B. DÉBAT

Georges CASTEL, directeur d'études du groupe ESLSCA - N'avons-nous pas la capacité de réduire le déficit public, comme le Canada l'a fait en six ans et de manière concertée et stratégique ? La condition du financement du développement durable n'est-elle pas de transmettre des actifs, plutôt que des dettes, aux générations futures ?

Sophie BOISSARD - L'impuissance publique n'est pas une fatalité. Le Canada a fourni un effort d'assainissement de ses finances publiques, de recentrage de l'Etat fédéral sur certaines missions, et de régulation de la production normative. Ces réformes, définies politiquement et de manière concertée comme prioritaires, ont été facilitées par une task-force située au coeur même de l'appareil gouvernemental.

Nous sommes a priori capables de transposer ces changements. Ils supposent deux conditions : définir clairement des objectifs et une feuille de route, et accepter d'être évalué à l'aune de ces objectifs. Le maître-mot est responsabilité. L'ancien Premier Ministre danois Rasmussen, qui a mené à bien de très lourdes réformes dans une situation assez semblable à la nôtre du point de vue de la croissance, des finances publiques et de l'emploi, conseillait d'abord de définir des objectifs mesurables à deux ou trois ans. Au-delà de cette durée, il est en effet difficile de mobiliser l'effort collectif.

Anton BRENDER - Je souscris à ces propos. Si nous choisissons collectivement des objectifs, nous sommes effectivement capables de les atteindre. La définition de plans au lendemain de la guerre l'a d'ailleurs montré. Ce type de démarches suppose une volonté politique collective, puis le respect des voies ainsi choisies.

Je ne suis pas tant alarmé par la dette que par les actifs si peu valorisants et dégradés de la France : banlieues, système de justice, de santé et d'enseignement. En effet, si la paix civile règne, les dettes sont de moindre importance.

Hugues de JOUVENEL - Comment évaluez-vous cet actif ?

Anton BRENDER - Je ne suis pas à même d'en juger. Quantitativement, les comptes nationaux indiquent d'ailleurs que pour l'Etat et les collectivités, la valeur nette actif/passif, en diminution, est toujours positive.

Hugues de JOUVENEL - Si vous comptabilisez le Château de Versailles et le capital humain, vous jugez que l'actif dépasse le passif ?

Anton BRENDER - Le Château de Versailles ou La Joconde, en tant que biens de valeur purement artistique, ne sont pas comptabilisés. Je ne suis pas pour autant tranquillisé.

Mario MONTI - La transmission d'actifs plutôt que de dettes est le critère le plus important de la politique économique. Ma passion pour l'Europe, éloignée des contraintes électorales, tient à son rôle d'allié des générations futures. Elle a ainsi imposé une discipline budgétaire et accordé son attention à l'environnement, alors que peu d'Etats avaient défini des règles en la matière. Nous devrions d'ailleurs reconnaître davantage l'importance, dans les dépenses publiques, que revêt la distinction entre la consommation et l'investissement, même si des difficultés de définition et de mesure existent. En 1997, je l'avais d'ailleurs souhaité pour la première formulation du pacte de stabilité, mais mon opinion est restée minoritaire, surtout face à la détermination du commissaire français aux affaires économiques et financières, Yves-Thibault de Silguy.

Par ailleurs, il est curieux que, dans une structure paraétatique juridique telle que le traité de l'Union, fondé selon l'article 295 sur la neutralité entre public et privé, ait été introduite, pour des raisons historiques certes compréhensibles, une telle distinction entre ces deux notions. De cette façon, les dépenses du privé, y compris celles de consommation, se justifient, tandis celles du public, même d'investissement, doivent être contenues.

Un professeur de sciences économiques et sociales de lycée - D'après les interventions, les nouvelles formes de régulation passeront donc par l'Europe.

Il me semble par ailleurs que le débat entre régulation macroéconomique, mise en avant par Anton Brender, et réforme structurelle, citée par Mario Monti, se reproduit tous les deux ans. L'Europe possède un gouvernement procédant par règles, budgétaires, monétaires, concurrentielles. Il n'existe donc plus de choix démocratique en matière de politique publique. Or Mario Monti indique que l'Europe est garante de l'avenir des générations futures indépendamment des choix des populations. Je ne comprends pas comment ce vide démocratique n'est pas problématique en Europe. La démocratie est le lieu privilégié des choix de long terme, et devrait permettre la mise en oeuvre de politiques macroéconomiques favorisant les effets des politiques structurelles. Depuis vingt ans, la France a en effet connu des réformes structurelles des marchés financiers, du travail ou des biens.

Par ailleurs, la taille des pays n'a pas été évoquée. Or il me semble que certains pays ont mieux réussi en matière de réformes structurelles parce qu'ils étaient de taille plus modeste que la France l'Allemagne, ou l'Italie.

Mario MONTI - Il existe effectivement des règles sur le budget, la monnaie, la concurrence en Europe. Elles ne contredisent cependant pas la démocratie. Elles ont été introduites par des gouvernements souverains délibérant selon la règle de l'unanimité politique. Cette démocratie est certes moins en prise avec les aléas de l'humeur de l'électorat, mais elle est bien réelle. Beaucoup considèrent Lisbonne comme un échec, parce qu'il manque des règles contraignantes, mais l'espace est large pour l'exercice de la souveraineté nationale. Permettez-moi en outre de souligner que l'on entend nombre de lieux communs concernant la démocratie. N'oublions pas ainsi que le Parlement est élu directement, et a demandé la démission de la Commission européenne il y a quelques années. Tout commissaire, perçu parfois comme un eurocrate apatride, est d'ailleurs soumis à un examen écrit et oral de plusieurs heures, retransmis en direct à des millions d'auditeurs. Cette procédure est exigée par le Parlement, comme aux Etats-Unis. Or aucun gouvernement national n'impose un tel examen individuel préalable à ses ministres, alors que ceux-ci ne sont pas toujours des parlementaires, comme le Premier Ministre en France ou les ministres des finances d'Espagne et d'Italie, et possèdent une moindre légitimité démocratique.

Un professeur de sciences économiques et sociales de lycée - Qu'en est-il du président de la Banque centrale européenne ?

Mario MONTI - Tout comme le président de la FED, il se rend périodiquement au Parlement. Il n'est heureusement pas attendu de la BCE qu'elle réagisse aux débats de presse ou aux manifestations. Ses fonctions résultent d'un choix démocratique à l'unanimité.

Anton BRENDER - Je rappelle que la BCE, souvent critiquée, surtout en France, n'est qu'un élément du dispositif de régulation de la demande. Elle fixe le niveau des taux d'intérêt à court terme, mais ce sont les mécanismes de transmission qui déterminent le coût du crédit localement. Or ces derniers sont très hétérogènes et n'ont pas été revus avec la création de la BCE. Aussi le fait de modifier les taux de la BCE a finalement assez peu d'effets. Il affecte surtout le marché des changes. Aux Etats-Unis, en revanche, si la position de la banque centrale change, les conditions de crédit changent aussitôt. Nous sommes très en retard sur ces mécanismes.

Hugues de JOUVENEL - J'ai le sentiment que nous sommes tous obsédés par la nécessité d'un consensus sur la régulation, au risque d'obtenir un consensus mou sur des faux enjeux, ou de « bricoler » sur les taux de change. L'Europe ne doit-elle pas être plus vivante et engagée, et apprendre le conflit et la négociation ?

Anton BRENDER - Je rappelle que l'Europe a connu des périodes très conflictuelles, et n'est pas l'aboutissement d'un miracle consensuel. Les affrontements n'améliorent pas nécessairement la situation. Ils doivent produire des institutions qui fonctionnent, et il est aujourd'hui temps de compléter ce dispositif institutionnel.

Mario MONTI - Plaidez-vous pour que l'Europe soit un lieu de confrontation politique intergouvernementale ?

Hugues de JOUVENEL - Je plaide contre votre discours sur l'amélioration future de l'Europe et sur la nécessaire attente face à des processus lents. Je souhaite aujourd'hui une Europe plus dynamique, quitte à être plus conflictuelle. La jeunesse attend à mon avis également une telle énergie.

Mario MONTI - Ce modèle d'Europe a déjà existé au 19ème siècle. Soit vous êtes favorables à l'intégration, qui suppose un minimum d'institutions et de règles, soit vous soutenez le mode intergouvernemental. Cette position est digne, mais elle est problématique. Le Premier Ministre finlandais indiquait ainsi, lors de la Convention sur l'avenir de l'Europe, que les petits Etats-membres étaient extrêmement attachés à la méthode communautaire et à une commission suffisamment forte pour appliquer les règles européennes à tous les pays. Dans le cas contraire, l'Europe s'apparenterait à un ensemble de pays regroupés autour des zones d'influence de quatre ou cinq grands Etats-membres.

Jean-Yves MARTIN, président de la Chambre de commerce et d'industrie de la Creuse - J'ai le privilège de diriger une Chambre de commerce constituée d'un tissu très important de PME, dont nous avons montré qu'elles portaient largement la croissance. Pourquoi l'Europe s'obstine-t-elle à se priver d'un outil comme le Small Business Act , dont l'efficacité a été démontrée aux Etats-Unis depuis au moins cinquante ans ?

Hugues de JOUVENEL - Je suis d'accord avec cette remarque.

Anton BRENDER - J'ignore pourquoi l'Europe s'en prive. Cependant, cet outil n'est pas non plus idéal. Par exemple, alors qu'il existe depuis longtemps dans ce pays, l'économie américaine a connu des baisses.

Dominique ROUSSET - Je remercie infiniment les intervenants et invite Joël Bourdin à nous faire part de sa synthèse sur l'ensemble des tables rondes.

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