II. L'ÉTHIOPIE : UNE PUISSANCE SÉCULAIRE QUI PEINE À SE MODERNISER

Les Ethiopiens fondent la spécificité de leur patrie sur deux exceptions vis-à-vis du reste du continent africain : l'absence de toute allégeance coloniale (hormis la brève mais sanglante domination italienne, de 1936 à 1941), et une histoire séculaire qui s'enracine dans les temps bibliques, puisque les négus (roi des rois : désignation des empereurs d'Ethiopie) étaient réputés descendre de l'union de la reine de Saba et du roi Salomon.

Ce passé glorieux ne fournit cependant guère d'atouts pour affronter les difficultés du présent, dont la plus marquante est l'extrême pauvreté d'une nombreuse population rurale (plus de la moitié des 65 millions d'Ethiopiens). Ces paysans parviennent à peine à survivre lorsque les éléments naturels sont cléments, mais sont décimés en cas d'aléas climatiques, comme la sécheresse. La communauté internationale, notamment sous la pression de l'opinion publique, s'est déjà mobilisée en leur faveur en 1975, puis en 1984, mais ne se manifeste aujourd'hui qu'avec lenteur alors qu'une forte sécheresse compromet les récoltes de 2003.

La France, quant à elle, est peu présente en Ethiopie, malgré l'inclusion de ce pays dans la Zone de Solidarité Prioritaire en 1999. Notre pays ne semble pas parvenir à se déprendre de sa tradition de coopération purement linguistique et culturelle face à ce géant dont les besoins, il faut le reconnaître, sont si nombreux qu'ils requièrent une aide excédant largement les capacités françaises.

A. LA SPÉCIFICITÉ ÉTHIOPIENNE

Elle tient tant à l'histoire qu'à la géographie et à la religion.

« Terre sainte du Peuple élu, nouvel Israël, l'Ethiopie est un « empire du milieu », une île de hautes terres (90 % des Ethiopiens vivent sur moins de 60 % du territoire, au-dessus de 1 800 m). Ce bastion chrétien est entouré de musulmans « hostiles » vivant dans « l'enfer » torride des basses terres ». 3 ( * )

Ces clivages géographiques, religieux et ethniques (le pays regroupe une centaine de populations différentes, notamment par leur langue) ont été de tout temps utilisés par le pouvoir central pour imposer son autorité, qui reste, encore aujourd'hui, toute relative dans les zones les plus excentrées. L'Empereur a été longtemps révéré comme disposant de pouvoirs quasi divins, et fournissait une référence commune à des populations disparates. Ce point d'équilibre une fois rompu, la légitimité des ordres venant d'Addis-Abéba a été parfois vivement contestée.

1. Un empire séculaire s'effondre en 1974

La légende qui fait descendre la lignée des négus d'une union relatée par l'Ancien Testament apporte un fondement historique et religieux, même mythique, à la conception singulière qu'ont les Ethiopiens de leur pays, et à la conviction de leurs monarques d'être au moins les égaux des dirigeants occidentaux.

Cette haute idée fut particulièrement incarnée par l'empereur Ménélik II, qui s'appuya sur l'Italie dans sa lutte pour le trône, pour se retourner ensuite contre ce pays et le battre sévèrement à Adoua, en 1896. Il sollicita ensuite avec succès l'aide britannique pour réprimer une révolte au Soudan, mais choisit la France pour construire le chemin de fer qui désenclava son pays en reliant Addis-Abeba à Djibouti. Cette diversité illustre la fine compréhension qu'avait Ménélik des rivalités entre puissances occidentales.

L'épisode consternant de la colonisation italienne, de 1936 à 1941, mit en valeur l'empereur Hailé Sélassié, qui alla défendre le sort de son pays dans un impeccable français devant une Société des Nations honteuse, mais impuissante.

Cette image de grande dignité contribua à occulter le caractère anachronique et cruel du gouvernement impérial, appuyé sur l'allégeance politique des dignitaires féodaux, et sur le servage de la population rurale, assujettie à la terre par un système de tenure. La rapide croissance démographique, avec un doublement de la population en vingt ans, contribua à une famine, en 1973 et 1974, dans le nord du pays, que l'administration impériale s'efforça de dissimuler, plutôt que d'en aider les victimes.

Cette rigidité intérieure se traduisit également par de sévères répressions contre les mouvements de révolte contre le poids des impôts ou les aspirations à plus d'autonomie notamment en Ogaden. L'annexion forcée de l'Erythrée en 1962 mobilisa également des troupes lassées de ces tâches de répression.

C'est donc un régime rejeté par la majorité des Ethiopiens qui s'effondre en 1974, sous les assauts d'une révolution conduite par des militaires et des étudiants.

2. L'échec sanglant du « Négus rouge » : 1974-1991

L'éviction du pouvoir d'Hailé Sélassié est rapidement suivie de son probable assassinat, dans des conditions sordides 4 ( * ) . Le pouvoir est aux mains d'une junte militaire dénommée DERG, qui poursuit la ligne centralisée et autoritaire de l'Empire. Miné par des dissensions internes, le DERG est pris en main en 1977 par un militaire, Hailé Mariam Mengistu. Son premier geste est de reprendre l'Ogaden à la Somalie, en s'appuyant sur les Soviétiques et leur fer de lance local, les soldats cubains. Cette reconquête entraîne un spectaculaire retournement d'alliance : la Somalie, auparavant alliée de l'URSS, se tourne vers les Etats-Unis, alors que l'Ethiopie intègre le bloc marxiste.

Ce rapprochement n'est pas seulement tactique, mais également idéologique : la réforme agraire de 1975, qui avait supprimé le système de tenure et attribué à chaque Ethiopien une parcelle d'au plus 10 hectares, est profondément modifiée. La terre est collectivisée, les paysans sont soumis à des quotas de livraison et doivent renoncer à la possession de la parcelle qui leur avait été attribuée en 1975 ; cette double contrainte est très mal reçue par les populations rurales.

Des déplacements forcés de populations des régions du nord, peu productives, vers le sud, plus fertile, sont organisés à partir de 1980 . Cette politique volontariste ignorait l'inadaptation de paysans vivant en altitude à la culture des basses terres ; elle aboutit, en 1984, à une famine meurtrière, qui fut très médiatisée.

L'Etat s'efforça alors de renouer avec la fibre patriotique pour surmonter cet échec retentissant. Mengistu lança en 1987 une politique des nationalités, inspirée de l'exemple soviétique et conduisant à la délimitation de régions autonomes pour chacune des principales communautés composant l'Ethiopie.

Cette initiative fut reçue comme une volonté de démantèlement d'un Etat auquel les Ethiopiens restaient attachés.

De plus, l'évolution de l'URSS et la disparition de l'aide qu'elle apportait au pays fragilisa le régime de Mengistu.

Cet ultime échec conduisit alors l'armée à se retourner contre Mengistu, dont le régime s'effondra en 1991 . Il trouva alors un refuge secourable au Zimbabwe, où il séjourne toujours, alors qu'un procès pour crimes contre l'humanité entrepris contre lui reste pendant en Ethiopie.

* 3 Dictionnaire de géopolitique dirigé par Yves Lacoste - éditions Flammarion - 1995.

* 4 Il aurait été étouffé, puis son corps transféré dans une fosse creusée sous le bureau de Mengistu.

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