l'offre agricole n'est pas concentrée, ou si deux entreprises transformant un même produit agricole organisent un cartel de ventes pour faire face à la concentration de la grande distribution, jamais elles ne pourront générer la valeur ajoutée dont les producteurs ont besoin, parce qu'ils ont des coûts de revient bien supérieurs au marché.

Comment fonctionne l'économie générale de l'agriculture à l'échelle européenne et mondiale ? On demande aux agriculteurs de produire à des prix de marché inférieurs aux prix de revient ; ils produisent donc à perte et reçoivent alors des aides, dont la diminution graduelle est déjà prévue. Parce qu'en montagne sont perçues moins d'aides que dans les exploitations des plaines, et que subsistent encore la lucidité et le bon sens des gagne-petit, nous voulons nous débarrasser de ces aides. Plus exactement, nous voudrions utiliser ces aides pour pouvoir nous en passer.

Lors de ma participation en 1984 au Congrès des Jeunes Agriculteurs à Ouagadougou, au Burkina Faso - l'un des dix pays les plus pauvres du monde - la banderole de la tribune proclamait : « L'aide doit assassiner l'aide ». Cette phrase continue à me marquer. Nous devons nous aussi comprendre ce message ; sinon l'agriculture est condamnée. Le système d'aides est devenue sa drogue. Je vous propose d'utiliser cette drogue positivement pour créer les conditions économiques qui permettront de s'en libérer. A ce titre, un cadre expérimental pourrait autoriser des dérogations à l'ordonnance de 1986.

Pour parler franchement, trente opérateurs se partagent le marché du Cantal et ils sont incapables de trouver un accord face à la grande distribution. Parce qu'ils ont choisi une stratégie de volume et non de marges, ils baissent les prix pour gagner cinq points de parts de marché, mais après avoir perdu en marge nette sur le nouveau volume obtenu, ils opèrent un virement et optent pour une hausse des prix qui leur fait perdre ces parts de marché. Ce phénomène de « yo-yo » est dévastateur et quand les hommes manquent d'intelligence collective, c'est au politique d'intervenir et de modifier les règles, sachant que notre tentative d'organisation de l'offre a été condamnée à 152.500 euros par la direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes (DGCCRF). L'ordonnance de 1986 était pleinement justifiée à l'époque où elle fut votée pour lutter contre les pressions inflationnistes, en mettant en concurrence les activités de production tournées vers la consommation. Mais la logique inflationniste, maîtrisée depuis longtemps, n'est plus d'actualité au regard de la nouvelle problématique de la parité euro/dollar.

M. Gérard Bailly - Nous vous rejoignons tous sur le constat mais pas nécessairement sur les remèdes. Nous savons qu'aujourd'hui la France a besoin de l'installation de 12 000 jeunes agriculteurs par an, contre 7 000 en 2002 selon les estimations les plus optimistes. Je suis rapporteur de la mission commune d'information concernant « L'élevage : enjeu économique, enjeu territorial » et à chacun de nos déplacements nous constatons non seulement la rareté des nouvelles installations mais aussi le départ des adultes de quarante ans, une fois leurs engagements bancaires menés à terme. Le moral est très bas aujourd'hui dans ce secteur. Je lisais encore dans la presse locale de ce matin que le prix de vente des veaux avait connu une baisse de 26 % l'an dernier. Vous venez d'insister à plusieurs reprises sur l'importance des revenus. Je vous approuve, mais la prochaine concurrence des PECO est indéniable, tout comme l'importance du marché mondial dont les prix se situent bien en dessous des prix de revient.

J'adhère cependant entièrement à vos propos sur le système d'aides directes, qui ne constitue en aucun cas une solution. Mais je vois mal comment nous pourrons dégager les 15 000 euros par unité de travailleurs, souhaitables et nécessaires pour le maintien des agriculteurs. Nous voulons des prix agricoles plus rémunérateurs mais le mouvement communautaire s'inscrit à la baisse concernant le prix du lait dans les années à venir. L'agrandissement des surfaces, qui était devenu la solution la plus pratique étant donnée l'étendue des surfaces disponibles, a hypothéqué la reprise d'exploitations aussi vastes par de jeunes agriculteurs. Même dans l'agriculture sociétaire, des groupements agricoles d'exploitation en commun (GAEC) atteignent 3 ou 400 hectares, mais il est impossible de reprendre un associé ou de transmettre l'exploitation à quelqu'un. Au risque de passer pour pessimiste, j'ai le sentiment que l'agriculture risque de se perdre au sein d'un véritable labyrinthe.

Monsieur Teyssedou, comment faire en sorte que le produit agricole retrouve une valeur - il ne représente que 4 % des dépenses des ménages - étant donné le contexte international actuel ?

M. Michel Teyssedou - Depuis la fin de mes responsabilités institutionnelles, j'ai créé l'association Ressources des Hautes Terres qui se fixe comme principal objectif de rentrer en relation avec les décideurs de la grande distribution. Je me suis ainsi rendu compte que ces acteurs économiques manquaient d'un interlocuteur institutionnel avec qui ils pourraient contracter. L'opinion publique va peut-être demain leur jeter l'anathème et les rendre responsables de tous les malheurs de la France agricole profonde. Ils ne financent plus les partis politiques depuis les lois votées à ce sujet. Il faudra bien que les politiques d'aujourd'hui, ayant retrouvé toute liberté et autorité, mettent en relation les chaînes de distribution qui créent - ou empêchent de créer - de la valeur ajoutée, avec les producteurs de base.

Quand nous avons, par exemple, contractualisé avec une chaîne de distribution sur le grand cru Grand Fermage de la Côte de Vallus le prix n'a à aucun moment constitué un obstacle ou même un sujet de discussion. Nous avons caractérisé et défini un produit par un cahier des charges respecté strictement. Ce produit est nouveau, nous en avons fixé le prix et nos interlocuteurs n'ont rien trouvé à redire. Ils ont accepté notre proposition et adjoint au produit un signe de qualité officiel de la grande enseigne : « FQC Carrefour ». Et pourtant nous avions doublé le prix : le prix de marché est à 3,51 euros et Carrefour nous achète le kilo de fromage 6,56 euros. 3,05 euros supplémentaires par kilo de fromage correspondent à une augmentation de 0,30 euros du litre de lait, ce qui constituerait une source de richesse inespérée pour le producteur !

La sortie du marché mondial des matières premières est une question, centrale pour l'avenir du monde agricole ; il faut garder à l'esprit que si nous continuons à être des compétiteurs sur la scène internationale à partir du marché des matières premières, nous serons laminés. Si par contre nous rentrons progressivement dans la transformation de ces matières premières et surtout dans l'élaboration d'un produit consommable, nous serons imbattables sur cette même scène internationale. Je vous rappelle que la France se classe, devant les Etats-Unis, au premier rang des pays exportateurs de produits agroalimentaires et au deuxième en ce qui concerne les produits agricoles. Mais tous ceux qui concourent sur le marché des produits agricoles n'ont aucune chance de survie. Le Président George W. Bush a décidé unilatéralement d'augmenter de 80 % les moyens publics consacrés aux agriculteurs. Or cette mesure contredit parfaitement la politique des Etats-Unis qui jusque-là prenaient pour cible les aides à la production et à l'exportation accordées par les autres gouvernements aux agricultures nationales, ce qui montre qu'il est impossible de bâtir une stratégie partagée et négociée avec les Américains.

Cet exemple ramène le politique à sa responsabilité quant au choix du modèle européen, sur le plan de l'autonomie économique et de sa liberté retrouvée dans la pression qu'il fait subir aux contribuables pour ne pas avoir à laisser arbitrer le consommateur. Ce point est primordial car ce sont en réalité les contribuables qui aident les agriculteurs, ce à leur insu via la TVA. Ils pourraient au contraire payer ces sommes d'argent non en impôt mais sur le produit, et ils le feraient en outre librement. L'ensemble de l'agriculture française ne comprendra pas cette urgence à temps, mais l'agriculture de montagne pourrait, à force de moyens financiers, comprendre ces enjeux et entraîner le reste du secteur. C'est là ma conviction.

M. Roger Besse - J'aimerais poser quelques questions à Michel Teyssedou avec qui nous menons un dialogue continu.

Qu'en sera-t-il des contrats territoriaux d'exploitation (CTE) avec l'arrivée d'un nouveau gouvernement ? Les CTE m'ont toujours laissé un peu amer car je les trouve assez inadaptés aux zones de montagne. Le volet environnemental a pris une place démesurée par rapport au volet économique, ce que vous avez regretté. Vous appelez de vos voeux la mise en place de filières collectives. Mais et chaque cas est individualisé, si l'on maintient les CTE, je ne vois pas comment l'on pourrait s'orienter vers une filière collective. N'y a-t-il pas incompatibilité entre les deux projets ? En tant que politiques, doit-on soutenir les CTE, passer à d'autres dispositifs ou réformer les CTE ? Si oui, sous quelle forme ?

Vous avez mentionné que les produits qui seront consommés demain restent à créer. Or, au vu des expériences de notre département, nous nous orientons plutôt vers le maintien de la tradition et la promotion générale des AOC. Faut-il poursuivre dans le sens du soutien à ces productions traditionnelles, ou préférer la matière grise et l'innovation ?

Enfin, la vétusté des bâtiments agricoles et leur inadaptation aux demandes faites aux agriculteurs me préoccupent beaucoup.

M. Michel Teyssedou - Vous soulevez trois problèmes fondamentaux.

Les CTE peuvent être collectifs, à condition qu'ils aient en commun le même objectif. Le CTE de Valluéjols avait pour objectif un nouveau cahier des charges pour un nouveau produit dénommé « Grand Herbage ». Ce projet a nécessité l'accord de la moitié des adhérents de la coopérative, il a donc été collectif. Je dirais même que sans les CTE nous n'aurions pas pu avoir ces engagements. Les points moins positifs existent néanmoins : le volet économique, notamment, est trop limité parce que les environnementalistes ont gagné à Bruxelles. Ont donc été privilégiées les pratiques d'élevage avec des chargements très faibles ramenés à des hectares, sans aucun souci pour les hommes travaillant sur ces exploitations.

Je suis de ceux qui militent pour que Bruxelles ait enfin une politique de la montagne, ce qui devrait être l'objectif premier de notre lutte. Bruxelles a élaboré une politique des zones défavorisées mais n'a pas défini de territoires montagneux avec une politique qui leur serait propre. Je me suis battu en tant que responsable du groupe montagne à la FNSEA pour obtenir à Bruxelles un cofinancement paritaire, avec 75 % apportés par la France et 25 % par la Communauté. En retour, les accords communautaires accordèrent à la France une marge de manoeuvre budgétaire supplémentaire de 25 %, d'abord prévue pour le financement des CTE, puis, sous la pression de la rue, orientée vers le financement de l'indemnité compensatoire de handicaps naturels (ICHN), dont je rappellerais le champ d'action actuellement très limité. Les 25 premiers hectares pouvaient bénéficier d'un montant d'indemnités allant jusqu'au double des 25 % suivants, mais Bruxelles a tassé les écarts. Ce n'est pas logique car chaque département doit pouvoir privilégier son orientation professionnelle au profit du type d'exploitations qu'il choisit lui-même. A enveloppe constante, il serait ainsi possible de s'adapter aux spécificités locales.

Je vous rappelle que nous produisons dans le Massif Central, montagne à vaches, de la viande sur pied. Le fait de l'abattre, de la mettre sous barquette et de la découper en fait déjà un produit nouveau. Si demain nous sommes capables de vendre du steak haché de Salers en s'adressant à un public cible jeune, je suis persuadé de pouvoir gagner avec des grands groupes comme McKay ou Mac Donald 0,23 euro ou 0,30 euro par kilo. Encore faut-il que nous disposions des outils de découpe et de fabrication du steak, ainsi que de la maîtrise commerciale nécessaire pour s'adresser à ces grands distributeurs. J'estime qu'un produit est nouveau si, à la logique de la matière première, on préfère la transformation, la définition, le marketing des produits agricoles. N'oublions d'ailleurs pas que ces produits jouissent d'une excellente image.

Enfin, je pense que la politique de la montagne devrait s'orienter vers une action bien plus forte sur les bâtiments. Il conviendrait de doubler le volet économique d'un CTE à chaque fois qu'il prévoit la rénovation d'un bâtiment. Les agriculteurs éleveurs de montagne vont être extrêmement pénalisés par la limitation des crédits budgétaires en faveur du programme de maîtrise des pollutions d'origine agricole (PMPOA), alors que tous les agriculteurs qui devaient être intégrés ne le sont pas encore. Je rappelle que nous en sommes actuellement à 90 unités de gros bétail (UGB) d'intégration, contre 70 stipulées dans la loi. Nous savons pertinemment que nous ne disposons pas des moyens budgétaires pour y parvenir. Il est à ce sujet proprement scandaleux que tous ceux qui ont moins de 70 UGB doivent aussi répondre aux exigences du règlement sanitaire départemental sans pouvoir prétendre aux aides du PMPOA, qui représentent 60 % du montant de l'investissement dans le cadre de la mise aux normes. La discrimination entre les éleveurs qui auront in fine plus de 70 UGB et les autres sera flagrante, d'autant que la deuxième catégorie rassemble 8 % des éleveurs. Le problème politique est majeur. Il devrait pouvoir être traité grâce à des PMPOA simplifiés au travers du volet économique des CTE. Ce serait un coup de génie, car l'aspect environnemental serait traité dans le volet économique par la mise aux normes des bâtiments. L'accent doit être mis sur ce point crucial.

M. Pierre Jarlier - Il s'agit de l'un des problèmes liés au PMPOA : les zones qui ont été les plus respectueuses de l'environnement sont aujourd'hui les plus pénalisées dans leur mise aux normes, alors même qu'elles s'engagent dans des filières de qualité qui nécessitent une grande adaptation des exploitations à ces problèmes agro-environnementaux. Il faut revoir ces zonages, et l'idée d'intégrer au volet économique des CTE les mises aux normes est tout à fait intéressante. Par ailleurs, il ressort de nos discussions que le volet économique du CTE ne semble pas adapté aux zones des montagne, car les bâtiments y coûtent plus cher qu'ailleurs. Un volet spécifiquement adapté à la montagne dans le volet économique des CTE est indispensable. Je pense toutefois que le CTE reste une bonne mesure, capable de responsabiliser l'agriculteur en lui donnant des objectifs. L'idée de Vallus est excellente, puisque des résultats ont été obtenus grâce à un travail en commun des exploitants, qui ont respecté un cahier des charges contractualisé avec l'Etat pour lui donner des moyens suffisants. Le lait en a été valorisé.

Concernant la reconnaissance par l'Europe de l'agriculture de Montagne, nous avons rencontré Monsieur Fischler et nous avons évoqué nos appellations « Provenance Montagne » en demandant pour elles une reconnaissance de l'Europe. Il nous a alors clairement affirmé que, selon lui, un label « Montagne » ne constituerait pas un critère de spécificité, tant qu'il ne serait pas adossé à une certification de qualité. Ne pensez-vous pas qu'il faille aller demain vers l'introduction d'un dispositif qualitatif dans le label « Provenance Montagne » pour lui conférer une plus grande crédibilité ? Nos amis des Alpes soutiennent cette idée comme un moyen de s'assurer de prix rémunérateurs pour l'agriculteur.

Par ailleurs, nous avons beaucoup parlé aujourd'hui de l'acte de commercialisation du produit et de la maîtrise de sa transformation, mais comment de telles filières pourraient-elles concrètement se mettre en place dans une zone de montagne ? Quelle est la nouvelle organisation professionnelle qu'il faut avoir le courage d'envisager pour faire fonctionner ces filières ? Vous n'ignorez pas en effet que les initiatives de certains agriculteurs sont contrariées par la profession elle-même. Comment l'agriculteur peut-il s'intégrer et trouver une place dans cette filière ?

M. Michel Teyssedou - Le décret « Provenance Montagne » n'est pas un signe officiel de qualité. Quand le commissaire Fischler vous conseille de vous adosser à une certification de conformité produit (CCP), il répond en fait à une question que vous ne lui posiez pas et qui est la suivante : « Etes-vous prêt à définir géographiquement une zone de montagne ? ». S'il répond par la négative, inutile alors de poser la deuxième question concernant le label « Provenance Montagne ». Mais s'il répond oui, cette question n'est plus justifiée, car un décret communautaire viendrait garantir la provenance communautaire de montagne. On en revient à l'absence dramatique d'une politique communautaire de la montagne. Il faut avant tout obtenir l'élaboration d'une telle politique, car il restera vain d'établir des schémas économiques basés sur notre décret « Provenance Montagne » si les agriculteurs montagnards italiens nous font concurrence avec des produits qui, ne respectant pas nos cahiers des charges, leur reviennent moins cher. Ce décret a toutefois un atout : il valorise les pratiques de l'agriculture montagnarde au travers du cahier des charges. Mais pour lui donner une puissance juridique et commerciale, nous devons en effet l'adosser à une CCP.

En ce qui concerne la mise en place de filières collectives, vous souhaitez connaître la formule pour faire taire les belligérants qui sont plus gaulois que collectifs... L'Etat distribue souvent l'argent public sans demander aucune contrepartie. Ces aides devraient être soumises à des obligations de résultat et de moyens d'organisation. La mise en oeuvre de projets collectifs doit concrétiser la distribution de ces sommes considérables, qu'il s'agisse des CTE, de l'ICHN, des crédits de recherche et développement sur des produits nouveaux, etc. Il est fondamental de savoir exclure ceux qui ne veulent pas participer et récompenser les autres. Le syndicat d'appellation d'origine contrôlée du Cantal, par exemple, comprend un commissaire du gouvernement et un contrôleur d'Etat, de même que dans le comité interprofessionnel de gruyère de comté (CIGC), et bénéficie de concours publics. J'attends donc une obligation de moyens, c'est-à-dire que les agriculteurs ou leur représentants qui ne participent pas à la démarche collective de l'organisation commerciale ne puissent pas bénéficier des mêmes dispositions budgétaires que d'autres. Le ministère de l'agriculture établit d'ailleurs déjà une distinction entre les agriculteurs organisés et non-organisés dans le domaine des fruits et légumes.

M. le Jean-Paul Amoudry - Je voudrais profiter des dernières minutes pour revenir sur la question des quotas. Comme Pierre Jarlier le rappelait, nous nous sommes rendus il y a quelques semaines à Bruxelles où cette question a été soulevée. Le commissaire Fischler nous a répondu que rien n'était encore décidé et que des dispositions devaient être prises à la majorité pour que des quotas soient supprimés. Autant dire que nous en sommes loin, ce qui est plutôt rassurant. L'échéance suggérée ne se situerait de toute manière pas avant l'horizon 2008. Toutefois, nous avons conscience d'une part que cette réponse n'est pas irrévocable et formelle, d'autre part que la pression des pays du Nord se fait grandissante. Par ailleurs, les années passent très vite et il serait tout à fait opportun de poser dans notre rapport les premières pierres d'une défense des quotas. Seul ce maintien nous permettra de poursuivre la politique de différenciation évoquée plus haut, qui ne peut être basée que sur des quantités garanties. Alors que dire dès maintenant pour protéger ces quotas ?

M. Michel Teyssedou - Utilisons un argument économique qui consiste à démontrer qu'un litre de lait à 0,23 € justifie une production minimum de 300 000 litres, alors qu'un litre de lait à 0,46 € justifie une production de 150 000 litres. Le choix à effectuer est celui de la disparition ou non de la moitié des producteurs. Etant donné qu'en montagne, les quotas moyens sont les plus faibles, les dégâts y seront les plus importants. Le schéma de la plaine consiste en un GAEC partiel avec robot de traite à 152 500 € d'investissement utilisé par trois agriculteurs, puis deux au bout de dix ans, et finalement un seul. Ce schéma représente un million de litres de lait par an. Si l'on prend le quota français de 24 milliards de litres divisés par un million de litres, nous obtenons 24 000 ateliers de production. Or il existe, dans le seul département du Cantal, 3 000 producteurs de montagne. Ils n'y seront bientôt plus. Ces arguments seront bien reçus car ils sont irréfutables.

M. Jean-Paul Amoudry - Je vous remercie pour vos explications techniques et approfondies, qui nous seront très utiles.

M. Michel Teyssedou - Merci de m'avoir invité. Je souhaite beaucoup de succès à cette MCI sur la loi Montagne, car nous en serons sans nul doute les bénéficiaires.

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