INTRODUCTION :
LES ENJEUX DE LA DÉCENTRALISATION ET DE L'AMÉNAGEMENT DU TERRITOIRE



M. Jean-Paul Delevoye, ministre de la fonction publique, de la réforme de l'Etat et de l'aménagement du territoire

M. le président, chers élus, permettez-moi de vous dire le plaisir que j'ai de me retrouver aux côtés du président de la Délégation de l'Assemblée nationale mais aussi de celui du Sénat, M. Jean François-Poncet, sous l'autorité duquel m'a été donnée l'occasion de travailler à l'aménagement du territoire et de saluer la compétence qui est la sienne dans ce domaine. Permettez-moi aussi de saluer le délégué de la DATAR, M. Nicolas Jacquet.

Je voudrais au préalable excuser M. le Premier ministre, que vous aviez invité à votre colloque et qui souhaitait y participer, vous réaffirmant l'intérêt qu'il porte aux politiques d'aménagement du territoire. M. Jacquet nous le rappellera peut-être, nous sommes à la veille d'un CIADT sur les infrastructures ; nous réfléchissons sur un plan d'accès au haut débit. Nous sommes donc bien dans la problématique de l'aménagement et du développement du territoire.

Vous avez présenté deux parties importantes : la décentralisation comme une opportunité pour le territoire et la péréquation. Si vous m'y autorisez, j'élargirai peut-être un peu la question car la décentralisation en tant que telle n'a pas de sens aux yeux de nos citoyens. Elle n'apparaît que comme un partage du pouvoir, de moyens et de compétences entre l'Etat et les collectivités territoriales, et ne semble pas répondre à la question politique fondamentale : aujourd'hui, par rapport aux forces économiques et démographiques qui sont en train de restructurer le monde, quel est le rôle du pouvoir politique, quelle est sa capacité à en modifier les coûts ou les adapter pour répondre aux voeux du Président de la République, à savoir humaniser la mondialisation ? Comment peut-on mettre en place des outils de régulation publics permettant de concilier forces économiques et épanouissement des individus ?

Le modèle européen a concilié la force du capitalisme et les outils de régulation publics. Ces outils reposaient sur la capacité à réinjecter de l'argent en cas de ralentissement de la croissance. Il s'agissait d'un mécanisme keynésien. Les outils de régulation sociale ont pris la forme de filets de sécurité en cas de rupture du travail. Parallèlement, le maintien du pouvoir d'achat pour relancer la consommation s'effectuait par le biais des prélèvements sociaux. Or, à ces outils de régulation publics s'ajoutent aujourd'hui des outils de régulation territoriaux. On peut, en effet, aujourd'hui produire et consommer et décider n'importe où. L'économie mondiale nécessite une mise en réseau des territoires : on peut avoir une mondialisation gagnante ou une mondialisation perdante.

Ces mutations vont poser une question forte : savoir si on les subira ou si on les anticipera par une politique qui permettra d'apporter une autre valeur ajoutée. Ceci est un vrai sujet qui pose trois questions politiques en matière d'aménagement du territoire : comment attirer la valeur ajoutée sur notre territoire ? Comment éventuellement l'accompagner lorsque cette mutation est en marche ? Certains diraient même : comment empêcher cette mutation ?

Pour les uns, il s'agit d'un sentiment d'impuissance ; pour les autres, d'un sentiment d'accusation.

Je crois que la vraie question qui se pose aujourd'hui est la suivante : la décentralisation accroît-elle le pouvoir politique par rapport à cette mutation socio économique, ou est-ce qu'elle l'affaiblit ? C'est à mon avis une question de fond, qui pose un double problème politique. Nous devons développer nos potentialités pour attirer de nouvelles activités et, sur le même territoire en même temps que ce succès, affronter des disparitions d'emplois et les handicaps qui apparaissent.

Souvent, dans une politique territoriale, on s'intéresse plus au côté positif ou au côté négatif, mais on concilie rarement les deux. Nous voyons bien que par rapport à l'efficacité, les réponses publiques de demain ne seront ni de droite ni de gauche, mais rapides ou non, et pertinentes ou non. Nous devons donc avoir plusieurs niveaux d'outils de régulation territoriale. L'espace européen tirera toute sa capacité de répondre à l'objectif d'être la première puissance économique mondiale si nous mettons en place des infrastructures accélérant la mobilité des hommes, des produits et des idées. C'est dans cette démarche que s'inscrit le gouvernement pour que, lors du CIADT du 18 décembre, nous annoncions les grandes infrastructures qui manquent à la France dans un grand espace européen avec une vision mondiale, et non des routes cantonales et des jonctions départementales.

Je salue le rapport de Jean François-Poncet sur l'exception française en matière d'espace. Vous voyez donc que nous avons à réfléchir à l'échelle internationale sur cette notion d'espace. L'explosion des échanges en Europe s'illustre par la prochaine saturation des couloirs aériens et des aéroports qui entourent la France. Ce n'est pas à l'échelle régionale que peuvent être résolus ces problèmes.

Par ailleurs, le développement des territoires nécessite aujourd'hui une masse critique. La masse de compétences, de produits ou de services auxquels on a accès est essentielle. La mise en réseau de territoires métropolitains est facteur de synergies territoriales très importantes pour la France.

Toute la problématique appréhendée par Jean François-Poncet repose sur une volonté politique de développer une approche de territoires, et non une opposition entre urbanité et ruralité. Le rapport de la DATAR montre d'ailleurs que la ruralité périurbaine était en train d'exploser, alors que la ruralité profonde diminuait. Cet élément pose une vraie question : l'aménagement du territoire n'est pas seulement l'attirance de nouvelles richesses, mais il peut aussi être la préservation des richesses actuelles du territoire, sa culture, son terroir. Ainsi la défense du patrimoine fait aussi partie des stratégies de développement d'un territoire.

La notion d'aménagement du territoire est donc aujourd'hui formidablement diverse. L'articulation entre l'Etat et les régions nécessite la superposition d'un schéma national réfléchi à l'échelle européenne et internationale et doit se décliner par une mise en cohérence à l'échelle des régions, voire des départements.

La décentralisation a pour but de permettre aux uns et aux autres de réfléchir à la potentialité de développement de leurs territoires et aux conséquences sociales et politiques de l'aménagement du territoire. Souvent, les élus se sont battus entre eux pour savoir qui bénéficierait de l'implantation de zones industrielles, non pas parce qu'ils estimaient que ces zones étaient nécessaires pour leurs territoires, mais parce qu'ils souhaitaient percevoir autant que possible de taxe professionnelle. L'objectif premier était la conséquence fiscale. Or on constate aujourd'hui que les zones industrielles s'imposent ipso facto sur certains territoires et non sur d'autres. Nous avons donc probablement intérêt à réfléchir à des schémas régionaux qui, sur une thématique donnée, permettent d'assurer une forme de complémentarité.

La régionalisation des fonctions de développement économique, formation professionnelle et d'organisation du territoire est ici une chose extrêmement pertinente. Le travail du législateur, par exemple dans le cas de la loi littoral , une loi incitative des plus normatives, a privilégié la préservation de l'environnement sur le développement industriel.

On peut avoir une notion de projet territorial, dépassant les ambitions politiques sur lesquelles les hommes se déchirent. Si chaque région, chaque pays veut se construire contre l'autre, on risque d'avoir une neutralisation de l'action et une fragilisation. La réflexion politique, à l'échelle d'un territoire (région ou département) déterminé de façon pertinente semble la meilleure solution, donnant lieu si nécessaire à un arbitrage de l'Etat.

Sur les incidences de la décentralisation sur l'aménagement du territoire, l'approche du gouvernement me paraît extrêmement positive. Le débat sur la nature des compétences et des ressources transférées a été en partie amorcé. Si la région veut jouer un rôle en matière de développement économique, il est important qu'elle ait des ressources de niveau économique. Un problème bien connu est celui du transfert aux départements des compétences à caractère social.

Vous avez évoqué la notion d'expérimentation. Elle est particulièrement importante pour le service public. Dans une société moderne, nous devons concilier le paradoxe d'une simplification des démarches exigée par le citoyen et la complexité croissante du traitement des dossiers, d'où la réflexion que nous menons sur la nécessité de mettre en place des pôles d'intelligence administrative. L'élément central de cette réflexion est la proximité, qui passe par la capacité pour chacun d'accéder à son propre dossier.

Si on effectue le transfert de ces compétences pour plus de proximité sans les accompagner de moyens suffisants, on risque une réelle fragilisation du dispositif. C'est un sujet sur lequel nous devons être attentifs, d'autant plus que l'inégalité des territoires est liée à l'inégalité de la puissance administrative. Nous devons réfléchir à une politique qui, grâce aux nouvelles technologies, permette l'égal accès des citoyens au service public et la mise en réseau des administrations par pôles de compétences ou par pôles de puissances administratives.

Dans une optique de simplification des démarches, nous sommes en train de réfléchir sur la réactivité. Notre objectif est de réduire les délais entre la prise de décision et la mise en oeuvre de l'action. Les décisions d'investissement prennent aujourd'hui des mois. Avec l'allongement des procédures, lorsque la décision politique arrive, le plan d'investissement a changé. La décentralisation doit être un facteur d'accélération de la prise de décision. Je souhaite attirer l'attention des élus sur le fait que si l'Etat cherche à se réformer sur le plan régional, en transformant ses 25 ou 26 administrations en 6, 7 ou 9 grands pôles administratifs, il est important de pouvoir situer les responsabilités.

Prenez garde à ce que le centralisme de l'Etat ne soit pas remplacé par un centralisme régional ou départemental. La superposition de ces structures ne doit pas entraîner d'explosion des coûts de fonctionnement de ces administrations et du temps de débat nécessaires pour la prise de décision. Ce point relève de la responsabilité totale des élus locaux.

Je terminerai simplement sur la péréquation. C'est un sujet qu'évoque souvent Jean François-Poncet. Je suis de ceux qui pensent qu'avant de parler d'inégalités, nous avons besoin de savoir quels sont les niveaux réels de richesse et de pauvreté des territoires. Raisonner à partir du taux de chômage et du pouvoir d'achat n'est pas suffisant. Nous n'avons pas aujourd'hui une lecture très précise de la richesse ou de la pauvreté d'un territoire par rapport à ses potentialités.

Plus vous donnerez de liberté aux régions dans un but d'efficacité, plus vous risquerez d'aggraver les inégalités. Ce problème pose celui de l'égalité territoriale des chances, qui passe par l'égalité des offres. C'est ainsi qu'est formulée la problématique de la péréquation financière. Cette dernière peut prendre la forme de dotation ou de compensation, mais elle dépasse ce cadre quelque peu réducteur. Nous devons nous interroger sur la péréquation européenne, et avoir la même interrogation au niveau contractuel.

Premièrement, il faut pouvoir s'appuyer sur les fonds européens. Vous avez rencontré à Bruxelles M. Barnier. L'avenir des fonds structurels européens ne peut se concevoir que si on tire un bilan positif des politiques structurelles européennes aujourd'hui engagées. Or, si les écarts entre pays diminuent, les écarts entre régions à l'intérieur de ces pays ne cessent d'augmenter. C'est un réel souci.

Deuxièmement, quel est l'effet levier de l'argent public sur la croissance ? Nous sommes ici en rupture avec la politique de redistribution égalitaire de l'époque du général de Gaulle. Nous avons l'obligation urgente de mettre l'argent au service de la croissance. Le vieillissement de la population va entraîner simultanément un ralentissement de la croissance et une explosion des dépenses publiques de solidarité. C'est un réel problème, et nous devons réfléchir à l'effet levier de l'argent public sur la croissance économique pour consolider une politique de solidarité à laquelle nous sommes extrêmement attachés. Ceci passe par une réévaluation de l'organisation et du fonctionnement des services publics, par exemple, dans le cas de l'offre médicale. On peut aussi se demander s'il faut doter les départements d'outils de régulation foncière permettant d'acquérir un certain nombre de propriétés au nom de l'intérêt général. Nous avons ici les éléments d'un vrai débat sur l'outil de régulation publique à propos d'offres territoriales qui correspondent, si on les laisse, à des distorsions par rapport à ce que nous souhaiterions.

Enfin, les péréquations peuvent aussi se concevoir sur le mode contractuel. Faut-il que s'établisse entre l'Etat et les différentes collectivités territoriales le même type de contrat ? On comprend, dès lors, la nécessité de disposer d'indicateurs très précis sur la réalité de la richesse ou de la pauvreté des régions. Au moment où nous sommes en train de réfléchir à une nouvelle génération de contrats de plan, il est important que nous introduisions cette problématique pour assurer l'égalité des chances. Ceci pose le débat du financement des transports, des partenariats privé public. L'accélération des infrastructures pose le problème de la restabilisation du principe d'égalité par la contractualisation avec un État stratège.

Je terminerai par une seule observation : soyons attentifs au fait qu'un sujet qui politiquement nous intéresse ne nous fasse pas oublier les enjeux et le défi auxquels nous devons faire face. L'égalité des territoires au niveau de l'Etat passe par l'accès au haut débit et à la téléphonie mobile pour permettre la circulation des idées (Nicolas Jacquet pourra intervenir sur ce sujet). Toutefois, paradoxalement, il faut tenir compte du fait que les infrastructures ne sont pas l'unique aspect de l'aménagement du territoire. Cela signifie que si, sans infrastructures, il y a peut-être un risque de non développement, avec des infrastructures, le développement n'est pas forcément acquis. La mise en réseau des territoires accentue la compétitivité et la concurrence entre territoires, si bien que paradoxalement, une offre d'aménagement du territoire peut apparaître comme une chance, alors qu'elle est en fait une exigence supplémentaire de relever un défi supérieur. La connexion rapide par autoroute, par exemple, met en compétition avec les autres territoires.

L'aménagement du territoire est donc une réflexion sur les potentialités de nos territoires, leur organisation et la réduction de leurs handicaps.

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