La télévision pour quoi faire ?

VALADE (Jacques)

RAPPORT D'INFORMATION 352 (2002-2003) - commission des affaires culturelles

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Table des matières




N° 352

SÉNAT

SESSION ORDINAIRE DE 2002-2003

Annexe au procès-verbal de la séance du 11 juin 2003

RAPPORT D'INFORMATION

FAIT

au nom de la commission des Affaires culturelles (1) sur le contenu des programmes de télévision ,

Par M. Jacques VALADE,

Sénateur.

(1) Cette commission est composée de : M. Jacques Valade, président ; MM. Ambroise Dupont, Pierre Laffitte, Jacques Legendre, Mme Danièle Pourtaud, MM. Ivan Renar, Philippe Richert, vice-présidents ; MM. Alain Dufaut, Philippe Nachbar, Philippe Nogrix, Jean-François Picheral, secrétaires ; M. François Autain, Mme Marie-Christine Blandin, MM. Louis de Broissia, Jean-Claude Carle, Jean-Louis Carrère, Gérard Collomb, Yves Dauge, Mme Annie David, MM. Fernand Demilly, Christian Demuynck, Jacques Dominati, Jean-Léonce Dupont, Louis Duvernois, Daniel Eckenspieller, Mme Françoise Férat, MM. Bernard Fournier, Jean-Noël Guérini, Michel Guerry, Marcel Henry, Jean-François Humbert, André Labarrère, Serge Lagauche, Robert Laufoaulu, Serge Lepeltier, Mme Brigitte Luypaert, MM. Pierre Martin, Jean-Luc Miraux, Dominique Mortemousque, Bernard Murat, Mme Monique Papon, MM. Jacques Pelletier, Jack Ralite, Victor Reux, René-Pierre Signé, Michel Thiollière, Jean-Marc Todeschini, André Vallet, Jean-Marie Vanlerenberghe, Marcel Vidal, Henri Weber.


Audiovisuel et communication.

ACTES

DE LA JOURNÉE THÉMATIQUE

SUR « LA TÉLÉVISION POUR QUOI FAIRE ? »


organisée par la commission des Affaires culturelles

Sous le haut patronage de M. Christian Poncelet, Président du Sénat,

de M. Luc Ferry, ministre de la Jeunesse, de l'Éducation nationale et de la Recherche,

de M. Jean-Jacques Aillagon, ministre de la Culture et de la Communication,

et la présidence de M. Jacques Valade,
Président de la commission des Affaires culturelles du Sénat

Le mercredi 19 mars 2003

Les débats sont animés par M. Jean-Claude Larrivoire, journaliste.

INTRODUCTION

Message d'accueil de M.  Christian Poncelet, Président du Sénat

Je suis heureux de voir aujourd'hui la commission des Affaires culturelles poursuivre et porter au plus haut une longue tradition qui fait du Sénat une Assemblée reconnue pour sa connaissance du monde de l'audiovisuel. Je remercie et félicite son président Jacques Valade d'en avoir pris l'initiative.

Le nombre et la qualité des intervenants et des participants à ce colloque de la commission des Affaires culturelles confirme, s'il en était besoin, que c'est ici que s'élaborent les solutions pour l'audiovisuel de demain.

Vous savez tous que le Sénat, quelquefois à contre-courant des partis politiques, avec sa spécificité et sa distance de réflexion, a souvent pris des positions fortes : pour le maintien de la redevance, pour un service public fort et de qualité. C'est ici qu'ont été pour la première fois préfigurés les fondements de la télévision numérique terrestre, dont les difficultés actuelles, justement pointées par le Gouvernement, tiennent peut-être en partie aux modifications introduites par l'Assemblée nationale d'alors.

Aujourd'hui, ce colloque ouvre de nouveaux champs à la réflexion, peut-être les plus essentiels, comme son titre l'indique, en nous invitant, en invitant la représentation nationale à dire ce qu'elle attend de l'audiovisuel. Après tant d'années de discussions sur les tuyaux et les financements, sur les structures et les technologies, le paysage semble stabilisé : il est plus que temps de jeter un regard nouveau sur les contenus.

La question longtemps taboue de la violence et de la pornographie a été abordée et l'on s'achemine vers des solutions équilibrées. Le Gouvernement a réaffirmé avec force, à la fois sa confiance dans l'audiovisuel public contre toutes les rumeurs de privatisation, son attachement à une ressource affectée qui semble indispensable, son exigence d'un haut niveau d'offre culturelle.

Ce qui est en cause, ce sont donc moins les intentions que les circonstances qui bousculent tous les équilibres fragiles : le contexte international et ses répercussions sur les ressources publicitaires, la situation du groupe Vivendi, celle du groupe Suez, le drame qui vient de frapper le Groupe de Jean-Luc Lagardère, grand industriel, grand homme de communication, dont je tiens à saluer avec émotion la mémoire, la situation délicate de beaucoup de chaînes thématiques, au moment où leur nombre est susceptible d'augmenter.

Voilà quelques nuages que vos travaux permettront de dissiper pour couvrir de rayons de soleil le célèbre paysage audiovisuel français.

Je vous remercie pour votre participation à cette nouvelle journée de la commission des Affaires culturelles du Sénat.

Bon travail.

Allocution d'ouverture par M. Jacques Valade, sénateur de la Gironde, Président de la commission des Affaires culturelles du Sénat

Mesdames, Messieurs, je ne puis ouvrir ce colloque sans avoir, à mon tour, une pensée émue à la mémoire de Jean-Luc Lagardère, qui nous a quittés vendredi dernier. Ce capitaine d'industrie flamboyant, au dynamisme sans bornes, a su, en 25 ans, faire de son Groupe, entre autres activités, un géant des médias. Il avait son mot à dire sur le sujet qui nous réunit aujourd'hui.

Je tiens à remercier le Président Poncelet pour son message et à l'assurer que, tout au long de cette journée, nous tenterons d'inscrire nos travaux dans le cadre qu'il vient de brosser dans la continuité de l'action de la commission des Affaires culturelles du Sénat dans ce domaine.

Je tiens ensuite, au nom des membres de la commission des Affaires culturelles et en mon nom personnel, à remercier toutes celles et tous ceux qui ont répondu favorablement à notre invitation et tous ceux qui nous ont aidés à organiser cette journée.

J'aurai enfin, au cours de la journée, le plaisir d'accueillir Monsieur Luc Ferry, ministre de la Jeunesse, de l'Éducation nationale et de la Recherche, et Monsieur Jean-Jacques Aillagon, ministre de la Culture et de la Communication. Qu'ils soient, dès à présent, remerciés pour leur participation et leur contribution à cette journée.

Un an après nous être penchés, dans cette même salle, sur l'avenir de la télévision numérique terrestre dans le cadre du premier colloque de la commission des Affaires culturelles consacré aux nouvelles télévisions, nous voilà aujourd'hui réunis pour aborder un nouveau thème : celui des programmes télévisés.

Il nous a en effet paru nécessaire d'examiner les perspectives d'évolution de l'audiovisuel, non plus à travers un prisme technologique, mais sous un angle plus culturel dans le cadre de l'évolution de notre société.

L'actualité de ces jours derniers, la tension internationale, le bouleversement qu'elle va engendrer, la contribution de la télévision à la relation du conflit imminent et à l'évaluation de ses conséquences, donnent un relief singulier à nos interrogations. Mais également, l'actualité de ces derniers mois permet de souligner la pertinence de cette approche.

La succession, par un hasard malencontreux, de faits divers inquiétants imputables à l'influence de certaines catégories de programmes à caractère violent ou pornographique, l'irruption puis la multiplication sur les antennes des émissions de la télé-réalité et la question lancinante de la nécessaire spécificité des programmes proposés par les chaînes du service public ont ainsi alimenté le débat public au cours de l'année écoulée.

L'importance de ces phénomènes est telle que chacun d'entre eux a donné lieu à diverses études, rapports et analyses, souvent controversés, mais toujours aptes à susciter la réflexion. Surtout, ces interrogations rappellent aux élus que nous sommes que la télévision est devenue, au sein de notre société, un média omniprésent dont l'influence sur les populations les plus réceptives ou les plus fragiles ne doit jamais être sous-estimée.

Alors que 94 % des Français possèdent un poste de télévision et passent en moyenne trois heures et demi par jour devant leur petit écran, alors qu'apparaissent de nouveaux supports et que le nombre de chaînes disponibles ne cesse d'augmenter, et alors que la télévision est accusée de plus en plus ouvertement et de plus en plus fréquemment de favoriser le développement de quelques-uns des maux qui caractérisent notre société -je citerai pêle-mêle les violences de toute nature, l'illettrisme ou encore l'affaiblissement du sentiment d'appartenance au corps social- la commission des Affaires culturelles du Sénat, vous l'avez compris, ne pouvait faire l'économie d'un large débat sur le thème des programmes télévisés.

Concernant un sujet aussi sensible, à propos duquel toute action précipitée, aussi judicieuse soit-elle, paraît vouée à l'échec -nos collègues députés en ont d'ailleurs fait la douloureuse expérience il y a quelques mois à peine- la commission a, comme à son habitude, choisi de privilégier l'échange, l'écoute et la réflexion, afin de pouvoir faire face, le moment venu, à ses responsabilités.

C'est dans cet esprit que nous allons aujourd'hui confronter les opinions et les expériences, peut-être découvrir la possibilité de rectifier des erreurs, certainement accéder à une meilleure connaissance des tendances actuelles de ce média qui continue à nous fasciner : la télévision.

Pour ce faire, il faudra d'abord se pencher sur les contenus et notamment sur la qualité des programmes proposés au public par les différentes chaînes qui composent un paysage audiovisuel en constante évolution. Il nous faudra ensuite évaluer l'impact des images télévisées sur les différents publics et tenter de discerner les tendances à venir dans un domaine où chaque année nous apporte son lot de surprises -parfois mauvaises. Il sera enfin temps de s'intéresser aux modalités de la régulation. À l'heure où l'Internet devient un support pour la diffusion de programmes télévisés, à l'heure où la multiplication des chaînes est envisageable, en particulier grâce à la TNT et au moment où le Sénat s'apprête à se saisir du texte destiné à favoriser la confiance dans l'économie numérique, il sera particulièrement stimulant d'entendre s'exprimer sur ces sujets les représentants de quelques-unes des principales institutions chargées de réglementer et de réguler le secteur de l'audiovisuel.

Quels contenus ? Quels impacts ? Quelles tendances ? Quelles régulations ? Vous aurez reconnu les différents thèmes des quatre tables rondes qui vont se succéder au cours de cette journée.

Afin que vos débats d'aujourd'hui éclairent efficacement nos réflexions et nos décisions de demain, je vous demanderai, sans jamais vous départir de la mesure et de la cordialité qui sied habituellement aux débats de notre Assemblée, de nous faire partager vos analyses, vos doutes, vos craintes et vos interrogations en toute franchise et en tout liberté.

Telle est la règle que je vous propose et qui doit assurer le succès de notre rassemblement.

En vous remerciant encore d'avoir accepté notre invitation, je vous cède la parole.

*

* *

Première table ronde : quels contenus ?

Mme Jacqueline Aglietta, président-directeur général de Médiamétrie

Médiamétrie est l'entreprise interprofessionnelle de mesure d'audience des médias audiovisuels et interactifs. Tous les grands acteurs de l'audiovisuel sont représentés à son capital : les chaînes de télévision, les stations de radio, ainsi que les publicitaires et les annonceurs. Notre rôle n'est pas de porter un jugement sur les programmes, ni donc de dire ce que la télévision doit faire ou ne doit pas faire. Nous fournissons les mesures d'audience et de performance aux intervenants des différentes « familles », qui sont d'ailleurs pour la plupart nos actionnaires : les éditeurs publics et privés, les chaînes gratuites ou payantes, les producteurs audiovisuels, les annonceurs, les régulateurs et les investisseurs en général. Pour tous, la mesure d'audience est devenue indispensable pour guider leurs choix, puisque les analyses approfondies que nous fournissons quotidiennement concernent les choix du public, ses modes de vie, ses goûts et ses attentes. Il s'agit de comprendre comment atteindre le public que l'on cherche à acquérir, sans que ce soit forcément le plus grand nombre.

La recherche de la meilleure adéquation entre l'offre de programme et la demande est un art, une science difficile. Cette recherche s'inscrit dans un ensemble d'obligations économiques et réglementaires. Elle se nourrit de la connaissance des offres possibles, de la connaissance des publics et de ses attentes. On assiste à un aller-retour permanent entre offre et demande.

Médiamétrie est en quelque sorte le médiateur entre cette offre qui se cherche constamment et le public qui réagit en permanence. Elle contribue à cette connaissance en France, avec le Médiamat et le MédiaCabSat et tout ce qui se fait dans le monde, avec Eurodata TV Worldwide, base de données mondiale des programmes et des audiences de 600 chaînes couvrant 70 pays.

Quelle offre est proposée aujourd'hui au public ? Comment a-t-elle évolué ?

Au fil des années, les demandes du public se sont précisées, le comportement des téléspectateurs s'est sophistiqué. En conséquence, l'offre s'est démultipliée, ce qui conduit à une fragmentation des audiences. Des chaînes généralistes réussissent, au prix d'efforts incessants, à rassembler un large public en élargissant leurs gammes de programmes, d'une part, et d'autre part, nous trouvons des chaînes thématiques aux contenus de plus en plus ciblés afin de maximiser la fidélité et la satisfaction de leurs abonnés. Que l'on cherche à satisfaire des exigences les plus larges ou les plus pointues, il faut dans tous les cas mesurer, étudier et évaluer l'audience et la performance des programmes, afin de rester en prise avec les réalités économiques du marché.

En 15 années, le nombre de chaînes a été multiplié au moins par dix. Le public a répondu favorablement à la nouvelle offre qui en a découlé. En France aujourd'hui, près du quart de la population dispose de plus de 15 chaînes, et ce chiffre est en augmentation régulière. Dans le même temps, les moyens d'accès aux programmes se sont diversifiés et sont devenus mobiles. Le public aura demain à sa disposition, en plus du réseau hertzien, du câble et du satellite, la télévision sur Internet, grâce au haut débit, le numérique terrestre, la télévision sur le téléphone ou dans la voiture... Les occasions de consommer la télévision se sont, elles aussi, multipliées, avec l'augmentation du temps libre, du fait notamment que l'on travaille moins et que l'on vit plus longtemps.

La croissance de l'offre de programmes s'inscrit donc totalement dans l'évolution des modes de vie.

Comment le public réagit-il aux programmes qui lui sont proposés ?

Il convient de rappeler qu'en termes de temps la télévision est le premier des loisirs à domicile des Français, le loisir n'excluant pas, bien entendu, la culture et la connaissance. C'est parce que la télévision est un loisir que sa consommation en dix ans est en progression constante et régulière dans le monde entier. Un Américain du Nord regarde en moyenne la télévision quatre heures par jour, un Européen la regarde un peu moins de trois heures et demi. En Asie pacifique le public y consacre un peu moins de deux heures et demi par jour. Au-delà des offres et des modes de vie différents de ces grandes zones géographiques, il est intéressant de remarquer que, quelle que soit la zone, près de la moitié de la population regarde la télévision à l'heure de grande écoute.

Les enfants de 4 à 14 ans passent un peu plus de deux heures par jour devant la télévision, soit deux fois moins que les plus de 50 ans. Ils regardent bien sûr plus la télévision qu'avant, mais ceci dans les mêmes proportions que leurs aînés : cette durée a augmenté de 10 % au cours des dix dernières années.

Observons les comportements des téléspectateurs européens face aux programmes américains, dont on entend fréquemment dire qu'ils envahissent nos écrans. Seuls six des 50 programmes les plus regardés en France, Grande-Bretagne, Espagne, Allemagne et Italie étaient des programmes américains. On constate, par ailleurs, que durant les cinq dernières années, cette proportion a tendance à baisser. Les programmes les plus regardés en première partie de soirée sont des programmes nationaux. En revanche, les programmes américains représentent toujours une part significative du reste des grilles de programmes, même s'ils ne réalisent pas de fortes audiences.

La télévision, sur le plan économique, est cependant marquée par la mondialisation. En dix ans, le secteur audiovisuel européen a connu un développement sans précédent, mais après la constitution des grands groupes, on assiste à un repli sur eux-mêmes des Européens. Ce repli s'explique par les lourds investissements consentis, en particulier dans les bouquets numériques, et par l'inflation des droits de programmes, notamment sportifs. Les télévisions financées par la publicité souffrent de la récession du marché publicitaire, et les télévisions du secteur public tendent aussi à être déficitaires.

Ce contexte explique la mondialisation des formats : les chaînes hésitent à lancer des éditions originales, qui coûtent cher ; les annonceurs hésitent à investir de nouvelles émissions. On voit donc plus souvent des émissions phares, fréquemment d'origine anglo-saxonne, qui connaissent des succès d'audience dans d'autres pays. Nous pensons ici, bien sûr, aux émissions de télé-réalité.

Qu'observe-t-on concernant l'évolution de l'offre ?

On constate une diminution de l'offre de fiction sur les chaînes hertziennes. Cependant ces fictions sont programmées à des moments-clés, bénéficiant donc d'importants moyens de production. En conséquence, la fiction reste le premier genre de programme consommé par le public, qui les regarde autant qu'il y a dix ans.

Durant les dix dernières années, le public a par ailleurs augmenté le temps qu'il consacre à l'information, alors que, sur la période, l'offre de journaux télévisés est restée stable.

Plus généralement, lorsque l'on examine l'évolution de l'offre, on est frappé en France comme ailleurs par le renouvellement croissant des programmes : l'importance des nouveautés a bien entendu pour but de conquérir et de fidéliser des publics de plus en plus exigeants. Je considère comme une performance quotidienne de la part des télévisions de savoir attirer et séduire le public.

Dans le domaine de la télévision, nous sommes à l'aube de profondes mutations, qui tiennent en particulier à la démultiplication de l'offre, à la fragmentation des audiences, au développement de l'interactivité. Il est donc plus que jamais nécessaire de se poser la question-titre de ce colloque : « La télévision, pour quoi faire ? ».

Quoiqu'il advienne, Médiamétrie continuera d'accompagner ce mouvement, comme elle le fait depuis près de vingt ans.

M. Emmanuel Hoog, président de l'Institut national de l'audiovisuel (INA)

Les contenus audios et visuels de demain ne peuvent s'appuyer sur un espace qui serait frappé d'amnésie...

Pendant très longtemps, la question du patrimoine audiovisuel n'a pas été vraiment discutée, parce qu'on l'estimait que ces contenus d'hier ne pouvaient être revus et réécoutés à l'infini, leurs supports n'étant pas « mortels ».

La question est d'importance, puisqu'elle touche aux capacités de création de demain. L'espace audiovisuel est, en effet, celui où se retrouvent les différents publics, celui où la mémoire collective s'est le plus largement construite depuis quelque soixante ans. Radio et télévision ont été non seulement témoins, mais aussi acteurs : « Intervilles », les conférences de presse du Général de Gaulle ou les feuilletons mythiques nous prouvent qu'elles touchent à des espaces très intimes des mémoires individuelles et collectives.

Jusqu'il y a cinq ou six ans, les productions étaient construites sur des supports analogiques qui se détériorent : le monde va ainsi perdre une partie de sa mémoire, d'autant que les techniques de préservation de ces produits coûtent cher.

La France, grâce à l'INA, est très bien placée dans le domaine de la conservation de ce patrimoine via son transfert sur supports numériques, plus stables. Etant détaché du monde des diffuseurs, l'INA peut se consacrer exclusivement à cette fonction. Malheureusement, à cause de la pression des contenus, les diffuseurs ont des difficultés à procéder à l'arbitrage entre l'alimentation des écrans, la politique de création des contenus et le maintien en état du patrimoine.

Les volumes sont évidemment très importants : 1,7 million d'heures de produits radiotélévisés sont rassemblées à l'INA, qui est l'une des deux ou trois plus grandes concentrations de ce type au monde.

L'avenir de la télévision passe incontestablement par une définition de la politique vis-à-vis de son passé.

La BBC et la RAI sont aussi engagées dans des politiques assez fortes en ce domaine, mais encore en deçà de ce qui est mis en oeuvre à l'INA. Le reste du monde, y compris le territoire américain, est encore à l'état balbutiant face à ce problème de numérisation du stock analogique.

Jusqu'où pourrons-nous conserver cette mémoire ? Doit-on tout conserver ? Comment sélectionner ce que l'on doit garder ou pas ? Telles sont les grandes questions qui se posent à nous aujourd'hui.

M. Marc Tessier, président de France Télévisions

Quelle est la politique de contenus de la télévision publique ? Il est nécessaire, pour pouvoir répondre à cette question, de rappeler tout d'abord que la télévision publique est plurielle. Constituée par le législateur, elle est composée d'un certain nombre de chaînes qui ont chacune leur ligne éditoriale : France 2, France 3, France 5, Arte, RFO, TV5 et les chaînes parlementaires. La politique conduite par la télévision publique et son impact sur l'économie de l'audiovisuel doivent être appréciés d'un point de vue d'ensemble.

Il faut ensuite garder à l'esprit les logiques qui animent la télévision publique, c'est-à-dire les grands principes qui guident ceux qui la dirigent. J'en soulignerai trois.

- La télévision publique suit une logique d'engagement, alors que la télévision privée suit une logique d'optimisation commerciale et financière. Cette logique d'engagement ne se décline pas uniquement en cahier des charges. Elle se traduit aussi par une série d'objectifs de programmes, dont certains sont quantifiés, figurant dans un contrat signé avec l'État actionnaire, et à travers lesquels l'État comme le public jugent et apprécient au moins en partie les résultats de la télévision.

- France Télévisions a un objectif de large audience qui est atteint par la complémentarité des audiences des différentes chaînes. Ce principe de large audience, fondateur de la télévision publique, est calqué sur la redevance, sa principale source de financement. Ce financement spécifique a comme contrepartie que ceux qui payent doivent regarder la télévision publique : si tel n'était pas le cas, la redevance ne pourrait être maintenue. C'est donc la redevance qui entraîne cet objectif. Le fait que la large audience soit atteinte par la complémentarité des chaînes est corrélé avec la notion de diversité des publics que France Télévisions doit viser. La télévision publique n'est pas centrée sur la « cible publicitaire », elle doit atteindre tous les publics.

- À partir du moment où il a été décidé que le paysage audiovisuel intègrerait une télévision publique représentant 40 % d'audience, la responsabilité de celle-ci est évidemment déterminante sur le plan économique. La politique des programmes de la télévision publique ne peut être définie sans prendre en compte cet impact sur l'ensemble du secteur audiovisuel. Pour cette raison la télévision publique débat largement avec les professionnels sur les choix en matière de programmes, et l'État lui fixe des objectifs économiques plus contraignants que ceux qu'il propose à la télévision privée.

Il est important de rappeler ces principes, non pas pour alimenter un débat sur la différence entre les télévisions publiques et privées, mais pour remonter aux intentions de ceux qui animent la télévision publique. Ces principes ont des implications en termes de contenus et de résultats.

Je soulignerai ici quatre priorités qui marquent les spécificités de la télévision publique.

- La première de ces priorités est l'information qui représente 40 % des coûts de grille. De manière exemplaire, France Télévisions a représenté plus de 75 % du volume d'heures consacré aux dernières campagnes électorales. La télévision publique se doit de proposer tout au long de la journée des sessions d'information régulières, en complémentarité d'une chaîne à l'autre. Ce sont des objectifs d'antenne que France Télévisions assume là depuis de très nombreuses années. Depuis ma prise de fonction, j'ai considéré que l'information était la première des priorités, et que France Télévisions devait la décliner sous toutes ses formes : journaux d'information, magazines d'investigation et de débats. France Télévisions a enfin comme objectif de relancer le magazine de débats et d'information international, ce qui a déjà été entamé sur France 3 au niveau du débat européen.

- Concernant une question comme la crise irakienne, que représente l'apport spécifique de la télévision publique face, en l'occurrence, à TF1 et LCI ? Les moyens déployés sont à peu près comparables. Mais le temps investi sur les antennes de la télévision publique est considérable pour expliquer et analyser les raisons de ce conflit. France Télévisions a ainsi été le seul à organiser en prime time deux émissions d'analyse, qui ont connu un succès considérable.

- Une deuxième priorité est la création. La télévision publique y investit davantage, développe plus de cases en première partie de soirée, va ouvrir une nouvelle case de deuxième partie de soirée pour le cinéma, a lancé des tentatives sur le day-time et est la seule à mener une politique active de production et de diffusion de documentaires. France Télévisions a des accords avec l'État en ce qui concerne les fictions pour la jeunesse. Les efforts fournis dans ce domaine de la création sont sans commune mesure avec ce que peuvent faire les consoeurs privées.

- Concernant les domaines de la connaissance et de la culture, la télévision publique est la seule à donner une large place à la culture, au livre et au spectacle vivant, à travers des magazines, des programmes courts, des lieux de débats, etc.
- La régionalisation est la quatrième priorité que je voudrais souligner ici. La spécificité de France 3 est d'offrir aux publics des émissions régionales et locales, ce qui est fait avec succès. La télévision publique est, pour le moment, singulière en ce domaine, même si l'ouverture des télévisions privées se fait en ce sens. Il est certain qu'elle aura un véritable défi à relever, ce qu'elle fera en adaptant ses antennes et en offrant plus de plages horaires à ses programmes locaux et régionaux.

Enfin, France Télévisions a depuis deux ans développé une série d'instruments nouveaux pour les contacts avec les téléspectateurs. La télévision publique doit examiner ses « baromètres d'image », et non pas seulement ses baromètres d'audience, pour voir si elle arrive comme elle le doit à se distinguer de ses consoeurs privées. C'est ainsi que j'ai attaché un très grand prix dans les choix d'antennes à ce que certaines émissions de télé-réalité n'aient jamais leur place sur nos chaînes.

Les structures des programmes des télévisions publiques et privées sont donc très différentes. L'objectif fondamental de France Télévisions est de rechercher pour ses chaînes des identités fortes et distinctes aux yeux des téléspectateurs, et représentatives du mode de financement que ces mêmes téléspectateurs assurent.

M. Jean-Pierre Elkabbach, éditorialiste à Europe 1, président-directeur général de Public Sénat

Je voudrais tout d'abord vous dire combien j'ai été sensible à l'hommage rendu ici à Jean-Luc Lagardère, dont j'ai eu l'honneur d'être le collaborateur et l'ami. Je me souviens que ce sont Arnaud et Jean-Luc Lagardère qui m'ont envoyé en quelque sorte en mission lorsqu'il s'est agi de créer la chaîne Public Sénat.

Parler de la télévision d'aujourd'hui demande que l'on soit indulgent.

Qu'elles soient publiques ou privées, les télévisions sont confrontées à une bataille planétaire pour leur financement, donc pour leur audience. Ainsi les télévisions publiques remplissent le plus souvent leurs missions d'intérêt général, mais ceci dans un univers de concurrence qui les oblige à faire de l'audience. C'est une question de survie.

Ceux qui ont vécu l'époque du monopole, qui ont rêvé d'en voir la fin, rêvé d'ouverture et de diversité, connaissent aujourd'hui certaines déconvenues : monotonie, nivellement et, qu'on le veuille ou non, uniformité. Paradoxalement, la télévision d'abondance conduit au conformisme. La multiplication des chaînes et la compétition aboutissent, même dans les programmes d'information, à une ressemblance des programmes, à une quête effrénée des téléspectateurs.

Le résultat est le développement actuel, et certainement à venir, de la télé-réalité sous toutes ses formes. Heureusement, la sagesse des responsables des télévisions publiques, ou parfois privées, nous préserve encore du pire. Mais jusqu'à quand, compte tenu de la pression des modèles et formats anglo-saxons ? Ces programmes n'ont en effet pas de limite dans l'exploitation du sensationnel, dans le déballage de l'intimité, dans une vraie « pornographie de l'âme ».

Une enquête récente montre qu'aux États-Unis les télévisions fédérales et locales s'entichent de reality-shows et se combattent à coups de tels programmes, quand il ne s'agit pas de trash-TV !

Chacun recherche le filon du moment. Les auteurs de séries et les scénaristes se disent eux-mêmes dépassés par ces déballages de confessions intimes, ces expositions de corps, de beaux muscles et de seins ! Attirés par le syndrome Andy Warhol, il y a toujours des volontaires et des candidats à la gloire, même si ce n'est que pour un quart d'heure !

De plus, ces émissions ne coûtent pas cher, alors qu'elles sont très rentables. Combien de temps ces modes vont-elles sévir, avec le risque d'en influencer d'autres ? J'ai bien peur de devoir répondre : « quelques années... », car les télévisions ont toujours su décliner les concepts qui les enrichissent.

Nous pouvons cependant faire confiance aux dirigeants des chaînes historiques pour qu'ils ne transforment pas la vie intime en spectacle public, pour qu'ils fassent obstacle à la culture de l'obscénité qui fait tant de mal. La qualité est souvent récompensée : elle engendre la qualité et des scores d'audience souvent surprenants. TF1, France 2 et France 3 y parviennent, surtout en première partie de soirée, de même que France 5 et Arte, qui rencontrent un public attentif.

Je déplore qu'à partir de demain nous allions sans doute voir émerger une autre télé-réalité : la guerre ; avec de « vrais » acteurs, de « vraies » destructions et de « vrais » morts... Mais pour beaucoup, et notamment pour les Américains, cela est si loin qu'ils croiront découvrir de nouveaux jeux virtuels ! Notons que l'armée américaine a accrédité, formé et entraîné plus de 500 journalistes pour l'accompagner sur les champs de bataille... Elle s'occupe fort heureusement de leur sécurité, mais étant en guerre, elle contrôlera toutes les informations émanant du front. Une charte a été signée entre les deux parties. On ne verra pas les morts ou les blessés qui dérangent... À tous ici il faut dire de faire attention à la manipulation et à la censure militaire. Multiplions les angles et les sources d'information.

Concernant la chaîne Public Sénat, notre audience cumulée quotidienne est égale au tiers de celle de LCI ou de TV5, et à la moitié de celle d'Euronews. Nous aurions plus de deux millions de téléspectateurs par semaine. Nous souscrirons aux prochaines enquêtes de MédiaCabSat. Notons que ce type de chaîne, ici ou ailleurs, n'est pas fait pour faire de l'audience. On ironise sur l'audience embryonnaire de la chaîne, mais cela était bien entendu prévu, et nos aînées, aux États-Unis, au Canada ou en Allemagne, ont aussi connu ce genre de sarcasmes... Ce n'est pas l'audience qui importe, c'est la notoriété, la rigueur et la réputation. Elles s'imposent comme des chaînes de référence, unanimement qualifiées et saluées pour leur professionnalisme et leur objectivité. Nous nous imposerons, puisque nous sommes une alternative pour répondre à une demande insatisfaite : nous donnons en continu et en direct du temps à l'expression politique et à la délibération publique. Nous avons par exemple été ici les premiers à retransmettre en direct les réunions du Conseil de Sécurité des Nations unies. Contrairement aux autres chaînes, nous avons le temps. Cette chaîne est un grand projet qui s'imposera quels qu'en soient les responsables.

M. Jean-Claude Larrivoire, journaliste

Que pensez-vous du voeu exprimé par le Président de la République concernant la création d'une grande chaîne internationale française, une sorte de « CNN à la française » ?

M. Jean-Pierre Elkabbach, éditorialiste à Europe 1, président-directeur général de Public Sénat

Créer une télévision d'information continue à vocation mondiale en langue française me semble une urgence. Je ne parlerai cependant pas d'une « CNN à la française », surtout au moment où CNN, tellement originale et créative à ses débuts, est percluse de dettes, s'interroge sur ses missions et son avenir ! Elle est battue en brèche aujourd'hui par les va-t'en-guerre de Rupert Murdoch...

Cette chaîne française internationale, il faut cesser d'en parler, il faut la faire ! Ce n'est ni un jouet ni un caprice, c'est une nécessité. Sur le plan géostratégique, la France défend une vision originale qui se trouve caricaturée et piégée dans le prêt-à-penser anglo-saxon et par la double hégémonie américaine et arabe, avec Fox, CNN et Al-Jezira. RFI, Euronews et TV5 font ce qu'elles peuvent, mais c'est insuffisant. Nous pouvons créer une chaîne indépendante, originale, à destination mondiale. Quand on a la volonté, on trouve toujours le chemin : trouvons le vite ! Lors de la création de TPS, nous avons associé le privé et le public, ce qui paraissait révolutionnaire ! Pourquoi ne pas s'inspirer de cette expérience réussie ?

Cette création me semble essentielle, non seulement pour les professionnels, mais aussi pour le pays et pour l'avenir.

M. Marc Tessier, président de France Télévisions

Fondamentalement, le problème est que les débats récents concernant l'Irak, par exemple, et même ce qui s'est passé à Paris, ne sont retransmis qu'après être passés au filtre de CNN ou de Fox News !

Nous avons besoin d'information continue, puisque c'est celle-là que regardent spontanément tous les décideurs et tous les journalistes. Cette chaîne est un enjeu de rééquilibrage international.

M. Jean-Claude Larrivoire, journaliste

Après le domaine de l'information, nous allons aborder celui de la fiction, avec le point de vue des producteurs.

M. Jacques Peskine, président de l'Union syndicale de la production audiovisuelle (USPA)

Je voudrais en premier lieu m'associer à l'hommage rendu à Jean-Luc Lagardère, notamment en rappelant des faits datant de 1992. Cette année-là, la mort de La Cinq aurait pu être la mort de la production audiovisuelle française : c'est parce que Jean-Luc Lagardère a su assumer l'ensemble de ses responsabilités à l'égard de la production que nous avons pu conserver ce secteur.

Pour aborder de manière pragmatique cette question des contenus, il faut rappeler que la télévision est à la fois le support d'une forme d'expression, mais aussi un média, à la différence de l'édition et du cinéma par exemple. La combinaison de ces deux fonctions, en matière de contenu et de responsabilité, est parfois difficile à assumer.

En tant que média, des responsabilités extraordinaires pèsent sur la télévision : on peut se demander ce qu'aurait été la pornographie au II ème siècle de notre ère ou la violence au III ème siècle s'ils avaient, en plus, disposé de la télévision ! Rappelons ainsi que ce sont des traits de notre espèce largement préexistants et qui, le cas échéant, lui survivront certainement ! La télévision serait même responsable de l'analphabétisme !

Nous devons assumer la responsabilité du média qu'elle constitue, certes, mais il ne faut pas oublier qu'elle n'est que le miroir de notre société.

Je me concentrerai sur l'autre aspect : la télévision comme support d'expression.

La télévision est frileuse, portée à l'auto-imitation, l'innovation lui est toujours douloureuse et difficile. Cette réalité s'explique par les risques pris et à prendre, qui font peur et que donc l'on veut éviter. Ajoutons à cela que la télévision française est sans doute l'une des plus frileuses du « monde audiovisuel développé ». Nous voyons en effet qu'elle n'invente plus beaucoup. Ceci est d'ailleurs autant vrai pour la télé-réalité que pour la fiction ou le documentaire.

Prenons l'exemple de la fiction. Qu'est-ce qui a été inventé comme formes télévisuelles en matière de comédie ? Des séries comme les Simpson ou Absolutely Fabulous , dans des pays pas vraiment réputés pour leur innovation... ou d'autres séries, crues sans être violentes, qui portent un regard sur la société au travers de nouvelles formes, plus créatives, moins stéréotypées que ce que l'on peut faire en France. Ce problème, distinct de celui de notre responsabilité vis-à-vis de la société, est important pour nous tous, et il est légitime de s'interroger sur ses causes et sur ses remèdes.

Concernant les causes, je reviendrai sur la notion de demande, notion très ambiguë dans le domaine de la télévision. La demande passe par la télécommande... qui ne peut faire fonctionner que les chaînes qui existent ! Il s'agit donc plutôt d'un choix.

Par ailleurs, cette demande, on « l'éduque », sans dire ici que l'on « oblige », bien entendu. Il y a six ans, par exemple, France 2 choisit de diffuser le vendredi soir des séries de 52 minutes au lieu de séries de 90 minutes : au début, l'audience a baissé, mais trois ou quatre années plus tard, la situation s'est rétablie ! Cet exemple nous montre bien que la demande n'est pas un fait en soi. C'est un élément évolutif, que l'offre elle-même fait encore évoluer !

Mais, bien entendu, on ne peut pas croire qu'en proposant n'importe quoi durablement, le public finira par s'habituer. Le public est sélectif, évidemment.

Un autre handicap se présente en matière de création télévisuelle en France : nos créateurs n'ont jamais vraiment accepté qu'elle soit un lieu de création. La série, forme reine puisqu'elle permet de fidéliser le public, est considérée par eux comme une forme inférieure de la création. Cette attitude est regrettable et constitue un véritable handicap.

Un dernier élément nous différencie de nos voisins : la question de l'argent. Exceptés ceux qui y sont, tout le monde en France pense que la télévision est riche ! Non ! La télévision française est pauvre ! La télévision publique française pèse deux milliards d'euros, la télévision publique anglaise trois milliards, la télévision publique allemande 4,5 milliards... Ceci a évidemment des conséquences sur nos capacités à investir dans des grands projets et à prendre des risques.

Notons que les recettes publicitaires sont amputées d'un bon tiers en raison de la réglementation : trois milliards d'euros de recettes en France, cinq milliards en Angleterre ! Je ne dis pas que changer ceci demain matin résoudrait tous les problèmes, mais c'est une donnée que l'on ne peut occulter.

Je crois cependant que les contenus des télévisions, ici et ailleurs, sont beaucoup plus riches que ne le disent les milieux dirigeants parisiens. Si les Français passent trois heures quotidiennement devant leur télévision, ce n'est pas parce qu'ils sont stupides ou demeurés, mais parce qu'elle leur apporte beaucoup : divertissement, information et connaissance.

Mme Sophie Deschamps, vice-présidente de la Société des auteurs et compositeurs dramatiques (SACD)

La fierté de la France réside en la qualité de sa création, de ses films et de sa fiction, que nous envie le monde entier. Chaque fois que l'on se réunit au niveau européen, les auteurs nous disent que l'on a bien de la chance en France ! Arrêtons donc de dire que nous sommes martyres et que nos auteurs sont mauvais.

Lorsque l'on parle de contenus télévisuels, il faut distinguer le flux et le stock.

La télévision est le premier vecteur de la diversité culturelle ; donc, se poser la question des contenus, c'est se poser la question de la diversité culturelle. Tout le monde milite pour cette diversité : chaque nation a le droit et le devoir de conserver son identité, source de tolérance et de paix. Cela semble bien nécessaire en ce moment...

Au niveau de la télévision, cela se traduit par la volonté de produire et de diffuser des oeuvres originales, puisque ces oeuvres constituent notre patrimoine. La télévision doit offrir des oeuvres à tous les publics, de tous les âges et de tous les milieux. Ces oeuvres sont sources de divertissement, de questionnement, d'apprentissage, d'information ou d'émotion. Le regard que portent les auteurs sur leur époque, leur société et leur passé aboutissent à des oeuvres pensées qui offrent un point de vue. C'est là que se situe la différence entre le flux et le stock.

Le flux est tout ce qui est lié à une certaine improvisation, à une quête de succès immédiat, quelque chose de peu maîtrisé, ce qui donne la télé-réalité, la télé trash ou la télé-poubelle...

Face à cela, la notion d'oeuvre et de création doit être protégée et conservée dans les programmes de télévision. Nous devons nous méfier d'une certaine télé-réalité que l'on veut faire passer pour oeuvre de création : ces émissions sont très souvent la copie conforme de ce qui a déjà été fait ailleurs. Ce n'est pas en mettant une sauce française sur un hamburger que celui-ci fera partie du patrimoine culinaire français ! Loft Story, Pop Star ou Koh-Lanta ne sont pas des oeuvres de patrimoine mais des jeux conçus pour pouvoir être diffusés partout en les agrémentant d'une « sauce » locale.

Une certaine télé-réalité tente de bénéficier des mécanismes de soutien à la création, mais ces programmes ne sont pas des oeuvres : ce sont des produits. S'ils sont considérés comme des oeuvres, comme cela a été le cas de Pop Star, ils entrent comme un vers dévorant tout le fruit du soutien de la création. C'est de cela qu'il faut se méfier.

N'oublions pas que les mécanismes qui permettent d'avoir une production française permettent aussi l'émergence de talents européens : Pedro Almodovar, Lars Von Triers, Emir Kusturica ou Ken Loach ne pourraient pas réaliser leurs films s'ils ne trouvaient à un moment le soutien de financements français ! Les pays qui ne disposent pas de tels mécanismes d'incitation à produire perdent leur identité culturelle et de création. Leur télévision n'est plus qu'un écran de divertissement sans regard, sans point de vue, un flux continu de produits, une annexe des télévisions américaines.

La diversité n'est possible que par une volonté politique. Sans obligation de production et sans mise en place des quotas, le public français n'aurait comme prime-time que ce qu'il avait à une certaine époque : Dallas et sa progéniture... Pourquoi effectivement les chaînes, surtout privées, paieraient-elles au prix fort des oeuvres qu'elles peuvent acquérir vingt fois moins cher puisque déjà amorties ailleurs ?

Aujourd'hui, la création française a conquis le public. L'offre a fait la demande, comme le disait Jacques Peskine. La fiction et les documentaires sont le fleuron des premières parties de soirée, depuis Navarro et Joséphine jusque l'Odyssée de l'Espèce, en passant par les grandes collections d'Arte. La création audiovisuelle a permis au public de renouer avec son histoire et sa littérature, ainsi qu'avec la réalité de sa société. Les quotas ont permis de rééquilibrer la création française et francophone face à la puissance commerciale de l'audiovisuel américain. Ce rééquilibrage a permis l'émergence d'un vivier de producteurs et de créateurs en Europe. Il est donc absolument nécessaire de conserver ces quotas dans la directive de la Télévision sans Frontières. Ils sont l'unique chance de survie de la création française, francophone et européenne, donc l'unique chance de la diversité culturelle.

Pour cette diversité culturelle il faut par ailleurs maintenir la diversité et la complémentarité des chaînes.

Lorsque les auteurs s'émeuvent de la possibilité de privatisation d'une chaîne publique, c'est au nom de ce maintien de la diversité. Les chaînes privées vivent dans la nécessité absolue de succès, donc, seules les chaînes publiques peuvent prendre le risque d'une création plus ciblée, moins consensuelle et plus innovante. L'apparition de nouvelles chaînes, par la TNT notamment, est une formidable opportunité d'innovation pour toute la création, y compris locale et régionale, pour des expériences plus ciblées. Il faut que ces chaînes aient des obligations de production.

Le succès de la production française et francophone en prime-time ne perdurera que si nous lui donnons les moyens d'innover, de multiplier les expériences de création.

La diversité culturelle dépend donc des créateurs mais surtout de la volonté et du soutien de nos femmes et hommes politiques. Merci au Sénat de nous soutenir dans cette rude tâche.

Débat avec la salle

Mme Catherine Hertault, scénariste, directrice d'écriture au Conservatoire européen d'écriture audiovisuelle

Nos jeunes étudiants, qui apprennent à écrire, sont très inquiets pour leur avenir...

Les fictions sont le produit le plus regardé, selon Madame Aglietta, mais leur production diminue : comment peut-on expliquer cela ?

Quel est à France Télévisions le pourcentage du budget réservé à la création et notamment à l'écriture ?

Je préciserai enfin à Monsieur Peskine que les auteurs ne considèrent pas la série comme un genre mineur : ils dénoncent simplement le « clonage » des séries, clonage massif par souci de rentabilité.

M. Marc Tessier, président de France Télévisions

Nous consacrons environ 35 % du coût de la grille à la création française. L'écriture est incluse dans les contrats que nous passons avec les producteurs pour développer les projets.

Concernant la fiction, il faut distinguer le volume de la fiction diffusé tous horaires confondus et toutes origines confondues. Je pense, par exemple, que la part des feuilletons étrangers a légèrement diminué alors que les diffusions originales ont plutôt augmenté.

M. Jacques Peskine, président de l'Union syndicale de la production audiovisuelle (USPA)

Beaucoup d'auteurs sont passionnés pour créer de nouvelles séries, j'en suis certain, mais je ne pense pas que ce soit la position institutionnelle des représentants des auteurs. Je trouve moi-même cela dommage, mais c'est ainsi.

Mme Carole Paplorey, responsable des études, TV5

Cela fait bon nombre d'années que l'on entend déplorer le manque de télévision française d'envergure internationale.

Je rappelle que TV5-Monde touche près de 140 millions de foyers sur la planète, ce qui en fait le troisième diffuseur mondial après MTV et CNN.

TV5 compte 40 millions de téléspectateurs chaque semaine et 11 millions par jour : cela représente tout de même une sérieuse alternative aux images anglo-saxonnes... mais TV5 semble mieux identifiée à l'étranger qu'en France.

M. René Duranton, société Bourbonnaise Production

Il me semble que les films français qui sortent devraient bénéficier de la diffusion d'une bande annonce sur les télévisions publiques.

Par ailleurs, une fois achevée la vie en salle, les distributeurs et producteurs constatent tous que le contact avec les télévisions est une véritable barrière, voire un rejet. On en revient à la notion de demande de la part des téléspectateurs. Comment évalue-t-on cette demande, si tant est qu'on l'évalue, justement ? Comment se fait-il par exemple que l'émission de Pascal Sevran, que l'on aime ou pas, peu importe, soit supprimée, à l'insatisfaction générale des téléspectateurs fidèles ?

M. Marc Tessier, président de France Télévisions

Qu'une télévision publique change ses programmes en fonction de ses analyses, c'est son droit et sa responsabilité.

Il est par ailleurs erroné de dire que nous ne procédons pas à des mesures de satisfaction. Les baromètres de satisfaction seront d'ailleurs prochainement publiés dans un grand magazine.

Quant à la diffusion des films, la télévision publique n'a pas à rougir ! Elle ne peut diffuser tous les films, certes, et ce n'est d'ailleurs pas son rôle.

Mme Danièle Pourtaud, vice-présidente de la commission des Affaires culturelles du Sénat

Je remercie les intervenants d'avoir montré que le système audiovisuel français ne fonctionne finalement pas si mal, notamment grâce à cet équilibre instauré entre le public et le privé. Il permet à chacun d'exercer son métier et apporte satisfaction aux téléspectateurs.

Je suis cependant un peu frustrée de ne pas avoir suffisamment entendu parler de l'avenir. J'espère que cet avenir sera la TNT, avec quelque 35 chaînes disponibles en hertzien numérique. Cette nouvelle télévision pose un problème en termes de choix des programmes : j'aurais voulu que l'on aborde cette question aujourd'hui, sachant que là aussi l'équilibre entre secteur public et secteur privé sera nécessaire, notamment bien sûr pour la TNT « gratuite ».

Je regrette que personne ici ne puisse nous expliquer pourquoi le Gouvernement a demandé à France Télévisions d'abandonner certains projets dont celui de chaîne publique d'information en continu. Rappelons que LCI est privée et payante et qu'elle le restera dans le cadre de la TNT.

M. Jean-Claude Larrivoire, journaliste

Un colloque spécifique sur le sujet des TNT s'est tenu ci même il y a un an, avec tous les candidats d'alors, dont la plupart ont été retenus. Un rapport de la commission a d'ailleurs été édité suite à ce colloque.

Intervention de la salle

Je remarque que les propos entendus concernent essentiellement le prime-time . Avant de penser à la programmation des chaînes de la TNT, il faudrait peut-être réfléchir aux programmations hors prime-time . À la place de Derrick, qui date de 25 ans, on pourrait placer des oeuvres déjà produites...

M. Marc Tessier, président de France Télévisions

Nous y réfléchissons, soyez-en assuré. Je rappelle que la télévision publique est la première télévision le matin et en début d'après-midi, et que nous avons développé avec France 5 une télévision à succès qui s'arrête, malheureusement, à 19 heures, donc avant le début du prime-time . Aucun secteur n'est à l'abandon.

Intervention de la salle

Y a-t-il encore un avenir pour le documentaire de création ?

M. Jean-Pierre Elkabbach, éditorialiste à Europe 1, président-directeur général de Public Sénat

La TNT sera sans doute une opportunité pour ce type de produits, pour une chaîne comme Public Sénat, où nous nous battons pour être diffusés sur tous les types d'expérimentations possibles.

M. Marc Tessier, président de France Télévisions

Des documentaires de création sont diffusés sur les chaînes publiques, et uniquement sur les chaînes publiques d'ailleurs.

De nouvelles collections ont été initiées par France 2 et France 3, mais deux chaînes ne peuvent à elles seules couvrir toutes les gammes !

M. Joël Wirsztel, SatelliFax

Je suis frappé par le rejet de la télé-réalité. « La télévision, pour quoi faire ? », tel est le sujet, mais on doit ne pas oublier de se demander aussi « pour qui ? ». Le public est capable aujourd'hui de maîtriser et de comprendre les excès de la télé-réalité, et de les sanctionner le cas échéant. Il ne s'agit pas de considérer ces émissions comme de la création au même titre que d'autres oeuvres, mais cela existe et ne mérite sans doute pas d'être systématiquement rejeté.

M. Jean-Claude Larrivoire, journaliste

Nous achevons ainsi cette première table ronde en remerciant tous les participants.

Deuxième table ronde : quels impacts ?

M. Jean-Claude Larrivoire, journaliste

Blandine Kriegel, vous avez été l'an dernier chargée d'une étude sur la violence à la télévision. Votre rapport, remis en novembre 2002, préconise une série de mesures. Pouvez-vous nous en rappeler l'essentiel et éventuellement leurs effets ?

Mme Blandine Kriegel, chargée de mission auprès du président de la République, auteur de « La violence à la télévision »

Certaines de ces mesures ont été appliquées rapidement, notamment grâce au dialogue instauré préalablement avec les directeurs de chaînes : il en est ainsi du double cryptage, de la mise en place accélérée de la nouvelle signalétique, de la transformation des modes de fonctionnement de la commission de classification des films, etc.

Le problème que nous avions à traiter est en fait un conflit d'intérêts : d'un côté, nous avons la question du développement de la violence, de l'autre, la nécessité de préserver la liberté de création. Pour tenter d'ajuster ce conflit, nous avons tout d'abord dû répondre à la question posée ici : quels sont les impacts de la télévision sur les enfants ? C'est sans doute la part de notre travail qui a fait l'objet de la communication la plus délicate, et c'est pourquoi je veux principalement y revenir ici.

Le premier constat est, que depuis au moins une décennie, dans toutes les sociétés démocratiques développées, nous sommes passés d'un sentiment d'insécurité à un véritable phénomène d'insécurité. C'est dans ce contexte que nous avons réfléchi aux responsabilités éventuelles de la télévision.

Il existait à ce sujet un sentiment public. Un sondage IFOP effectué en 2002 montrait que l'opinion publique estimait majoritairement que le nombre de scènes de violence à la télévision atteignait un niveau inquiétant. En 1998 une enquête de l'UNESCO avait montré que les jeunes de moins de 12 ans consacraient quotidiennement trois heures à la télévision, soit 50 % de plus qu'à n'importe quelle autre activité.

Concernant les impacts eux-mêmes, au moins quatre rapports existaient déjà, dont celui d'André Glucksmann, sans doute le plus complet, qui concluait sur l'absence d'effets de la télévision. Il a fallu que nous relisions ces études, avec l'éclairage de Sébastien Roché, sociologue, membre de notre commission.

Parallèlement, une étude américaine a travaillé aussi sur ce phénomène d'impacts, ceci pendant une vingtaine d'années. Les résultats ont montré que chez les garçons, des émissions suivies à huit ans étaient liées de manière modeste à un indicateur d'agressivité onze ans plus tard. Les garçons qui avaient vu beaucoup d'émissions violentes étant petits avaient à tente ans un casier judiciaire plus chargé que les autres, sans que ces effets soient réductibles à des facteurs sociaux autres. Pour quantifier cet effet « modeste », les chercheurs ont indiqué qu'il est comparable à celui qui relie la consommation de tabac au cancer du poumon. Ces faits établis ont obtenu le consensus de tous les experts des grandes associations de recherche.

Il existe donc des effets, directs et indirects, de la consommation de spectacles télévisés. On ne pourra plus dire qu'on ne le savait pas !

La description clinique des effets induits a évidemment un degré de validité moindre. Les sociologues parlent néanmoins de baisse de l'inhibition et du sentiment de culpabilité, de désensibilisation, de l'acquisition de stéréotypes et d'imitation. Si les effets sont avérés, ces conclusions, quant à elles, sont bien entendu en discussion chez les experts.

Les psychiatres que nous avons auditionnés nous ont donné une batterie d'analyses des émotions provoquées par la vue d'images violentes : angoisse, colère, peur, etc.

Les études menées par le CSA ont montré qu'existe une idéalisation des rapports fondés sur la force, un effacement du cadre juridique et symbolique. Plus fondamentalement, un sociologue américain exprime que ces spectacles violents provoquent une représentation manichéenne du monde. Les enfants en arrivent à surestimer le risque d'agression, la confiance qu'ils accordent au monde en général diminue : ils ont le sentiment de vivre dans ce que Gerbner appelle « un grand méchant monde ».

Notre commission a interrogé nombre de spécialistes de l'enfance et de l'adolescence. Si leurs observations cliniques ne sont pas généralisables, nous avons néanmoins été frappés par la convergence de leurs observations concernant cette question de l'impact. Tous, selon leurs observations cliniques, constatent des effets dommageables pour les jeunes exposés quotidiennement à quelque deux heures de télévision.

Nos sociétés doivent donc prendre en compte ces impacts maintenant avérés, et mettre en place des régulations qui protègent les enfants, ceci tout en sauvegardant le principe de liberté.

Mme Claire Brisset, la Défenseure des enfants, auteur de « Les enfants face aux images et aux messages violents diffusés par les différents supports de communication »

L'institution que je représente a été créée il y a trois ans, à la fois pour recevoir des plaintes individuelles d'enfants dont les droits n'auraient pas été respectés et pour étudier les problématiques d'ensemble qui peuvent affecter la vie des mineurs dans notre pays. C'est à ce titre que Monsieur Perben m'a demandé de rédiger un rapport sur l'impact sur leur comportement et leur développement de la violence dans le paysage qui environne nos enfants. Rappelons ici que la télévision n'est qu'un des éléments du « bain » audiovisuel et culturel dans lequel sont plongés les enfants.

Cette enquête s'est déroulée sur six mois, durant lesquels nous avons auditionné 98 personnes : des professionnels de l'audiovisuel, des parents, des psychiatres et pédopsychiatres.

Beaucoup de conclusions de ces auditions rejoignent les propos de Madame Kriegel.

Avec étonnement, nous nous sommes aperçus que concernant ce domaine, nous sommes dans un véritable désert épidémiologique ! Mises à part quelques études remarquables, ou des enquêtes réalisées outre-Atlantique, donc difficilement extrapolables à notre culture, aucune étude de vaste ampleur n'existe sur cette question de l'impact.

De nos rencontres avec les psychiatres, il ressort qu'il est difficile d'établir des causalités linéaires entre ce que les enfants voient ou entendent et ce qu'ils font ensuite. Les causalités sont, en fait, multifactorielles.

Par ailleurs, nous savons que 15 % des adolescents se trouvent en situation de très grande fragilité qui peut se traduire par des comportements auto ou hétéro-agressifs. Ce sont ces enfants-là dont il faut se soucier.

Sont essentiellement en cause ici la violence et la pornographie, dont d'ailleurs tous nous ont dit qu'elle était aussi une réelle violence. Elle est une effraction dans un imaginaire encore insuffisamment construit.

Nous avons rencontré aussi des magistrats dont certains s'occupent de jeunes ayant commis des actes qui les ont placés en conflit avec la loi. Pour un certain nombre de ces derniers, les actes commis sont littéralement scénarisés, notamment dans le cas de viols en réunion, de « tournantes ». Les magistrats signalent que la criminalité sexuelle est en augmentation et, surtout, en plein « rajeunissement », si l'on peut dire.

Les conditions de réception de ces images pornographique et/ou violentes sont très importantes. Les violences apportées par l'actualité, dont nous sommes abreuvés depuis le 11 septembre et dont nous allons être abreuvés dans les prochains jours, le sont en général en présence d'adultes, donc dans un contexte qui permet une sorte de « déminage » des images. Mais les images pornographiques ne sont pas visionnées dans un tel contexte : ce sont des images brutes et en général muettes, donc sans interprétations possibles.

J'apporterai quelques points de conclusion de notre étude.

Nous ne pouvons pas ne pas nous interroger sur la sous-utilisation du concept juridique extrêmement précis qu'est l'atteinte à la dignité humaine. Cette notion de droit existe dans la loi sur l'audiovisuel et dans un certain nombre de traités que la France a ratifiés. Il est regrettable que ce concept ne soit pas plus utilisé par le CSA par exemple, pas seulement dans le contexte de la violence ou de la pornographie, d'ailleurs, mais aussi dans certains cas de télé-réalité.

La signalétique, qui s'est améliorée, reste insuffisante, en particulier dans les programmes de télévision publiés par les journaux.

Le double cryptage est un progrès, mais lui aussi insuffisamment utilisé. Tant que son utilisation ne sera pas généralisée restera posé le problème de l'accès direct des enfants et des mineurs à des programmes de violence et de pornographie.

Enfin, il est impossible de continuer à travailler comme nous le faisons, « à l'aveugle », sans une vaste enquête épidémiologique, que les pouvoirs publics pourraient commander à l'INSERM par exemple. Nous sommes finalement dans un désert épidémiologique et dans un maquis institutionnel.

M. Jean-Claude Larrivoire, journaliste

Est-il exact que vous avez préconisé que certains films soient interdits aux moins de cinq ans ?

Mme Claire Brisset, la Défenseure des enfants, auteur de « Les enfants face aux images et aux messages violents diffusés par les différents supports de communication »

Non, bien entendu.

Les pédopsychiatres nous ont dit, par contre, qu'il manquait en France ce qui existe déjà dans d'autres pays, à savoir une catégorie « moins de sept ans ». Lorsque qu'un film problématique est présenté à la commission de classification, elle ne peut que le classer en moins de 12 ans. À notre sens, l'approche doit être affinée, ce qui limiterait le recours à la catégorie « moins de 12 ans ».

M. Jean-Claude Larrivoire, journaliste

Serge Tisseron, vous avez été chargé par le ministère, en 1997, d'une recherche sur les mécanismes des effets des images chez les enfants et adolescents. Vos conclusions sur la violence télévisuelle ne correspondent pas forcément avec les rapports que nous venons d'entendre.

M. Serge Tisseron, psychiatre et psychanalyste, auteur de « Enfants sous influence. Les écrans rendent-ils les jeunes violents ? »

Les recherches citées par Madame Kriegel ou Madame Brisset sont totalement indiscutables. Mais l'important, ce sont les conclusions que l'on en tire et les préconisations que l'on décide ensuite de faire passer en priorité. Or, de ce point de vue, aider les enfants à prendre plus de distance par rapport à toutes les images qu'ils voient me semble la priorité la plus réaliste et la plus utile.

En effet, lorsque l'être humain a créé les images, il a aussi créé les moyens de s'en protéger, en se dotant de moyens pour prendre de la distance vis-à-vis d'elles. Mais la nouveauté, aujourd'hui, est qu'on ne peut plus laisser à l'ordre du hasard ou du bricolage personnel l'apprentissage de ces moyens, et qu'ils doivent faire l'objet d'une « éducation aux images ».

En effet, les images ont changé.

Elles sont tout d'abord de plus en plus réalistes, les trucages sont de moins en moins visibles, la distinction fiction/actualité tend à s'effacer dans les représentations.

Elles sont par ailleurs de plus en plus imprévisibles : nous l'avons vu le 11 septembre, nous le verrons probablement durant la guerre d'Irak...

Enfin, des images qui n'ont pas un contenu explicitement violent peuvent malmener et faire violence à certains spectateurs, soit par leur contenu qui peut leur rappeler un traumatisme personnel, soit seulement par leur montage : des images qui durent une ou deux secondes, présentent des variations lumineuses importantes et sont accompagnées de bruits cardiaques ou respiratoires sont émotionnellement très stressantes.

Ces trois caractères amènent, surtout chez les plus jeunes, une grande confusion émotionnelle et une perte du sens face aux images. Cette confusion peut se produire face à des spectacles de fiction, d'actualité ou de publicité.

Cette confusion et cette perte de sens peuvent être le point de départ de comportements individuels ou collectifs violents, anti-sociaux, grégaires, etc.

Les études américaines citées par Madame Kriegel montrent notamment que les images violentes ont des effets sur les comportements. Mais il faut aussitôt ajouter que les mêmes études montrent que ces effets sont modulables : on constate ainsi que les enfants malmenés verbalement dans leur foyer, ou se trouvant plus généralement en grande précarité, sont plus sensibles aux effets de violence des images.

Nos propres recherches ont montré que les enfants étaient effectivement malmenés par les images violentes. Il en résulte angoisses, peurs, dégoûts, etc. Les jeunes répondent facilement qu'ils ont l'habitude, que cela ne leur fait plus rien... mais si l'on prend le temps d'en parler avec eux, on arrive à ce qu'ils expriment les douleurs que cela provoque.

Surtout, les enfants utilisent spontanément un certain nombre de moyens pour reconstruire leurs repères, moyens qu'il est essentiel de mieux connaître pour pouvoir les aider. Ainsi, ils parlent beaucoup des images violentes, peu des autres : c'est là un appel d'interlocuteur. Certains peuvent avoir besoin de passer par la création d'images pour voir ensuite autrement les fictions ou l'actualité. D'autres enfin peuvent avoir besoin de mettre en forme ce qu'ils ont éprouvé face aux images, ceci par des activités corporelles, par des jeux de rôles, le théâtre, etc. Pouvoir imiter « pour de faux » permet d'éviter le risque d'imiter « pour de vrai ».

Enfin, quelle que soit la technique mise en oeuvre, le moyen principal qu'utilisent les enfants pour prendre de la distance par rapport aux images est de se demander comment elles ont été fabriquées.

Mon enquête concluait sur la nécessité de créer, dans le cadre associatif et à l'éducation nationale, des lieux offrant ces possibilités aux enfants, afin qu'ils puissent mieux se protéger contre les effets de perte de sens des images.

Quelles transformations de la télévision peut-on envisager à partir des éléments de cette recherche ?

Tout d'abord, toutes les images devraient être « sourcées » à l'aide d'un indicateur visuel présent pendant l'ensemble de leur passage, mentionnant leur provenance et leur date de création.

Ensuite, la télévision française devrait s'engager dans la réalisation de making off , ce dont d'ailleurs tous les adolescents sont friands. Ces making off pourraient concerner les fictions, les publicités, bien sûr, mais aussi les actualités.

Enfin, le législateur devrait faire obligation aux chaînes publiques de diffuser des émissions d'éducation aux images, comme l'actuelle « Arrêt sur image », issue d'ailleurs d'une demande politique.

Un contrôle des images en amont est bien entendu nécessaire, comme cela a été précédemment exposé, mais un tel contrôle total est impossible. Il faut donc mettre aussi en place des dispositifs qui permettent aux spectateurs, et notamment aux plus jeunes, d'apprendre à prendre de la distance par rapport aux images, à les traiter comme des constructions, des sortes de mondes parallèles à notre monde quotidien, même si elles peuvent aussi nous informer sur celui-ci, à condition qu'elles puissent être sujettes à échanges.

L'éducation aux images ainsi envisagée pourrait permettre de « vacciner » un certain nombre d'enfants contre les conséquences dangereuses des images violentes, mais surtout de les préparer tous à vivre en paix avec les images, plus responsables et plus heureux.

M. Jean-Claude Larrivoire, journaliste

Monsieur Clémenceau, je crois qu'au sein de votre groupe les consignes aux chaînes sont précises, mis à part pour CNN : pas de sexe et pas de violence, n'est-ce pas ?

M. Éric Clémenceau, président de Turner Broadcasting

En Europe, Turner broadcasting est un acteur de taille moyenne, partie du groupe AOL-Time-Warner, dans lequel la télévision représente un poids assez faible, surtout aux États-Unis. Le secteur n'est cependant pas négligeable : c'est un secteur de liberté, de choix et de création.

Un groupe international ne peut pas se permettre d'être absent d'Europe, donc d'Allemagne, de Grande-Bretagne et de France.

Il a été question de facilité, de recherche de profit, de quotas, etc. Mais avant tout nous sommes des saltimbanques. Nous évoluons dans un univers très concurrentiel qui rencontre bien des difficultés à être bénéficiaire. Je rappelle que la diffusion par câble et satellite en France est assez faible, ce qui peut expliquer la difficulté d'y développer de nouveaux programmes.

La question de l'impact des images sur les publics, et notamment sur les enfants, a toujours été au centre de nos préoccupations. Ainsi, sur TCM, le film le plus érotique doit être « Autant en emporte le vent », le plus violent doit être « Ben Hur »...

Plaisanterie à part, Turner existe pour informer et divertir, deux fonctions sensiblement différentes que nous tentons d'assurer avec CNN d'un côté et Cartoon de l'autre.

Concernant l'information, la télévision est pour nous un élément incontournable de la presse : on ne peut plus échapper à l'image aujourd'hui. Une étude européenne étudie les comportements médiatiques des 20 % de foyers les plus fortunés. Celle-ci montre que 43 % des foyers en France sont intéressés par les informations internationales et que pour cela ils se tournent d'abord vers la télévision nationale, puis internationale. Les chaînes internationales ont bien entendu une audience plus faible, mais au niveau mondial elles ont un véritable impact. Un groupe comme CNN peut joindre un milliard d'individus à tout moment, dans 200 pays, ceci via 15 chaînes, et 900 chaînes affiliées, en neuf langues différentes et des journalistes de 50 nationalités. C'est dire l'impact que nous pouvons avoir sur des gens très différents selon les groupes de pays, les groupes linguistiques, etc. On ne propose pas un CNN américain 24 heures sur 24 !

J'ai par ailleurs une bonne nouvelle en provenance des États-Unis : si la télé-réalité existe, elle s'essouffle, et de grandes créations se développent ! Il est possible de faire du bon qui marche !

Autre réponse aux interventions précédentes : CNN n'est pas percluse de dettes, ce qui est aussi une bonne nouvelle ! Concernant son impact, notons que nous joignons, en Europe, chaque mois plus de 40 % des leaders.

Pour exister, les informations doivent être internationales, mais proches des téléspectateurs. Il s'agit d'être à la fois différent et compréhensible.

Concernant les enfants, nous savons que 50 % du temps qu'ils consacrent à la télévision l'est, pour les chaînes enfants du câble et du satellite, lorsqu'ils ont ce choix. Cela correspond donc à un besoin des enfants eux-mêmes, mais aussi des parents qui doivent en ce cas engager leur propre responsabilité vis-à-vis de leurs enfants. Ceci constitue encore une bonne nouvelle, concrétisée par la belle réussite de chaînes comme Canal J.

Notre chaîne Cartoon Network touche 60 pays dans le monde. L'idée est qu'elle soit drôle, loufoque, étonnante, mais jamais méchante... même si dans la vraie vie les méchants gagnent parfois !

Des études paneuropéennes nous ont montré la diversité des publics en Europe, mais aussi des points de convergence. En France et en Grande-Bretagne, les parents proscrivent la télévision à leurs enfants après 19 heures, ce qui n'est pas le cas par exemple aux Pays-Bas, en Espagne ou au Danemark, où elle est proscrite avant neuf heures du matin, et toute la matinée en Suède et en Pologne.

Le contrôle par les parents est différent selon le lieu où se trouve le poste de télévision. En France et en Espagne, 28 % des enfants disposent d'un poste dans leur chambre, ils sont 50 % dans ce cas en Grande-Bretagne, au Danemark ou en Italie.

Les Suédois et Danois refusent les programmes qui font peur, les Polonais et Espagnols tous les programmes non destinés aux enfants. Aux Pays-Bas, en France, en Grande-Bretagne et en Italie, les programmes violents sont complètement bannis. Tous les parents en Europe rejettent les langages violents et grossiers.

Même si nous ne sommes pas du service public, même en étant américains, même si nous voulons que nos chaînes marchent, nous avons aussi une éthique.

Grâce à la thématisation des chaînes, parallèlement à la nécessité pour les parents de s'impliquer plus dans le choix de leurs enfants, nous avons de beaux jours devant nous.

M. Jean-Claude Larrivoire, journaliste

L'Union-guilde des scénaristes se dit très inquiète des carcans qui pèsent sur le travail des scénaristes sous prétexte de lutte contre la violence.

Mme Emmanuelle Sardou, présidente de l'Union-guilde des scénaristes (UGS)

Raconter des histoires est un exercice aussi vieux que le monde. C'est dessiner des chemins dans le chaos, c'est donner du sens à la vie. Serge Daney disait que les scénaristes sont comme des griots modernes : ils sont là pour apaiser l'inquiétude existentielle, et pour éveiller les consciences. Cela demande technique, travail, engagement et conscience morale. Il faut posséder les règles de la dramaturgie, il faut savoir structurer dans le temps, tel un musicien, et dans l'espace, tel un architecte. Travaillant sur l'identification du spectateur, cela demande aussi de la psychologie, pour créer l'émotion qui va faire percevoir le sens de l'histoire. C'est aussi un travail proche de celui du philosophe ou du moraliste. Les scénaristes fréquentent plus volontiers Camus ou La Rochefoucauld que la télé-réalité... Chaque jour de leur vie ils travaillent sur la question du sens ; il s'agit, en particulier à la télévision, de lutter pour donner du sens à la vie.

« Lutter pour donner du sens à la vie » est la première phrase du premier chapitre de la « Psychanalyse des contes de fées », de Bruno Bettelheim, où il explique que pour que l'enfant puisse rêver, imaginer, et se projeter dans l'avenir, où il pourra régler les problèmes qui le dépassent aujourd'hui, il faut que le loup mange le Petit Chaperon rouge... Il faut que la vieille sorcière menace Hansel et Gretel de les dévorer. C'est cela aussi, cette violence-là, qui permet aux enfants de grandir dans leur imaginaire.

La question du sens est évidemment liée à la question du point de vue. Celui-ci, pour nous scénaristes, est une prise de position éthique de l'auteur sur ce qu'il choisit de représenter ou non, en lui donnant le sens dont le spectateur a besoin pour maîtriser, non pas le fait brut, mais l'émotion que celui-ci provoque.

Dans ce qui est dit à propos de la violence à la télévision, j'ai le sentiment que l'on fait un amalgame dangereux entre la représentation de la violence et la violence de la représentation. Je m'interroge ainsi sur la violence de la publicité pour Nike, dans les cités où les enfants n'ont pas les moyens de s'acheter ces chaussures qui leur permettraient de « Juste le faire »... Je m'interroge d'autant sur la violence de cette publicité, que l'on sait que Nike fait travailler des enfants de moins de 12 ans, dans des pays qui ne sont pas le nôtre...

Où est donc la violence ?

Raconter une histoire, c'est dessiner un chemin dans le chaos, c'est lutter pour donner du sens à la vie.

Cette lutte des scénaristes de la télévision française est quotidienne. Ils sont confrontés à ce que l'on a appelé, pour les besoins de la démonstration, « la pyramide de la peur ».

Au bas de cette pyramide inversée, nous trouvons le scénariste, libre, audacieux, plein d'idées, original, désireux de ne pas faire le énième clone de « Urgences », de « l'Instit' » ou de « Navarro », mais sans pouvoir. Plus on monte dans cette pyramide aux échelons si nombreux, plus le scénariste est confronté à des gens qui décident à sa place de ce que doit être son histoire, de la manière dont elle doit être racontée et du sens qu'elle doit porter... et plus ces gens ont de pouvoir, plus ils ont peur ! Dans ce parcours on croise ainsi successivement un chargé de développement ou un directeur littéraire, un producteur, un chargé de programme, un directeur de la fiction, un directeur des programmes...

Certains scénaristes racontent qu'on leur a demandé de signer des contrats où ils s'engagent à avoir lu le rapport Kriegel et à en respecter les directives : voilà un niveau supplémentaire à la pyramide de la peur, à laquelle nous devons résister pour réussir à raconter nos histoires comme nous voulons les raconter. Car lorsqu'on dit que la télévision française est uniforme, il faut savoir que le public ne voit que très rarement ce qui a été écrit, mais le plus souvent ce qui est passé à la moulinette du « formatage » et des « acceptations ».

Nous sommes enfin trop souvent confrontés, en ce qui concerne « les décideurs », à l'inculture, à l'incohérence, au manque d'audace et à la peur, qui font qu'il est très difficile de faire passer une idée. Vous dites « catharsis », on vous demande « cathar...quoi ? »...

Mais malgré la tentation de l'uniformité, du formatage, de la médiocrité ambiante, et bien qu'on entende que tout est pour le mieux dans le meilleur des mondes, malgré le fait que l'on nous dise chaque jour qu'il ne faut pas parler du troisième âge, de la mort, de la mort violente des enfants, du Front national, du scandale du Crédit Lyonnais, de la politique, de l'actualité, de la pauvreté, de la misère et j'en passe... malgré tout nous continuerons à résister pour que nos histoires aient un sens qui permette à nos concitoyens de penser le monde, d'agir et de réagir, dans leur monde, dont la complexité, on le voit chaque jour, peut mener à la tentation de l'indifférence...

Nous continuerons de lutter, nous continuerons de résister, tant il est vrai que l'anagramme de « scénariste » est « résistance ».

M. Jean-Claude Allanic, médiateur de la rédaction de France 2

Pour ma part, j'aborderai la question de manière plus empirique, à partir du courrier que peut recevoir le médiateur que je suis.

Le médiateur est un peu le bureau des doléances, voire le « bureau des pleurs ». Nous mesurons plus un indice d'insatisfaction qu'un indice de satisfaction...

Je précise que -grâce à la redevance !- France 2 a les moyens de se payer deux médiateurs : une médiatrice des programmes, Geneviève Guicheney, et un médiateur de l'information, moi-même. Je parlerai donc plutôt de ce qui concerne l'information.

Notons tout d'abord que « Madame Bovary » a été en son temps considérée comme une oeuvre quasi pornographique : ceci nous rappelle que les contextes évoluent ! Sur les thèmes du sexe et de la pornographie, les interventions auxquelles je peux avoir à faire ne sont que peu pertinentes. Je me souviens avoir reçu un courrier concernant la diffusion d'images d'une publicité lors d'un journal télévisé : cette publicité pour Yves Saint-Laurent représentait un jeune homme nu. Un téléspectateur disait avoir été choqué par cette diffusion inopinée, alors qu'il regardait le journal télévisé avec sa mère, sa femme et sa fille... J'espère que sa mère et sa femme savent encore de quoi il s'agit, et je souhaite à sa fille qu'elle en prenne connaissance !

Concernant les magazines d'information, nous recevons un certain nombre de courriers à propos de sujets sur la prostitution, mais cela touche plus le domaine de la violence pure que celui de la sexualité.

Sur les quelque 36 000 messages que je reçois par an, 10 % environ concernent la question de la violence. Les thèmes changent, et la violence elle-même est sujette à des perceptions diverses.

« Tout journal de la première à la dernière ligne n'est qu'un tissu d'horreurs : guerres, vols, impudicités, tortures, crimes des princes, crimes des nations, crimes des particuliers, une ivresse d'atrocités universelle. C'est de ce dégoûtant apéritif que l'homme civilisé accompagne son repas chaque matin. [...] Je ne comprends pas qu'une main pure puisse toucher un journal sans dégoût ». Cette citation est de... Charles Baudelaire ! Je vous laisse apprécier.

Qu'est-ce donc qu'une image violente ? Les courriers des téléspectateurs nous montrent que les choses ne sont pas si simples.

La définition « classique » se base sur les guerres, les cadavres, les blessés, les victimes d'attentats, le sang. Les sujets exemplaires en sont l'Afghanistan, les attentats en Israël, Bali, AZF à Toulouse, la faim dans le monde, etc. Le public dit explicitement que tout cela est trop violent, et il le dit essentiellement au nom de ses enfants. On nous reproche de ne pas nous rendre compte de l'impact des images d'information diffusées à l'heure des repas, au moment où la famille est réunie. Il est vrai qu'en France on regarde fréquemment la télévision en mangeant, matin, midi ou soir. Je réponds à cela qu'il suffit de ne pas regarder la télévision à ce moment là -ce n'est pas la réponse officielle de la chaîne, bien entendu ! -, ou alors, je suggère de dialoguer, justement, puisque la situation s'y prête. Précisons que les présentateurs mettent en garde les téléspectateurs lorsque des images particulièrement dures risquent de choquer les plus jeunes publics, ceci selon la charte de l'antenne élaborée à l'initiative de Marc Tessier. Si les gens abandonnent l'écran après une telle mise en garde, c'est que nous tombions effectivement dans le voyeurisme. Mais il s'agit de prévenir, et surtout de préciser que si nous diffusons telle ou telle séquence, c'est que cela nous semble significatif et prétexte à débat. En ce sens, j'ai beaucoup apprécié l'expression de Claire Brisset parlant de « déminage » de la violence des images. Il faut en effet « déminer » et décrypter immédiatement, par une intervention-analyse a posteriori .

Mais attention : montrer une guerre sans victimes, ce n'est plus combattre la violence, c'est faire de la désinformation ! La violence doit être montrée, y compris dans un journal télévisé. Pourquoi montrer des enfants qui meurent de faim ? Parce que l'on assume. Il faut que cela dérange, aussi. Notre monde n'est pas celui de Walt Disney ! Des enfants y souffrent, des enfants y meurent. Ce message, sans les traumatiser, doit tout de même passer auprès de nos propres enfants, de manière à en faire des citoyens responsables.

Après cette violence « classique », j'ai été frappé des courriers que j'ai reçus concernant les bûchers d'animaux au moment de l'épidémie de fièvre aphteuse. Nous arrivons ici à des relations plus complexes, avec les bûchers du Moyen-âge, les rapports entre la vie la mort, entre les animaux et l'homme, etc. La symbolique pouvait être très violente pour le téléspectateur.

Nous avons reçu aussi des courriers concernant les plans sociaux, de chez Danone et de chez LU notamment. Les reportages ont été perçus comme violents.

Une émission a été consacrée à la publicité de EGG, dont deux séquences ont beaucoup heurté les téléspectateurs : dans l'une un petit chat était jeté du haut d'un immeuble, dans l'autre un individu était poursuivi au lance-flammes...

Nous trouvons ensuite des violences que l'on peut qualifier « d'exemplaires ». Des reproches sont exprimés notamment à partir de reportages sur l'insécurité, sur les banlieues, sur les viols collectifs, la drogue, etc. Si l'on présente un jeune dealer qui annonce ce que cela lui rapporte, qui précise qu'il ne paye pas d'impôt et qu'il ne voit donc aucune raison d'aller travailler pour ne toucher que le SMIC, nous le montrons en estimant qu'il est intéressant de révéler qu'une telle mentalité peut exister au moins dans une petite partie de la jeunesse. Les téléspectateurs nous disent alors qu'il faut se rendre compte de l'impact d'un tel « modèle » que l'on propose aux jeunes.

De même, lors d'un reportage concernant un viol collectif, la mère d'un des violeurs hurlait devant la caméra que c'était la violée qui aurait dû se retrouver en prison. Les téléspectateurs ont ressenti cela comme une agression très forte à l'égard de la société, mais aussi comme une prise de position en faveur de ces délinquants.

Ces exemples nous montrent que l'impact n'est pas toujours celui auquel on pourrait penser au premier abord.

Enfin, beaucoup de réactions nous sont parvenues à propos de l'insécurité et de l'impact de son traitement télévisuel. Il est vrai que l'on en a beaucoup parlé...

Une affaire est significative : celle de Papy Voise, à Orléans. Il a été dit que nous aurions insisté pendant plusieurs jours, dans le journal de 13 heures, sur l'irresponsabilité du gouvernement en place qui aurait laissé s'installer ce climat d'insécurité aboutissant à de tels actes. À l'observation du conducteur, on remarque que ce journal de 13 heures n'a jamais abordé l'affaire. Elle a été traitée uniquement le samedi, à 13 heures et à 20 heures, et jamais en ouverture de journal.

Il arrive ainsi que l'on nous prête un impact que nous n'avons pas forcément. Et pour cause !

Débat avec la salle

Mme Sylvie Bocquet, rédactrice en chef de Famille et Education

N'est-ce pas l'accumulation d'événements violents qui le constituent qui amène à cette impression que le journal n'est plus regardable ? En une demi-heure nous avons le droit à l'attentat, à la catastrophe naturelle, etc., ce à quoi vient s'ajouter depuis moins longtemps le fait divers bien sanglant ! N'est-ce pas un peu trop ? Cette accumulation, par ailleurs, n'est-elle pas contraire à la nécessité d'analyse et de dialogue ?

M. Jean-Claude Allanic, médiateur de la rédaction de France 2

Tous les ans les médiateurs font un rapport présenté à Marc Tessier d'abord, et mis en ligne sur Internet, ensuite. Sans dévoiler son contenu, je puis vous dire que l'un des chapitres est intitulé « Les journaux passés au crible » ; ce chapitre s'ouvre sur : « Une place trop grande accordée aux faits divers ». Ceci émane des remarques des téléspectateurs, qui me paraissent sur ce point pertinentes et justifiées.

Mme Blandine Kriegel, chargée de mission auprès du président de la République, auteur de « La violence à la télévision »

Pour avoir été très sensible à la belle intervention d'artiste de Emmanuelle Sardou, je voudrais en complément lire un texte qui va dans le même sens, même s'il est bien plus prosaïque.

« Les sociétés démocratiques ont appris à se montrer très précautionneuses à l'égard de la restriction de la liberté des opinions, d'expression et de communication que réclament à cor et à cri les sociétés despotiques. Elles ont bien raison, notamment pour tout ce qui touche à la vie et aux moeurs privées des individus qui, en démocratie, sont placées sous leur seule responsabilité.

Les artistes, qui sont toujours des visionnaires et représentent la beauté et la laideur, le grotesque et le sublime du monde à venir déjà pressenti dans leurs oeuvres par leur imaginaire, demandent justement que celles-ci soient respectées dans leur liberté. Les peintres du Quattrocento représentaient l'espace infini de la science moderne avant que Galilée et Newton n'aient mis au point leurs équations ; Jacques-Louis David a peint en 1784 « Le Serment des Horaces », avant que le Serment du Jeu de Paume n'ait été juré en 1789 ; Kafka, Musil ou Klimt ont pressenti dans un art que les nazis jugeaient dégénéré ce que ces derniers allaient faire de la civilisation ; Agatha Christie a écrit « Dix petits nègres », roman policier dont tous les protagonistes sont devenus des meurtriers, en 1939, avant le déclenchement de la Seconde Guerre mondiale. [...]

En d'autres termes, la liberté de création est indispensable, parce qu'inscrits dans la finitude, les pauvres humains que nous sommes n'arrivent à la vérité approchée, à la solution juste, à la représentation exacte que par leurs erreurs rectifiées
».

Ceci, Madame Sardou, est un extrait du rapport sur la violence à la télévision...

Dans le traité en quelque sorte spinoziste que vous nous avez proposé des passions qui abaissent la puissance d'agir et la liberté de création, à savoir la peur, la crainte, je veux vous dire simplement que ce rapport n'entre en aucune manière.

Lisez-le. Ne vous fiez pas à des résumés impropres.

Pour ce qui me concerne, une philosophe qui a passé sa vie à enseigner l'État de droit et à développer des arguments philosophiques pour protéger la liberté de conscience et la liberté de création, il eût été invraisemblable que cela fût mis en cause dans un rapport à la rédaction duquel j'ai participé. Il en est de même pour tous les artistes ou journalistes qui participaient à cette commission.

Il s'agit d'un malentendu absurde. Nous avons refusé totalement toute censure. Je suis personnellement non seulement sensible mais sourcilleuse au fait que la liberté d'expression soit respectée et encouragée.

L'épaisseur de ce malentendu, entre deux intentions absolument identiques, nous donne finalement une mesure de l'immense difficulté à dialoguer clairement dans notre pays.

Mme Sophie Deschamps, vice-présidente de la Société des auteurs et compositeurs dramatiques (SACD)

Nous avons tous, ici, lu attentivement ce rapport, soyez en sûre.

Mais lorsque l'on préconise que des gens comme des pédopsychiatres entrent dans les comités qui jugent les films, remplaçant ainsi les professionnels, il y a danger de tomber dans la censure. Soyons conscients du fait que la simple classification « moins de 12 ans » condamne un scénario à ne pas être tourné. Il est censuré a priori .

Nous sommes tous des adultes responsables, nous avons aussi des enfants, mais plus les signalétiques sont fortes, plus les oeuvres sont repoussées tardivement dans les grilles, pour finalement disparaître de la production.

Mme Blandine Kriegel, chargée de mission auprès du président de la République, auteur de « La violence à la télévision »

Cela est vrai, mais ne concerne qu'un petit nombre de spectacles que l'on peut d'ailleurs aider d'autres manières.

Nous pouvons nous mettre d'accord, en discutant ensemble autour d'une table : pourquoi cette idée paraît-elle choquante ?

Mme Hélène Waysbord, inspecteur général honoraire, conseiller audiovisuel, CNDP

Je remercie les intervenants d'avoir souligné combien les rapports entre violences à la télévision et violences dans les faits étaient extrêmement complexes et indécidables.

La notion de « scénarisation » des violences collectives, dont faisait état Madame Brisset me paraît très forte. Les jeunes sont passablement désorientés dans notre société, et les déroulements narratifs que leur proposent certaines séquences télévisées peuvent être pour eux « modélisants ».

Concernant la prévention par la formation à l'image, je tiens à souligner que cela existe au sein de l'Éducation nationale. Le CNDP travaille tant sur la production que sur l'exploitation de l'image.

Enfin, Madame Kriegel faisait allusion à une vision manichéenne du monde et à un manque de confiance suscités chez les jeunes. Cet élément est également particulièrement fort sous l'angle de la violence. Si la télévision montre le monde selon une dichotomie gagnants/perdants et que les enfants s'identifient au côté des perdants, nous atteignons une sorte de fatalité qui ne peut qu'engendrer de la violence. La mission intellectuelle et civique de l'école comme de la télévision est alors de montrer que l'on doit élaborer sans cesse du compromis, au bon sens du terme.

Mme Geneviève Guicheney, médiatrice des programmes de France Télévisions

Remarquons que l'on « prétend » aussi que la précarité et la pauvreté rendent violents...

Pour faire court, il apparaît, selon les remarques des téléspectateurs, que ce ne sont pas forcément les « coups de poings » qui sont dénoncés comme violents, mais plutôt une certaine forme d'accumulation d'émissions qui ne leur disent pas grand-chose, où ils ne se retrouvent pas. Ils semblent faire une différence fondamentale entre ce qui est violent et ce qui fait violence . Tenir compte de cette distinction est indispensable au progrès de nos réflexions.

Un exemple : France 3 a diffusé l'an dernier un dessin animé intitulé « La guerre n'est pas un jeu ». Malgré la gravité du propos et le fait qu'il montrait ce qui est, la guerre, il a connu un large succès. Ce qui a le plus choqué les téléspectateurs n'a pas été le contenu de l'ensemble, mais le fait que le générique de fin arrive « violemment », à un moment dramatique, puisque le héros mourait, suivi immédiatement par une bande annonce pour... « Drôles de dames » ! La violence a été ressentie dans le fait qu'on ne leur laisse pas le temps de « respirer », qu'il n'y ait ensuite aucun « accompagnement ».

Les téléspectateurs sont très sensibles aux intentions manifestées à travers la façon dont sont agencés les programmes. Ils ont besoin qu'on leur témoigne de l'estime et de la confiance. Ils attendent qu'on leur explique le monde, pas seulement qu'on leur rende compte de ses « bruits ».

Mme Ginette Dislaire, responsable du département cinéma et images, L'Eden-Le Volcan

Responsable d'une salle « Art et Essai - Recherche », je voudrais intervenir sur la complémentarité entre cinéma et télévision, complémentarité qui me semble importante.

Je travaille régulièrement avec des enfants, et je puis vous dire qu'il faut se mettre à leur niveau, c'est-à-dire très haut !

Concernant l'éducation à l'image, il me paraît essentiel de travailler en direction des guides que sont les parents et les enseignants.

Intervention de la salle

Les images sont souvent dramatiques, le monde le veut ainsi, mais que cela ne nous empêche pas de saluer les reporters et journalistes qui travaillent, sur le terrain, pour nous offrir une information de qualité.

M. Jean-Claude Larrivoire, journaliste

Merci pour cette remarque, qui sera le mot de la fin de cette table ronde. Merci à tous.

Allocution de M. Luc FERRY, ministre de la Jeunesse,
de l'Éducation nationale et de la Recherche

M. Jacques Valade, sénateur de la Gironde, président de la commission des Affaires culturelles du Sénat

Monsieur le ministre, pour introduire vos propos j'extrairai quelques questions et remarques issues des interventions de ce matin.

« Il est paradoxal de considérer la télévision comme responsable de l'analphabétisme », disait un intervenant.

Par ailleurs, la violence à l'école fait partie de vos préoccupations quotidiennes : quelle est la part de responsabilité de la télévision dans ces violences ?

Nous vous savons enfin très préoccupé par la teneur du message civique et moral que l'école peut développer. Nous vous posons donc la question de savoir comment l'école peut utiliser ces moyens technologiques qui constituent la télévision et les contenus de ses programmes qui nous occupent aujourd'hui.

M. Luc Ferry, ministre de la Jeunesse, de l'éducation nationale et de la recherche

Je vous proposerai quelques réflexions sur l'image en général et sur la télévision en particulier, puisque tel est le sujet de ce colloque, dont l'intitulé laisse soupçonner que la télévision n'aurait pas été suffisamment bien utilisée, notamment en termes de culture et d'éducation.

Dans un livre écrit et publié avant d'être ministre, j'avais procédé à un travail de repérage des critiques de la télévision qui se sont développées au cours des dix ou quinze dernières années. Cette liste objective aboutit à l'impression que l'on n'a affaire non pas à un simple instrument technique, mais au diable lui-même ! Jugez plutôt :

- La télévision aliène les esprits.

- Elle montre à tous la même chose.

- Elle véhicule l'idéologie de ceux qui la fabriquent.

- Elle déforme l'imagination des enfants.

- Elle appauvrit la curiosité des adultes.

- Elle endort les esprits.

- Elle exerce un insidieux contrôle politique.

- Elle façonne à notre insu notre cadre de pensée.

- Elle manipule l'information.

- Elle impose des modèles culturels dominants.

- Elle ne montre de façon systématique qu'une partie du réel en oubliant la réalité urbaine, les classes moyennes, le travail tertiaire, la vie des campagnes, le monde ouvrier...

- Elle marginalise les langues et les cultures régionales.

- Elle engendre la passivité.

- Elle détruit les relations interpersonnelles dans les familles.

- Elle tue évidemment le livre et toutes les cultures écrites.

- Elle incite à la violence, à la vulgarité ainsi qu'à la pornographie.

- Elle empêche les enfants de devenir adultes.

- Elle concurrence de façon déloyale les spectacles vivants, le cirque, le théâtre, le cabaret, le cinéma...

- Elle génère l'indifférence et l'apathie des citoyens à force de surinformation inutile.

- Elle abolit les hiérarchies culturelles.

- Elle remplace l'information par la communication, la réflexion par l'émotion, la distanciation intellectuelle par la présence des sentiments volatils et superficiels.

- Elle concurrence et dévalorise l'école.

La source de tant de maux ne peut être que le diable... et je voudrais justement me faire l'avocat du diable, même si j'ai bien conscience que certaines de ces critiques adressées à la télévision doivent effectivement être formulées.

Dans le débat récent sur la télévision, trois grandes critiques se sont détachées de l'ensemble : l'incitation à la pornographie, l'incitation à la violence, et enfin la concurrence que les écrans en général exercent contre les écrits. Cette dernière critique, plus profonde semble-t-il, mérite commentaire. Dans cette critique nous avons pu voir émerger une série de couples d'opposés qui caractérisent assez bien le débat actuel sur les méfaits de la télévision. On dit par exemple volontiers que l'écrit porte la distance critique, par opposition à l'écran, qui porte l'immédiateté. De même l'écrit serait le support de l'intelligence, l'image celui de l'émotion : l'écrit serait l'organe de l'information, l'écran celui de la communication ; l'écrit induirait la réflexion, l'image la sentimentalité. On peut ici effectivement penser à ces reportages sur des drames humanitaires, dont les écrans ne montrent que des éléments d'émotion, de sensibilité, de sentimentalité, au détriment de ce qui bâtit l'histoire, la logique politique, l'intelligence ou la causalité des conflits. Cette série d'oppositions, qui pourrait être prolongée, montre combien est grande la suspicion vis-à-vis de l'image, en particulier dans les milieux intellectuels. Le monde de l'école a ainsi été très sensible aux méfaits que pourrait engendrer la « CDromisation » des manuels. L'une des craintes, par exemple, était qu'en numérisant les manuels d'histoire on privilégierait la force des images, notamment au niveau de l'hypertexte, plutôt que les grandes causalités historiques, qui ne se voient pas puisqu'elles cheminent la plupart du temps au travers des grands événements de l'Histoire. Cette CDromisation faisait craindre aussi que l'on perde la logique linéaire d'une explication historique au profit de l'éclatement que permet le « clic ». Les élèves déjà privés de repères et de références solides risqueraient ainsi d'être davantage encore déstructurés par cette transformation « de l'écrit en écran ».

Ces critiques qui se cumulent présentent bien évidemment, on ne peut le nier, une part de vérité. Nous en avons pour preuve le simple fait que nous soyons inquiets au sujet de la télévision et de ses usages, ainsi qu'au sujet du fait qu'elle aurait « trahi » ses promesses de culture démocratique. L'instrument est en effet extraordinaire, et l'on aurait pu en attendre beaucoup plus que ce qu'il offre aujourd'hui ! Je me propose cependant de jouer le rôle de l'avocat du diable, dans la mesure où ces critiques me semblent assez largement non fondées, pour peu qu'on les replace dans le contexte qui devrait être le leur. Prenons ainsi le sujet de la lutte contre l'illettrisme. Je ne pense pas que les causes de l'illettrisme aujourd'hui soient liées à la télévision ou à l'image. Celle-ci est un bouc-émissaire facile, surtout si l'on agite les statistiques effarantes du nombre d'heures que les enfants passent devant l'écran. Mais mon analyse est différente. L'illettrisme en France et en Europe est préoccupant : 15 à 20 % des enfants qui entrent au collège ne maîtrisent pas ce que l'on appelle pudiquement « les compétences de base » en matière de lecture et d'écriture ; 15 % de plus sont tellement absorbés par l'activité consistant à déchiffrer qu'ils ne peuvent comprendre ce qu'ils lisent. Ainsi 30 ou 35 % des élèves à l'entrée du collège sont en très grande difficulté de lecture et d'écriture : ils seront par conséquent en très grande difficulté dans tous les autres domaines. Nous savons par ailleurs que ces statistiques n'étaient absolument pas les mêmes dans les années 1920 : une enquête très précise sur le sujet a permis d'opérer une comparaison terme à terme entre les élèves d'aujourd'hui et ceux de l'époque. On apprenait alors bien mieux à lire et à écrire dans les écoles... D'où la tentation de jeter la responsabilité de la situation sur la télévision et sur l'image : les écrans auraient mangé les écrits !

Cette analyse ne me semble pas la bonne. La raison de cette crise de la lecture que connaît l'ensemble du monde occidental est liée au fait que l'on a oublié une chose très importante : l'éducation et l'enseignement comportaient une part d'héritage et de tradition. La langue, et en particulier la langue maternelle, n'est pas quelque chose que nous inventons ou que nous créons par nous-mêmes. Nous la découvrons comme un héritage transmis de l'extérieur, comme une véritable tradition. Or, depuis une trentaine d'années nous avons multiplié dans les écoles les exercices qui, au contraire du respect des héritages, favorisent la spontanéité et l'expression de soi. La vraie raison de l'illettrisme est là. Si nous avons aujourd'hui dans les écoles à affronter deux crises majeures, celle de l'incivilité et celle de la lecture-écriture, c'est parce que dès lors qu'il s'agit des règles de politesse ou des règles de grammaire, nous avons affaire à des héritages traditionnels, et non pas à quelque chose que les individus créent eux-mêmes. Lorsque l'on termine une lettre, on n'invente pas la formule canonique qui convient, pas plus que l'on invente la règle des pluriels des mots se terminant par « o-u ». La créativité des enfants en matière de grammaire ou de civilité est rarement une réussite ! Ce n'est pas la télévision qui est ici en cause, mais une conception de l'éducation qui a prévalu depuis une trentaine d'années, et qui s'est avérée calamiteuse sur certains points comme ceux que je viens de citer.

Si l'on veut en revanche aborder véritablement la fonction de la télévision et s'interroger sur ce à quoi elle sert, nous devons comprendre qu'elle doit rester essentiellement un divertissement et un spectacle. Elle ne saurait en effet remplacer un cours à la Sorbonne sans courir le risque du zapping sur les autres chaînes... donc d'obtenir une situation contraire à ce que l'on attendait ! Il faut plutôt concevoir la télévision comme s'inscrivant dans une chaîne de la culture et de l'information. Je me souviens d'excellentes émissions au moment où la guerre en Bosnie a éclaté : une émission de télévision ne se juge pas au niveau d'information et de culture qu'elle contient, mais beaucoup plus à ce qu'elle suscite comme débats dans les familles, et au fait qu'elle enclenche une chaîne qui va passer ensuite par le quotidien ou l'hebdomadaire, puis éventuellement par le livre. Je crois sincèrement que Bernard Pivot, par exemple, a fait beaucoup plus en France pour la lecture que bien des cours à la Sorbonne ! Si l'on replace ainsi la télévision au sein de cette chaîne de la culture et de l'information, il nous faut la juger par rapport à cet ensemble, et considérer qu'elle remplit une fonction extrêmement utile de déclencheur.

Notons par ailleurs qu'elle déclenche aussi un intérêt pour le livre que bien d'autres activités estampillées « culturelles » ne suscitent pas. Pour avoir été conseiller de la direction d'un grand hebdomadaire français, je me souviens encore qu'au tout début de la guerre en ex-Yougoslavie, qui avait beaucoup mobilisé les intellectuels, nous nous précipitions sur les atlas pour comprendre qui étaient ces Slovènes chez qui le conflit s'amorçait. La télévision n'avait donc pas décérébré les gens sur la question, mais elle avait plutôt attiré l'attention, donné les pistes de réflexion et indiqué les livres nécessaires pour s'informer avant de commencer à écrire un article !

Tout ceci ne signifie pas, bien entendu, qu'il n'existe pas d'émissions « nulles », ou même « infra-nulles »... mais il existe aussi des livres nuls et infra-nuls ! Entre un très grand livre et une très grande émission de télévision, je préfère certes de beaucoup le très grand livre ; mais entre un livre moyen et une émission moyenne, c'est vers l'émission de télévision que va ma préférence. Nous devons réfléchir à ces choses très simples avant de porter des jugements qui diabolisent la télévision.

Des critiques et des améliorations sont certainement à apporter. Il faut évidemment travailler à limiter la pornographie et la violence sur les écrans de télévision, mais sans oublier de tenir compte au moins d'un axe fondamental : la différence entre enfant et adulte. La responsabilisation des parents est peut-être une clé de cette affaire, plutôt que la suppression d'images violentes ou « sexy » à la télévision. La question de la fonction de catharsis de la représentation de la violence ou de la sexualité à la télévision n'est d'ailleurs pas résolue. Mais il faut surtout prendre la mesure du fait que la violence a en réalité beaucoup régressé depuis les années 1930, à l'exception de quelques foyers qu'il faudrait soumettre à l'analyse. Il faudrait en effet analyser en des termes plus affinés la violence dans les banlieues, ainsi que celle qui se produit dans les établissements scolaires, où l'on a dénombré 81 000 actes de violence l'année dernière, mais ceci dans 5 % des établissements.

Il faut aussi développer des programmes éducatifs, comme le fait aujourd'hui France Télévisions en partenariat avec le ministère de l'Éducation nationale, qui labellise certaines émissions. Là encore la complémentarité entre l'écrit et l'écran est grande, il n'y a pas d'affrontement. Le Don Juan , de Marcel Bluwal, avec Michel Piccoli et Claude Brasseur, était génial ! Rien de mieux pour faire lire les élèves que de diffuser ce Don Juan ! Certains Misérables sont également excellents !

Je pense enfin que l'image des jeunes véhiculée par la télévision est très mal perçue par la jeunesse elle-même. Si l'on dit que « les jeunes se sont battus avec la police », on fait erreur : il s'agit de voyous, pas de « jeunes » ! Pour connaître quelques échantillons de jeunes à la maison, je sais très bien que cela n'est pas une image représentative de la jeunesse d'aujourd'hui. Ce que fait France Télévisions en partenariat avec le ministère de la Jeunesse - en diffusant des programmes courts qui montrent comment des jeunes peuvent s'engager dans le civisme, dans la vie d'entreprise, dans les conseils de jeunesse, dans le caritatif ou l'humanitaire - contribue à revaloriser l'image de la jeunesse aux yeux de l'opinion publique. Tout ce qui sera fait en ce sens ne pourra être qu'extrêmement positif.

Je crois donc que nous avons besoin de limites fines pour pallier les débordements ou les « dérapages » de la télévision, mais la critique doit être plus nuancée que celles que j'évoquais au début de mon propos : elle ne doit être ni radicale ni dévastatrice.

Troisième table ronde : quelles tendances ?

M. Jean-Claude Larrivoire, journaliste

À propos de M6, on ne parle plus de « la petite chaîne qui monte »... La tendance M6 semble être la créativité, ce que Nicolas de Tavernost va nous préciser tout de suite.

M. Nicolas de Tavernost, président du directoire de M6

L'observation des tendances actuelles de la télévision demande que l'on procède à un panorama européen.

Nous sommes aujourd'hui au coeur d'une mutation très profonde du monde de la télévision. Cette mutation est une adaptation au marché et présente certaines caractéristiques.

La phase euphorique est passée pour laisser place à une phase d'ajustement. Nous observons ceci en Europe, notamment au travers des difficultés que rencontrent un certain nombre de grands groupes, comme Kirsch en Allemagne, ITV en Grande-Bretagne, Antena Tres en Espagne... L'ajustement se fait suite à quelques départs manqués parmi lesquels l'adaptation à la télévision numérique : cette multiplication de l'offre s'est opérée sur une surestimation des capacités des téléspectateurs, du marché, de la publicité et de l'abonnement à absorber une offre subitement très forte. Il existe 80 chaînes thématiques francophones qui se partagent environ 10 % de l'audience de la télévision en France. La viabilité de cet ensemble est évidemment fortement compromise, d'où le fait qu'il y aura en France un ajustement en matière de télévision thématique. Nous avons donc préféré nous associer avec notre concurrent TF1 pour développer certains produits, de façon à concentrer nos forces sur le marché plutôt que de les diviser.

Par ailleurs, la télévision payante a perturbé les groupes dans leur développement. C'est le cas de ITV. Cette télévision payante a une spécificité importante : le paiement des exclusivités qui doivent justifier son prix, justement. Ces exclusivités sont de plus en plus difficiles à acquérir, puisqu'en matière de cinéma des moyens concurrents se sont fortement développés et qu'en matière de sport, produit indispensable, de vraies batailles sur les coûts sont nécessaires pour les obtenir.

Dans cet univers d'ajustement, je suis très réservé sur le développement de la TNT, non pas sur le plan technique, mais sur le plan du timing . Introduire brutalement de nouvelles technologies dans un système en pleine adaptation nous paraît préjudiciable. Je crains que nous ne développions plus de « boîtes » et de transmetteurs que de programmes... Or, c'est bien sur les programmes que se jouent les batailles, et donc les victoires.

Quels sont, dans cet univers, les objectifs et les chances de la télévision gratuite ?

Je crois plus que jamais en cette dernière, qui doit répondre à un certain nombre de règles.

Elle doit tout d'abord être reçue ! À tous ceux qui veulent se lancer dans la télévision numérique gratuite, je dis de se poser la question de savoir comment ils vont être reçus, et par combien de foyers, ceci quelle que soit la qualité des programmes qu'ils envisagent. Nous avons nous-mêmes connu cette période où nous devions être modestes par nécessité, notamment par rapport à La Cinq. Nous avons ainsi dû d'abord construire notre réseau en adaptant nos dépenses de programmes à la possibilité d'être vus, non pas l'inverse. La règle est simple : nous avons construit durant 5 ans un programme alternatif moins cher, avec une offre positionnée, de façon à ne pas supporter les mêmes coûts que notre compétiteur vis-à-vis duquel nous étions en désavantage concurrentiel par le seul fait du réseau.

C'est ainsi que nous avons progressé, en tenant compte des coûts et des besoins des téléspectateurs. C'est ce que l'on a appelé la « contre-programmation ». Celle-ci ne consiste pas à faire de l'audience lorsque les autres sont faibles et à abandonner l'antenne lorsque les autres sont forts. Il s'agit simplement de jouer sur le genre de programmes, de s'adresser à des cibles différentes ou de proposer des choix alternatifs. Ainsi, face aux « locomotives cinématographiques » du dimanche soir, nous avons inventé la politique des magazines, choix alternatif qui a connu le succès que l'on sait. Il n'y aura jamais plus de journaux à 20 heures sur M6...

L'équation de M6 est très simple. Nous faisons 53,5 % de l'audience de TF1, les fameuses « ménagères de moins de 50 ans », ceci pour un coût s'élevant à 25 % de celui de la grille de TF1, simplement parce que nous n'avons pas de frais de structures liés à l'information ou à une politique sportive agressive.

Pour atteindre cet état, il faut être créatif. Nous avons exercé notre créativité dans le domaine des magazines, dans l'information, à notre manière, dans des formes de divertissements, comme le Loft très controversé... qui n'était qu'une anticipation, puisque aujourd'hui tout le monde en fait !

La télévision gratuite, dans un univers multi-chaînes devra être événementielle ou ne sera pas. Ces événements peuvent toucher des domaines très divers : information, sport, fiction. Pour ce dernier domaine, le challenge est d'importance : il s'agit de proposer des choses qui ne ressemblent pas à ce que les autres proposent. Nous n'avons pas encore réglé cette question.

La télé-réalité, quant à elle, est un terme générique pour désigner des « programmes-miroirs ». Elle vivra sans doute un cycle : c'est ainsi qu'en Allemagne elle a été tuée par l'excès.

Nous connaîtrons sans doute aussi beaucoup de nouveautés dans les domaines du jeu et de la connaissance.

Enfin, la télévision gratuite doit proposer des programmes fédérateurs. Cette règle est intangible.

Notons qu'un foyer qui dispose du câble et/ou du satellite ne consomme pas plus de télévision qu'un foyer qui dispose de cinq chaînes, tout simplement parce que cette consommation est liée aux rythmes de vie beaucoup plus qu'à l'offre. C'est pour cela que le métier est stressant : les 100 000 spectateurs que l'on prend sont pris forcément aux confrères ! C'est un pur marché de répartition, ce qui représente un certain nombre de dangers, dont la surenchère. De là viennent mes réserves quant à la multiplication des chaînes, qui est, selon moi, synonyme de mauvaise qualité. Donnons acte aux politiques : l'équilibre actuel est plutôt satisfaisant aujourd'hui en France, si l'on en croit les exemples européens de ce qu'a pu donner la surenchère de concurrence.

M. Jean-Claude Larrivoire, journaliste

Bertrand Méheut peut-il nous éclairer sur le devenir de Canal +, chaîne par abonnement, numéro 1 au monde dans ce secteur ?

M. Bertrand Méheut, président du directoire de Canal +

Canal + a suscité beaucoup d'émotion au cours de ces derniers mois. Cela prouve que le groupe capte l'intérêt... Les difficultés rencontrées amènent à s'interroger sur la pertinence de son modèle économique, comme sur la pérennité de l'entreprise.

Je considère, quant à moi, que le modèle qui consiste à offrir au téléspectateur pour 28 euros par mois ce qu'il attend et qu'il ne trouve pas ailleurs peut être pérenne.

Le groupe Canal perd de l'argent depuis 1997. En 2002, nous avons perdu plus de 300 millions d'euros, pour atteindre une dette cumulée de 5 milliards d'euros fin 2002. Mais rassurez-vous : nous allons sortir le groupe de cette situation !

Il faut tenir compte du fait que la concurrence s'est fortement développée depuis le lancement de Canal + en 1984. Le nombre de chaînes thématiques est aujourd'hui considérable ; le lancement de TPS a conduit à une augmentation de 30 % du coût de recrutement des abonnés et à une augmentation de 70 % de leur gestion en quelques années. Le coût des programmes a lui aussi fortement augmenté, notamment dans le domaine du sport et de l'accès à certains films américains.

Le groupe Canal dégagera un résultat d'exploitation positif en 2003. Cela tient à un plan d'action qui nous conduit à recentrer notre activité sur notre métier principal : la télévision payante en France. Des activités lancées à l'étranger, qui avaient des difficultés à trouver leur équilibre, ont commencé à être vendues. Studio Canal fera bien entendu toujours partie de notre périmètre, ainsi que Media Overseas.

Cependant, ce recentrage ne suffira pas, puisque même à l'échelle française le groupe est en situation délicate, en raison de l'augmentation de ses coûts de structures et de ses charges de programmes ou de gestion. Le groupe comportait plus de 300 entités juridiques ! L'entreprise doit donc être restructurée, simplifiée. Nous avons présenté la semaine dernière un plan de restructuration, qui conduit malheureusement à supprimer un certain nombre d'emplois.

Nous devrons par ailleurs encore conquérir des abonnés, l'un des succès étant d'avoir su déjà en conquérir quelque 4,5 millions. Canal Satellite a connu une augmentation nette de 220 000 abonnés en 2002, ce que l'on peut estimer être un succès, et nous avons des réserves de croissance en ce domaine.

Conquérir des abonnés nécessite aussi de renouveler le contenu éditorial : le taux de satisfaction de nos abonnés, notre instrument de mesure permanent, a d'ailleurs été en hausse à la fin de l'année 2002. Ce contenu éditorial, fait d'originalité, voire d'impertinence, est un sujet de préoccupation. Nous travaillons actuellement à son renouvellement sachant que le Canal de demain ne devra pas se construire simplement sur ses différences par rapport aux autres, s'agissant du cinéma et du sport par exemple, mais aussi sur du contenu positif et original.

Le succès de Canal est évidemment important pour nos abonnés et nous-mêmes, mais aussi pour nos partenaires, dont le cinéma français, vis-à-vis duquel nous avons des obligations considérables -obligations et contraintes qui demeurent d'ailleurs les mêmes malgré les évolutions de l'environnement.

Je signale enfin qu'avec le soutien de notre actionnaire nous allons recapitaliser le groupe afin de le mettre en ordre de marche financière pour l'avenir.

Cet ensemble de mesures nous permettra de faire à nouveau du groupe Canal une entreprise profitable et en développement dans le paysage français.

M. Patrick de Carolis, présentateur et producteur de l'émission « Des racines et des ailes », directeur général du Figaro Magazine

J'interviens ici en tant que producteur artistique de « Des racines et des ailes », donc en tant que fabriquant qui observe comment l'on peut réinventer des programmes ou modifier ceux qui sont en cours.

On me disait récemment que la télé-réalité ou les reality-shows n'étaient qu'une mode passagère : je ne le crois pas. Pour s'en convaincre, il suffit de constater qu'aujourd'hui aux États-Unis 15 % des programmes des networks sont consacrés à la télé-réalité, et que ces programmes représentent 85 % des meilleures performances en termes d'annonceurs. Compte tenu de l'effet retard que nous connaissons toujours en France, je pense qu'il s'agit là d'une tendance lourde à laquelle il va falloir s'habituer et surtout vis-à-vis de laquelle il va falloir se positionner.

Cette tendance ne doit cependant pas en occulter une autre, liée au fait que les gens ont besoin de « ré-enchanter » leur vie. Trois éléments me permettent de penser ceci.

La crise internationale que nous vivons implique un besoin de repères : je crois ainsi fortement au retour des émissions de connaissance. Je rappelle à ce titre une réflexion de Alain Finkielkraut, qui dit qu'il ne s'agit pas de se demander quel type de monde nous allons laisser à nos enfants, mais plutôt à quel type d'enfants nous allons laisser notre monde : cela passe par un phénomène de transmission, ce que les programmes de magazines et de documentaires font le mieux. Cela constitue une formidable opportunité pour les chaînes de télévisions, quelles qu'elles soient.

Par ailleurs, les détenteurs de savoir sont aujourd'hui prêts à travailler avec la télévision, ils ne l'envisagent plus comme le diable ! Cela aussi constitue une formidable opportunité, à condition que les fabricants que nous sommes mettent leur talent à leur service, sans craindre les mots « culture », « science » ou « histoire »...

Enfin, nous devons aussi considérer la courbe démographique de la France : c'est très bien de vouloir toucher les cibles jeunes, mais ils sont de moins en moins nombreux ! La génération du baby boom a aujourd'hui 45 ou 50 ans, presque 60... C'est cette génération qui emmène ses enfants au musée ! À nous de satisfaire les besoins de cette audience potentielle.

La télévision ne doit pas simplement être le reflet de nos douleurs ou de nos vices, elle doit être aussi une promesse de bonheur.

M. Jean-Claude Larrivoire, journaliste

Pour Arte, la tendance semble simple : culture et qualité, sans souci de l'audimat. Est-ce bien cela, Jérôme Clément ?

M. Jérôme Clément, président du comité de gérance Arte

Les choses ne sont pas aussi simples que cela !

Il est vrai que nous ne sommes pas confrontés à des soucis commerciaux, à la rentabilité et à l'amortissement... mais nous vivons tout de même dans le monde concurrentiel que certains ont déjà décrit : nous touchons 70 millions de foyers en Europe, mais encore faut-il qu'ils appuient sur le bon bouton lorsqu'on leur propose un programme !

Je suis dans l'ensemble d'accord avec l'analyse de Nicolas de Tavernost concernant le marché et la période d'ajustement que nous vivons. J'ajouterai que dans le domaine du satellite et du câble, la question de la distribution est centrale. En Allemagne, par exemple, sur le réseau satellitaire, nous venons de changer de mode de distribution : nous y avons perdu ainsi une partie de notre audience, tout simplement parce que le téléspectateur ne nous trouve plus ! Les responsables de ce domaine, Canal Satellite et TPS en France, doivent mesurer l'ampleur du problème et des répercussions que cela peut entraîner pour les autres.

Concernant les tendances des contenus, notre position est particulière : nous sommes une télévision de l'offre, même si nous prenons bien entendu en compte l'état de l'opinion et de la société, même si nous surveillons les audiences.

Nous avons changé d'époque, et il nous faut trouver d'autres façons de traiter un certain nombre de sujets. L'ironie et le second degré, que Canal + affiche, par exemple, sont aujourd'hui beaucoup moins porteurs et séducteurs. Les questions qui se posent aujourd'hui, en raison de la situation internationale, du souci de développement durable, des problèmes écologiques ou encore de la situation économique, font que le sérieux, la vérité et le traitement en profondeur des sujets posés doivent être de mise. Je rejoins ainsi Patrick de Carolis : les documentaires et les magazines d'investigation et d'analyse ont un réel avenir. C'est d'ailleurs sans doute la raison pour laquelle nous-mêmes connaissons aujourd'hui un regain de popularité.

C'est le besoin d'authenticité, d'équilibre et d'épanouissement qui fait que la télé-réalité est à l'ordre du jour. On ne peut pas la mettre en oeuvre à propos de tout et de n'importe quoi, mais la tendance me paraît extrêmement forte.

En ce qui nous concerne, il s'agit d'accompagner un certain nombre d'évolutions tout en résistant à d'autres. Doit-on en effet toujours suivre la demande, même si elle est porteuse de valeurs qui ne sont pas les meilleures ? Notre réponse est claire : il faut lutter contre certaines évolutions.

Pour ce qui est de l'accompagnement que nous devons opérer, la compréhension du monde qui nous entoure, avec des émissions de décryptage, des mises en perspectives historiques et européennes, constitue une vraie mission, attendue par le public. Il est frappant de constater que les sujets que nous traitons actuellement sur la crise irakienne nous permettent de multiplier notre audience par deux ou trois... Cela a été le cas aussi pour un sujet « difficile », sur les Nations Unies, sujet qui n'était même pas annoncé dans les programmes, ou encore pour une soirée sur la Politique Agricole Commune ! Ces exemples révèlent de véritables attentes.

Nous avons donc décidé de faire de l'analyse sociale, économique et politique, environnementale et géopolitique un élément majeur de notre nouvelle politique, puisque c'est une mission qui correspond à une demande. Cela demande de la ténacité, mais on finit par rencontrer le public, avec de la persévérance et du travail.

Je ne sais si cela permet de « ré-enchanter » la vie, mais cela permet de mieux la comprendre et de répondre à un certain nombre d'interrogations fondamentales, ce qui, notons-le, intéresse tous les âges.

Nous accompagnons d'autres évolutions et répondons à d'autres attentes, par des fictions qui touchent à l'intime. Notre collection « Masculin-Féminin » rencontre ainsi un joli succès. Là encore, c'est l'authenticité qui a payé.

Les tendances auxquelles nous voulons résister sont pour nous évidentes : il s'agit de tout ce qui touche au repli identitaire, à la violence, à la xénophobie, au racisme, etc. Cela paraît évident, mais parler de l'identité culturelle des autres, ou simplement leur laisser une place, leur ouvrir une fenêtre, demande toujours un effort. Même si cela ne connaît pas toujours le succès, nous considérons que c'est un devoir important. La place de l'autre est un débat essentiel aujourd'hui, il est donc nécessaire de lui donner la parole, qu'il puisse montrer sa réalité : c'est ce que nous tentons de faire.

Tout cela s'accompagne enfin d'un travail sur la mémoire et sur l'Histoire.

Nous devons bien entendu tenir compte des réalités économiques et commerciales, mais l'enjeu du support dont nous disposons est plus vaste. Nous avons une responsabilité citoyenne notamment vis-à-vis des enfants dont nous façonnons d'une certaine manière les esprits. Dans le monde incertain où nous vivons, nous devons être attentifs à cette mission.

M. Jean-Claude Larrivoire, journaliste

Les annonceurs, détenteurs du nerf de la guerre, connaissent-ils eux aussi la crise dans leur secteur d'activité ?

M. Gérard Noël, vice-président-directeur général de l'Union des annonceurs (UDA)

Les entreprises-annonceurs ont effectivement modéré leurs investissements en télévision ces deux dernières années, mais dans des proportions raisonnables. Elles ont investi 3,6 milliards d'euros en 2002, soit une augmentation de 2 % par rapport à 2001, ceci faisant suite à une année à moins 6 %, elle-même succédant à trois années où les augmentations d'investissement avaient été d'environ 10 %.

Les sorts de la télévision et de ses annonceurs sont étroitement liés, puisque les investissements de ces derniers représentent environ 50 % du financement de la télévision hertzienne en France.

Pour les entreprises, la télévision est évidemment un moyen très efficace de communication et de promotion. En outre, elle leur inspire particulièrement confiance, parce que c'est un média dont l'audience est très bien mesurée et qu'il est aussi très bien surveillé et contrôlé : Médiamétrie mesure l'audience quasiment à la seconde, le Bureau de Vérification de la Publicité visionne avant leur diffusion les quelque 10 000 spots publicitaires utilisés chaque année.

Si j'étais responsable d'une chaîne de télévision aujourd'hui, je serais très optimiste face à l'avenir ! Quelques arguments simples vont vous montrer pourquoi :

- Pour les annonceurs, ce média-clé va continuer de l'être : la demande des entreprises est très forte et continuera à l'être.

Entre 1993 et 2000, les annonceurs ont dépensé + 60 % en télévision, alors que le marché publicitaire général n'a évolué « que » de 40 %.

- En 1999 et 2000, les chaînes de télévision n'ont même pas eu assez d'espaces publicitaires à fournir à leurs clients ! Elles en ont d'ailleurs profité pour augmenter leurs tarifs de manière spectaculaire...

- Avec 12 % des investissements globaux, la télévision est aujourd'hui le troisième moyen de communication commerciale des annonceurs, après le marketing direct et la presse.

Actuellement, moins de 900 entreprises, sur le plan national, investissent en publicité à la télévision, ceci sur 18 000 annonceurs nationaux potentiels. Précisons que sur ces 900 entreprises, 60 d'entre elles représentent plus de 50 % des investissements télévision.

- La France est aujourd'hui le pays européen le moins investisseur en publicité à la télévision. Pour un investissement de 100 en France, on en est à 117 en Allemagne, 129 en Italie, 194 en Grande-Bretagne !

- Enfin, notre télévision, au contraire des autres pays, est essentiellement nationale : une offre locale et régionale correspondrait là encore aux besoins des annonceurs.

Cet ensemble de faits et de chiffres nous montre que le potentiel est énorme, en particulier en nombre d'annonceurs, mais ceci sous certaines conditions :

- L'offre d'espace, tout d'abord, doit être beaucoup plus large. La réglementation française, la plus contraignante de toute l'Europe, doit être assouplie. Alors que la directive européenne Télévision sans Frontières est en cours de révision, notons que la commissaire à l'audiovisuel déclarait récemment qu'elle se demandait si les limites quantitatives imposées à la publicité télévisuelle avaient encore un sens !

- Une autre condition est que se développent de nouveaux modes de diffusion. Les annonceurs observent évidemment avec beaucoup d'intérêt l'avènement du numérique et les perspectives de la TNT et de l'ADSL. Le numérique permettra la multiplication des chaînes et le développement des techniques d'interactivité.

- L'offre doit être aussi diversifiée. Les chaînes thématiques existent, mais elles sont faibles en audience et manquent souvent de moyens. Elles constituent pourtant un support indispensable pour les démarches stratégiques ciblées de beaucoup d'annonceurs, les annonceurs ont besoin également de chaînes locales et régionales.

- L'offre doit être accessible à toutes les entreprises... mais je n'ouvrirai pas ici le dossier de l'ouverture aux « 4 secteurs interdits » ! Je pense qu'elle est maintenant inéluctable.

- Enfin, le développement de la publicité à la télévision nécessite aussi que soient proposés aux annonceurs des coûts compétitifs par rapport aux autres moyens de communication. Suite à la flambée des tarifs en 1999 et 2000, beaucoup d'annonceurs ont été amenés à revoir la répartition de leurs investissements publicitaires entre les différents médias, et entre médias et techniques hors-médias. Espérons que cette leçon aura été utile !

Les annonceurs veulent des coûts justifiés avant tout par les performances, pas par la loi de l'offre et de la demande.

M. Bruno Chetaille, président-directeur général de Télédiffusion de France (TDF)

L'intervention de M. Noël me conforte dans mon analyse.

Prévoir le futur c'est d'abord analyser les tendances passées. Une telle analyse conduit à deux conclusions.

- Le marché de la télévision est un marché d'addition et non de substitution. Ne soyons pas malthusien.

- L'audiovisuel est un marché à cycles longs. Donnons-nous le temps de juger les réussites.

Concernant le premier constat, beaucoup ici se souviennent des débuts des années 1980 où l'on annonçait la mort de l'hertzien au bénéfice du câble, puis ceux des années 1990 où l'on prédisait la disparition du câble au profit du satellite.

Rien de tout cela ne s'est produit car ces supports sont en fait complémentaires. Leur complémentarité se lit aisément selon des critères variés tels le potentiel de couverture géographique, le nombre de chaînes possibles etc. Les éditeurs souhaitent maximiser leur exposition. Ils recherchent naturellement le meilleur moyen d'y parvenir en optimisant leur distribution sur les différents supports.

Concernant le deuxième constat, le cycle de l'innovation audiovisuelle se reproduit selon le même rituel et se déroule sur une période de quinze à vingt ans.

La première phase est celle du laboratoire et de la normalisation. Aujourd'hui elle concerne les techniques de mobilité et de coopération entre réseaux de diffusion et de télécommunication.

La deuxième est celle de l'expérimentation. La diffusion par ADSL en est à ce stade.

La troisième est celle du lancement opérationnel ; la TNT a atteint cette phase.

La quatrième phase est celle de la consolidation avec son lot de recomposition et d'ajustement. Le câble et le satellite en sont à ce niveau avec une redéfinition en cours du jeu des acteurs. Tout cela aboutit enfin à la maturité que connaît la diffusion analogique.

Je suis donc confiant dans le développement de la TNT qui poursuit notamment ce cycle.

Le cadre législatif et réglementaire existe même si on peut regretter sa complexité sur certains aspects.

Les problèmes techniques sont maîtrisés.

L'offre se définit progressivement. Une étape clé va être franchie avec la signature de conventions entre le CSA et les chaînes présélectionnées.

Le « relancement » de la TNT en Grande-Bretagne est encourageant. 30 000 décodeurs sont vendus en moyenne chaque semaine depuis novembre. Le lancement à Berlin est également un succès.

Ce qui nous manque le plus ne coûte rien. C'est, d'une part, la confirmation d'une date officielle de lancement permettant de focaliser les énergies, d'autre part la mise en place d'une structure pour organiser la coordination entre les acteurs.

M. Jean-Claude Larrivoire, journaliste

La Société Européenne de Satellite, située au Luxembourg, a pour rôle la mise à disposition des programmes et services, et je crois que vous regrettez de ne pas pouvoir être actuellement dans la position de valoriser au maximum les capacités de distribution de la communication par satellite.

M. Roland Jaeger, secrétaire général de SES Global

Le satellite est un des moyens de communication et de mise à disposition des programmes et de services au public qui déborde les frontières et dispose par conséquent d'une zone de couverture pan-européenne.

Nous sommes dans un contexte de multiplication de chaînes, de programmes et de services, et de moyens de communication, dont le satellite doit faire partie intégrante. L'empreinte satellitaire n'est pas limitée à un pays : les satellites actuellement opérationnels au-dessus de l'Europe couvrent quasiment l'intégralité de l'Union européenne et même au-delà, mais on s'aperçoit que le développement des services et programmes, et notamment ceux des télévisions à péage, est restreint au public national. En effet, les équipements nécessaires, décodeurs et cartes d'accès, ne sont accessibles qu'à ce niveau. Cela revient à ne pas pouvoir acheter le quotidien Le Monde à Munich par exemple, ou El Païs à Paris ! Les moyens de communication du satellite sont ainsi largement sous-utilisés, ceci à cause du mécanisme d'acquisition de droits concernant la télédiffusion à une échelle pan-européenne.

Le Commission européenne envisage de procéder dans le cadre de la révision de la directive Satellite Câble de 1993 à un processus de consultation des secteurs concernés pour trouver une solution à la mise à disposition de programmes de télévision à une échelle pan-européenne. Dans ce contexte, il est indispensable que l'ensemble des secteurs concernés prennent conscience de l'importance de cette initiative qui, à terme, est susceptible de générer des revenus supplémentaires pour tous les partenaires concernés, de répondre aux critères du marché intérieur tels que prévus dans le Traité de l'Union européenne et répondre à une demande réelle dans les divers États membres.

Dans le contexte de la TNT, le satellite doit également être dûment pris en considération dans la chaîne de transmission des programmes. Le satellite est en effet le maillon fort de la chaîne car il a l'avantage de couvrir l'intégralité du territoire, donc de suppléer au manque de couverture des nouveaux réseaux de la TNT. Il permet par ailleurs de desservir les réceptions pour les réseaux câblés et d'alimenter les sites de diffusion au niveau local.

Le câble, le satellite, le hertzien terrestre, tout cela doit être considéré comme un ensemble. Dans une logique de transition de l'analogique vers le numérique au niveau national, il est pour cela indispensable que les programmes répondant à la demande de consommation de base des citoyens soient mis à disposition sur toutes les plates-formes satellitaires.

Débat avec la salle

M. Pascal Perennes, chargé de mission, Commission régionale du film de Poitou-Charentes

Ne faudrait-il pas développer les télévisions locales, dont il a été peu question pour le moment ?

M. Nicolas de Tavernost, président du directoire de M6

Le problème est purement réglementaire.

Parallèlement, nous ne croyons pas au développement rapide de la TNT. Si l'on ajoute au problème de l'audience des télévisions locales celui de la barrière de l'équipement, on ne fait que conjuguer les effets. Le CSA lance d'ailleurs ses appels d'offre uniquement concernant les télévisions analogiques. Le problème de ces dernières est qu'elles ont besoin de programmes, et pas uniquement de programmes locaux. C'est pour cela que nous demandons que le dispositif anti-concentration soit aménagé pour que nous puissions être opérateurs de télévision locale. Nous avons les programmes et la compétence pour investir en télévision dans de grandes agglomérations.

Je reviendrai par ailleurs sur certains propos précédents : Gérard Noël ne veut pas payer plus cher ses écrans, soit ; Bruno Chetaille veut multiplier ses diffuseurs, il a raison. En ce qui me concerne, j'ajoute qu'il n'y a pas d'élasticité à l'offre : qu'il dispose de cent chaînes ou de cinq, un téléspectateur, je le répète, ne regarde pas plus la télévision.

Trois sources de financement existent : l'argent public, le péage et la publicité. Mais si Gérard Noël ne veut pas payer plus cher, et si nous augmentons le nombre de chaînes de façon brutale, le « gâteau » se répartira entre toutes ces chaînes et la qualité des programmes en pâtira.

Intervention de la salle

Quel est le projet de Canal + « en clair », en termes financiers, de communication, etc. ?

M. Bertrand Méheut, président du directoire de Canal +

Ce sujet donnera lieu à un débat qui suivra celui de la définition de la ligne éditoriale. Je puis simplement vous dire aujourd'hui que sur un coût de programme de un milliard d'euros sur la chaîne premium Canal +, environ 90 millions d'euros sont consacrés au « clair ». Je ne peux pas préciser la répartition future, mais il y aura du « clair », ceci étant une vitrine très intéressante.

M. Philippe Fau, directeur de la chaîne PlayJam

Ne peut-on envisager d'autres modes de financements que ceux évoqués par Monsieur de Tavernost ? Notre chaîne fonctionne sans publicité, sans abonnement et sans redevance : n'y aurait-il pas aussi de nouvelles « tendances » économiques à dégager ?

M. Nicolas de Tavernost, président du directoire de M6

Les produits dérivés, la téléphonie, les SMS, etc., apportent des recettes complémentaires, et nous les développons fortement, mais elles restent marginales. Je ne connais pas d'autres modèles économiques.

Intervention de la salle

L'avenir du développement de l'offre n'est-il pas entre les mains des grands opérateurs du satellite ?

M. Roland Jaeger, secrétaire général de SES Global

Les grands opérateurs de satellites ne jouent pas un rôle plus important que les grands opérateurs de télévision. Nous mettons nos capacités de transmission à la disposition de nos clients, en espérant qu'elles soient utilisées le mieux possible, mais je ne vois pas comment nous pourrions jouer un autre rôle, plus important.

Intervention de la salle

Dans la restructuration de Canal +, qu'est-ce qui est envisagé pour la « micro-chaîne » appelée « Demain » ?

M. Bertrand Méheut, président du directoire de Canal +

Cette chaîne n'est pas destinée à rester dans le groupe Canal. Des discussions sont en cours à ce sujet.

M. Jean-Claude Larrivoire, journaliste

Merci à tous, nous allons laisser maintenant la place à notre quatrième et dernière table ronde.

Quatrième table ronde : quelles régulations ?

M. Louis de Broissia, sénateur de la Côte-d'Or, membre de la commission des Affaires culturelles du Sénat

Si j'en juge par les échanges qui ont eu lieu et la fréquentation de ce débat, le sujet dont nous traitons est d'une grande actualité.

J'introduirai la question des régulations de l'audiovisuel à partir d'un constat simple que je crois pouvoir faire au nom du Sénat : le secteur paraît aujourd'hui efficacement régulé, par une autorité administrative indépendante, comme nous l'avons souhaité, qui a su acquérir le respect du pouvoir politique et celui des grands groupes audiovisuels. Compte tenu des difficultés rencontrées depuis lors, ce résultat n'était pas forcément acquis lorsque la loi du 29 juillet 1982 a décidé de créer la Haute Autorité de la Communication audiovisuelle. Notons que le besoin de renommer les institutions successives créées pour cette régulation apporte plutôt la preuve des réticences du pouvoir politique à confier à une autorité indépendante ce qui relevait jusqu'alors du domaine de l'État. Il n'est pas si loin le temps où le président de la République, parlant de la Commission Nationale de la Communication et des Libertés, disait : « Elle ne fait rien qui puisse inspirer ce sentiment qui s'appelle le respect. »...

La stabilité actuelle du CSA semble aujourd'hui témoigner de la stabilité institutionnelle du secteur, voulue par le Parlement.

J'insisterai ici sur la persévérance du CSA, en particulier dans le domaine de la signalétique jeunesse. Ce dispositif, qui substitue responsabilité à censure, repose sur une adhésion des acteurs. Il a permis de constater qu'une instance de régulation est en mesure de convaincre tous les opérateurs de suivre des règles de bonne conduite définies dans la concertation.

Je rappellerai aussi que l'efficacité du pouvoir de sanction du CSA peut encore être améliorée. Depuis son origine, l'action du Conseil dans ce domaine se trouve limitée par une disposition législative qui lui interdit d'infliger une amende à un opérateur qui n'aurait pas respecté ses obligations réglementaires, législatives ou conventionnelles, dès lors que le manquement en cause est passible d'une sanction pénale. Il serait souhaitable que cette disposition soit aménagée pour permettre de défalquer du montant de l'amende éventuellement infligée par le juge celui déjà prononcé par le CSA.

En dépit des motifs de satisfaction que je signalais, on peut penser que l'avenir du mode de régulation actuel est encore incertain. En effet, si le Conseil a déjà traversé bon nombre de polémiques pour arriver à un certain équilibre, on peut se demander si les modalités actuelles de son action ne sont pas menacées. Menacées par la construction européenne comme par la mondialisation du secteur qui abolit chaque jour les frontières, mais qui surtout rend possibles les stratégies d'optimisation réglementaire. Le sentiment d'une régulation européenne pourra naître à l'occasion de ce débat.

La menace vient aussi des évolutions technologiques, notamment par le processus de convergence entre l'audiovisuel et les télécommunications, processus qui fait naître une incertitude quant à la définition exacte du terme même de « communication audiovisuelle ». Nos catégories juridiques peuvent en devenir obsolètes, ce qui ne manquera pas de provoquer des confrontations entre diverses instances de régulation. La commission des Affaires culturelles de notre Haute Assemblée sera attentive à l'adaptation des compétences de chacune des autorités qui pourrait être réalisée, en n'ignorant jamais que le CSA s'occupe d'abord de radio et de télévision.

Quelle que soit l'autorité administrative indépendante qui pourrait émerger, le Parlement revendiquera toujours son rôle de régulateur.

À écouter les débats de cette journée, je me demandais si ceux de l'an dernier concernant la TNT portaient sur un besoin de nouvelles télévisions ou sur un besoin de télévisions nouvelles, c'est-à-dire de nouveaux produits.

Nous serons ainsi attentifs à l'offre de contenu de même qu'à la convergence de toutes les formes qu'exprime la télévision -loisirs, culture, information, sport, etc. La télévision étant au coeur de la vie, nous serons également attentifs au fait qu'elle devra être régulée et recentrée en particulier sur l'éveil à la vie par l'éducation.

M. Jean-Claude Larrivoire, journaliste

Les pays européens sont-ils solidaires et disciplinés en matière de régulation des programmes télévisés ? C'est ce que nous allons savoir, grâce aux propos de Jean-Michel Baer.

M. Jean-Michel Baer, directeur à la Direction « Culture, Politique audiovisuelle et Sport » à la Commission européenne

Il ne faut surtout pas voir l'Europe seulement comme une « menace »...

Nous observons depuis une bonne dizaine d'années que la régulation que nous exerçons est effectivement à l'oeuvre. Elle a plutôt conforté un modèle européen de la radiodiffusion, à un étage évidemment combiné avec les étages nationaux, puisqu'elle est l'émanation d'un état d'esprit et d'un « projet audiovisuel » dont on retrouve un peu partout les composantes : système mixte public-privé, prise en compte des intérêts généraux de la société, respect des diversités culturelles, protection des consommateurs, des mineurs et de la liberté humaine, respect de la liberté d'expression et du pluralisme, protection des auteurs. Par ailleurs, la tendance à la constitution d'organismes de régulation autonome, indépendants des pouvoirs politiques, est une orientation très forte au niveau européen.

L'étage européen est intervenu en fonction de missions qui lui ont été confiées par le Traité, ceci dans le domaine de la liberté de circulation des oeuvres, dans le domaine de la concurrence, en intervenant pour les grandes fusions, dans le domaine des aides d'États et dans celui du respect de l'équilibre entre télévisions publiques et privées.

Nous intervenons aussi selon les positions que défend l'Union européenne à l'Organisation Mondiale du Commerce. Vous savez par exemple que la Commission n'a pas pris d'engagement en termes de libéralisation, ce qui fait que les instruments de promotion des oeuvres européennes, qui figurent à la fois dans les textes européens et dans les textes nationaux, pourront continuer à exercer leurs effets bénéfiques.

Nous en sommes aujourd'hui au réexamen de la directive Télévision sans Frontières. La question porte sur les fondamentaux de ce modèle européen, considérant que cette régulation concerne maintenant les 25 pays de l'Union plus trois pays de l'Espace économique européen. Il ne s'agit pas d'une remise en cause du modèle, mais de revoir la façon de le réguler.

Les grands chantiers que sont les différents chapitres de la directive vont faire l'objet d'une consultation en profondeur.

Nous y trouvons par exemple le chapitre de la publicité, dont il a été question aujourd'hui : les règles sont-elles encore applicables ? Sont-elles adaptées aux nouvelles formes de publicité qui apparaissent ? Notre rôle est de nous assurer que les réglementations prises par les différents États n'entravent pas la libre circulation des émissions. Il s'agit par ailleurs de garder cette spécificité à laquelle nous tenons tous en Europe : la séparation du contenu des programmes et de la publicité.

Nous aborderons aussi la question de l'équilibre entre secteurs publics et secteurs privés. Le service public ayant été consolidé, les règles de publicité ne peuvent-elles pas être assouplies ? Voilà un exemple de question qui sera débattue.

Il sera question encore de la protection des mineurs, tant à l'égard de la publicité qu'à l'égard des programmes, du droit de réponse, du recours à la co-régulation ou à l'autorégulation, complémentaires à la réglementation d'État.

Le problème de l'applicabilité de la réglementation donnera certainement lieu à une concertation permanente au niveau européen. Nous avons à ce sujet été heureux de voir le CSA rejoindre la plate-forme des régulateurs européens. À l'occasion du ré-examen de la directive, nous pensons qu'il serait sans doute opportun de créer un Conseil des régulateurs européens, de façon à instaurer un dialogue permanent.

M. Jean-Claude Larrivoire, journaliste

Nous abordons la question de la régulation en ce qui concerne les producteurs et diffuseurs : est-elle très contraignante ?

M. David Kessler, directeur général du Centre national de la cinématographie (CNC)

La régulation est par nature une contrainte. Sous le terme « régulation » se trouvent plusieurs « couches » correspondant à des réalités différentes.

- La couche législative fixe le cadre dans lequel interviennent les organes administratifs.

- La couche réglementaire est fixée par le Gouvernement, à travers l'ensemble des textes qu'il élabore.

- La couche de régulation proprement dite est sans doute celle qui a connu le plus de difficultés à s'implanter dans notre pays, parce qu'elle correspond moins à nos traditions juridiques.

Le Centre national de la cinématographie, qui a aussi pour mission d'aider la production audiovisuelle, est évidemment intéressé par la réglementation du secteur, puisque d'une part le secteur audiovisuel, par des mécanismes de taxation, va contribuer à la constitution du compte de soutien à l'industrie de programmes, et d'autre part se voit fixer un certain nombre d'obligations réglementaires ou conventionnelles par le CSA.

Ce système, même s'il est jugé contraignant, a prouvé son efficacité en permettant de maintenir une production cinématographique abondante et de créer et valoriser une production audiovisuelle française souvent leader aujourd'hui en termes d'audience.

Un double défi se présente concernant la question de la réglementation.

Il s'agit de faire face à la multiplicité des chaînes et des supports, comme cela a déjà été évoqué, ce qui oblige la réglementation à s'affiner, afin de toucher chacun des supports selon ses spécificités. Le défi est donc d'assurer un niveau minimum d'obligations de manière à ce qu'il n'y ait pas inégalité entre les chaînes historiques, sur lesquelles pèserait un ensemble d'obligations, et des chaînes nouvelles, qui y échapperaient, mais ceci en même temps sans empêcher les formules nouvelles d'exister et de se développer.

Un exemple illustre parfaitement cette question à laquelle sont confrontés les régulateurs. Il y a un an, une polémique a vu le jour : fallait-il considérer l'émission Pop Star comme une oeuvre audiovisuelle ? Cela concernait le CSA, pour voir si une chaîne remplit ses obligations en matière de programmes, et le CNC pour savoir si une oeuvre doit ou non bénéficier du soutien du compte à l'industrie de programmes. Les deux organismes ont considéré qu'il fallait classer ce produit dans les oeuvres audiovisuelles, les tribunaux statueront.

Cet exemple illustre bien la difficulté que présente l'évolution des programmes, de leurs natures et de leurs « formats ». Il nous faut être attentifs à ce que les objectifs du législateur, qui sont de favoriser des programmes « de stock », c'est-à-dire qui ont vocation patrimoniale, soient respectés, mais en même temps de prendre en compte le fait qu'apparaissent des formats nouveaux qui appellent des réflexions nouvelles.

Il s'agit de faire face au déferlement d'images en maintenant des principes qui permettent d'aider la production cinématographique et audiovisuelle, tout en laissant aux opérateurs les possibilités d'exister.

M. Jean-Claude Larrivoire, journaliste

Je crois savoir que pour Étienne Mougeotte les régulations s'assimilent de plus en plus à des contraintes, contraintes de plus en plus lourdes...

M. Étienne Mougeotte, vice-président de TF1, directeur général de l'antenne

Je vois comme un clin d'oeil le fait que ce colloque se termine sur la question des régulations, alors que ce matin-même le Conseil des ministres débattait de la question des simplifications administratives...

Un responsable de chaîne de télévision opère selon une série de contraintes : les goûts du public et leurs évolutions, la recherche et l'organisation des talents dans tous les domaines de programmes et enfin la réglementation et le contrôle du CSA.

Après seize ans de privatisation de TF1, la question est de savoir si cette réglementation et son application sont toujours adaptées aux buts poursuivis, dans la mesure où, au cours de cette décennie, nous avons connu une véritable inflation législative et réglementaire.

Cette régulation exercée par le biais du CSA est parfaitement légitime dans un certain nombre de domaines où elle a d'ailleurs fort bien réussi, comme ceux du pluralisme politique et de la déontologie de l'information, où les progrès ont été considérables.

Des progrès très significatifs sont à enregistrer aussi sur les questions de protection de l'enfance et de l'adolescence. La signalétique a très largement été améliorée, elle est un garde-fou en même temps qu'un appel à la responsabilisation, de nous-mêmes et des parents.

De très importantes avancées aussi sont à enregistrer dans le domaine de la lutte contre la publicité clandestine, ceci grâce aux vigilances conjuguées du CSA et des chaînes.

Enfin, les règles et la régulation ont joué un rôle très positif dans le domaine de la création cinématographique et audiovisuelle. L'obligation faite aux chaînes d'investir chaque année un pourcentage de leur chiffre d'affaires net dans la création a contribué à créer un pôle de production fort et très professionnel.

Je ne revendique donc nullement la liberté du renard dans le poulailler... mais nous sommes arrivés en France à un point absolument invraisemblable.

Ayons par exemple l'honnêteté de dire que le cinéma traverse de vraies difficultés. Pour preuve, remarquons que l'audience des films français à la télévision diminue de manière régulière. Les grandes chaînes diffusent moins de films en prime-time qu'elles ne l'ont fait par le passé. La situation est étonnante : les mêmes qui critiquent la dépendance du cinéma à l'égard de la télévision ne cessent de réclamer l'augmentation des obligations à la charge des diffuseurs. Ce n'est pas en « chargeant le baudet » que le cinéma se portera mieux, d'autres solutions sont certainement à envisager.

Autre exemple : celui de la création audiovisuelle. Nous sommes là dans un domaine totalement fantasmagorique ! Le décret du 9 juillet 2001 a tellement voulu entrer dans le détail de la relation entre producteurs et diffuseurs que la règle en devient incompréhensible. On peut dire aujourd'hui qu'il n'y plus aucune place pour la liberté contractuelle. Aucune place pour la liberté de prix, ni pour la liberté de la chose -que des esprits aussi fins discutent pour savoir si Pop Star est une oeuvre audiovisuelle ou non me paraît extravagant ! Quel temps perdu ! Aucune liberté non plus concernant la personne : la définition du producteur indépendant est tellement complexe que deux ans après le décret, les conditions d'interprétation de cette définition ne sont toujours pas établies !

Le résultat immédiat est que l'on produit de moins en moins de films et de plus en plus de séries. Cette réduction du champ de la création ne me paraît pas correspondre aux objectifs du législateur.

Le dispositif anti-concentration appelle lui aussi des simplifications indispensables. Les grands pays d'Europe ont engagé un processus de simplification de ce dispositif pour l'adapter à l'évolution des acteurs mondiaux de l'audiovisuel et des enjeux. La France, quant à elle, en reste à ses 49 % ! À 49 %, c'est bien, à 51 %, ça ne l'est plus ! Quelle est la différence ? Que l'on m'explique ! Que l'on en finisse avec ces seuils qui n'ont aujourd'hui plus de sens.

Enfin, la réglementation doit très vite évoluer sur la question de la publicité. La France est le seul pays au monde où existent des « secteurs interdits » de publicité, autres que ceux qui touchent à la Santé publique, bien évidemment. La règle européenne doit s'appliquer, simplement.

Pour notre régulation, l'heure est à la simplification, à la clarification, à l'adaptation et à l'application de la règle européenne commune.

M. Jean-Claude Larrivoire, journaliste

Nous pourrions dire que la parole est maintenant à la défense : Dominique Baudis, pouvez-vous tout d'abord nous rappeler le rôle du CSA ?

M. Dominique Baudis, président du Conseil supérieur de l'audiovisuel (CSA)

La défense aurait presque envie de se taire : j'ai entendu tellement de choses gentilles que j'ai peur de gâcher le ciel bleu !

Le CSA a été créé par le législateur et travaille dans le cadre de la loi et des décrets.

Nous avons vu apparaître des organes de régulation, en France, dans les secteurs où l'État mettait fin à une situation de monopole. Ce fut le cas pour la radio-télévision, sans que pour autant l'État se désengage du secteur : il en demeure un acteur, aux côtés et en concurrence avec d'autres acteurs, privés. Cette situation implique un arbitrage indépendant du Gouvernement mais investi de prérogatives de puissance publique : c'est aujourd'hui le rôle du CSA.

Il s'agit principalement d'appliquer l'article 1 er de la loi de 1986 : la communication audiovisuelle est libre, mais cette liberté s'exerce dans le respect d'autres principes d'égale valeur -pluralisme politique et diversité des courants de pensée, protection du jeune public, respect de la dignité de la personne humaine, encouragement à la production, etc.

Nous devons ainsi veiller à l'équilibre entre la liberté et les responsabilités qu'elle confère.

Nos missions consistent à réguler le paysage actuel, à dessiner le paysage futur et à nous positionner sur les champs nouveaux de régulation.

Nous régulons donc le paysage actuel dans le cadre de la loi et des décrets, de même que dans celui des conventions que nous passons avec les radios et les télévisions.

En ce sens, je précise que certaines des « plaintes » formulées par Etienne Mougeotte ne concernent pas la régulation, mais les décrets, que le régulateur ne fait qu'appliquer. Ceci étant dit, je reconnais que nous devons faire face à beaucoup de complexité, mais cette « usine à gaz »... produit du gaz ! Le mécanisme peut être simplifié, mais il faut que la production continue.

La convergence européenne des régulations qu'envisageait Monsieur Baer est souhaitable, effectivement, mais à condition que l'on ne converge pas a minima . Les dispositifs construits par les gouvernements et parlements successifs ont donné des résultats impressionnants, notamment ce que l'on a appelé « l'exception culturelle », dont certains ont pu annoncer prématurément la disparition. On peut ici arguer du fait qu'en Allemagne, sans toutes ces règles, la production audiovisuelle est supérieure à la nôtre ; soit, mais notons que, d'une part, la redevance y est deux fois supérieure, et que, d'autre part, le secteur dispose de la totalité de la ressource publicitaire. L'audiovisuel est donc infiniment mieux financé en Allemagne.

La régulation se fait a maxima ou a minima selon que la ressource est respectivement limitée, le cas du hertzien, ou illimitée, le cas du câble ou du satellite. La régulation s'applique a minima dans ce second cas notamment pour éviter des délocalisations.

Notre mission consiste également à dessiner le paysage audiovisuel de demain : c'est le grand enjeu de la TNT, qui va permettre d'offrir à ceux de nos concitoyens qui ne reçoivent que cinq programmes « en clair » -ce qui est le cas des trois quarts des téléspectateurs français- la possibilité de recevoir une vingtaine de programmes, parmi lesquels plusieurs programmes locaux. Avec le ministère de la Culture et de la Communication nous mettons actuellement en oeuvre cette TNT qui apportera choix, diversité et satisfaction.

Nous devons enfin nous positionner sur des champs nouveaux de régulation, avec les difficultés que cela représente.

Je citerai ici deux domaines essentiels : Internet et les grandes chaînes internationales.

Concernant Internet, le Parlement et le Gouvernement ont engagé un travail législatif visant à distribuer les responsabilités des différents régulateurs sur ce moyen de communication qui peut être utilisé par les médias audiovisuels, par des personnes privées, par des opérateurs commerciaux, etc. Ce qui relève de l'audiovisuel concernera évidemment le CSA.

Le domaine des grandes télévisions globales d'information permanente m'inquiète beaucoup.

Nous avons vu apparaître CNN, puis Al-Jezira, puis d'autres... Beaucoup sont en demande de conventionnement avec le CSA sur le satellite. Nous sommes obligés par la loi sur la liberté de la communication audiovisuelle, de les conventionner, à condition que le dossier soit conforme, bien entendu : cela ne se fait pas « à la tête du client », mais nous n'avons pas à nous préoccuper de l'origine de leurs financements, par exemple...

Ce sont des chaînes d'information, dont beaucoup en langues étrangères : se pose donc notamment le double problème des traductions et de la réactivité. Nous avons ainsi connu quelques « dérapages » sur Al-Jezira durant la période écoulée entre le 11 septembre et les interventions en Afghanistan.

Certaines chaînes sont reçues en Europe, via des plates-formes satellitaires, sans qu'elles y soient domiciliées ou conventionnées. Il semble que Bruxelles aille dans le sens de la décision suivante, non encore officielle : le pays de domiciliation de la plate-forme satellitaire aurait la responsabilité de ces chaînes et donc serait chargé de les conventionner. Il en serait donc ainsi pour les chaînes passant par Eutelsat, qui seraient donc sous l'autorité du CSA vis-à-vis d'un conventionnement. Je signale que parmi ces chaînes, nous trouvons Irak TV, dont le président est le fils de Saddam Hussein... Je me vois mal en ce moment le recevoir à Paris pour conventionner cette chaîne !

J'émettrai donc une alerte : ne produisons pas de réglementations inapplicables, qui décrédibiliseraient la régulation.

Je terminerai par la question du dispositif anti-concentration, évoquée par Étienne Mougeotte.

Nous sommes ici, encore une fois, dans le cadre de la loi, pas de la régulation. La différence entre 49 % et 51 % n'est peut-être pas tellement importante, effectivement, dans le cas de TF1 en l'occurrence. Mais sommes-nous prêts en France à ce qu'une télévision comme M6 soit à 60 ou 65 % entre les mains d'un opérateur, européen certes, mais allemand ? Du point de vue du droit européen, oui, selon la règle d'égalité de traitement des entreprises européennes. Du point de vue de l'esprit public, en France particulièrement aujourd'hui, cela me paraît difficile à concevoir.

M. Jean-Claude Larrivoire, journaliste

Merci Monsieur Baudis.

Nous conclurons ainsi cette table ronde, pour entendre le ministre de la Culture et de la Communication, Monsieur Jean-Jacques Aillagon.

Allocution de clôture par M. Jean-Jacques AILLAGON,

ministre de la Culture et de la Communication

Je n'aurai bien entendu pas la prétention de conclure des débats aussi denses traitant d'un sujet aussi vaste qui intéresse évidemment tout particulièrement le ministre de la Culture et de la Communication, puisqu'il s'agit du champ de la diffusion culturelle dans notre pays.

À la question posée, « La télévision, pour quoi faire ? », j'en ajouterai une autre qui me tient à coeur : « La télévision publique , pour quoi faire ? », ce qui nous amène à demander ce que doit faire l'État pour la télévision.

Ces questions nous renvoient à une réflexion historique, puisque dès son apparition dans le paysage culturel français, la télévision s'est elle-même investie d'un certain nombre de missions. Ses champs d'engagements ont naturellement été ceux qui étaient couverts déjà par la radio : l'information, la distraction et l'« éducation » au sens très large du terme.

Au fil du temps, les chaînes se sont multipliées, le secteur privé s'y est intégré, elle est devenue un champ d'investissement économique. La démultiplication des vecteurs de diffusion a permis ensuite d'offrir à nos concitoyens un paysage audiovisuel d'une grande diversité et d'une grande richesse, tout comme le fera encore la télévision numérique terrestre.

Le paysage télévisuel est et sera très différent de ce qu'il fut dans les années 70 et 80, bien entendu, mais ce que nous en attendons suit toujours les trois grands axes que je citais : divertissement et distraction, information et connaissance.

Ce vaste paysage pourrait amener à penser, concernant la télévision publique, qu'il n'est plus nécessaire de maintenir une telle télévision spécifique, soutenue par les citoyens et l'engagement de la puissance publique. Ma conviction, comme vous le savez, est qu'il n'en est rien, d'autant que nous constatons que nos télévisions publiques constituent un bloc massif de la consommation quotidienne.

On doit tout de même se demander quelles sont les limites de l'expression de cette télévision publique, et quelle est sa singularité.

Tout d'abord, je ne crois pas qu'il faille multiplier les chaînes publiques au risque d'appauvrir le caractère de leurs programmes.

Le secteur public doit par contre offrir un accès de qualité à l'ensemble de nos concitoyens : cette ambition est l'une de ses caractéristiques très forte.

Sans jeter la moindre suspicion sur les opérateurs privés, dont nous savons à quel point ils sont soucieux de qualité, la prétention du service public est aussi d'offrir cette qualité. Si nous estimons que la télévision est un média qui permet au plus grand nombre d'accéder à la culture, cette ambition doit être prise en compte.

La même exigence doit se manifester pour l'information. Nous savons l'érosion de la lecture de la presse, de la presse quotidienne notamment. Dans beaucoup de foyers, la télévision finit par être le seul contact avec l'information : ceci implique que le service public soit attentif à la qualité et à la diversité de ce qu'il propose en la matière.

L'engagement doit également être bien marqué dans le domaine de la production cinématographique et audiovisuelle, ceci même au-delà des règles et des contraintes existantes. Je suis en ce qui me concerne particulièrement sensible à la situation de secteurs réputés marginaux de cette production, comme le documentaire, pour lequel notre pays semble avoir un peu perdu pied...

La règle de diversité qui s'impose à l'ensemble des opérateurs doit s'imposer plus fortement encore aux opérateurs publics : diversité des opinions et des informations, parfois déjà codifiée, mais aussi diversité artistique, musicale notamment, en étant promoteur d'artistes et de créateurs moins connus.

La télévision publique ne doit pas être assujettie aux seules considérations d'équilibre économique, même si elle a bien entendu le devoir d'équilibrer ses comptes. Je suis en ce sens profondément attaché à la pérennité du mode de financement spécifique de l'audiovisuel public, cela lui assurant stabilité et indépendance.

Le service public doit respecter les attentes de l'ensemble de ses téléspectateurs ; je pense notamment à satisfaire les personnes les plus handicapées, comme les sourds et malentendants, qui représentent environ 10 % de la population française. À l'occasion de la révision du contrat d'objectifs et de moyens, je compte bien amener la télévision publique à prendre des engagements sur l'amélioration du sous-titrage ou du doublage en langage des signes.

Les autres obligations, comme celles qui visent au respect de la personne humaine ou au respect des mineurs s'imposent évidemment à l'ensemble des opérateurs.

La télévision publique doit donc être exemplaire et innovante. En disant cela, je ne suggère évidemment en rien que la télévision privée ne soit pas capable de qualité, d'excellence, d'innovation ou d'attention à l'égard de nos concitoyens.

Dans ce contexte, l'État doit être exigeant, et marquer sa volonté par tous les moyens dont il dispose : la loi, la réglementation, les contrats, etc.

Mais à côté de son engagement en faveur du service public, il doit évidemment prendre en compte les intérêts du paysage audiovisuel dans son ensemble, et être le garant du cadre législatif qui fixe ce que l'on peut appeler le « règlement général » de l'audiovisuel. Les débats d'aujourd'hui ont montré que de grands chantiers sont ouverts et sont à ouvrir dans le sens du renforcement de ce règlement général. Il ne s'agit pas d'accumuler normes sur normes, de manière bureaucratique : nous avons tous intérêt à ce que ce règlement soit suffisamment clair pour atteindre les objectifs fixés, notamment celui d'un développement économique harmonieux de l'ensemble du paysage audiovisuel. Force est de constater qu'aujourd'hui, en fonction des textes en vigueur, le développement de certains secteurs est tout simplement impossible. Il est par exemple beaucoup question de télévisions locales : aucune économie n'est aménagée convenablement pour permettre leur développement réel. Je me suis prononcé favorablement pour que les opérateurs nationaux puissent investir dans ce domaine.

Je suis aussi partisan du progrès de la régulation, de même que de l'amoindrissement de la réglementation. Nous sommes traditionnellement plus réglementaires que régulateurs, mais la régulation que nous avons instaurée par la création de l'actuel CSA me semble être la bonne issue.

Nous tenterons donc au cours des prochains mois de renforcer le règlement général, tout en le simplifiant et en prenant en compte la vérité économique et les évolutions quotidiennes du paysage international et technologique.

Nous ne devons pas tout attendre de la télévision, comme nous avons aussi tendance à le faire de l'école... Ce sont sans doute les deux derniers cadres universels partagés par l'ensemble de nos concitoyens, ce qui nous amène à leur adresser systématiquement tous les reproches possibles et imaginables !

Cependant, si l'on ne peut pas tout imposer à la télévision, on ne doit pas non plus ne rien en attendre. C'est le plus efficace, le plus universel et le plus populaire des médias. Elle doit donc être mobilisée dans son expression, publique comme privée, pour tenter d'élever nos concitoyens dans les niveaux du débat politique et civique, de la pensée et de la culture.

Tout cela appelle de notre part vigilance et exigence, mais surtout de la confiance.



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