II. LA RÉUNION INTERPARLEMENTAIRE À L'OCCASION DE LA XIE CNUCED : REVENDICATION D'UN ESPACE POLITIQUE NATIONAL

A. POUR UNE RÉAPPROPRIATION NATIONALE DE LA MONDIALISATION

La réunion interparlementaire, à laquelle les membres de la mission ont assisté, leur a permis de constater la mobilisation des parlements des pays en développement sur les questions de commerce et de développement, alors que manquaient à l'appel des représentants de nombreux pays industrialisés, dont les Etats-Unis, grands absents. A ce propos, votre rapporteur souligne combien la présence française était bienvenue, notamment vis-à-vis de la communauté francophone, avec laquelle les membres de la mission ont noué des contacts spontanés et chaleureux.

Quelques rares pays du Nord étaient toutefois représentés par des parlementaires : hormis six autres membres de l'Union européenne -l'Allemagne, la Belgique, la Lettonie, la Pologne, le Portugal et le Royaume-Uni-, n'étaient présents que le Canada, l'Islande et la Suisse.

La réunion parlementaire a laissé entendre aux membres de la mission que les pays en développement qui y étaient représentés par leurs élus nationaux cherchaient sans doute d'abord dans la CNUCED le moyen d'obtenir des marges de manoeuvre pour la mise en oeuvre de leurs politiques économiques. En apportant la preuve que l'ouverture commerciale n'enclenchait pas mécaniquement le développement, les pays en développement ont en effet exprimé le souhait de trouver un « espace politique » national -concept de «policy space»- pour s'affranchir des contraintes imposées par les grandes institutions économiques internationales.

Votre rapporteur croit pouvoir considérer que chacun est conscient de la nécessité de compenser les imperfections des politiques de développement économique. En effet, les conséquences de ces politiques n'ont pas toujours été celles attendues. Ainsi, les Nations Unies recensent aujourd'hui en Amérique latine 20 millions de pauvres de plus qu'en 1997, comme l'a souligné, lors de la réunion parlementaire, le secrétaire général de la CNUCED, M. Rubens Ricupero.

La revendication d'une plus grande cohérence entre les politiques de développement à l'intérieur et les engagements internationaux pris à l'extérieur apparaît donc tout à fait légitime à votre rapporteur. Elle rejoint d'ailleurs le souhait exprimé par les parlements représentés à São Paulo d'être plus proches des gouvernements et des institutions internationales au sein desquelles les exécutifs prennent des engagements, certains élus présents ayant même imaginé une saisine systématique du Parlement pour procéder à une étude d'impact social et économique avant chaque accord commercial : ce souhait traduit le besoin, communément répandu sur la planète, de débats de proximité sur les orientations internationales retenues par les gouvernements et d'une réappropriation nationale, par ce biais, de la mondialisation.

Le risque, toutefois, d'une référence trop explicite à la notion de « policy space » était de donner par ce biais un blanc-seing aux pays en développement pour ne pas appliquer les accords négociés à l'OMC, auxquels le groupe de travail que votre rapporteur a l'honneur de présider porte une grande attention au sein de votre commission. Notamment, la création de l'OMC a rendu multilatéraux, c'est-à-dire applicables à tous, différents standards (accords SPS relatifs aux normes sanitaires, accords TBT relatifs aux obstacles techniques au commerce, accords ADPIC sur les droits de propriété intellectuelle). Depuis, de nombreux pays en développement (PED) critiquent l'harmonisation de ces standards et le coût de leur mise en oeuvre, assurée par le mécanisme de règlement des différends. Les PED réclament donc d'ajuster ces standards à leur situation particulière.

L'espace politique économique dans les accords de l'OMC :
suffisamment de flexibilité ?

- L'Accord sur les ADPIC

L'Accord sur les ADPIC est, avec l'Accord sur l'évaluation en douanes, le plus élaboré des accords de l'OMC concernant l'harmonisation des standards, car il établit des standards spécifiques imposés aux membres. Toutefois, cet accord est encore loin d'avoir achevé une harmonisation des droits de propriété intellectuelle, car il impose uniquement des standards minima, et les membres sont libres d'adopter un niveau de protection des droits de propriété intellectuelle plus important au niveau national que celui imposé par l'accord - sous réserve que cette protection ne soit pas en contradiction avec des dispositions de l'accord. Les membres sont également libres de déterminer la méthode appropriée de mise en oeuvre de l'accord (article 1).

Le débat sur l'accès aux médicaments et la déclaration de Doha sur les ADPIC et la santé publique ont également posé la question de la flexibilité des ADPIC. Dans le paragraphe 4 de cette dernière déclaration, les membres ont ainsi réaffirmé `que l'Accord sur les ADPIC n'empêche pas et ne devrait pas empêcher les Membres de prendre des mesures pour protéger la santé publique. En conséquence, tout en réitérant notre attachement à l'Accord sur les ADPIC, nous affirmons que ledit accord peut et devrait être interprété et mis en oeuvre d'une manière qui appuie le droit des Membres de l'OMC de protéger la santé publique et, en particulier, de promouvoir l'accès de tous aux médicaments. À ce sujet, nous réaffirmons le droit des Membres de l'OMC de recourir pleinement aux dispositions de l'Accord sur les ADPIC, qui ménagent une flexibilité à cet effet.' Dans un compromis de 2003, les membres de l'OMC ont consenti à amender l'article 31 des ADPIC et à rendre plus explicite le fait que les ADPIC ne devaient pas être un obstacle à l'accès aux médicaments dans les pays ayant peu ou pas de capacités de production dans le secteur pharmaceutique.

Toutefois, les PED voient souvent peu d'intérêt dans l'application de ces standards minima en matière de propriété intellectuelle, et soulignent le coût de la mise en oeuvre des ADPIC. D'autres s'interrogent quant à savoir si les ADPIC sont suffisamment flexibles et concèdent suffisamment d'espace politique économiques aux membres dans sa mise en oeuvre, et si un élargissement de cet espace politique économique résulterait nécessairement en une menace pour les engagements existants. Il revient aux membres de l'OMC de déterminer si une plus grande flexibilité est souhaitable ou non - et cela devrait faire l'objet de négociations (en dehors du mandat de Doha).

- Les accords SPS, TBT et AGCS

Les accords de l'OMC autres que les ADPIC ne prévoient pas de standards minima. Les accords SPS et TBT ne font qu'étendre les principes du GATT, tels que la non-discrimination ou la transparence, à de nouveaux domaines. En droite ligne avec l'article XX du GATT, les deux accords réaffirment que les membres de l'OMC ont le droit d'adopter et de mettre en oeuvre des mesures nécessaires à la protection de la santé ou de la vie des personnes, des animaux et des végétaux (préambules et autres articles). Autrement dit, ces accords concèdent un certain espace politique économique aux membres, afin qu'il poursuivent certains objectifs légitimes, tels que la santé des consommateurs. A contrario, cela signifie également que les membres ne sont pas tenus d'adopter de tels standards, cependant que l'OMC encourage ses membres à négocier et à se conformer aux standards internationaux lorsqu'ils existent. Aussi, il faut souligner le rôle de la pression des pairs, ainsi que des incitations régionales et bilatérales en faveur des reconnaissances mutuelles ou de l'harmonisation. Toutefois, aucun de ces standards n'est adopté en tant que tel dans l'enceinte de l'OMC.

Les accords SPS et TBT constituent une limite à l'espace politique économique dans la mesure où ils exigent que l'évaluation des risques soit basée sur des principes scientifiques. Cette restriction vise à éviter que des mesures SPS ou TBT soient appliqués de manière à créer une discrimination arbitraire ou injustifiable entre membres où les mêmes conditions existent ou une restriction déguisée au commerce international. Paradoxalement, la principale restriction à l'espace politique économique contenue dans les accords SPS et TBT est donc une disposition qui protège le plus les PED et les pays développés contre une utilisation abusive des standards.

L'AGCS ne prévoit pas de standards non plus. En fait, il est le plus flexible de tous les accords de l'OMC, car les membres sont libres de choisir le niveau et la nature de leurs engagements. Les contraintes imposées par l'AGCS sont très limitées et sujettes à de nombreuses exceptions. Les seules contraintes sont en fait le traitement national (sujet aux exceptions régionales et autres) et le principe de transparence.

- Le traitement spécial et différencié

Les dispositions relatives au TSD concèdent, dans certains cas, un espace politique économique plus grand aux PED. Par exemple, en matière de sauvegardes ou de subventions, les PED bénéficient d'un traitement qui est plus favorable que celui concédé aux pays développés, et donc d'un espace politique économique plus grand. Ces dispositions qui diminuent les obligations et facilitent les règles pour les PED sont limitées, et la question de l'opportunité de leur multiplication ou extension relève de la compétence des membres de l'OMC. Par ailleurs, d'autres dispositions relatives au TSD exigent que soient pris en compte les besoins spécifiques des PED et étendent parfois les périodes de mise en oeuvre des accords. Ces dernières dispositions, toutefois, ne font que retarder l'application des accords et ne laissent pas, in fine, plus d'espace politique économique aux PED.

Selon le paragraphe 44 de la déclaration de Doha, les membres de l'OMC se sont engagés à réviser les dispositions relatives au TSD en vue de les renforcer et de les rendre plus précises, plus effectives et plus opérationnelles. La question de savoir si le concept d'espace politique économique est à même de contribuer à la réalisation de cet objectif est encore sans réponse, et il revient aux membres de l'OMC de l'étudier et d'en discuter avant toute insertion dans une déclaration.

L'espace politique économique dans la jurisprudence à l'OMC : un principe bien établi

- La question du « standard of review » approprié

La seule disposition de l'OMC relative au « standard of review », c'est-à-dire à la déférence au droit national qui doit être consentie par les groupes spéciaux et l'Organe d'appel de l'OMC, se trouve dans l'article 17.6 de l'Accord sur l'antidumping, selon lequel :

« i) dans son évaluation des faits de la cause, le groupe spécial déterminera si l'établissement des faits par les autorités était correct et si leur évaluation de ces faits était impartiale et objective. Si l'établissement des faits était correct et que l'évaluation était impartiale et objective, même si le groupe spécial est arrivé à une conclusion différente, l'évaluation ne sera pas infirmée ;

ii) le groupe spécial interprétera les dispositions pertinentes de l'Accord conformément aux règles coutumières d'interprétation du droit international public. Dans les cas où le groupe spécial constatera qu'une disposition pertinente de l'Accord se prête à plus d'une interprétation admissible, le groupe spécial constatera que la mesure prise par les autorités est conforme à l'Accord si elle repose sur l'une de ces interprétations admissibles. »

En d'autres termes, une large déférence au droit national est concédée, dans la mesure où l'interprétation suggérée est admissible.

Cela montre qu'un élargissement de l'espace politique économique ne sert pas nécessairement les intérêts de tous les PED, car ces pays ont de plus en plus recours au règlement des différends dans le domaine de l'antidumping - y compris contre d'autres PED.

Toutefois, la jurisprudence de l'OMC a conclu que ce « standard of review » était spécifique à l'Accord sur l'antidumping et n'était pas applicable dans des affaires relevant d'autres accords, tels que SPS (affaire du boeuf aux hormones) et SCM (accord sur les subventions - affaire lead bismuth). Ainsi, il n'y a pas de disposition générique pour le « standard of review » à l'OMC qui s'imposerait à tous les groupes spéciaux et à l'Organe d'appel.

- La retenue juridique (judicial restraint) des groupes spéciaux et de l'Organe d'appel

Les membres de l'OMC ont l'autorité exclusive d'amendement et d'interprétation des accords de l'OMC. Selon l'article 3.2 du DSU, les recommandations et décisions de l'ORD ne peuvent pas accroître ou diminuer les droits et obligations des membres. Cela vaut dans les deux sens : l'ORD ne peut pas créer de nouvelles obligations pour les membres ; mais également, une interprétation d'un accord ne peut pas réduire les obligations d'aucun membre, fût-il un PED.

A plusieurs occasions, les groupes spéciaux et l'Organe d'appel ont réaffirmé leur retenue juridique, comme dans l'affaire du boeuf aux hormones, où l'Organe d'appel a refusé de se prononcer sur le statut juridique du principe de précaution.

- Une déférence croissante au droit national

En pratique, les groupes spéciaux de l'OMC et l'Organe d'appel ont contribué à préserver et à étendre l'espace politique économique des membres en déférant largement au droit national dans l'interprétation des accords.

Par exemple, dans l'affaire de l'essence, l'Organe d'appel a reconnu que les membres de l'OMC avaient une large autonomie pour déterminer leurs propres politiques environnementales (y compris leur relation avec le commerce), leurs objectifs environnementaux et la législation environnementale qu'ils adoptent et appliquent. Dans l'affaire du Japon-boissons alcoolisées, l'Organe d'appel a de même souligné `que les règles de l'OMC n'étaient pas si rigides et inflexibles qu'elles ne laisseraient pas de place à des jugements raisonnés face à l'évolution constante et sans fin des faits réels dans des affaires réelles dans un monde réel'. Aussi, les considérations liées au développement font partie de cette évolution des faits réels. Enfin, dans l'affaire du boeuf aux hormones, l'Organe d'appel a réaffirmé l'existence d'un espace politique économique en concluant `que l'on ne pouvait pas assumer que des Etats souverains aient pour intention de s'imposer les obligations les plus onéreuses et non les moins contraignantes en exigeant la conformité ou le respect de tels standards, lignes directrices ou recommandations. Pour soutenir une telle assomption et recommander une interprétation si audacieuse, le langage du traité devrait être beaucoup plus spécifique et contraignant que celui trouvé à l'article 3 de l'Accord SPS'.

Ainsi, la jurisprudence de l'OMC a traité de manière spécifique la question de l'espace politique économique en relation avec les standards. Toutefois, cet espace politique économique est disponible à la fois pour les PED et les pays développés et ne devrait pas être présenté uniquement comme un outil pour le développement. Il faut noter aussi que les groupes spéciaux et l'Organe d'appel de l'OMC ont moins déféré au droit national lorsqu'il s'agissait d'interpréter les exceptions prévues par les accords de l'OMC, faisant référence au test de nécessité énoncé à l'article XX du GATT et dans les accords SPS et TBT. Une autorité nationale doit ainsi utiliser, parmi les mesures raisonnablement disponibles, celle qui a le moindre degré d'incompatibilité avec le GATT - si aucune mesure compatible n'est disponible et si les conditions liées à l'utilisation de l'exception sont remplies.

Source : d'après le Ministère des Affaires étrangères.

B. LES AMENDEMENTS PROPOSÉS PAR LES SÉNATEURS COMPOSANT LA DÉLÉGATION FRANÇAISE

Si la onzième CNUCED n'a finalement pas institutionnalisé la notion « d'espace politique » jusqu'à affranchir les PED des engagements pris à l'OMC., ces pays ont toutefois clairement réclamé de reprendre en main leur destin. Les membres de la mission ont entendu cette revendication et c'est dans cet esprit qu'ils ont proposé, d'un commun accord, un amendement au projet de déclaration , amendement que tous les parlementaires présents ont retenu par consensus: au terme du texte ainsi amendé, les pays en développement doivent, dans leur propre intérêt, accepter une plus grande responsabilité, notamment en adoptant des politiques publiques appropriées, «pour ne pas être les victimes de la mondialisation et être les acteurs de leur croissance et de leur développement».

Faut-il aussi reconnaître que d'autres amendements que les membres de la mission ont proposés au nom de la France, et que la nombreuse délégation marocaine soutenait d'ailleurs avec la délégation française, n'ont pas été acceptés... Au nom de la délégation française, votre rapporteur a en effet suggéré :

- d'affirmer la nécessité de poursuivre l'ouverture des services , nulle part évoqués dans le texte, « dans la mesure où elle contribue à améliorer le bien-être global » et « sans porter atteinte aux spécificités des systèmes nationaux de santé et d'éducation et à la diversité culturelle »;

- d'allonger la durée de mise en oeuvre des règles d'accès au marché en recourant au traitement spécial et différencié, qui paraissait aux membres de la mission répondre, en partie, aux difficultés que rencontrent les pays du Sud pour la mise en oeuvre des accords OMC ;

- de mieux protéger l'identité et la typicité des productions agricoles au travers des indications géographiques , qui valorisent l'origine des produits, au bénéfice de tous les pays producteurs, du Nord comme du Sud. Chargé par le Premier ministre d'une mission sur les indications géographiques, votre rapporteur a eu la déception de constater le peu d'écho que cette notion rencontre parmi les pays en développement, qui semblent refuser de considérer le gain que permet d'espérer une différenciation des produits. Il comprend d'autant plus mal le peu d'écho reçu par cette notion qu'il la considère pourtant comme une piste qui contribuerait à empêcher ce que craignent nombre de ces pays : que mondialisation rime avec uniformisation. Cette crainte a même été explicitement exprimée par Madame Natalia Narotchnitskaya, membre de la Douma d'Etat de la Fédération de Russie et vice-présidente de la Commission des Affaires internationales.

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