F. DERNIÈRE SÉANCE : « VERS UNE CONCLUSION »

M. le PRÉSIDENT : Nous en venons donc à la conclusion de cette journée. Nous avions souhaité entendre aujourd'hui le Commissaire européen aux droits de l'homme. Il avait donné son accord mais une réunion ministérielle à Strasbourg l'a empêché d'être parmi nous. Sa contribution écrite est toutefois disponible (3 ( * )) .

Mme Katerina STENOU, directrice de la division des politiques culturelles de l'UNESCO : Je ne traiterai pas de ce dont M. Koven a fort bien parlé et qui relève de mes collègues du secteur de la communication, c'est-à-dire de la liberté d'expression, de ce véritable diamant que constitue la libre circulation des idées par les mots et par les images.

Je suis ici pour vous parler de ce qui s'est passé à l'UNESCO il y a un mois et qui constitue une base solide sur laquelle les autres instances politiques pourraient elles-mêmes bâtir, dans la mesure où, avec ses 192 États membres, L'UNESCO représente toutes les sensibilités culturelles.

Mais auparavant, je veux vous dire que cette audition me rappelle qu'il y a quelques mois, j'ai été saisie par l'ambassadeur du Sri Lanka auprès de l'Unesco d'une protestation contre les autorités françaises au motif que le Bouddha Bar, situé près de la Concorde à Paris, représentait une agression contre sa propre culture et qu'il convenait donc qu'il changeât de nom et qu'il enlevât les statuettes de bouddha. Je lui ai répondu que la seule chose que l'UNESCO ait faite en la matière, c'est d'adopter, l'année dernière, une décision relative au respect des symboles religieux et à leur protection contre les abus commerciaux.

Il y a moins d'un mois, le Directeur général de l'UNESCO, Koïchiro Matsuura, a exprimé le sa « vive satisfaction » après l'adoption par le Conseil exécutif de l'Organisation de la décision ayant trait à la question du respect de la liberté d'expression et du respect des convictions religieuses et des symboles religieux.

« Je me réjouis, a-t-il déclaré, que mes appels à la réaffirmation par la communauté internationale du respect de ces deux principes fondamentaux - aussi essentiels que complémentaires - que sont la liberté d'expression et le respect des convictions religieuses et des symboles religieux, aient été entendus. Cette décision du Conseil exécutif de l'UNESCO, qui réaffirme avec force l'exercice de la liberté d'expression dans un esprit de respect mutuel et de compréhension mutuelle, et qui exhorte au respect mutuel de la diversité culturelle, des convictions religieuses et des symboles religieux, s'inscrit dans la droite ligne des droits et obligations énoncés dans la Déclaration universelle des Droits de l'Homme de 1948, ainsi que dans le Pacte international relatif aux droits civils et politiques de 1966. »

J'attache personnellement une très grande importance à la rédaction finale de l'alinéa 7 : « Défendant l'exercice de la liberté d'expression dans un esprit de respect mutuel et de compréhension mutuelle, exhorte au respect mutuel de la diversité culturelle, des convictions religieuses et des symboles religieux ; » . En effet, dans une première version, à la place de l'expression « dans un esprit de respect mutuel » , on avait écrit « dans un esprit d'autodiscipline » , ce qui était assez lourd de conséquences.

En tant que responsable des politiques culturelles je tiens aussi absolument à faire une mise au point sur l'alinéa 10, qui est à mes yeux le plus important puisqu'il invite le Directeur général à faire un vrai travail et non à se contenter de prendre en considération une série de réflexion. Je vous en donne lecture : « Prie en outre le Directeur général de procéder à une compilation et à une étude exhaustive de tous les instruments internationaux pertinents existants et de proposer les moyens et les modalités d'action à la disposition de l'UNESCO pour renforcer la compréhension mutuelle afin de surmonter l'ignorance encore prévalente des cultures des uns et des autres et pour promouvoir la paix, la tolérance et le dialogue entre les civilisations, les cultures, les peuples et les religions ; » . Ici, les mots « moyens et modalités » ont remplacé le mot « mécanismes » , car les signataires ont craint l'apparition d'un nouveau mécanisme contraignant aux conséquences imprévisibles. Ils sont d'ailleurs tous tombés d'accord et cette décision a été approuvée par acclamation en dépit des difficultés rencontrées pendant les trois jours de négociations.

J'observe à ce propos que la Libye avait proposé une autre décision, qui insistait sur un mécanisme juridique contraignant, mais qu'elle a retiré sa proposition à la dernière minute en se réservant de la défendre à nouveau lors d'une prochaine session.

Je vois par ailleurs comme une nouveauté l'ambiguïté qu'introduit, à la fin de cet alinéa, la référence aux « civilisations ». En 1946, à l'heure des premières décolonisations, ce mot ne figurait pas dans l'acte fondateur de l'Unesco, pas plus d'ailleurs que le mot « religions » et l'on faisait seulement référence aux « cultures » : « la culture doit être considérée comme le trait distinctif, spirituel, matériel, intellectuel et affectif qui caractérise une société où un groupe social. Elle englobe, outre les arts et les lettres, les modes de vie, les façons de vivre ensemble, les systèmes de valeurs, les traditions et les croyances » . Nous voyions donc les croyances comme une composante de l'ensemble du fait culturel.

Mais petit à petit, les croyances, les religions ont changé de statut et elles apparaissent désormais sur un pied d'égalité avec le culturel dans son sens le plus large. Nous pensons qu'un jour nous reviendrons à la vraie substance de ce terme, mais nous vivons, il est vrai, un moment bien difficile.

Le dialogue interculturel qui essaie de promouvoir la compréhension - mais pas la tolérance condescendante du fort et du reconnu envers le faible et le moins reconnu dont on a parlé tout à l'heure - doit s'efforcer de ne pas faire supporter à la culture tous les maux de la société. Je m'explique : nous manquons dramatiquement de réponses économiques aux problèmes économiques, nous sommes totalement incapables d'apporter des réponses sociales aux problèmes sociaux, et nous faisons porter à la culture toute cette responsabilité, en « culturalisant » les conflits et les problèmes sociaux et en disant que c'est parce qu'ils sont incompatibles culturellement ou religieusement que des peuples ne sont pas intégrés. Or, nous portons une lourde responsabilité si, dans nos sociétés occidentales, nous ne parvenons pas à faire la part des choses et à faire porter à la culture, non pas seulement une part de responsabilité, mais aussi son immense générosité, sa capacité à transcender les frontières et à trouver la condition humaine qui se reconnaît derrière toutes les petites ou les grandes différences et derrière le choix de décrire le beau, le juste, nos dieux, nos besoins de vivre ensemble et en société.

Nous sommes souvent perplexes devant ces tiraillements que nous ressentons entre ceux qui se sentent et ceux qui ne se sentent pas agressés. Nous devons donc trouver comment être rationnels tout en tenant compte des émotions. Nous vivons un temps de terribles émotions, nous ne savons pas où nous allons, nous sommes tous très susceptibles, même ceux qui se considèrent comme raisonnables, pour toutes ces raisons, il faut faire très attention.

Comme l'a dit Louis Aragon lors de la séance inaugurale, en 1946 à la Sorbonne, ce qu'a l'Unesco de plus précieux, ce sont les mots. Essayons au moins de faire dire aux mots ce qu'ils disent vraiment et non pas autre chose.

M. Kimmo AULAKE, Président du CD-Cult, Ministère de l'Education et de la Culture, (Finlande) : Je commencerai mon intervention par quelques remarques personnelles que ma commission ou mon gouvernement ne partagent pas forcément.

Comme il a été dit ce matin, les religions ne peuvent être réduites à la foi, ce qui ne sera pas sans conséquences quand on renforcera le dialogue entre les religions : si la religion dépasse la seule dimension de la foi, alors toute critique contre une religion peut être dangereusement perçue comme une critique d'un mode de vie ou d'une communauté dans son ensemble.

La religion doit rejoindre le camp du dialogue et ne pas réduire la critique au silence. Un respect total présenterait le risque de ne plus rendre aucun sens critique possible. La philosophie insiste d'ailleurs sur la nécessité du triptyque « thèse, antithèse, synthèse ».

Un intervenant a dit qu'une déontologie que l'on ne s'impose pas à soi-même n'est plus une déontologie. Les journalistes pourraient plus facilement respecter une déontologie si l'on n'observait pas dans les médias des infractions quotidiennes à celle-ci, en vue d'en tirer un maximum de bénéfices.

La première session a bien montré que nous ne pouvions pas être naïfs. Les religions ont été et continueront d'être instrumentalisées et utilisées à des fins politiques. Pourquoi, par exemple, tant de religions semblent justifier l'inégalité entre les sexes ? Dans mon pays, en Finlande, un évêque de l'Église luthérienne a refusé d'ordonner des femmes prêtres, alors que cette Église l'y autorise.

Dans le débat sur les caricatures danoises, quelle est la véritable infraction commise à l'encontre de la religion ? Est-ce l'assimiler au terrorisme, ou simplement de représenter une telle chose ?

Nous avons aujourd'hui discuté de manière générale de la liberté d'expression et de religion. Dans la plupart des cas, les frictions entre ces deux libertés se manifestent au niveau local, voire individuel. Nous devrons trouver des réponses qui se situeront très probablement et très concrètement à ce niveau. La question est par exemple de savoir si nous devons soutenir et promouvoir la diversité culturelle. L'analphabétisme est également à combattre en particulier dans les environnements où les tensions entre les deux libertés peuvent apparaître : l'enseignement a donc une grande importance et nous devons veiller à ce que tous les enfants, filles et garçons, soient scolarisés. C'est une condition nécessaire à toute coexistence démocratique.

Il existe un document sur les politiques culturelles en Europe fondé sur une étude dans presque tous les États membres du Conseil, au cours desquelles les chercheurs ont collecté ces deux dernières années des informations sur le dialogue interculturel. Les critères retenus ont fait l'objet d'un accord entre les différents auteurs. Cette étude permettra de disposer de plus d'informations pratiques et d'exemples dans ce domaine. Nous avons également des projets de coopération pour le patrimoine culturel en Europe.

La manière négative dont les médias occidentaux représentent le monde musulman ne semble pas correspondre à la réalité. Peut-être faudrait-il faire un travail sur la concentration économique des médias ?

Je souhaite enfin que nous puissions préciser la jurisprudence accumulée par la Cour européenne des droits de l'homme afin de définir le cadre juridique de l'exercice des libertés d'expression et de religion.

Mme Fifi BENABOUD, Centre Nord/Sud du Conseil de l'Europe, Lisbonne : Je regrette que les représentants du monde musulman et des médias arabes n'aient pas répondu à l'invitation de la Commission. Leur présence nous aurait permis d'avoir leur point de vue, leurs positions et d'enrichir les débats.

La liberté d'expression constitue un des caractères essentiels d'une société démocratique fondée sur un État de droit et sur les droits de l'homme. La question essentielle porte sur l'existence ou non de limites à cette liberté. Les textes fondamentaux, en particulier l'article 10 de la Convention européenne des droits de l'homme, donnent des éléments de réponse : « Toute personne a droit à la liberté d'expression. Ce droit comprend la liberté d'opinion et la liberté de recevoir ou communiquer des informations et des idées, sans qu'il puisse y avoir ingérence d'autorités publiques et sans considération de frontières ». Il est dit ensuite que : « L'exercice de ces libertés, comportant des devoirs et des responsabilités, peut être soumis à certaines formalités, conditions, restrictions ou sanctions prévues par la loi, qui constituent des mesures nécessaires dans une société démocratique à la sécurité national, à l'intégrité territoriale, à la défense de l'ordre, à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection de la réputation ou des droits d'autrui, pour empêcher la divulgation d'informations confidentielles ou pour garantir l'autorité et l'impartialité du pouvoir judiciaire ».

Par ailleurs, aux termes de l'article 19 de la Déclaration universelle des droits de l'homme, « tout individu a droit à la liberté d'expression sans considération de frontières » .

Cela nous amène à la dichotomie entre liberté d'expression et croyances religieuses. Dans un État démocratique fondé sur l'État de droit, respecter les croyants en tant que personnes et respecter leurs croyances en tant que croyances constituent deux choses différentes. Opérer une telle distinction nous permet dans notre réflexion de nous protéger des dangers d'une identification trop forte aux croyances religieuses. C'est seulement dans le premier cas que s'impose un devoir moral, la défense des individus et le respect des personnes. Respecter les personnes en tant que sujets libres et égaux est une notion davantage susceptible d'être clarifiée au sein de sociétés démocratiques, qui accordent aux individus qui les composent leurs droits fondamentaux. Dans un cadre d'État de droit, ce sont les tribunaux qui régissent les conflits et nous le voyons dans la jurisprudence fondée sur la Convention, que je ne peux présenter ici faute de temps.

Pour en venir aux caricatures, dans un État de droit, cette affaire aurait dû se régler devant les tribunaux, puisqu'il s'agissait d'une atteinte à la dignité de personnes. Tel n'a pas été le cas et cela nous amène à replacer cette affaire dans un contexte international. Il convient aussi d'avoir à l'esprit que l'évolution des médias et des technologies d'information a profondément modifié les relations d'interdépendance mondiales ainsi que les conditions d'exercice de la liberté d'expression. Je suis persuadée qu'il y a une vingtaine d'années l'affaire des caricatures n'aurait eu aucun impact alors que désormais ce qui se passe à un endroit du globe est instantanément diffusé partout dans le monde. De plus, l'affaire ayant mis quatre mois à rebondir, démontre qu'il y a eu manipulation.

Dans ces conditions, il paraît indispensable de replacer dans le contexte international marqué par la rupture fondamentale du 11 septembre 2001 et par les différents phénomènes liés au terrorisme. La plupart des caricatures, et en particulier celle qui représente le prophète Mahomet avec une bombe dans le turban, était de mauvais goût, mais surtout procédait d'amalgames et de clichés stéréotypés.

A un deuxième niveau de « l'affaire », les réactions et manifestations violentes ont été largement montrées par les médias, en Europe mais aussi dans les pays du Sud. Et cela n'a fait que renforcer les généralisations et une perception négative dans les opinions publiques. De ce point de vue, l'impact d'une chaîne comme Al Jazira dans le monde arabe est très fort. Montrer ces images n'a fait qu'alimenter les perceptions négatives, alors que la violence était loin de toucher l'ensemble des pays du monde arabo-musulman et que seule une frange de la population manifestait. Ainsi, les réactions ont été faibles dans les trois pays du Maghreb, les plus proches de l'Europe. D'autre part, les médias ont totalement occulté tous ceux qui, dans les pays concernés, se battent pour la liberté de la presse, tels ces journaux arabes qui ont publié les caricatures. Il y a un devoir de défendre ceux qui se battent pour la liberté d'expression au péril de leur vie et au prix de leur liberté.

À l'heure de la mondialisation et des nouvelles technologies d'information, l'approche a changé. On ne s'exprime plus seulement dans un espace donné mais dans un espace mondialisé, dont il n'est plus possible de s'abstraire.

Il me semble, par ailleurs, que c'est à juste titre qu'on a évoqué à plusieurs reprises la notion de responsabilité. On parle depuis quelques années et de plus en plus du choc des civilisations et il ne s'agit, malheureusement, pas uniquement d'une théorie. De nombreuses institutions internationales s'efforcent de promouvoir le dialogue interculturel ; au sommet de Varsovie en mai 2005, le Conseil de l'Europe a fait du renforcement de ce dialogue une de ses priorités ; l'Alliance des civilisations lancée par les premiers ministres turc et espagnol va aussi dans ce sens. Tout ce mouvement est contrarié par des épisodes malheureux comme celui des caricatures et par les réactions violentes qu'elles ont suscitées.

Dans l'élaboration et la construction des mécanismes pour promouvoir ce dialogue interculturel, il faut avoir de la culture une conception large et pluridimensionnelle.

La méconnaissance suscite la peur, la peur entraîne l'enfermement sur soi et le rejet de l'Autre. Il nous appartient donc de créer les conditions de ce dialogue entre les cultures et les civilisations, garanti de la stabilité. Pour cela, il est nécessaire d'élaborer et renforcer des outils. Je pense en particulier à l'éducation et aux média (à ce propos, je souhaiterais informer que le Centre Nord-Sud est membre fondateur et Vice Président de la COPEAM :Conférence Permanente de l'Audiovisuel et des Médias en Méditerranée).

Il est important de sensibiliser les opinions publiques.

Le Centre Nord-Sud du Conseil de Europe a développé, depuis une quinzaine d'années, dans le cadre de son Programme Transméditerranéen, une dimension de dialogue interculturel à travers une approche pluridimensionnelle intégrée. Le Centre Nord-Sud travaille essentiellement, avec les pays du sud de la Méditerranée, à ce renforcement du dialogue interculturel, sur la base d'un socle de valeurs communes et universelles auxquelles nous ne pouvons déroger. Un dialogue basé sur le respect de la diversité et de la pluralité qui éviterait des ruptures douloureuses et provoquerait une instabilité régionale.

* (3) cf Annexe I ci-après.

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