c) Un contentieux abondant

Les incertitudes de la jurisprudence ne peuvent que favoriser le contentieux. M. Jean Danet, dans l'analyse qu'il a consacrée à la prescription, livre à cet égard, sur la base des arrêts de la Cour de cassation publiés au bulletin entre 1958 et 2004, quelques indicateurs intéressants.

Le pourcentage des cassations prononcées sur la question de la prescription (qu'il s'agisse d'un pourvoi critiquant la décision des juges du fond ayant retenu la prescription ou l'ayant, au contraire, écarté) s'élève à 37 % -alors que le taux de cassation des arrêts ne dépasse pas sur cette période 10 %. En outre, ce taux de cassation tend à augmenter puisqu'il représente 46 % des pourvois fondés sur ce moyen, signe d'une complexité croissante du droit de la prescription.

Le contentieux porte principalement sur le point de départ du délai de prescription (35 %) et sur les causes d'interruption (40 %). Les affaires de presse et assimilées représentent 16 % du total des dossiers, les infractions techniques, 29 % ; les atteintes aux personnes, 10 %, les abus de biens sociaux et les abus de confiance, respectivement, 5,8 % et 8 ,8 %.

Dans 38 % des cas, la prescription a été constatée soit par les juges du fond, soit par la Cour de cassation. Le constat selon lequel la prescription est acquise est donc minoritaire.

Le cas particulier des infractions de presse

Aux termes de l'article 65 de la loi de 1881, les infractions de presse se prescrivent par trois mois. Lors de son audition par vos rapporteurs, Mme Agathe Lepage, professeur à l'université de Sceaux (Paris XI), a souligné une double difficulté liée à la durée du délai de prescription de l'action publique et à la détermination de son point de départ.

- la durée du délai de prescription

La loi du 9 mars 2004 portant adaptation de la justice aux évolutions de la criminalité a porté le délai de prescription de l'action publique de trois mois à un an lorsque l'infraction commise par voie de presse 66 ( * ) concerne une provocation à la discrimination ou à la violence à caractère raciste ( article 24 ), une contestation de crimes contre l'humanité ( article 24 bis ), une diffamation ou injure commise à raison de la race ( articles 32 et 33 ). Mme Agathe Lepage s'est demandé si cette dualité n'introduisait pas une complexité inutile dans un régime marqué jusqu'alors par sa simplicité et s'il n'aurait pas été plus pertinent d'étendre à toutes les infractions de presse le délai d'un an de prescription de l'action publique.

Elle a par ailleurs relevé qu'un nombre croissant d'infractions susceptibles d'être commises par voie de presse figurait désormais dans le code pénal et, à ce titre, relevait du régime du droit commun prévu par le code pénal et non des dispositions dérogatoires prévues par la loi de 1881 dont le champ est strictement borné aux infractions prévues par ce texte. Tel est notamment le cas de l'incrimination prévue à l' article 227-24 du code pénal visant la diffusion d'un message à caractère pornographique susceptible d'être perçu par un mineur. Seul le délit de discrédit jeté sur la justice prévu par l' article 434-25 du code pénal est spécialement soumis au délai de prescription de l'action publique de trois mois. Par ailleurs, la jurisprudence applique aux diffamations et injures non publiques le délai de prescription de trois mois ( chambre criminelle de la Cour de cassation, 7 juin 2006 ).

L'insertion dans le code pénal de délits qui pourraient relever de la loi de 1881 affecte incontestablement l'unicité du régime de prescription sans que les raisons de ce traitement différencié apparaissent toujours clairement.

- Le point de départ du délai de prescription

Les délits de presse sont considérés comme des infractions instantanées qui se prescrivent par trois mois à compter du jour où ils ont été commis .

Cependant, la spécificité du média Internet a conduit la cour d'appel de Paris en 1999 ( cour d'appel de Paris, 15 décembre 1999 ) à estimer que la publication ne se résumait pas à la mise en ligne du message mais incluait aussi le maintien de celui-ci jusqu'à son retrait. Dès lors, la publication d'un texte litigieux relevait de la catégorie des infractions continues et la prescription ne devait commencer à courir qu'à compter de la suppression du texte en cause.

Cependant, la Cour de cassation a censuré cet arrêt et est revenue à la position traditionnelle, estimant que le point de départ de la prescription pour le réseau Internet se situait à la date « à laquelle le message a été mis pour la première fois à la disposition des utilisateurs du réseau » 67 ( * ) . Certains juges du fond ont cherché à contourner cette jurisprudence en donnant à la notion de publication une interprétation très large. Ainsi, tout changement d'adresse du site ou toute modification de son contenu même étrangère au message incriminé ferait courir de nouveau le délai de prescription. La Cour de cassation a cependant réaffirmé sa position initiale en indiquant que seule une modification du message en cause pouvait rouvrir le délai de prescription 68 ( * ) .

L'article 6-V de la loi n° 2004-575 sur la confiance dans l'économie numérique adoptée le 15 mai 2004 prévoyait de fixer le point de départ de la prescription de l'article 65 de la loi du 29 juillet 1881 à la cessation de la mise à disposition du message sur un service de communication en ligne. Le Conseil constitutionnel a censuré cette disposition : tout en estimant en effet que la « prise en compte de différences dans les conditions d'accessibilité d'un message dans le temps, selon qu'il est publié sur un support papier ou qu'il est disponible sur un support informatique, n'est pas contraire au principe d'égalité », il a estimé qu'en matière de prescription, le report du délai de prescription « dépasse manifestement ce qui serait nécessaire pour prendre en compte la situation particulière des messages exclusivement disponibles sur un support informatique » 69 ( * ) . Comme le relevait le commentaire aux Cahiers du Conseil constitutionnel, le choix du législateur aboutirait « à ce qu'un message exclusivement accessible sur un site Internet pendant cinq ans serait exposé pendant cinq ans et trois mois à l'action publique ou civile, alors que le même message publié par écrit (...) ne serait exposé à ces actions que pendant trois mois ».

Il n'en reste pas moins que la situation actuelle du droit régissant la prescription de l'action publique sur Internet n'est pas satisfaisante. En effet, la « toile » donne à tout particulier la possibilité de donner une forme de publicité à des diffamations ou des injures. Chacun bénéficie ainsi des garanties de la loi de 1881 sans être astreint en contrepartie au professionnalisme et à la déontologie des journalistes.

Mme Agathe Lepage s'est demandé s'il ne serait pas opportun de distinguer entre les professionnels de l'information et les autres 70 ( * ) . C'est là une piste de réflexion conforme à l'esprit de la loi de 1881, qu'il convient d'approfondir. La décision du Conseil constitutionnel en permettant de prendre en compte la différence dans les conditions d'accessibilité entre Internet et un document sur papier laisse à cet égard de réelles possibilités d'évolution de notre droit.

* 66 L'art. 23 de la loi de 1881 définit très largement la notion de presse puisqu'il s'agit en fait de tous moyens de communication présentant un caractère de publicité.

* 67 Chambre criminelle de la Cour de cassation, 30 janvier 2001.

* 68 Chambre criminelle de la Cour de cassation, 19 septembre 2006.

* 69 Conseil constitutionnel, décision n° 2004-496 DC, 10 juin 2004.

* 70 Le législateur a déjà ouvert la voie avec la nouvelle incrimination prévue à l'art. 222-33-3 du code pénal par la loi n° 2007-297 du 5 mars 2007 relative à la prévention de la délinquance tendant à incriminer le fait d'enregistrer et de diffuser les images concernant la commission d'infractions de violence en exceptant du champ d'application de cette disparition l'enregistrement ou la diffusion résultant « de l'exercice normal d'une profession ayant pour objet d'informer le public » .

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