III. POLITIQUES PUBLIQUES ET MARCHÉS : LES NOUVELLES FORMES DE RÉGULATION

A. TABLE RONDE : LES INSTANCES DE RÉGULATION

Sophie BOISSARD, directrice générale du Centre d'analyse stratégique

Christian DE BOISSIEU, président du Conseil d'analyse économique

Anton BRENDER, directeur des études économiques, Dexia Asset Management

Mario MONTI, président de l'Université Bocconi de Milan, ancien commissaire européen à la concurrence

Dominique ROUSSET - Cette troisième table ronde nous permettra d'élargir le débat sur plusieurs des sujets abordés ce matin. Notre première table ronde sur les réseaux et les territoires a montré l'importance de l'ancrage territorial, et les pôles de compétitivité ont été cités comme une excellente réponse, dont Suzanne Berger nous a prouvé l'efficacité aux Etats-Unis et en Europe. La deuxième table ronde a fait apparaître qu'entre l'Etat et les entreprises existaient de nombreux autres acteurs, appelés à exercer une influence croissante, et rendant plus difficile encore la gouvernance. Pour introduire cette partie, je m'adresserai à Mario Monti : d'après votre longue expérience, quel est le bon niveau de régulation ?

Mario MONTI - Le bon niveau n'existe pas. Dans la politique de la concurrence, la puissance publique est à l'oeuvre sur la base d'une loi qui encadre le marché et s'assure que celui-ci respecte une concurrence raisonnable afin de garantir une allocation des ressources efficace. Ces dernières années, nous avons constaté simultanément des mouvements ascendants, au niveau communautaire, et descendants, au niveau national. Ainsi, la Commission européenne, qui exerce en vertu du traité de Rome ce pouvoir en matière de concurrence, s'est concentrée sur les cas les plus importants pour le marché unique européen, qu'il s'agisse de cartels, de concentrations, d'abus de position dominante ou du contrôle des aides d'Etat. Parallèlement, la décentralisation a été plus forte que par le passé vers les autorités nationales de concurrence (avec, pour la France, le conseil de la concurrence), celles-ci intervenant sur les manifestations de marché qu'il est plus pertinent de traiter au niveau national. Cette réorganisation de la gouvernance économique européenne de la concurrence pourrait être élargie à d'autres formes de politique économique. Il faut ainsi trouver le bon niveau, qui dépend des instruments et de l'étendue géographique des domaines soumis à régulation.

Dominique ROUSSET - Une puissance publique forte est donc nécessaire pour agir efficacement dans l'économie libérale, afin que celle-ci remplisse sa fonction.

Mario MONTI - Oui, c'est indispensable. L'économie de marché n'existe pas naturellement, mais est le résultat des institutions et de l'activité politique et législative. Elle ne rime pas avec manifestations économiques incontrôlées.

Anton BRENDER - Je pense que nous pouvons nous demander qui ne gouverne pas le monde d'aujourd'hui. Certaines responsabilités du ressort de la puissance publique me paraissent mal, ou pas, assumées en France et au niveau européen. Par exemple, pour la régulation de la demande, la concurrence est positive en cas de plein emploi. A défaut, les capacités sont mal utilisées et un problème de déflation apparaît. Or dans la zone euro, cette régulation n'est attribuée à aucune autorité, nationale ou européenne. Dans certaines grandes régions comme les pays d'Asie, le Japon, ou les Etats-Unis, le maintien des économies au plein emploi est la priorité des autorités publiques. Le taux de chômage américain est ainsi au plus bas.

De plus, qui est responsable de nos infrastructures sociales et de l'arbitrage entre les différentes priorités ? Nous avons décidé qu'école, santé, police, justice, et villes doivent rester dans le public. Mais si l'Etat n'assume pas ses responsabilités, qui le fera ? Nos grandes infrastructures sociales, après des décennies de non-gouvernement, sont naturellement en mauvais état. Enfin, dans la zone euro, qui régule la concurrence entre Etats ? Libérer totalement cette concurrence aboutira à un taux d'impôt zéro sur les sociétés. Là encore, les prises de décision éminemment politiques manquent.

Christian de BOISSIEU - Je ne souhaite pas en rester aux généralités, et j'indiquerai de fait deux ou trois axes, à développer. Premièrement, il est difficile de parler de l'Etat et des entreprises, sans évoquer le rôle des marchés financiers. Dans ces conditions, le face-à-face Etat/entreprises me semble un peu réducteur. Il s'agit plutôt d'un problème de division du travail, de complémentarité et d'horizons.

Deuxièmement, il me semble que l'Etat doit réduire son rôle de producteur et continuer à se désengager sur certains biens et services, sauf pour les fonctions régaliennes qui continuent à lui incomber. En compensation, il est chargé de renforcer son rôle sur deux points. D'une part, il doit être un meilleur incitateur et facilitateur, par exemple dans le cadre du débat sur le rôle de la politique fiscale sur les stratégies industrielles, ou pour l'aide aux PME. Je souhaite d'ailleurs revenir sur le débat sur le Small Business Act et le rôle éventuel de l'Europe, sachant que le problème principal pour la France tient au fait que ses petites entreprises ont des difficultés à grandir. D'autre part, les pouvoirs publics doivent favoriser une réflexion sur le long terme sur des sujets comme le développement durable, alors même que le contexte actuel favorise une approche de court terme.

Troisièmement, il faut considérer deux aspects : le niveau et le contenu. A quel niveau administratif la régulation doit-elle s'exercer ? L'énergie et l'environnement dépassent par exemple le niveau européen. Concernant le contenu, j'aimerais revenir sur le débat central que constitue la politique de la concurrence en Europe. Deux visions s'opposent dans ce domaine. Soit la protection des consommateurs est privilégiée et l'aire de marché pertinente pour juger des concentrations est alors assez étroite. La Commission avait par exemple choisi cette position dans l'affaire Legrand-Schneider, pour ne pas menacer la concurrence effective. Soit la priorité est donnée à la compétitivité, étant entendu que celle-ci ne recouvre pas la compétitivité des entreprises dans chaque pays mais celle de la zone Europe par rapport au reste du monde qui, lui, se concentre. La politique de la concurrence est alors moins stricte en termes de concentrations, et favorise davantage les restructurations. Comment choisir entre ces deux attitudes ?

Sophie BOISSARD - Je parlerai de mon point de vue de haut fonctionnaire dirigeant une institution nationale d'expertise et d'aide à la décision auprès du Premier Ministre. Il est effectivement important pour notre problématique d'opérer une distinction selon les niveaux. Il existe aujourd'hui une double interrogation : d'une part, l'impuissance supposée des pouvoirs publics à avoir une influence déterminante sur les acteurs de marché est-elle avérée ; d'autre part, cette impuissance vaut-elle pour tous les acteurs publics ? Le fait que les marchés s'inscrivent dans des espaces échappant à l'emprise directe des pouvoirs publics amplifie la très forte méfiance de l'opinion publique française à l'égard de la mondialisation et du libéralisme, alors que cette position peut paraître étonnante d'un point de vue extérieur.

Affirmer l'impuissance des pouvoirs publics n'est-il pas paradoxal ? Cette moindre autonomie est indiscutable en termes d'interventionnisme économique et notamment de fiscalité. Dans la zone euro, les autorités nationales n'ont en effet plus la marge de manoeuvre dont ils disposaient dans les années 70. Les attentes sont néanmoins très fortes, au-delà des champs régaliens (diplomatie, sécurité), notamment dans le champ social, environnemental et énergétique. En la matière, les dépenses sont collectivisées à un niveau élevé : les dépenses sociales représentent en effet 30 % du PIB.

Les acteurs publics ont tous un véritable pouvoir d'intervention, qui s'exerce davantage dans le long terme, et la politique de développement durable est majeure à ce titre. Ils ont une capacité à infléchir la trajectoire de grandes entreprises sur plusieurs années. Les 35 heures ont ainsi eu un impact considérable, et durable, sur les acteurs économiques et sociaux, malgré certains refus de les appliquer. Cette faiblesse supposée des acteurs publics face aux acteurs économiques, devenus durablement les grands gagnants de la mondialisation, et de fait cette crainte du chaos, sont donc à nuancer. Les modes d'intervention et le type d'acteurs influents ont en tout cas changé.

Dominique ROUSSET - Il serait donc contreproductif d'appliquer d'anciennes règles.

Sophie BOISSARD - Nous avons construit notre mode de régulation nationale sur un Etat extrêmement puissant, placé au sommet d'une pyramide et ayant recours à l'imperium. L'Etat édicte ainsi la norme et veille à son application et possède des leviers d'intervention économiques très puissants, selon le modèle des Trente Glorieuses. La norme est l'instrument par excellence de l'autorité de l'Etat, mais sa conception est aujourd'hui différente : elle ne peut plus faire abstraction des autres acteurs internationaux, privés ou publics. 70% de nos lois découlent ainsi d'une législation communautaire. L'application est également différente, peut-être en raison de leur multiplicité et de leurs contradictions. Cette difficulté rend leur effectivité plus aléatoire. La puissance même de l'imperium, pouvoir normatif de l'Etat, s'est clairement atténuée.

Dominique ROUSSET - L'Etat doit-il donc rechercher d'autres attributions ?

Sophie BOISSARD - Oui, peut-être à travers le « droit mou », qui dans un univers de grande circulation de l'information et d'influence, est en fait assez puissant.

Hugues de JOUVENEL - Je souhaite, en toute amitié, m'insurger contre les propos des deux intervenants précédents. Les pays européens sont tous confrontés à une forte croissance de la population active au cours des dernières décennies, au choc de la mondialisation et des nouvelles technologies. Néanmoins, leurs performances d'emploi et économiques varient considérablement. Nous avons donc des marges de manoeuvre assez importantes, et il est trop facile de chercher des boucs émissaires extérieurs en cas de difficulté. En dépit des discours, la France a choisi depuis 35 ans l'ajustement par le sous-emploi et un chômage endémique, contrairement aux pays scandinaves et au Royaume-Uni. Au niveau infranational, avec le même contexte législatif et réglementaire, les performances des bassins d'emploi sont très inégales. Il existe des facteurs endogènes fondamentaux de développement. Il s'agit de savoir si nous comptons tirer profit de ces marges de manoeuvre, certes non souveraines, pour essayer d'être compétitifs sur les marchés mondiaux ou si nous restons passifs et résignés.

Anton BRENDER - Je partage cette analyse. Nous reportons effectivement sur les entreprises l'absence de prise de responsabilités de la puissance publique, dont l'évolution des banlieues et la situation de l'enseignement sont des signes. Face à la concurrence mondiale, l'atout de la France réside dans sa capacité à proposer des produits certes chers mais de qualité. Cependant, cette concurrence risque de nous entraîner vers des produits de moindre qualité. Or cette qualité repose sur certains éléments dans lesquels l'Etat n'a pas suffisamment investi. Nous regrettons de ne plus posséder d'entreprises à contrôler, mais nous ne contrôlons pas ce qui nous reste : les grandes infrastructures sociales.

Christian de BOISSIEU - Hugues de Jouvenel a mal compris ma position : je considère qu'il existe une marge de manoeuvre et une place pour le volontarisme. J'ai d'ailleurs mentionné les débats sur la nouvelle stratégie industrielle (pôles de compétitivité, Small Business Act) dans ce sens. De plus, je considère que notre croissance et nos emplois passeront par notre capacité à répondre au défi de l'enseignement supérieur et de la recherche. Je n'avais pas eu le temps en introduction d'insister sur ce point.

Quelle est notre responsabilité ? La France est pratiquement le seul pays à poursuivre un débat sur notre système économique, tandis que les autres tiennent celui-ci pour acquis, comme l'a montré le référendum sur l'Europe. A chaque grand débat, nous remettons en cause le marché, l'entreprise, le profit, le capitalisme, l'innovation...Ce problème relève de l'éducation, et nous devons le gérer nous-mêmes. Nous devons également prendre en charge les réponses au niveau national, pour parvenir à une croissance de 3 %. Les thèmes abordés lors de la conférence de Lisbonne étaient bien ciblés, mais aucune action n'a eu lieu en Europe. Pour la France, les pôles de compétitivité, en nombre excessif certes, sont une bonne idée. Il faut également créer des pôles d'excellence en matière d'enseignement supérieur et de recherche. C'est ainsi que je conçois l'Etat incitateur et facilitateur. Je prends part aux débats sur la BCE et l'augmentation de ses taux, mais je m'intéresse davantage aux mesures structurelles pour améliorer la compétitivité des entreprises, et à la problématique du moyen et long terme pour l'offre, liée au développement durable. L'Etat doit être capable de contrôler les déficits et de réduire la dette, en accroissant son rôle incitateur et facilitateur.

Hugues de JOUVENEL - Il faut ajouter à ce rôle celui d'arbitre, pour éviter par exemple que tous les pôles de compétitivité supposés aient ce label, même si le système d'étoiles les distingue.

Dominique ROUSSET - Mario Monti, la France est compliquée, n'est-ce pas ? Parlez-nous de sa spécificité.

Mario MONTI - Je suis passionné par la France, précisément parce qu'elle est le seul pays d'Europe à avoir un débat sur le système et non dans le système. Elle crée ainsi des externalités intellectuelles qui ne sont pas nécessairement à son avantage. Sur le sujet de la mondialisation et du rôle de la puissance publique, notamment dans la régulation du marché, la France est cependant la seule à avoir conduit un débat adéquat ces dernières années. Nous regrettons que l'articulation pratique de cette exigence de coordination du public ait été rompue, temporairement je pense, par le rejet de la Constitution. Celle-ci allait pourtant créer les conditions institutionnelles pour que la puissance publique soit européenne, et puisse peser sur la scène internationale. J'espère que l'Europe pourra réincarner les inspirations françaises, lorsque la France aura éliminé ses excès dans la défense de sa propre position.

Je voudrais par ailleurs réagir sur le contenu de la politique européenne de la concurrence, et son rapport à l'intérêt des consommateurs ou de la compétitivité des entreprises européennes. La politique économique européenne doit atteindre les deux objectifs, en adaptant ses outils. La politique européenne de la concurrence doit donner la priorité aux consommateurs. Il n'est pas évident que l'intérêt des consommateurs entrave davantage la croissance des entreprises européennes dans le cas d'une définition de marché étroite. La concentration n'est en effet pas nécessairement autorisée dans un marché défini comme mondial. Ainsi, dans le cas du rapprochement entre General Electric et Honeywell, le marché avait été estimé au niveau mondial, mais la Commission européenne, soutenue par le tribunal de première instance et contrairement à la justice américaine, a estimé que cette fusion portait atteinte à la concurrence. Pour Schneider et Legrand, le tribunal avait annulé l'interdiction de la Commission, mais confirmé que la définition pertinente pour ce marché était nationale. La fusion de Volvo avec Scania, avait, elle, été interdite, tandis qu'elle avait été autorisée avec Renault Véhicules industriels.

La France soutient souvent que les règles européennes de la concurrence empêchent la création de champions nationaux ou européens, alors qu'elle en est le meilleur contre-exemple, avec Total, ou Air France-KLM, créée selon les règles européennes de la concurrence. Une autorité de la concurrence doit être neutre par rapport aux nationalités. En effet, si en Europe, elle interdit une fusion en raison de l'origine non européenne d'une entreprise, ses homologues dans le monde agiront de même. Il faut d'autres instruments pour la politique économique, que possèdent les Etats-Unis. Je suis partisan d'une politique industrielle européenne plus forte qu'aujourd'hui, qui pourrait s'appuyer sur des financements, européens, aux entreprises. Le pays le plus cartésien d'Europe doit réfléchir à la compatibilité entre sa volonté d'une politique industrielle européenne, et ses critiques vis-à-vis de la part qu'occupe la politique agricole commune dans le budget européen.

Dominique ROUSSET - Quelle est la bonne manière de faire prévaloir l'intérêt général - une question surtout du ressort de l'Etat ?

Sophie BOISSARD - Je crois que deux fonctions restent l'apanage de l'Etat : fixer les grandes orientations d'une part, compétence qui suppose une vision stratégique et l'intégration des intérêts nationaux dans un univers mondialisé, et d'autre part, arbitrer et réguler. Réguler consiste à définir les règles. L'arbitrage a lieu en cas de conflits et varie selon les domaines d'intervention. Dans le champ des politiques sociales par exemple, il consiste à définir les inégalités qu'il est inéquitable de laisser perdurer et à la résolution desquelles seront consacrés des moyens. Il revient aussi à choisir entre des intérêts divergents, par exemple en contraignant les acteurs économiques par divers mécanismes à participer à la diminution des émissions de gaz à effet de serre.

Cette attitude a des conséquences en termes d'organisation, et le maître mot est la spécialisation. L'Etat ne pouvant tout gérer, il doit savoir hiérarchiser les objectifs qu'il peut atteindre au niveau national ou plus largement. A ce titre, la Constitution est un véritable enjeu en termes de régulation de la mondialisation. Les questions d'intervention sur le terrain ou de gestion des politiques sociales ne s'opèrent pas, elles, au niveau national.

Les stratégies adaptées, dans les autres pays, possèdent des traits communs en matière de gouvernance. Ainsi, la Finlande et le Royaume-Uni ont fourni un effort massif pour définir une stratégie et des objectifs clairs et peu nombreux, selon une méthode très ouverte et délibérative. Or la conviction collective en amont que le choix est bon est un facteur décisif de succès.

L'évaluation des politiques publiques ex ante est problématique en France, alors qu'elle existe dans d'autres pays, ou depuis plusieurs années à la Commission, à travers les Livres Vert et Blanc. Selon ces processus de décision, un état des lieux est d'abord réalisé, puis un débat est ouvert avec des acteurs variés, pour enfin prendre les décisions dans une phase opérationnelle, et ensuite évaluer. La France a connu de nombreuses circulaires sur les études d'impact, et a envoyé de nombreuses commissions d'études au Canada ou en Finlande, mais n'a jamais réussi à adapter ce dispositif à son mode de décision, qui reste toujours court et heurté dans le temps et intervient souvent en réaction à des événements médiatiques.

Mario MONTI - Cette procédure de consultation est très intéressante, et il est curieux que la France n'ait pas réussi à l'intégrer. En effet les réponses aux consultations de Bruxelles par les administrations et les entreprises françaises étaient précises. L'intérêt doit donc exister, ainsi que la capacité technique.

Sophie BOISSARD - Je crois que nous sommes prêts et que la société civile l'est d'autant plus qu'elle souhaite participer aux processus de décision. Nos mécanismes institutionnels doivent maintenant les intégrer. Certains jalons ont déjà été posés, et le dernier pas consiste à concrétiser la volonté de passer d'un système à l'autre.

Christian de BOISSIEU - Premièrement, les deux maîtres-mots me semblent être expérimentation et évaluation. Nous sommes en effet incompétents sur l'expérimentation, même locale, notamment pour l'emploi, et sur l'évaluation ex ante, voire ex post. Le débat ouvert depuis vingt ans sur l'évaluation ex post des politiques d'allègement de charges sociales le montre. Nous ne savons pas recenser toutes les aides et tous les mécanismes, et les chiffrer correctement. Concernant la réforme de l'Etat, la LOLF représente une opportunité si elle se concrétise. Si l'efficacité de la dépense publique est privilégiée, les marges de manoeuvre seront plus grandes.

Deuxièmement, je réaffirme que le rôle d'arbitrage de l'Etat doit s'exercer sur le long terme.

Troisièmement, je suis favorable à une politique industrielle européenne, mais lorsqu'un Français l'évoque à l'étranger, il est taxé de colbertisme et d'interventionnisme. Je parle donc plutôt de stratégie volontariste pour montrer que le monde a changé depuis les années 70. La voie peut éventuellement être un Small Business Act à l'échelle européenne. Aux Etats-Unis, depuis 1953, 23 % des marchés publics sont ainsi réservés aux PME, ce qui favorise la R&D. Les pôles de compétitivité, avec une dimension européenne accentuée, représentent une autre solution, ainsi que l'enseignement supérieur et la recherche.

Comment financer ces projets ? J'avais émis, avec d'autres économistes, une proposition, reprise ensuite par le Président Chirac. Nous avions considéré que l'Europe possédait une réelle capacité d'épargne mais que celle-ci était mal canalisée. Dès lors, pourquoi ne pas utiliser le levier de la Banque européenne d'investissement, en ajoutant 20 milliards d'euros, à ses 50 milliards d'euros d'emprunt annuel ? Qui plus est, les taux d'intérêt à long terme sont bas. Ces fonds pourraient par exemple aider le financement national des sujets de Lisbonne. Un autre axe consiste à augmenter le budget européen, s'il finance des dépenses d'avenir, comme les projets de Lisbonne, et si les impôts nationaux et locaux sont réduits. Pour ma part, je refuse d'être enfermé dans la vision blairiste de l'Europe, consistant à choisir entre Lisbonne ou la PAC, et maintenant l'Europe à 2% de croissance. Je n'ai d'ailleurs pas compris pourquoi la France avait suivi cette position.

Enfin, l'Europe est encore choquée par le double non néerlandais et français. Toutefois, je ne cautionne pas la voie allemande consistant à rouvrir le débat sur la Constitution. En effet, je pense que les obstacles politiques sont majeurs. L'Europe des projets me semble plus adaptée, même si Valéry Giscard d'Estaing la critiquait hier dans Les Echos en indiquant qu'une relance sectorielle comme à ses débuts était mauvaise et constituait une fuite en avant. L'opinion publique est perturbée par la mondialisation, en raison du manque de pédagogie, qui accompagne ce phénomène et qui l'incite à n'en voir que les aspects négatifs, et d'un défaut de pilotage au niveau européen et mondial. Il faut donc choisir deux ou trois sujets précis, qui pourront être développés dans les trois prochaines années, mais pas à 27. L'énergie et l'environnement constituent par exemple une priorité.

Anton BRENDER - Je réfute l'opposition entre la politique de l'offre et de la demande, dans la mesure où les politiques d'offre ne fonctionnent pas sans mécanismes de régulation de la demande. Nous n'avons pas atteint les objectifs ambitieux de Lisbonne, principalement parce que la croissance s'est effondrée dans tous les pays européens. Il faut réfléchir sur ces mécanismes de régulation en termes modernes. Nous distinguons en Europe la prise en compte de l'intérêt du consommateur et la volonté de préserver la compétitivité. Pourtant les autorités européennes n'ont pas reçu de compétence en termes de régulation macroéconomique. La question de l'utilité macroéconomique des marchés financiers n'est ainsi jamais posée. Or l'Europe possède une banque centrale, un seul niveau de taux d'intérêt, et treize marchés hypothécaires différents, et treize systèmes de banques de détail différents. Le même niveau de taux d'intérêt a donc des conséquences radicalement différentes selon les pays.

Personne ne se soucie de l'intégration du marché hypothécaire européen. Les ménages américains empruntent chaque année 700 milliards de dollars. Les 20 milliards d'euros d'emprunt supplémentaires évoqués sont donc infimes à côté. Il faut cesser de penser que la régulation de la demande appartient aux autorités publiques, par le biais de leurs emprunts, et mettre en place des mécanismes permettant aux ménages et aux petites entreprises de s'endetter lorsque les taux baissent. Nous avons intégré les marchés financiers, mais pas les banques.

Mario MONTI - Je comprends l'utilisation du terme « stratégie » à la place de celui de « politique » à l'étranger, mais je précise que le mot volontariste, tout comme le mot structurant, qui accompagnent souvent la politique en France, sont intraduisibles. Le mot volontariste indique plutôt dans d'autres langues la permanence d'une idée au stade de la volonté à défaut de sa réalisation concrète ...

Concernant l'Europe des projets et l'exemple de l'énergie, un cap institutionnel doit être franchi pour élaborer une politique énergétique commune. L'idée parfois proposée d'un Monsieur Energie n'est-elle pas une illusion ? Celui-ci devrait être le ministre des Affaires étrangères de l'Union européenne, et dialoguer avec les pays producteurs tels que l'Algérie ou la Russie. Il aurait une activité complémentaire par rapport au Commissaire actuel de l'énergie. Or le projet de Constitution ne prévoyait-il pas un tel ministre ?...

Dominique ROUSSET - Je souhaiterais aborder le niveau international, et notamment l'influence des Etats-Unis, peut-être en déclin, et la puissance des pays asiatiques émergents : le contexte et l'organisation de la régulation sont-ils différents ?

Anton BRENDER - De très nombreux domaines de régulation relèvent de la coopération internationale : commercial, monétaire, environnemental... Je suis préoccupé par l'idée que les Européens peuvent être efficaces au niveau mondial, alors qu'ils ne le sont pas au niveau national et européen. Nous avons souvent la tentation d'intervenir à ce niveau. Cependant, les efforts à fournir dans ce domaine sont considérables, et nécessitent que nous retrouvions confiance dans notre capacité à intervenir au niveau européen et local.

Hugues de JOUVENEL - Je souhaiterais rappeler des ordres de grandeur. Le PIB mondial se répartit globalement ainsi : un tiers en Amérique du Nord, une proportion en croissance, un tiers en Asie du Sud-est, en croissance, et un tiers en Europe, en déclin. Ce déclin relatif tient aux performances très inégales des pays membres de l'Union européenne et au fait qu'ils agissent sans cohérence. En effet, les politiques industrielle et de R&D communes font encore défaut et la politique commerciale a été tardive. L'Europe apparaît donc vulnérable et incapable d'entraîner sa périphérie : Russie, arc irano-turc, Maghreb...Le processus de Barcelone a d'ailleurs échoué, et la nouvelle politique de voisinage est perçue de l'autre côté de la Méditerranée comme un voeu pieux. Comment pouvons-nous agir, au niveau national ou européen, pour changer notre position dans la Triade ? En effet, l'écart avec les Etats-Unis se creuse.

Anton BRENDER - Je partage ces propos, sauf sur le dernier point. L'écart avec les Etats-Unis s'est effectivement creusé, parce que leur attitude dans la régulation macroéconomique est radicalement différente de celle de la zone euro, mais leur potentiel de croissance se réduit progressivement. De fait, l'écart diminue à très court terme. Il est cependant possible que cette évolution change, surtout si nous restons inactifs. Nous devons donc profiter de la reprise de la croissance européenne pour nous fixer des objectifs européens et nationaux.

Hugues de JOUVENEL - Peut-on parler de croissance européenne, compte tenu des très grandes disparités nationales ? L'Union européenne forme-t-elle réellement un bloc cohérent, mû par des politiques communes ? La tendance me semble plutôt à la divergence.

Anton BRENDER - Depuis fin 1999, on observe une divergence radicale des évolutions de demande intérieure. En particulier, celle-ci est restée stable alors qu'en Espagne, elle a crû de 30 %. En France, elle s'est située entre ces deux extrêmes. La réponse des économies européennes à une même politique monétaire a donc été radicalement différente. Il existe cependant un marché européen très intégré, et les demandes espagnole et française notamment ont largement aidé l'Allemagne. Penser qu'un pays peut soutenir seul sa demande est une grave erreur. Ainsi la proposition de transformation de notre marché hypothécaire aurait aggravé la dérive des prix de l'immobilier à Paris et la demande ainsi créée se serait tournée vers l'Allemagne. Ces mécanismes de maintien de la demande n'ont de sens que s'ils s'exercent au niveau européen. Les disparités sont donc réelles, mais ne se traduisent pas nécessairement en divergences de taux de croissance, parce que le commerce extérieur redistribue la croissance. Les Allemands ont ainsi accumulé des excédents, et les Espagnols un déficit courant s'élevant à 9 % du PIB.

Mario MONTI - Je partage également l'analyse d'Hugues de Jouvenel, sauf sur la relation entre les Etats-Unis et l'Union européenne. Ces dernières années, la croissance américaine a certes été meilleure, construite sur des bases solides mais les Etats-Unis restent confrontés à un lourd déficit. De son côté, l'Europe, à la croissance modeste, s'est consacrée à bâtir son avenir institutionnel, avec le marché et la monnaie uniques, son élargissement et peut-être un jour la Constitution.

Par ailleurs, les divergences internes sont certes très importantes, mais la santé économique de l'Europe est bonne. Ces divergences admettent deux explications classiques. La première est le poids de la fiscalité. Il n'explique cependant les différentiels de croissance, puisque le Royaume Uni et l'Irlande par exemple possèdent une forte croissance et une fiscalité réduite, tandis que celles-ci sont toutes deux élevées dans les pays scandinaves. L'autre explication tient à l'appartenance à la zone Euro et aux freins qui en découlent. Cependant, la croissance de l'Espagne, de la Finlande, de l'Autriche ou de l'Irlande diffère de celle de l'Allemagne, la France et de l'Italie, alors que ces pays appartiennent tous à la zone Euro. Un troisième facteur me semble donc intervenir : le progrès dans les réformes structurelles du marché et le rôle de la puissance publique à ce titre.

Enfin, à la différence des Etats-Unis, l'Europe s'impose des contraintes telles que le contrôle des aides d'Etat pour les politiques industrielles, ou le pacte de stabilité et les critères de Maastricht pour la gestion de la demande. Pour les éliminer, la construction de l'union politique doit progresser. Ces contraintes à la fois micro- et macroéconomiques découlent en effet d'un manque de confiance entre des Etats qui ne sont pas indépendants mais qui ne sont pas non plus vraiment intégrés dans un ensemble cohérent. Si le budget européen prévalait sur les budgets nationaux, ce problème disparaîtrait. Le manque d'union politique a donc sans doute un coût économique.

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