N° 1543
ASSEMBLÉE NATIONALE

CONSTITUTION DU 4 OCTOBRE 1958

DOUZIÈME LÉGISLATURE

N°  267
SÉNAT

SESSION ORDINAIRE DE 2003-2004

Enregistré à la Présidence de l'Assemblée nationale
le 14 avril 2004

Annexe au procès verbal de la séance
du 14 avril 2004

OFFICE PARLEMENTAIRE D'ÉVALUATION

DES CHOIX SCIENTIFIQUES ET TECHNOLOGIQUES

RAPPORT

sur

Les nouveaux apports de la science et de la technologie

à la qualité et à la sûreté des aliments

par M. Claude SAUNIER,

Sénateur

Tome I - Rapport

Déposé sur le Bureau de l'Assemblée nationale

par M. Claude BIRRAUX

Président de l'Office

Déposé sur le Bureau du Sénat

par M. Henri REVOL

Premier Vice-Président de l'Office

INTRODUCTION

UNE SAISINE PERTINENTE

Le secteur agroalimentaire bénéficie, comme l'ensemble de l'économie, des progrès dérivés des nouvelles technologies. Dans ce contexte, la saisine de l'Office sur « l'apport de la science et de la technologie à la qualité et à la sûreté des aliments » est particulièrement opportune d'un double point de vue.

- La crise de confiance

Après les problèmes des dernières années et les réponses sociales, administratives et politiques qui leur ont été apportées, cette étude permettra d'effectuer une analyse à froid des données de la sûreté alimentaire. En effet, cette question fait paradoxalement l'objet d'une certaine suspicion collective alors même que les conditions objectives de la sécurisation de nos aliments se sont notablement améliorées.

- L'enjeu économique

Cette étude sera surtout l'occasion de faire un point utile sur l'état et les perspectives scientifiques de disciplines en pleine mutation et d'examiner les conditions de diffusion de ces avancées vers un tissu industriel dont on méconnaît, à tort, l'importance économique. L'industrie agroalimentaire française n'est-elle pas la première industrie européenne ?

- Un rôle historique moteur

Avant d'entrer dans le sujet lui-même, il est utile de rappeler quelques données historiques de base.

Les progrès de la science et de la technologie dans les domaines agricole et agroalimentaire ont toujours accompagné et souvent fortement conditionné les progrès de l'humanité. Ils ont réduit la nécessité, créé le surplus, modifié le rapport au temps et favorisé l'échange .

En matière agricole , depuis les premiers tâtonnements de l'agriculture au néolithique, la liste est longue des percées technologiques décisives comme la domestication du blé ou l'introduction de la rizière 1 ( * ) en Chine, celle de la charrue à soc asymétrique dans l'Europe du Nord des 11 e -12 e siècles ou la mise en culture des plantes fourragères dans le cycle d'assolement de l'Angleterre du 18 e siècle. Chacun de ces progrès a contribué à des effets de civilisation allant bien au-delà de son domaine d'application .

Les premières techniques agroalimentaires, dont certaines ont préexisté à l'agriculture (le feu, la fumaison, la dessiccation ou le salage), en contribuant à la conservation des aliments, ont eu des conséquences du même ordre sur l'organisation du temps de vie et la mobilité des hommes .

Beaucoup d'autres ont suivi : par exemple, la mise du hareng en caque - c'est-à-dire en barrique - qui a permis de porter le délai de sa conservation d'un mois à un an, a profondément modifié les équilibres économiques de l'Europe du Nord à compter des 13 e et 14 e siècles.

Au 19 e siècle, les innovations agroalimentaires se sont amplifiées en suivant le mouvement de l'industrialisation (appertisation - les premières boîtes de conserve ont accompagné la Grande Armée jusqu'à Moscou -, chimie alimentaire, chaîne du froid - le premier bateau frigorifique arrive au Havre en 1876).

L'introduction des innovations agricoles et agroalimentaires a contribué ainsi aux très forts accroissements de productivité qui ont accompagné le développement industriel du 19 e siècle et l'expansion économique de la seconde moitié du 20 e siècle.

Elles ont eu pour résultat une augmentation de 50 % de la ration calorique en Occident de 1800 à 1900, pour atteindre un maximum au début du 20 e siècle et légèrement décroître depuis. Mais, l'expansion économique aidant, la baisse des dépenses alimentaires dans le budget des ménages (au moins 75 % du budget disponible en 1800, 50 % en 1950, et 15 % dans la France de l'an 2000) est devenu un bon indicateur du niveau de développement des sociétés.

A l'inverse, les innovations ont pu bouleverser la géographie économique des régions et des pays, avec de multiples conséquences sociales, démographiques et culturelles. L'histoire de la Bretagne contemporaine en apporte une belle illustration.

L'ALIMENTATION ET L'IDENTITÉ HUMAINE

Traiter des apports de la science et de la technologie à la qualité et à la sûreté de l'aliment pose un problème particulier qui va au-delà des interrogations habituelles sur la collision des progrès scientifiques et des mentalités.

En effet, parler de l'aliment, c'est non seulement évoquer les modes de vie qui déterminent largement les types d'alimentation, mais aussi les réalités identitaires et les filiations de goûts - individuelles et collectives - qui les supportent.

Autrement dit, même les omnivores opportunistes que nous sommes ne passent pas aussi facilement de la cuisine au beurre à la cuisine à l'huile qu'ils sont passés il y a quarante ans de la lecture systématique d'un quotidien à la ritualisation du journal télévisé. Le chemin de fer a mis 30 ans à s'imposer, la boîte de conserve beaucoup plus longtemps .

Un proverbe allemand 2 ( * ) dit que « l'on est ce que l'on mange » . L'inverse est également vrai. Une étude menée dans une unité de recherche de l'INRA à Dijon a établi que les préférences pour les grandes catégories alimentaires considérées aussi bien dans leur réalité (pain, viande, poisson, légumes, laitages, fromages, etc.) que dans leur composition chimique (lipides, protides, glucides) semblent fixées dès l'âge de 3 ans et largement imputables à l'imprégnation alimentaire donnée par la mère.

Ceci montre, s'il en était besoin, que les rapports entre l'identité et la consommation alimentaire sont complexes, comme sont complexes les facteurs qui concourent à la formation de chaque personnalité.

On peut cependant estimer que les modes d'alimentation de chaque individu procèdent d'un faisceau de facteurs : chacun d'entre nous est un mangeur social, un mangeur culturel et un mangeur biologique .

Le mangeur social est lié au contexte économique et au rapport au monde alimentaire qui en découle.

Les références alimentaires d'un paysan du Sahel ne sont pas les mêmes que celles d'un Américain du nord. Mais, même dans les pays développés, les contraintes économiques tracent une autre démarcation, entre le régime alimentaire des classes défavorisées et celles qui le sont moins. La prévalence des glucides bon marché, la moindre pondération des fruits et légumes frais dans le panier de la ménagère marquent la frontière de la « fracture alimentaire ». Ces facteurs d'environnement économique et social sont également lisibles dans la différence - plus ou moins accentuée suivant les pays - entre les comportements alimentaires de l'Europe du Nord, qui s'est industrialisée plus tôt et donc dégagée plus rapidement du monde rural, et ceux de l'Europe du Sud.

Mais comme le note Claude Fischler 3 ( * ) , nous sommes aussi des mangeurs culturels pour qui tout ce qui est mangeable n'est pas culturellement comestible . Des facteurs cognitifs ou idéologiques jouent un rôle dans la façon dont l'homme s'ajuste à son environnement.

Ce constat s'applique particulièrement aux préférences alimentaires. Robert Fossier, dans sa somme sur le Moyen-Âge, relève par exemple que le régime alimentaire des Anglais au 14 e siècle révèle une préférence marquée pour la viande de boeuf, alors même que des produits protéinés de substitution (hareng, morue, mouton) y étaient disponibles à meilleur marché.

Les phobies alimentaires en apportent une illustration encore plus forte. On connaît la répugnance des Anglo-Saxons pour la consommation d'escargots et de grenouilles.

Dans son ouvrage précité, Claude Fischler donne une illustration de ces rejets alimentaires :

Comestible

Non comestible

INSECTES

Amérique latine, Asie, Afrique, etc.

Europe de l'Ouest, Amérique du Nord, etc.

CHIEN

Corée, Chine, Océanie, etc.

Europe, Amérique du Nord, etc.

CHEVAL

France, Belgique, Japon, etc.

Grande-Bretagne, Amérique du Nord, etc.

LAPIN

France, Italie, etc.

Grande-Bretagne, Amérique du Nord, etc.

ESCARGOTS

France, Italie, etc.

Grande-Bretagne, Amérique du Nord, etc.

GRENOUILLES

France, Asie, etc.

Europe, Amérique du Nord, etc.

Mais si nous mangeons avec notre cerveau et nos idées, nous sommes également des mangeurs biologiques , soumis à des variations inter et intra-individuelles.

On ne nourrit pas un nourrisson comme un adolescent, ni une personne âgée, qui a des difficultés à assimiler les protéines pour les transformer en muscle, comme une personne dans la force de l'âge.

Les différences interindividuelles sont tout aussi importantes et portent sur notre biodisponibilité, c'est-à-dire sur la façon dont nous métabolisons les aliments. On touche ici à la génétique. Sait-on par exemple que les Néerlandaises assimilent moins les phyto-oestrogènes que les Italiennes ? On aborde même la génomique, en ce sens que tel aliment peut favoriser ou inhiber telle ou telle expression génétique, bénéfique ou délétère.

Des travaux actuellement menés sur les facteurs concourant à l'obésité essaient, par exemple, de déterminer si les modes d'alimentation des foetus ou des nourrissons favorisent les mises en oeuvre des gènes (identifiés), partiellement responsables de cet état.

*

* *

L'alimentation est donc particulièrement marquée par le rapport entre les sollicitations du progrès et les permanences identitaires.

Or, depuis un demi-siècle, le changement l'a emporté sur la permanence.

Il est donc légitime de chercher à savoir si ce mouvement est appelé à se poursuivre - ou même à s'accélérer - et, dans l'affirmative, de déterminer quels seraient les changements que cette évolution pourrait apporter à la qualité et à la sûreté de notre alimentation. Il est naturel de s'interroger sur les conséquences sociales, économiques et culturelles de ces évolutions.

Dans cette perspective, et parce que la continuité est essentielle dans ce domaine, il est donc indispensable de rappeler les bouleversements de nos modes d'alimentation depuis un demi-siècle avant d' analyser les réponses de la science et de la technologie aux demandes des consommateurs en matière de qualité et de sûreté des aliments et, surtout, de mettre en évidence les enjeux économiques, sociaux et culturels considérables que recouvre l'évolution de ce secteur - enjeux qui appellent des propositions d'actions à long terme .

* 1 Fernand Braudel parlait de « la responsabilité du riz », dont l'ombre portée démographique - le rendement calorique du riz à surface égale, quoique exigeant plus de main d'oeuvre, étant près de cinq fois supérieur à celui du blé - nous rejoint aujourd'hui.

* 2 « Man ist, was man isst ».

* 3 « L'homnivore », éditions Odile Jacob.

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