Des « actions spécifiques » à manier avec précaution

La présence de l'Etat au capital d'une entreprise peut inclure (voire se limiter à) une « action spécifique » (dite « golden share ») portant des droits particuliers.

Ce type d'actions a été défini par l'article 10 de la loi n° 86-912 du 6 août 1986 relative aux modalités des privatisations, modifié par l'article 3 de l'ordonnance n° 2000-912 du 18 septembre 2000. Selon ses dispositions, « un décret détermine, pour chacune des entreprises [privatisées], si la protection des intérêts nationaux exige qu'une action ordinaire de l'Etat soit transformée en une action spécifique assortie de tout ou partie des droits définis ci-dessous. Dans l'affirmative, ledit décret prononce également cette transformation. »

Le même article énumère ensuite la liste des droits pouvant être attachés aux actions spécifiques. Ceux-ci sont les suivants :

« 1° L'agrément préalable par le ministre chargé de l'économie pour le franchissement, par une personne agissant seule ou de concert, d'un ou plusieurs des seuils fixés dans le décret mentionné au premier alinéa ci-dessus et calculés en pourcentage du capital social ou des droits de vote ;

« 2° La nomination au conseil d'administration ou de surveillance, selon le cas, d'un ou deux représentants de l'Etat désignés par décret et sans voix délibérative ;

« 3° Le pouvoir de s'opposer, dans des conditions fixées par décret en Conseil d'Etat, aux décisions de cession d'actifs ou de certains types d'actifs de la société ou de ses filiales ou d'affectation de ceux-ci à titre de garantie, qui sont de nature à porter atteinte aux intérêts nationaux ».

Les actions spécifiques semblent donc un moyen efficace, pour l'Etat, de préserver l'essentiel dans un certain nombre d'entreprises stratégiques tout en ne pesant pas trop lourdement au sein de leur capital, limitant ainsi les handicaps décrits supra . Il est d'ailleurs significatif que l'article 39 de la loi du 7 décembre 2006 relative au secteur de l'énergie précitée ait prévu, parallèlement à l'abaissement à un tiers (au lieu de 70 %) du seuil minimal de participation de l'Etat dans l'entreprise Gaz de France afin, précisément, de lui offrir de plus grandes possibilités de développement, la création d'une action spécifique « en vue de préserver les intérêts essentiels de la France dans le secteur de l'énergie, et notamment la continuité et la sécurité d'approvisionnement en énergie ».

Cependant, ce dispositif doit être strictement encadré.

D'une part, l'autorisation par le ministre chargé de l'économie du franchissement d'un ou de plusieurs seuils fixés par décret présente les avantages et inconvénients potentiels de toutes les mesures réduisant fortement la possibilité même d'enclencher une OPA sur les entreprises, notamment en termes de compétitivité .

Il arrive que les chefs d'entreprise eux-mêmes ne soient pas vraiment demandeurs d'une telle protection. M. Denis Ranque, président-directeur général de Thales, a ainsi insisté devant la mission commune d'information sur le fait que l'action spécifique de l'Etat dans son entreprise n'était pas « nécessaire pour protéger les intérêts de l'Etat. En effet, (...) le dispositif de protection du capital, du secret de la défense nationale et d'exportation des produits de technologie demeurerait quoi qu'il arrive. En outre, il est déjà arrivé, partout dans le monde, que des états sortent du capital des entreprises de défense. Ce fut le cas aux Etats-Unis (où l'Etat n'a jamais détenu de parts du capital d'entreprises de défense). Or il est de notoriété publique que les Etats-Unis sont jaloux du contrôle politique qu'ils exercent sur leur risque de défense, qui s'apparente même à un protectionnisme déclaré, en ce qui concerne les contrats de défense. Toutefois, l'Etat américain n'a jamais éprouvé le besoin d'en contrôler le capital, estimant que les mécanismes de défense étaient largement suffisants. »

De même, lors de son audition, le 25 avril 2007, M. Christophe de Margerie, directeur général de Total, a exprimé ses doutes quant à l'efficacité de tels dispositifs qui contribuent, d'après lui, à abaisser ce qu'il estime être la meilleure protection des entreprises contre les acquisitions hostiles, c'est-à-dire leur valeur boursière.

D'autre part, l'évolution de la jurisprudence européenne apparaît menaçante pour ce type de dispositifs , comme cela a déjà été évoqué supra . Ainsi, l'arrêt du 28 septembre 2006, la Cour de justice des communautés européennes (CJCE) a condamné les actions spécifiques dont les Pays-Bas souhaitaient doter les entreprises KPN NV et TPG NV, issues de la poste néerlandaise.

La formulation employée par la Cour est claire : « en maintenant dans les statuts de Koninklijke KPN NV et de TPG NV certaines dispositions, prévoyant que le capital de ces sociétés comporte une action spécifique détenue par l'Etat néerlandais, qui confère à ce dernier des droits spéciaux d'approbation de certaines décisions de gestion des organes desdites sociétés, qui ne sont pas limitées aux cas où l'intervention de cet Etat est nécessaire pour des raisons impérieuses d'intérêt général reconnues par la Cour et, dans le cas de TPG NV notamment pour assurer le maintien du service postal universel, le Royaume des Pays-Bas a manqué aux obligations qui lui incombent en vertu de l'article 56, paragraphe 1, CE ». Les droits attachés aux actions spécifiques doivent donc être nécessaires et proportionnés à des buts d'intérêt général reconnus comme tels par la CJCE.

Cette sévérité accrue avait d'ailleurs conduit M. Philippe Marini, en sa qualité de rapporteur pour avis au nom de la commission des finances, à déposer un amendement (adopté par le Sénat) à ce qui est devenu l'article 39 de la loi relative au secteur de l'énergie précitée, substituant l'expression « intérêts essentiels de la France » à l'expression « intérêts nationaux » dans la définition de l'action spécifique devant être créée au capital de Gaz de France. Ladite expression reprenait exactement les termes employés par M. Charlie McCreevy, commissaire européen au marché intérieur, dans une lettre par ailleurs très critique sur le concept même de « golden share » adressée à M. Thierry Breton, alors ministre de l'économie, des finances et de l'industrie.

En conséquence, selon les termes du projet de décret créant ladite action spécifique, celle-ci devrait donner au gouvernement français le pouvoir de s'opposer non à des opérations sur le capital de Gaz de France, mais à toute décision de cette entreprise ou de ses filiales, ayant pour objet, directement ou indirectement, de céder sous quelque forme que ce soit, de transférer l'exploitation, d'affecter à titre de sûreté ou garantie ou de changer la destination de certains actifs de Gaz de France ou de ses filiales, qui porterait atteinte aux intérêts nationaux dans le secteur de l'énergie relatifs à la continuité ou à la sécurité d'approvisionnement en énergie. Il s'agirait donc d'un régime d'opposition et non d'approbation préalable. Par ailleurs, la portée juridique d'une telle action devrait être bien délimitée puisque le décret visera les décisions relatives aux canalisations de transport de gaz naturel, aux actifs liés à la distribution de gaz naturel, aux stockages souterrains de gaz naturel ainsi qu'aux installations de gaz naturel liquéfié. En outre, il devrait encadrer l'exercice du droit d'opposition du ministre dans des délais courts et devrait lui imposer une obligation de motivation de ses décisions, ces dernières étant bien entendu susceptibles de recours.

Au regard du droit européen, la notion d'intérêts nationaux essentiels à défendre et le respect du principe de proportionnalité semblent donc les points clés pour envisager la création d'actions spécifiques détenues par l'Etat au capital d'entreprises 425 ( * ) . Ainsi, toute extension de ce dispositif, par exemple à des sociétés exerçant dans le domaine de l'énergie, devra s'appuyer sur un décret soigneusement « calibré » en ce sens.

* 425 A ce jour, la seule « golden share » détenue par l'Etat (dans l'attente de la création de celle de Gaz de France) l'est dans le capital de Thales.

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