2. De nouveaux enjeux concurrentiels à réguler

Les progrès technologiques amènent de nouveaux marchés sur lesquels la concurrence doit être construite, ce dont la régulation sectorielle est seule capable, le Conseil de la concurrence ne pouvant que surveiller le maintien d'un état de concurrence existant.

Les réseaux de nouvelle génération en fibre optique («  new generation networks » - NGN)

En matière d'accès Internet à haut débit , l'enjeu concurrentiel semble derrière nous, la problématique de concurrence se trouvant supplantée par une problématique de protection du consommateur.

Pourtant, le déploiement des réseaux de nouvelle génération en fibre optique, qui permettront de proposer à chacun des services innovants à très haut débit , présente le risque de constitution d'un monopole naturel sur cette nouvelle boucle locale appelée à remplacer la boucle locale cuivre existante. Il représente donc un enjeu de régulation, qui doit être appréhendé finement dans la mesure où une régulation concurrentielle trop serrée du marché de la fibre optique risquerait de décourager l'investissement, qui est colossal puisque évalué à 10 milliards d'euros sur dix ans. Le dynamisme des opérateurs français en la matière (France Télécom, mais aussi Free, Neuf et Noos) ne doit surtout pas être étouffé.

Le Conseil de la concurrence lui-même veille à ne pas étouffer l'innovation, comme il l'a prouvé en novembre 2004 dans sa décision 80 ( * ) relative au cas i-Tunes/Apple, où il laissa à Apple la possibilité de détenir sa plateforme propriétaire de téléchargement afin d'encourager l'innovation et, in fine , la concurrence.

Dans sa recommandation de 2003 sur les marchés pertinents 81 ( * ) , la Commission européenne considère légitime de ne pas réguler les marchés émergents pour ne pas les tuer dans l'oeuf. Un raisonnement analogue a conduit le régulateur américain à s'abstenir de réguler les réseaux en fibre. Les implications de cette vacance du régulateur -« regulatory holiday »- aux Etats-Unis ne sont toutefois pas celles qu'elle aurait en France, dans la mesure où les réseaux câblés occupent une place prépondérante outre-Atlantique et concurrencent de facto le réseau en fibre, empêchant toute dérive monopolistique. Il est intéressant de relever qu'à l'inverse, un autre pays de tradition libérale, le Royaume-Uni, a choisi un mode de régulation radical et diamétralement opposé des réseaux : l'opérateur historique, British Telecom, s'y est défait de son réseau cuivre, cette séparation structurelle donnant naissance à une entité nouvelle dénommée « Openreach » chargée de gérer le réseau historique. Votre commission fait observer que cette régulation poussée semble décourager l'investissement et freiner le déploiement des réseaux de nouvelle génération : lorsqu'il s'est rendu à Londres chez le régulateur britannique, votre rapporteur a pu entendre un membre du conseil de l'administration de l'Ofcom, M. Ian Hargreaves, reconnaître lui-même que Openreach n'incitait pas à l'émergence de la fibre.

Ces éléments, ajoutés au succès du dégroupage en France, conduisent votre commission à juger qu'il ne serait pas opportun de confier au régulateur la possibilité de recourir à ce « remède » radical qui consisterait à imposer à l'opérateur historique la séparation fonctionnelle de son réseau 82 ( * ) .

Votre commission souligne que 50 à 80 % du coût du déploiement de la fibre optique jusqu'à l'abonné (« Fiber to the house » ou FTTH) sera constitué par le génie civil. A ce titre, l'accès aux fourreaux existants, ces gaines plastifiées qui accueillent les câbles, notamment en fibre optique, serait un atout décisif pour le développement de la concurrence. Or une très grande majorité des fourreaux existants ont été mis en place par France Télécom du temps du monopole, leur localisation étant d'ailleurs mal connue, peut-être même de l'opérateur historique, ce qui complique la donne.

L'accès aux fourreaux constitue sans doute une forme de facilité essentielle (c'est-à-dire non substituable et difficilement réplicable) pour le déploiement de la fibre, ce qui incite votre commission à plaider pour une forme de dégroupage des fourreaux, c'est-à-dire pour une nouvelle forme de régulation asymétrique nécessitée par l'héritage dont bénéficie l'ancien monopole. Toutefois, votre commission incline à penser qu'un tel « dégroupage » des fourreaux ne devrait pas être imposé à France Télécom dans les zones où le câble est déployé et constitue une concurrence directe pour le réseau en fibre (la concurrence, même imparfaite, commençant avec la présence de deux acteurs distincts sur un même marché). Il convient en effet de préserver par ce biais une incitation suffisante à l'investissement dans la fibre.

En complément, comme l'a récemment suggéré M. Paul Champsaur, président de l'ARCEP 83 ( * ) , devrait être encouragée la mutualisation de la partie terminale des réseaux de fibre, notamment de leur ramification dans chaque immeuble, afin que l'installation de la fibre par un opérateur donné dans un immeuble, installation coûteuse qui suppose des travaux qu'un syndic préfèrera certainement ne subir qu'une seule fois, n'impose pas aux habitants de cet immeuble de ne pouvoir devenir clients que de cet opérateur. Seule une mutualisation de cette boucle locale fibre entre les opérateurs garantira aux consommateurs la liberté de choix et, donc, une concurrence véritable. Votre commission n'ignore pas les difficultés techniques et économiques d'une telle mutualisation, mais elle constate un accord assez large des opérateurs sur ce sujet, même s'il sera sans doute délicat pour le régulateur de trouver une solution consensuelle sur le positionnement du noeud de raccordement des réseaux concurrents à cette boucle terminale en FTTH.

Pour toutes ces raisons, la fibre représente un sujet typique de régulation sectorielle ex ante que seule l'ARCEP est à même de traiter avec l'expertise et la souplesse adaptées à la rapidité des évolutions technologiques et économiques.

L'accès aux contenus

L'enjeu concurrentiel que représente l'accès aux contenus n'est pas sans lien avec celui qui s'attache au déploiement de la fibre.

Il est vrai que le développement des offres « triple play » en France a révélé l'appétence des ménages pour les contenus multimédia et que l'augmentation continue des besoins d'échanges de fichiers et le développement de la haute définition, du téléchargement, de la vidéo à la demande, etc., rendent inéluctable à moyen et long terme le développement de réseaux à très haut débit et le déploiement de réseaux en fibre optique jusqu'à l'abonné.

Pourtant, si les principaux opérateurs français ont déjà annoncé de premiers déploiements à Paris et dans quelques grandes villes de province, l'équation économique sera difficile à résoudre dans les zones moins denses du territoire compte tenu du coût très élevé des investissements nécessaires au déploiement de réseaux à très haut débit.

Economiquement, les services liés aux contenus constitueront donc l'une des principales incitations à déployer des réseaux fibre à grande échelle. Inversement, le déploiement de ces réseaux constitue aussi un nouveau mode de diffusion, et donc un moyen supplémentaire pour les créateurs et titulaires de droit de valoriser leur production. Il leur offre également la possibilité de développer de nouveaux services audiovisuels et en particulier les services non linéaires. Il constitue donc un facteur de croissance du marché et un élargissement de la base de financement de la création française.

Pour le développement des réseaux haut débit, la question du partage de la valeur entre fournisseurs de services et opérateurs d'accès haut débit a été relativement peu débattue. L'essentiel des efforts de l'Autorité a porté sur le développement d'un marché concurrentiel de l'accès haut débit, dans un contexte de gratuité ou quasi gratuité des services Internet. Ce modèle, qui sépare totalement les revenus des opérateurs et des fournisseurs de contenus, s'est avéré viable, car il s'appuie sur le partage, au travers du dégroupage, de l'actif historique existant que constitue la boucle locale cuivre de l'opérateur historique, très largement hérité du monopole. En l'espèce, l'accès ouvert à un univers de contenus et de services a été certainement la raison principale de l'appétence des consommateurs pour le haut débit.

L'avènement du très haut débit qui nécessite la recréation d'une nouvelle boucle locale, se fait dans un contexte différent. D'une part, les enjeux et les risques liés à un effort d'investissement considérable dans les infrastructures très haut débit ainsi que l'élargissement de la diffusion de contenus que permettent ces infrastructures paraissent devoir justifier économiquement qu'une part des revenus perçus par les fournisseurs de services revienne aux opérateurs d'accès. D'autre part, puisque les contenus valorisent les réseaux en motivant la demande des consommateurs pour l'accès, il serait équitable que les opérateurs de communications électroniques rémunèrent cet avantage en participant au financement de la création de contenus, notamment audiovisuels.

Par ailleurs, la meilleure garantie pour le consommateur de sa liberté de choix est qu'une concurrence saine s'exerce non seulement sur le marché de l'accès haut débit et très haut débit, comme c'est actuellement le cas, mais aussi sur le marché amont du contenu et des services, en particulier pour les services audiovisuels. Les contenus proposés permettent en effet de différencier les offres d'accès au réseau.

Or les compétences du CSA en matière de régulation pour l'accès aux contenus sont plus limitées que celles de l'ARCEP en matière d'accès aux réseaux 84 ( * ) . Depuis la loi du 9 juillet 2004, est prévue la possibilité, pour un éditeur ou pour un distributeur, de saisir le CSA d'un différend relatif à la distribution d'un service audiovisuel « lorsque ce différend est susceptible de porter atteinte au caractère pluraliste de l'expression des courants de pensée et d'opinion, à la sauvegarde de l'ordre public, aux exigences de service public, à la protection du jeune public, à la dignité de la personne humaine et à la qualité et à la diversité des programmes, ou lorsque ce différend porte sur le caractère objectif, équitable et non discriminatoire des conditions de la mise à disposition du public de l'offre de programmes ou des relations contractuelles entre un éditeur et un distributeur de services ».

Il est aussi prévu que le CSA saisisse du différend l'ARCEP, « lorsque les faits à l'origine du différend sont susceptibles de restreindre l'offre de services de communications électroniques » ou le Conseil de la concurrence, « lorsque ces faits sont susceptibles de constituer une infraction aux dispositions du titre II du livre IV du code de commerce ».

Si le CSA a bien une compétence de règlement de différend entre un éditeur et un distributeur, cette compétence relève donc de sa mission de promotion du pluralisme et de protection des objectifs de service public et non d'un objectif de promotion de la concurrence. Comme Mme Elisabeth Flüry-Hérard, conseillère du CSA, a pu l'indiquer à votre rapporteur lors de son audition, ce pouvoir de régulation vise à garantir le pluralisme externe grâce à des relations non discriminatoires entre éditeurs et distributeurs.

Pour toute autre question relative à l'accès aux chaînes de télévision, le droit commun de la concurrence s'applique . Notamment, la régulation de l'accès aux chaînes de télévision privées relève à ce jour de la compétence du Conseil de la concurrence, qui l'a déjà exercée, par exemple dans le cadre du recours de Free pour la mise à disposition des chaînes TF1 et M6.

Free a en effet saisi le Conseil en novembre 2003 contre TPS et France Télécom, qui était alors le seul à opérateur ADSL à pouvoir diffuser TF1 et M6 à Lyon, estimant que France Télécom bénéficiait d'une position dominante. Le Conseil a prononcé des mesures conservatoires le 15 avril 2004 (04-MC-01), annulées par la Cour d'Appel le 29 juin 2004 et rétablies en Cassation le 8 novembre 2005. Depuis janvier 2007, compte tenu des engagements pris lors de la fusion Canalsat/TPS, TF1 et M6 sont accessibles à tous les bouquets de base des opérateurs ADSL. Free a donc retiré sa saisine en février dernier.

Par ailleurs, il revient à la DGCCRF d'instruire pour le compte du ministre de l'économie les cas de fusion et d'imposer à cette occasion d'éventuelles obligations, comme ce fut le cas dans le cadre de la fusion Canalsat/TPS. A cet égard, estimant que le groupe de télévision payante ne respectait pas les engagements pris 85 ( * ) et estimant que son développement s'en trouve freiné, France Télécom a saisi la Commission européenne le 16 mai 2007.

Cette saisine de la Commission européenne par France Télécom atteste de l'importance que revêt l'accès aux contenus pour les opérateurs.

Si le cadre actuel apparaît aujourd'hui satisfaisant pour régler les principaux problèmes d'accès aux contenus en prévenant notamment l'abus de position dominante, les pouvoirs du Conseil, qui ne peut que statuer sur le fondement d'une pratique anticoncurrentielle d'un acteur dominant, sont néanmoins plus limités qu'un régulateur sectoriel en matière d'accès.

Les évolutions à venir en ce domaine méritent la plus grande vigilance. Notamment, si la loi venait à intervenir de manière plus directive pour faire droit aux demandes de mise à disposition de contenus ou d'accès à un réseau de diffusion, comme elle le fit pour la télévision mobile en mars 2007, il conviendra de se demander si la régulation de droit commun suffit ou si un régulateur sectoriel de la concurrence doit acquérir une compétence en la matière.

On le voit, l'ARCEP devra sans nul doute relever des défis concurrentiels nouveaux -fibre, accès aux contenus...- qui, venant s'ajouter aux missions non concurrentielles et pérennes qui doivent toujours être assumées, contribuent à éloigner l'horizon d'une disparition de l'Autorité.

Problématique d'accès aux contenus en Europe, problématique d'accès aux réseaux aux Etats-Unis : l'enjeu de la « Net neutrality »

La question de la « Net neutrality » est liée à une problématique différente aux Etats-Unis et en Europe. La structure concurrentielle du marché du haut débit américain est très spécifique. Les cablo opérateurs, s'appuyant sur un marché de la télévision payante très lucratif constitué de quasi monopoles locaux, ont très fortement investi le marché du haut débit, au détriment de l'opérateur historique (les Baby Bell survivantes Verizon et ATT) qui peine à rentrer sur le marché de la télévision payante nécessaire pour rentabiliser les investissements très importants de modernisation de son réseau. Aux Etats-Unis, la problématique, portée par les grands acteurs de l'Internet (Google, eBay, Amazon, Yahoo !, Microsoft....) porte sur l'encadrement éventuel des opérateurs dans la mise à disposition de leurs réseaux aux fournisseurs de contenus et d'applications. Ces derniers militent ainsi pour l'adoption de mesures législatives formalisant les caractéristiques de la « Net neutrality », ainsi que pour la « re-classification » des services d'accès au haut débit ADSL et Câble sous le régime de l'accès et l'interconnexion, alors que les opérateurs de réseaux militent pour un statu quo de la législation. En Europe, la problématique est inversée. Ce sont cette fois les opérateurs de réseaux qui craignent que les fournisseurs de contenus, en particulier les grands groupes audiovisuels, ne soient en mesure de les discriminer.

In fine , les principes généraux posés par la FCC en termes de « Net neutrality » et « Net freedom » sont largement partagés en Europe : droit des utilisateurs d'accéder au contenu, de distribuer des contenus, d'utiliser des logiciels et de connecter des équipements de leur choix. Aujourd'hui, les bienfaits produits par le caractère ouvert du réseau Internet sont certains (il a notamment largement contribué au développement du marché du haut débit), et il s'agit donc de garantir que l'Internet reste ouvert.

Si l'émergence de nouveaux défis concurrentiels mais aussi la nécessité de remplir des missions non concurrentielles justifient le maintien de l'ARCEP comme régulateur sectoriel, cela ne doit pas conduire à perdre de vue l'horizon d'une régulation du secteur des communications électroniques par le droit commun de la concurrence.

En tout état de cause, puisque l'ARCEP n'est pas appelée à disparaître de si tôt du paysage institutionnel français, votre commission juge essentiel d'étudier les pistes d'un meilleur contrôle de cette autorité administrative indépendante.

* 80 Décision n°04-D-54 du 9 novembre 2004.

* 81 Recommandation C(2003)497 de la Commission des Communautés européennes du 11 février 2003 concernant les marchés pertinents de produits et services dans le secteur des communications électroniques susceptibles d'être soumis à une réglementation ex ante conformément à la directive "cadre".

* 82 Pour plus de détails sur ce sujet, cf. La lettre de l'Autorité (n°55) publiée par l'ARCEP en avril 2007, qui y est consacrée.

* 83 In Les Echos , 6 juin 2007.

* 84 Article 17-1 de la loi du 30 septembre 1986.

* 85 France Télécom se plaint notamment du fait que les chaînes TPS Star, Cinéstar, Cinéculture, Cinétoile, Sport +, Piwi et Télétoon ne soient toujours pas accessibles sur son offre ADSL, ni sur celles des autres opérateurs ADSL d'ailleurs. Le 20 ème engagement oblige, en effet, Canal + à mettre à disposition l'ensemble de ces chaînes sans discrimination entre les plateformes technologiques qu'elle qu'en soit le propriétaire. Et ce, « au plus tard dans un délai de 90 jours après la date de réalisation de l'opération » et pour une durée de 5 ans sauf évolution majeure du marché. Canal + considère avoir respecté ses engagements dans la mesure où le groupe a proposé ses chaînes aux différents opérateurs dans le délai imparti et qu'une période de négociation s'ensuit naturellement. Il ajoute d'ailleurs que certains contrats sont en cours de finalisation.

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