E. QUATRIÈME SÉANCE : « MÉDIAS ET DÉONTOLOGIE »

M. le PRÉSIDENT : Au cours de cette séance, nous nous efforcerons de donner la parole au plus possible de représentants des médias, dans leur diversité.

Mme Martine OSTROVSKY, expert juriste pour Reporters sans frontières et ancienne responsable du service juridique de l'AFP : Je suis juriste au sein de Reporters sans frontières et, de façon plus générale, je réfléchis à cette question de la liberté d'expression et de la liberté des religions.

Je rejoins assez ce que disait ce matin Mme Fourest : en France, les textes tels qu'ils existent sont assez satisfaisants avec d'une part l'article 10 de la Convention européenne des droits de l'homme sur la liberté d'expression, qui est reconnu par les tribunaux, d'autre part les articles 23 et suivants de la loi sur la presse qui disposent que si l'on porte atteinte aux convictions religieuses d'une personne, celle-ci peut se tourner vers les tribunaux. La situation est donc équilibrée entre la possibilité d'un côté, pour un média, de voir reconnaître l'importance de la liberté d'expression, et de l'autre, pour une personne dont les convictions sont mises en cause, d'aller pour cela devant les tribunaux.

Reporters sans frontières ne cherche pas à ce que l'on aille vers une liberté d'expression absolue. On a dit, lors du débat sur les caricatures, que les médias défendaient parfois une conception extrémiste de la liberté d'expression. Cela n'a pas de sens : la liberté d'expression ne peut pas être absolue, elle a des limites et il est bien évident qu'il faut aussi respecter les convictions d'autrui.

Il nous faut conserver cet équilibre fragile et difficile entre d'un côté cette liberté, qui doit être reconnue et acceptée comme une valeur fondamentale de nos sociétés démocratiques, et de l'autre les convictions des personnes qui sont mises en cause. On risquerait en effet, au moins dans nos sociétés, des glissements dangereux à passer de la protection des personnes à la celle de l'idée et de l'image de Dieu. N'oublions pas ceux qui se sont battus avant nous pour sortir des lois sur le blasphème. Désormais, dans notre société civile, laïque, la religion a des droits mais ils sont du domaine du spirituel : le choix des convictions religieuses ne s'inscrit pas dans la société civile. Les tribunaux sont là pour protéger les personnes mais les convictions religieuses doivent rester dans le domaine du religieux. Et il convient de maintenir cette séparation entre ce qui est du domaine des églises et de celui de la société civile.

Comme l'a justement fait observer Mme Fourest, le glissement de l'idée de lutter contre le racisme, avec laquelle nous sommes tous d'accord, vers l'idée de protéger l'image du prophète ou tout autre image religieuse, de lutter contre le blasphème, amènerait à franchir certaines barrières.

Il y a eu en France, au XIXe siècle, une loi contre les caricatures politiques, qu'a abolie la grande loi sur la presse de 1881. Il ne faudrait pas qu'un retour en arrière vienne limiter à l'avance ce qu'un journaliste ou un dessinateur peut faire. Nous sommes dans un régime de droit, qui ne s'accommode pas de la censure, de l'autocensure, de l'interdiction. Les idées, sous quelque forme que ce soit, doivent pouvoir s'exprimer et circuler. En contrepartie, celui qui voit ses convictions mises en cause a la possibilité de manifester pacifiquement - car il s'agit aussi d'une liberté - et d'aller devant un tribunal.

On nous dit que le sacré est au-dessus de tout et qu'il ne faut donc pas y toucher. Pour ma part, je considère qu'il ne faut pas avoir d'a priori, que toutes les idées doivent pouvoir s'exprimer mais que les personnes doivent être protégées.

M. David DADGE, Éditeur en chef de l'IPI et conseiller sur la liberté de la presse : Je suis l'éditeur en chef de l'Institut international de la presse. Basée à Vienne et composée d'éditeurs et de journalistes, notre organisation a pour objectif de soutenir l'article 19 de la Déclaration universelle des droits de l'homme. C'est donc logiquement que je souhaite faire ici le lien entre le rôle des éditeurs et la liberté de la presse.

Contrairement à ce qui a été dit précédemment, il me semble que la liberté de la presse est davantage menacée aujourd'hui qu'elle ne l'était il y a cinq ou six ans, aussi bien en Europe que dans le reste du monde.

La question qui nous est posée va au-delà de l'affaire des caricatures : il s'agit des relations entre les médias et la religion en général. Au moment où cette affaire a éclaté, les hommes politiques ont soutenu la presse de façon un peu timorée. Jack Straw a même déclaré que c'était le fait d'avoir publié à nouveau les caricatures qui avaient mis de l'huile sur le feu. Il a fallu attendre un certain temps pour voir la liberté de la presse effectivement défendue.

On nous a dit - je pense en particulier à Benita Ferrero-Waldner, Commissaire européenne en charge des relations extérieures et de la politique de voisinage - que la liberté de la presse n'était pas négociable. Mais parler aussi de « responsabilité » sous-entend bien qu'une négociation est possible. Kofi Annan a pris la parole à l'occasion de la Journée de la liberté de la presse, mais, au lieu de se contenter rendre hommage aux journalistes tués dans le monde et de défendre la liberté de la presse, il a dit qu'il fallait que son exercice n'enfreigne pas les libertés fondamentales. Mais qui définit ces libertés ? Qui exerce ce pouvoir discrétionnaire ?

Il me paraît tout à fait indispensable que les médias soient indépendants. Alors que les hommes politiques cherchent sur qui faire porter les responsabilités, l'indépendance éditoriale doit être vue dans le cadre de la loi mais aussi dans celui de l'intérêt général. C'est le rôle des médias dans toute démocratie.

Ces derniers temps, on a cherché à opposer les valeurs occidentales aux valeurs religieuses. Mais en réalité il s'agit de droits universels et les politiques comme les journalistes essaient de trouver un équilibre entre ces différents droits. Le droit peut jouer un rôle dans cet équilibre. Dans l'affaire des caricatures, plusieurs hommes politiques ont brandi la loi telle une bannière.

Mais pour ceux qui ne sont pas habitués à vivre sous le règne de la loi, qui va définir les limites dans lesquelles doit s'inscrire le travail des médias ? Sans lois, les limites deviennent plus subjectives et donc moins nettes. Il serait difficile de diriger un journal sans savoir ce qu'on a le droit d'y écrire. Pour servir l'intérêt public, les journalistes doivent parfois sortir du domaine de la loi, au nom de leur droit à l'indépendance : c'est le cas dans l'affaire des caricatures. On ne peut mettre en balance la justice d'une cause et les principes et dire que tout dépend de la situation, comme s'il suffisait de considérer les caricatures comme agressives pour ne pas appliquer le principe de la liberté d'expression. Mais si l'on applique partiellement un principe, qui va décider quand les principes doivent être appliqués et quand ils ne doivent pas l'être ? Cela relève de la responsabilité des médias.

C'est ce que confirment des arrêts de la Cour européenne des droits de l'homme. En 1994, elle a confirmé que c'est aux médias et pas aux tribunaux de décider quelles techniques de reportage doivent être utilisées par les journalistes. Il n'appartient pas non plus aux hommes politiques ou aux responsables religieux de prendre des décisions à la place des journalistes.

Mme Alexandra KEMMERER, journaliste, Frankfurter Allgemeine Zeitung (Allemagne) : C'est un honneur pour moi d'avoir été invitée par le Conseil de l'Europe, même si je suis un peu prise au dépourvu, car, en tant qu'observatrice, je ne savais pas que je serai amenée à présenter mon propre point de vue. Mais cela correspond finalement assez bien à la situation générale de la presse dans le débat qui nous occupe aujourd'hui : elle est souvent prise au dépourvu, voire instrumentalisée. En Europe, la question était de savoir si les caricatures devaient être reproduites dans les médias et si cela risquait d'envenimer les choses. Le Frankfurter Allgemeine Zeitung, par exemple, a décidé, après la reproduction de la première caricature, de ne pas poursuivre celle des autres. Par conséquent je voudrais faire remarquer qu'en la matière, le rôle joué par le rédacteur est très important mais il faut bien constater également que les médias doivent aussi jouer un rôle de chien de garde.

Nous avons parlé tout à l'heure d'un dessin animé, Popetown, produit en Nouvelle-Zélande, mais qu'on a tenté récemment de diffuser en Grande-Bretagne et en Allemagne sur la chaîne MTV. La chaîne a entamé une campagne avant Pâques afin de préparer l'opinion à la diffusion du dessin animé début mai. Elle a intelligemment essayé de susciter des réactions en utilisant pour sa promotion personnelle un débat devenu brûlant après l'affaire des caricatures. Les groupes religieux ont organisé des protestations, tous les médias se sont emparés de l'affaire et la chaîne a même été traduite en justice et a dû accepter l'injonction juridique, imposée notamment par les milieux catholiques, selon laquelle il fallait organiser un débat télévisé sur ce sujet après diffusion de la première partie du dessin animé uniquement. Ce résultat était d'ailleurs prévisible. En soi, ce n'était peut-être pas une véritable violation des sensibilités religieuses mais plutôt une instrumentalisation de la religion afin d'élargir son taux d'audience, ce qui rend d'ailleurs assez pessimiste sur la responsabilité des médias dans le traitement de ces questions.

En tant que juriste de formation, travaillant sur les questions juridiques pour le Frankfurter Allgemeine Zeitung, je voudrais revenir sur des affaires concernant la liberté d'expression dans les années 60. La doctrine de la « marge d'appréciation » a été mise au point par la Cour européenne des droits de l'homme et ensuite appliquée par les États membres du Conseil de l'Europe. Elle prend en considération les diversités d'opinions, de cultures entre les pays membres du conseil. Elle représente également un défi pour les médias qui doivent prendre en considération la diversité des situations culturelles.

On pourrait par ailleurs établir un réseau d'observation qui permettrait par exemple aux médias allemands de savoir ce qui se passe dans les autres États membres et comment on y applique le principe du respect des libertés publiques.

M. Ronald KOVEN, World Press Freedom Committee : La crise des caricatures illustre le danger des lois dites sur le « discours de haine ». Le Danemark dispose d'une telle loi, comme la plupart des États membres du Conseil de l'Europe.

Les musulmans de la société civile danoise, au lieu de se contenter de porter plainte auprès du quotidien Jyllands-Posten , qui a le premier publié les caricatures en question, ont exigé que le Procureur général danois engage des poursuites contre ce journal au titre de la loi danoise relative au « discours de haine ». Le procureur régional du Jutland a estimé que de telles poursuites n'étaient pas justifiées.

Les organisations musulmanes danoises ont alors réussi à transformer un litige avec un quotidien en un défi politique pour la société danoise toute entière.

Cela montre que les lois dites sur le « discours de haine » posent un problème majeur. Un gouvernement est critiqué s'il les invoque et il est également critiqué s'il ne les invoque pas. Si le Danemark n'avait pas eu de loi de ce type, les musulmans danois n'auraient eu aucun cadre juridique pour transformer cette question en controverse politique. Ces lois sont un danger public. La société est bien mieux servie par un débat libre et ouvert, même sur des sujets pouvant offenser une partie de l'opinion publique. La Cour européenne des droits de l'homme a souligné dans ses conclusions concernant l'affaire Jersild qu'autoriser des propos choquants et offensants est une condition de la démocratie.

Si les groupes religieux veulent participer aux sociétés démocratiques, ils doivent se préparer à accepter des critiques de leurs convictions les plus profondes. Si ces groupes expriment des demandes justifiées de tolérance religieuse, ils doivent aussi se préparer à tolérer les attitudes critiques à leur égard au sein de leurs sociétés d'accueil. La tolérance doit être à double sens. Elle doit être mutuelle et elle doit inclure le droit de choquer et d'offenser. Aucun système de croyance, même celui de la démocratie laïque elle-même, ne saurait être protégé des critiques, même de celles que certains considèrent comme étant de mauvais goût. Le goût est une question d'opinion et ne devrait pas relever de la législation. C'est une caractéristique des débats ouverts et démocratiques.

Nous encourageons la sensibilité culturelle, sociale et religieuse. La sensibilité, « oui », mais les compromis quant aux principes fondamentaux de la liberté, « non ». Nous ne voyons aucune raison de présenter des excuses dans l'affaire des caricatures.

Cela dit, je tiens à remarquer que la proposition de résolution de cette commission est à notre avis judicieusement rédigée. Notre seul problème est qu'elle ne contient pas de définition de l'« incitation » à la violence. Nous estimons que la notion d'incitation ne devrait pas être si large et si ambiguë de sorte qu'elle pourrait être utilisée pour restreindre la liberté d'expression. La signification du terme d'« incitation » dans le projet de résolution devrait selon nous être limitée à l'incitation à la violence susceptible d'avoir un effet immédiat.

Quelques mots pour terminer : cette séance s'intitule « Média et déontologie » - média et éthique. C'est un principe généralement accepté que les journalistes eux-mêmes définissent l'éthique des médias, et que ce ne soit pas à des institutions ou à des intérêts extérieurs au journalisme de nous les imposer. Si la déontologie n'est pas définie et appliquée par les intéressés eux-mêmes, il ne s'agit plus de déontologie mais de quelque chose d'autre - de normes, de règlements ou de lois. Les Directeurs Généraux successifs de l'UNESCO ont défendu l'idée que la déontologie des journalistes doit être définie par les journalistes eux-mêmes - un avis auquel, nous l'espérons, se ralliera cette commission.

Baroness Gloria HOOPER, (Royaume-Uni) : Un grand nombre de pensées tourbillonnent dans mon esprit et, malgré un excellent repas, je n'ai pas envie de m'assoupir !

Nous ne pouvons agir en société selon notre bon vouloir. Nous devons respecter des limites, qui concernent aussi les artistes et les journalistes. En théorie, nous sommes libres de porter les vêtements que nous voulons mais si quelqu'un se promenait complètement nu rue de Vaugirard ou dans Piccadilly Street, les gens seraient offusqués et il y aurait une intervention de la police. De la même façon nous devons exercer notre liberté d'expression de manière responsable. M. Dadge s'est demandé qui devait définir les limites de ce devoir de responsabilité : c'est à mon sens l'opinion publique. Celle-ci évolue en permanence et a tendance à bien refléter les communautés dans lesquelles nous vivons. Au Royaume-Uni, nous avons tenté de régler ce problème avec un organisme indépendant spécialisé dans la gestion des plaintes à l'encontre des médias, contre un article de presse ou un programme de télévision. Lord Russell-Johnston a attiré notre attention sur un événement horrible, intolérable dans nos sociétés occidentales, la condamnation d'un assassin à recevoir la peine de mort par le fils de sa victime. La liberté d'expression est cruciale dans cet exemple : s'il n'avait pas été possible de lire cette histoire, comme Lord Russell-Johnston l'a fait, personne n'aurait été mis au courant.

En sa qualité de juriste, Mme Ostrovski nous a donné des définitions, notamment celle du blasphème : pour reconnaître un acte comme blasphématoire, il faut prendre en compte l'intention avec laquelle il a été réalisé. Dans le cas de Salman Rushdie, il est difficile de dire si son intention était de servir l'intérêt général ou de se faire de la publicité. Il en est de même pour le Da Vinci Code.

Dans le débat d'aujourd'hui, la tolérance m'apparaît comme une vertu passive. Il est plus facile d'être tolérant que de montrer du respect, qui implique d'adopter une attitude plus active.

M. Lluis Maria de PUIG, (Espagne) : Je suis tout à fait d'accord avec ce qui a été dit sur le problème de la liberté d'expression et je partage l'avis de M. Koven sur la situation danoise. Le problème des caricatures et du scandale qui en a découlé, est finalement un problème assez ponctuel. Je voudrais revenir plus largement sur le rôle majeur que peuvent tenir les médias pour une meilleure connaissance et tolérance de l'autre. Combien de visions fausses de l'Islam et du monde arabe sont véhiculées par nos médias ? Je ne dis pas qu'elles sont les conséquences de manipulations, mais les informations vont souvent à l'opposé d'une bonne compréhension et d'une valorisation de l'image des uns et des autres, en Orient comme en Occident. Le grand problème pour nous tous est l'ignorance et la méconnaissance d'autrui. Qui en Europe connaît bien l'Islam ? La plupart de nos citoyens sont-ils bien informés ? Au-delà du problème des caricatures, les journalistes peuvent-ils nous dire quelque chose sur le rôle majeur des médias pour livrer une information réelle et positive sur l'autre, qui irait à l'encontre du fameux « choc des civilisations » qui nous est prophétisé ?

M. Gabriel NISSIM, président du regroupement « Droits de l'Homme » des OING du Conseil de l'Europe : Toute liberté s'accompagne d'une responsabilité mais à diverses occasions au Conseil de l'Europe, lors de discussions dans des groupes d'experts sur les médias, on s'est rendu compte que faire appel trop facilement à cette responsabilité risquait de limiter la liberté de la presse, notamment quand des gouvernements en usent pour faire condamner des journalistes.

Un intervenant a parlé d'une forme d'autocensure chez les journalistes. Il faut être, par exemple, particulièrement attentif à ne pas stigmatiser des groupes de personnes.

Il me semble que le blasphème n'est pas un problème religieux mais plutôt culturel. Dans nos cultures occidentales, le blasphème n'est plus évoqué pour faire condamner quelqu'un, même si certaines Églises ou religions peuvent encore exercer des pressions. Mais si l'image et la représentation du sacré sont quelque chose de culturellement évident en occident chrétien, il n'en est pas de même dans la culture musulmane ou juive. Pour des chrétiens, une caricature n'est pas en soi un problème : en tant que chrétien, je ne me sens pas choqué par une caricature de Jésus-Christ. En revanche, une caricature du prophète est culturellement insupportable à un musulman. Or, nous sommes dans un contexte de mondialisation, marqué par un brassage inédit de cultures, de populations et de religions, dans lequel les médias transmettent dans le monde entier ce qui se passe n'importe où, pour le meilleur et pour le pire. Nous ne pouvons plus agir comme si nous n'étions pas confrontés aux autres cultures. Nous sommes obligés de tenir compte de cet affrontement de sensibilités pour qu'il ne devienne pas un affrontement de civilisations.

Je partage beaucoup de ce qui a été dit ce matin mais un certain nombre de remarques témoigne d'une vision culturelle européanocentriste. Les droits de l'homme, même si je crois personnellement en leur universalité, ne vont pas de soi. Ils n'ont pas été élaborés dans une sorte de consensus mondial. La Déclaration universelle des Droits de l'homme de 1948 n'a pas été conçue dans un pluriculturalisme. Aujourd'hui nous sommes obligés de tenir compte du fait que les principes qui les fondent ne sont pas partagés spontanément par tout le monde. On ne peut pas imposer notre vision au monde entier. Cela ne se décrète pas et il faut y travailler sans ménager sa peine. Comme l'a dit M. de Puig, les médias ont un rôle important à jouer dans ce domaine. Au sein même du Conseil de l'Europe un groupe d'experts travaille d'ailleurs sur ces questions.

Mme Inès ELÉXPURU : En tant que journaliste, j'estime que les travaux de fond et que les recherches sont largement absents des médias, comme l'a souligné Lluis Maria de Puig. Il y a peu de journalistes spécialisés, capables d'aller plus loin que l'information générale.

M. Dadge, vous avez parlé de l'intentionnalité et de la sensibilité individuelle face à certaines publications. En Espagne, quand El Pais et certains journaux catalans ont publié la fameuse caricature avec le turban, rien ne s'est passé. Il n'y a pas eu de réaction parce que la communauté islamique et ceux qui en sont proches et qui défendent cette culture ne se sont pas sentis outrés : il s'agissait de droit à l'information et nous voulions savoir ce qu'étaient véritablement les dessins en question. En outre, nous voyons les médias en question comme ouverts : ils offrent des tribunes à des opinions différentes, ils sont absolument respectueux à l'égard du monde arabo-islamique comme de tout ceux qui pensent de manière différente.

Pour ma part, l'attitude que je trouve beaucoup plus digne d'être défendue est celle de certains médias de pays islamiques, qui ont eu le courage de publier ces caricatures. C'est là que la liberté de la presse qui est destinée, comme je l'ai rappelé ce matin, à ce que le faible, le démuni se défende contre l'abus du pouvoir, prend vraiment toute sa valeur. C'est quand les caricatures ont été publiées en Algérie, au Yemen et en Jordanie, entre autre, au prix naturellement d'une répression ultérieure, qu'elle doit être défendue !

Pensez-vous que « l'intentionnalité » soit la même dans le cas de ces journaux, comme d'ailleurs des quotidiens espagnols, que dans celui de Roberto Calderoli, ministre italien membre de la Ligue du Nord, qui a arboré les caricatures sur son T-shirt ?

Pensez-vous que la décision de Flemming Rose - dont le passé et la trajectoire paraissent assez évidents - de publier les caricatures, que l'insistance des médias de certains pays occidentaux étaient innocentes ?

M. Josef JAØAB, (République tchèque) : J'ai rencontré Ronald Koven à maintes reprises et je le rejoins dans son combat pour l'indépendance des journalistes, auquel j'ai d'ailleurs participé à une époque où ce n'était pas si facile que cela.

J'ai également apprécié l'intervention sur l'éthique, qui nous a opportunément rappelé qu'un journaliste ne peut pas toujours faire ce qu'il veut. Dans une société démocratique, s'il appartient aux médias de décider ce qu'ils publient, cela ne signifie pas que cela ne doit pas faire l'objet d'un débat au sein de la société.

Dans un pays comme le mien, où les médias jouent un rôle important, on ne peut pas dire pour autant que la liberté d'expression soit totalement mise en oeuvre et cela tient parfois au manque de professionnalisme des médias eux-mêmes et les critiques viennent souvent des journalistes eux-mêmes.

Je me réjouis du débat utile et nécessaire que nous avons aujourd'hui.

M. L'Evêque FEOFAN : Tout se ramène semble-t-il aux caricatures, en particulier les relations entre la presse et le monde islamique. Or nous avions l'intention de traiter plus globalement de la liberté de parole du point de vue de la religion.

Cette audition me confirme dans l'idée qu'il serait utile de créer auprès de votre commission un conseil permanent grâce auquel nous, représentants des principales religions, pourrions, conjointement avec les parlementaires, construire une plate-forme commune qui servirait de base aux relations entre les autorités, l'opinion, les représentants de la presse et nous-mêmes, de manière à éviter des conflits de ce type.

Cela paraîtrait d'autant plus utile que nous voyons bien qu'un affrontement très direct peut se reproduire, dès lors que les sentiments religieux seraient offensés et que les tensions seraient à nouveau avivées par les milieux extrémistes. Car une société démocratique peut ne pas être à même de contrôler un tel phénomène.

Notre discussion a par ailleurs confirmé à maintes reprises l'existence de doubles standards. Dans ma région du Caucase du Nord, avant les attentats du 11 septembre, il était rare que les représentants du Conseil de l'Europe qualifient les terroristes de tels, y compris en Tchétchénie. On les appelait davantage, y compris dans les médias, « combattants pour la liberté ».

Mais moi qui ai vécu 52 heures épouvantables à Beslan, qui ai porté dans mes bras les corps des enfants criblés de balles, j'ai clairement compris que la société ne pouvait pas continuer comme cela. Si nous continuons à vivre avec ces doubles standards, si les journalistes continuent à les employer, ce sont eux qui seront les premiers à en payer le prix. Quand, on parle, comme nous l'avons fait aujourd'hui de liberté de la presse et de responsabilité, il est inadmissible d'accepter les doubles standards.

Pour ma part, je me considère comme européen et je vois que nous portons sur le monde oriental et sur les autres religions un regard qui nous est propre, empreint de notre culture. Or cela peut être dangereux.

M. Alexander FOMENKO, (Russie) : Je me rallie à l'idée de M. de Puig de promouvoir l'éducation comme remède contre l'ignorance. Surmonter notre ignorance vis-à-vis de nos voisins est en effet la seule façon de nous permettre d'exister.

Pour cela, il faut en particulier s'intéresser à l'histoire.

N'oublions pas par exemple que pendant longtemps les chrétiens d'Europe n'ont pas protesté contre les caricatures sur l'Ancien et le Nouveau testament fréquemment publiées en Union soviétique. Pourtant les caricatures de Jésus-Christ sont tout aussi inacceptables que celle de Mahomet. Malheureusement, nous connaissons mal l'histoire de notre propre culture. Sans doute est-ce d'ailleurs pourquoi les auteurs du projet de constitution européenne ne sont pas parvenus à y introduire la référence au christianisme. Mais priver ainsi l'Europe de ses racines signifie qu'elle n'est plus celle des siècles derniers, que l'on distingue désormais l'Europe séculière de l'Europe chrétienne.

Ici même, à l'issue de cette journée de débats, religieux et séculiers ne sont pas d'accord entre eux. Nous, Européens chrétiens croyants, nous sentons plus proches des juifs et des musulmans que des athées et des agnostiques. Si nous voulons nous comprendre, nous devons avoir présentes à l'esprit nos différences culturelles. Il est évident qu'en Arabie Saoudite on ne demande pas que l'on respecte l'holocauste, mais ce pays n'a pas fait venir des millions de personnes en leur promettant une sorte de paradis sur terre. Or c'est bien ce qu'a fait l'Europe avec les immigrés et c'est pour cela que notre continent n'est plus celui du XIXe siècle. Tout me monde, en particulier les athées, doit prendre conscience que la mondialisation signifie la fin de la domination athée en Europe.

M. Samba DIAGNE : L'essentiel de ce que je souhaitais dire l'a déjà été par M. de Puig, en particulier en ce qui concerne la déontologie des médias, qui relaient de façon parfois partiale ce qui se passe dans le monde musulman, en focalisant leurs caméras et leurs stylos sur le seul monde arabe, soit sur moins de 20 % de l'ensemble de la population musulmane mondiale.

En France, on parle surtout des musulmans arabes, les plus nombreux, mais on oublie les Français de souche de confession musulmane, qui ont aussi été touchés par l'affaire des caricatures mais que l'on n'a pas entendus.

Il conviendrait donc que les médias relatent de façon plus fidèle ce qui se passe dans le monde musulman, d'autant que ce monde ne se situe plus hors des frontières de l'Europe, il est aussi dans l'Europe.

En France toujours, on retrouve la question de la liberté d'expression par rapport au respect de la religion dans l'affaire Dieudonné. En direct sur un plateau de télévision, cet humoriste a interprété le rôle d'un extrémiste sioniste - cela n'avait donc rien à voir avec la religion juive -, ce qui a été très mal pris. Il a été attaqué en justice à 14 reprises, il a gagné les 14 procès, sans que cela trouve d'écho dans les médias, qu'ils l'ont totalement censuré depuis lors. Mais il faut savoir que six mois plus tôt, il avait interprété de la même façon un extrémiste musulman, que cela avait fait rire tout le monde et que ce sketch avait été diffusé sur toutes les télévisions...

Faire deux poids deux mesures, est-ce cela la liberté d'expression ?

M. Ronald KOVEN : Je crois que nous tombons dans le piège qui consiste à voir la presse et les médias comme un bloc monolithique. Tel n'est pas le cas : la presse est très variée dans son expression comme dans sa qualité. Dans mon pays, les États-Unis, il y a de très bons journaux, qui parlent beaucoup et de façon très nuancée du monde arabo-islamique, il y en a d'autres qui en parlent de façon très sommaire. J'ai aussi souvent vu de très bons journaux anglais publiés en arabe.

On parle des défauts de la presse occidentale vis-à-vis du monde arabo-islamique, mais il y a souvent dans la presse islamique des représentations tout à fait caricaturales - au sens figuré - du monde occidental, de ses politiques et de ses motivations. Tout le monde, sans distinction, doit faire preuve de sens des nuances, mieux s'informer, mieux faire son travail.

M. Nissim a considéré que les valeurs des droits de l'homme étaient « eurocentriques ». Mais je rappelle que, parmi les quatre protagonistes principaux de la Déclaration universelle des droits de l'homme de 1948, aux côtés d'un Libanais, Charles Malik et d'un philippin, Carlos Romulo, on ne trouvait que deux occidentaux : une Américaine, Eleanor Roosevelt et un Français, René Cassin.

Pendant le fameux débat à l'Unesco sur le NOMIC (Nouvel ordre mondial de l'information et de la communication), on nous sortait la même rengaine. Or on a découvert que les représentants de l'Afrique qui parlaient ainsi étaient en fait des fonctionnaires des ministères de l'information. Quand nous avons pu parler directement aux journalistes africains, nous nous sommes aperçus qu'ils voulaient exactement la même chose que nous, que nos visions de la nécessité d'une liberté de la presse étaient identiques.

M. Jarab a dit que tout le monde a le droit de parler de la déontologie de la presse. Je suis d'accord avec lui : si je pensais qu'on n'en a pas le droit dans cette enceinte, si je pensais que vous n'avez pas de légitimité à en débattre, je ne serais pas venu en parler avec vous. Mais il y a une nuance entre affirmer cela et savoir qui doit déterminer cette éthique de la presse.

M. Davis DADGE : Je pense que l'opinion publique est le révélateur de ce qui se passe dans une société. Les journalistes doivent la suivre dans une certaine mesure, mais c'est à eux qu'il appartient de décider s'ils veulent travailler en dehors ou au-delà des limites de cette opinion. Ainsi, après le 11 septembre 2001, l'opinion publique américaine voulait surtout savoir qui était impliqué, ce qui s'était passé et comment cela s'était passé, mais, à ce moment-là, elle ne voulait pas savoir pourquoi. Si les journalistes en avaient tenu compte, ils n'auraient donc pas posé cette question. Ce ne doit pas être l'opinion qui impose aux médias de cesser de débattre de tel ou tel sujet.

J'aimerais aborder un autre sujet qui ne l'a pas encore été. Si l'on regarde la discussion à Bruxelles sur la glorification du terrorisme, la radicalisation du débat sur le rapport de M. Frattini, la discussion aux Nations unies sur le rapport de Kofi Annan, on se dit que les médias peuvent radicaliser et glorifier le terrorisme. On a vu aussi, à l'occasion de la résolution du Conseil de sécurité, qu'il existe deux groupes distincts, d'une part les pays occidentaux qui s'inquiètent beaucoup du terrorisme, d'autre part les pays du Moyen-Orient qui s'offusquent des insultes à l'encontre de leur religion. Pourtant ces deux groupes se retrouvent autour de l'idée que les atteintes portées à la religion peuvent encourager le terrorisme. Je m'inquiète donc à l'idée que la construction d'un pont entre ces deux groupes pourrait se faire « sur le dos » de la liberté d'expression des journalistes en Europe.

Mme Alexandra KEMMERER : Nous avons entendu de nombreuses réflexions sur la déontologie et l'éthique des journalistes. Ce sont des questions qui leur appartiennent : c'est à eux de réfléchir et de fixer leurs propres limites et je ne pense pas, comme d'aucuns, que cela relève au premier chef de la loi.

Comme vient de le souligner M. Dadge, les journalistes n'ont pas à se limiter à ce qu'attend l'opinion publique, ils doivent partir de ce qui se produit dans nos sociétés mais aussi - en toute responsabilité, dans le respect de leur déontologie - aller suffisamment en profondeur pour analyser les phénomènes. Car nous n'en savons jamais assez. Les journalistes doivent sans cesse chercher à élargir leurs connaissances, à mobiliser des experts capables d'expliquer ce qui se passe dans la partie immergée de l'iceberg. Il est en particulier important d'étudier les régions qui ne nous sont pas familières.

M. Fomenko a opposé la tradition de l'Europe chrétienne à celle de l'Europe séculière. Nous pourrions étudier à la fois les deux, nous intéresser aux différents visages de l'Europe, fondés surtout sur la tradition des Lumières.

Quant à la question du blasphème, elle est posée en Europe depuis le XVIIIe siècle. Sans doute serait-il utile de nous pencher sur l'histoire et sur les conflits antérieurs pour voir de quelles façons on a cherché jusqu'ici à relever ce défi et à prendre en compte la diversité de nos sociétés.

M. le PRÉSIDENT : Je vous remercie. Nous en terminons ainsi avec cette quatrième séance au cours de laquelle nous avons donné la parole aux représentants des médias.

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