II. LES MALENTENDUS TRANSEUROPÉENS

A. LA MULTIPLICATION DES DIFFÉRENDS

1. La démocratie et les droits de l'homme

La question de la démocratie et du respect des droits de l'homme constitue l'un des sujets les plus difficiles dans les relations entre l'Union européenne et la Russie.

Dès l'accord de partenariat et de coopération, l'Union européenne a insisté sur les « valeurs communes » qui devraient constituer, d'après elle, le fondement de ces relations. L'entrée en vigueur de l'accord de partenariat et de coopération fut d'ailleurs retardée en raison de la première guerre en Tchétchénie et, lors de la deuxième guerre, l'Union européenne a suspendu son aide financière à la Russie dans le cadre du programme TACIS.

Malgré une certaine accalmie, la situation en Tchétchénie demeure un important sujet de préoccupation pour l'Union européenne. Comme le relève Amnesty International, dans son dernier rapport annuel sur la Russie, « le conflit en Tchétchénie a donné lieu à de graves atteintes aux droits humains : disparitions, enlèvement, actes de torture, homicides, détentions arbitraires » .

Par ailleurs, comme l'ont observé de nombreuses personnalités issues de la société civile rencontrées à Moscou, notamment les représentants de la Fondation Carnegie, les deux mandats successifs de Vladimir Poutine à la présidence de la Russie se sont caractérisés par un net recul de la démocratie, du pluralisme des médias et des libertés individuelles.

En effet, même si la Russie a rompu avec le système totalitaire soviétique, il n'existe pas aujourd'hui de véritables contre-pouvoirs institutionnels politiques et juridiques face à l'autorité présidentielle. De plus, certaines réformes, comme la réforme du fédéralisme par exemple, ont encore renforcé le poids de l'administration présidentielle, accroissant ainsi la concentration des pouvoirs.

Le rapport de l'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe sur le respect des obligations et engagements de la Fédération de Russie de juin 2005 souligne combien le renforcement de la verticale du pouvoir peut nuire à un système d'équilibre des pouvoirs, indispensable au fonctionnement normal d'une démocratie. Il dénonce ainsi « une situation clairement incompatible avec le principe démocratique fondamental de la séparation des pouvoirs entre les organes législatifs et exécutifs ».

On constate également en Russie des atteintes à la liberté d'expression et de réunion. La répression policière brutale de la manifestation pacifique organisée par l'opposition à Moscou et à Saint-Pétersbourg, les 14 et 15 avril derniers, en a offert l'illustration, même s'il semble que l'incompétence des forces de police explique en partie les violences à l'égard des manifestants.

L'indépendance et le pluralisme des médias constituent un autre sujet de préoccupation. S'il existe encore des médias indépendants, comme le journal « Novaïa Gazeta » ou la station de radio « Écho de Moscou », on constate un renforcement du contrôle du Kremlin sur les principaux médias, notamment les grandes chaînes de télévision. L'assassinat de la journaliste Anna Politkovskaïa, qui s'ajoute à la liste des journalistes russes assassinés ces dernières années, a également provoqué une vive émotion au sein de l'Union européenne.

Par ailleurs, une loi sur les organisations non gouvernementales (ONG), qui est entrée en vigueur le 10 avril 2006, s'est traduite par d'importantes restrictions pour les ONG présentes en Russie. Cette loi impose, en effet, aux ONG, une rigoureuse procédure d'enregistrement et elle limite la possibilité pour ces ONG de bénéficier de financements étrangers.

Dans ce contexte, l'insistance de l'Union européenne sur les valeurs communes est très mal perçue par le gouvernement russe.

En réalité, il existe un profond malentendu sur ce sujet.

Comme le souligne très justement un spécialiste de la Russie, « le malentendu est profond dans la mesure où l'Union européenne se force à croire que la Russie souhaite intégrer ses normes et ses valeurs alors que cette dernière voit dans cette rhétorique un moyen à peine déguisé d'intervenir dans ses affaires intérieures » (7 ( * )) .

Il faut par ailleurs tenir compte du fait que le discours de l'Union européenne sur les droits de l'homme et la démocratie suscite une relative indifférence au sein de l'opinion publique russe.

Ainsi, selon un récent sondage réalisé en Russie par l'Institut Levada et le centre Union européenne-Russie en février 2007, plus de 40 % des personnes interrogées considèrent que la démocratie en tant que système politique est inappropriée, voire destructrice pour la Russie et, à la question de savoir quel type de régime conviendrait le mieux à la Russie, 35 % des personnes interrogées répondent le système soviétique , 26 % le régime actuel et 16 % la démocratie de type occidental .

Cette perception négative à l'égard de la démocratie et des valeurs occidentales semble s'expliquer par le fait que les années 1990, qui ont été marquées par l'instauration de la démocratie et du libéralisme économique ont dans le même temps coïncidé avec l'effondrement de l'économie et des valeurs de l'ancien système. De ce fait, on constate aujourd'hui une certaine confusion dans l'opinion à l'égard des notions de « démocratie » et de « valeurs occidentales ».

Il convient également de relever que le Président Vladimir Poutine jouit d'une très grande popularité. La réélection de Vladimir Poutine pour un deuxième mandat à la présidence de la Fédération de Russie avait été acquise le 14 mars 2004 dès le 1 er tour avec 71 % des voix et un niveau de participation de 64 %. Trois mois auparavant, lors des élections législatives du 7 décembre 2003, le parti « Russie unie » constitué autour du soutien à sa personne avait recueilli un soutien massif lui permettant d'atteindre la majorité des deux tiers (300 sur 450 sièges) au sein de la Douma.

À l'approche des élections législatives de décembre 2007 et des élections présidentielles de mars 2008, la popularité du Président Vladimir Poutine est telle (autour de 70 % d'opinions favorables selon les différents sondages), que l'on évoque de plus en plus souvent dans son entourage l'idée de modifier la Constitution russe afin de lui permettre de briguer un troisième mandat.

En outre, peut-on demander à la Russie de réaliser en quinze ans ce que les grandes démocraties ont mis des dizaines d'années à accomplir ?

Plutôt que d'adopter un discours purement incantatoire sur les droits de l'homme et la démocratie, il semble plus efficace pour l'Union européenne d'évoquer de manière ferme ces questions mais dans le cadre d'un véritable dialogue avec la Russie.

À cet égard, le mécanisme de consultations sur les droits de l'homme mis en place dans le cadre de l' « espace commun de liberté, de sécurité et de justice » paraît particulièrement bienvenu.

Depuis le 1 er mars 2005, des consultations régulières sur les droits de l'homme sont organisées dans le cadre de cet espace. Ce dialogue a permis d'évoquer plusieurs sujets sensibles comme la situation en Tchétchénie, la liberté de la presse et le pluralisme des médias, la lutte contre le racisme et la xénophobie ou encore le traitement des minorités.

Lors de la quatrième réunion de ce forum, en novembre dernier, l'Union européenne a ainsi fait part de sa préoccupation concernant l'état de droit, la situation des journalistes en Russie et la poursuite des enlèvements et des détentions arbitraires en Tchétchénie.

Il faut également mentionner le rôle central du Conseil de l'Europe en la matière.

La Russie et le Conseil de l'Europe (1)

La Russie a adhéré au Conseil de l'Europe en 1996. Dix ans après, et alors que la Russie a exercé la présidence du Comité des ministres au deuxième semestre 2006, le bilan de sa participation apparaît contrasté.

La principale avancée consiste dans la possibilité pour les citoyens russes de saisir directement la Cour de Strasbourg pour non respect de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme et des libertés fondamentales. La Russie est d'ailleurs le pays à l'origine du plus grand nombre de plaintes déposées devant la Cour (avec plus de 10.000 plaintes enregistrées en 2005).

Parmi les sujets de préoccupations, on peut citer deux thèmes : la Tchétchénie et l'abolition de la peine de mort .

L'Assemblée parlementaire du Conseil de l'Europe a voté une série de résolutions condamnant le comportement de l'armée russe lors de la deuxième guerre de Tchétchénie . Une délégation de l'assemblée, conduite par Lord Judd, s'est rendue dans la région du Caucase Nord en mars 2000 et ses membres se sont déclarés « profondément bouleversés par la détresse et le traumatisme de la population civile dus à l'usage d'une force aveugle et disproportionnée de la part de l'armée russe ». A la suite de cette mission, l'assemblée parlementaire a recommandé en avril 2000 au Comité des ministres de suspendre la participation de la Russie au Conseil de l'Europe et de retirer son droit de vote à la délégation russe. En définitive, le Conseil de l'Europe a décidé de retirer le droit de vote à la délégation russe, situation qui a perduré jusqu'en janvier 2001, ce qui a provoqué des réactions très vives de la partie russe. Selon les organisations non gouvernementales, les troupes russes continuent de se livrer à des détentions arbitraires, à des disparitions forcées et à des exécutions extrajudiciaires.

Le deuxième sujet de préoccupation porte sur l' attitude de la Russie à l'égard de la peine de mort . En effet, même si un moratoire sur la peine capitale est en vigueur depuis 1996 et qu'aucune exécution n'est intervenue depuis cette date, la Russie n'a toujours pas ratifié le sixième protocole à la Convention européenne des droits de l'homme sur l'abolition de la peine de mort. Cette « inaction » des autorités russes est d'autant moins compréhensible que les plus hautes autorités de l'État s'étaient engagées, en janvier 1995, sur un calendrier précis en trois ans pour l'adoption de cette mesure. Le Président Vladimir Poutine a déclaré, lors d'une rencontre avec des journalistes en février 2006, qu'il était personnellement hostile à la peine de mort mais qu'il devait tenir compte de l'opinion de la société et des députés russes, favorable à la peine capitale.

La Russie a exercé, au deuxième semestre 2006, la présidence du Comité des ministres du Conseil de l'Europe. Placée sous le signe de la construction d'une « Europe sans clivage », la présidence russe a fait preuve d'une très grande activité. Toutefois, la présidence russe a surtout privilégié les thèmes périphériques de l'organisation, comme la lutte contre le terrorisme, l'éducation, le sport ou le dialogue culturel, au détriment parfois de la protection des droits de l'homme, qui constitue pourtant le noyau dur des valeurs de cette organisation.

(1) Voir sur ce point Jean-Pierre Massias, « La Russie et le Conseil de l'Europe : dix ans pour rien ? », Russie.Nei.Visions n° 15, IFRI, janvier 2007.

* (7) Thomas Gomart, « Le partenariat entre l'Union européenne et la Russie à l'épreuve de l'élargissement » , Revue du marché commun et de l'Union européenne, n° 479, juin 2004.

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